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Histoire littéraire d'Italie (3

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CHAPITRE XVIII

Coup-d'œil général sur l'état politique et littéraire de l'Italie pendant la première moitié du quinzième siècle. Grand schisme d'Occident. Protection accordée aux Lettres par les papes; autres puissances d'Italie amies des Lettres; à Milan, le dernier Visconti; la maison d'Este à Ferrare; les Gonzague à Mantoue; les Médicis à Florence; Alphonse Ier. à Naples; Cosme de Médicis, sa vie, son pouvoir, ses richesses, ses bienfaits envers les Lettres et les Arts.

Le quinzième siècle s'ouvrit en Italie sous d'heureux auspices. Le siècle précédent lui avait légué les chefs-d'œuvre et les exemples de trois hommes de génie, une langue créée par eux et fixée, enfin la connaissance et l'admiration renaissante des anciens, source de toute bonne littérature. Les trois sources d'erreurs, de faux esprit et de mauvais goût, qui avaient été long-temps les seuls objets d'étude, la théologie scolastique, la dialectique de l'école et le chaos embrouillé des deux jurisprudences, reléguées dans les Universités, n'empêchaient pas que les études particulières ne se portassent avec ardeur vers cette lumière de l'antiquité qui sortait de dessous des ruines et qui brillait d'un nouvel éclat. Les républiques qui existaient encore, et les princes qui s'étaient élevés et agrandis sur des républiques éphémères, rivalisaient de magnificence dans les édifices, de luxe dans l'appareil et le cortège du pouvoir, de zèle à encourager tout ce qui pouvait accroître la prospérité des états, et par conséquent les sciences et les lettres, déjà reconnues pour l'un des moyens de prospérité le plus noble et le plus puissant. La protection qu'ils leur accordèrent à cette époque était d'autant plus importante que si l'on apercevait de toutes parts une grande émulation pour les lettres, et si un grand nombre d'esprits distingués se montrait avide de recherches et de travaux, il n'y eut point durant ce siècle, de ces génies extraordinaires et transcendants qui sont tout par eux-mêmes et qui n'ont besoin ni d'encouragement ni d'appui. On ne voit, quand on l'examine attentivement, presque nul moyen possible d'empêcher Dante, Pétrarque et Boccace d'être ce qu'ils ont été. Il n'est presque aucun des hommes célèbres du quinzième siècle dont on en puisse dire autant. Animés et encouragés comme ils le furent, ils firent de grandes choses, augmentèrent la masse des connaissances, et firent faire à leurs contemporains des progrès dans la culture des lettres; mais on ne voit pas aussi bien ce qu'ils auraient été sans les circonstances heureuses que rassemblèrent autour d'eux la faveur et la protection des gouvernements et des princes, et sans les rivalités mêmes qu'excitaient entre eux cette protection et cette faveur.

Il est donc ici plus nécessaire que jamais de connaître la situation politique des différents états de l'Italie, et ce qui fut fait dans chacun pour accélérer et pour diriger ce mouvement d'émulation générale qui entraînait tous les esprits. Deux des grands événements qui signalent ce siècle, la découverte de l'imprimerie et la chute de l'empire grec, arrivèrent presque ensemble au milieu de son cours. Alors le sort des lettres éprouva une révolution qui forme une grande époque dans l'histoire morale des peuples. La littérature du quinzième siècle se partage donc en deux moitiés comme le siècle même. On pourrait dire en général que l'influence de l'un de ces deux événements a été si forte, qu'elle forme non seulement une époque, mais une ère; et que, dans la chronologie de l'esprit humain, l'on devrait dater les années avant la découverte de l'imprimerie ou après.

La Puissance qui, depuis plusieurs siècles, semblait dominer sur toutes les autres, et qui, par sa prépondérance politique et religieuse, pouvait en exercer le plus sur ce mouvement universel, la puissance pontificale se trouvait alors dans une position critique et singulière qui la neutralisait en quelque sorte et rendait presque nulle son influence. Déjà pendant vingt-deux ans le grand schisme d'Occident avait déchiré l'Église. Depuis le pape Urbain VI et l'anti-pape Clément VII, les papes et les antipapes se succédaient, s'excommuniaient réciproquement. Les cardinaux qui nommaient les uns et les autres se prétendaient également inspirés de l'Esprit saint. Les gouvernements de l'Italie et de l'Europe se partageaient entre eux par des considérations purement temporelles. Le sang coulait pour des querelles de conclave; et les peuples, sans rien entendre à ces querelles, servaient le parti qu'avaient épousé leurs maîtres, et se laissaient ruiner ou se faisaient tuer en sûreté de conscience, pour l'un ou pour l'autre également. Les cardinaux se lassèrent enfin de ce partage. Ils se réunirent, en 1409, au concile de Pise. Chacun des deux conclaves fit le sacrifice de son pape; et ils s'accordèrent tous pour en nommer un troisième qui devait être l'unique. Mais si Alexandre V, qu'ils nommèrent alors, eut des partisans parmi les puissances de l'Europe, Grégoire XII, l'un des deux papes destitués, en eut aussi: l'Espagnol Benoît XIII, dont le nom était Pierre-de-Luna, ne perdit point les siens; et au lieu de deux papes on en eut trois.

Ce dernier était le plus entêté de tous. Le mauvais succès du concile de Pise avait engagé à en rassembler un autre à Constance. Balthazar Cossa, successeur d'Alexandre, sous le nom de Jean XXIII, avait été corsaire dans sa jeunesse 289, et avait acquis de grandes richesses dans ce métier, dont il avait gardé les mœurs. Voyant que ses affaires prenaient un mauvais tour dans le concile, il s'enfuit, au milieu d'une fête, déguisé en palefrenier ou en postillon 290. Arrêté à Fribourg, renfermé dans un château fort 291, le concile lui fit son procès, articula contre lui l'accusation des crimes les plus scandaleux et les plus atroces, et le déposa solennellement, se réservant le droit, ce sont les termes de la sentence, de punir ledit pape pour ses crimes, suivant la justice ou la miséricorde. Captif, et sans moyens de résistance, il se soumit. Grégoire fut déposé et se soumit de même; mais le vieux Benoît, destitué comme les deux autres, réfugié à Perpignan, réduit à deux seuls cardinaux pour tout sacré collége, sollicité par l'empereur Sigismond et par le roi d'Aragon Ferdinand, qui se rendirent auprès de lui, sut résister à tout, se retira en Espagne dans une petite forteresse du royaume de Valence, s'obstina jusqu'à la fin dans sa papauté, et y mourut en 1424; âgé de quatre-vingt-dix ans. Ses deux cardinaux, non moins entêtés que lui, osèrent lui donner pour successeur un chanoine de Barcelone; mais ce fantôme de pape abdiqua enfin, et laissa régner seul sur la chaire de saint Pierre, Martin V, de la famille des Colonne, élu dix ans auparavant par le concile de Constance.

On se croyait à la fin du schisme; mais deux ans après 292, Martin étant mort, Eugène IV, qui lui succéda, ouvrit à Bâle un concile général, dont il fut bientôt si peu content qu'il en ordonna la translation à Ferrare. Les Pères du concile se partagèrent entre l'obéissance et le refus d'obéir, et l'on eut pour spectacle, en 1438, deux conciles généraux, l'un à Ferrare et l'autre à Bâle, fulminant l'un contre l'autre des excommunications et des censures. Pour dernier trait, tandis que le pape, avec les Pères de Ferrare, s'occupaient de terminer le schisme d'Orient, les Pères de Bâle le déposèrent comme simoniaque, hérétique et parjure, lui donnèrent un successeur, et firent ainsi renaître le schisme d'Occident. Ce successeur fut Amédée VIII, duc de Savoie, qui avait abdiqué depuis quelques années, et s'était retiré dans une solitude appelée Ripaille, nom qui désigna mieux dans la suite une grasse abbaye qu'un ermitage.

L'antipape Amédée, qui prit le nom de Félix V, tint tête à Eugène IV; mais il céda à Nicolas V, successeur d'Eugène, revint mourir tranquillement à Ripaille, et termina définitivement le second schisme au milieu du siècle, à un an près 293, soixante-douze ans après la naissance du premier.

Il ne serait pas étonnant qu'au milieu de tant de troubles, les papes n'eussent pu donner aucune attention au progrès des lettres; quelques-uns d'eux cependant s'en occupèrent comme au milieu de la plus tranquille paix. Déjà, vers la fin du siècle précédent, Innocent VI, Urbain V et Grégoire XI, avaient eu successivement pour secrétaire apostolique, le savant Coluccio Salutato. Poggio Bracciolini, que nous nommons le Pogge, Leonardo Bruni d'Arezzo, et d'autres encore de ce mérite et de cette réputation, possédèrent le même emploi auprès d'Innocent VII. Ce pontife, au plus fort de ses querelles avec l'anti-pape endurci, Pierre de Luna, conçut l'idée de faire revivre, plus brillante que jamais, l'Université de Rome, qui s'était comme éclipsée depuis long-temps, mais la mort l'interrompit dans ce dessein. Les sciences pouvaient beaucoup attendre d'Alexandre V; il leur devait son élévation. Son nom était Philargi; il était grec et né à Candie, ou dans l'ancienne île de Crète, de parents pauvres. Après avoir fait dans son pays ses premières études, il entra fort jeune dans l'ordre de saint François. Son profond savoir dans la langue grecque et sa science non moins profonde dans la philosophie et la théologie du temps, lui procurèrent de grands succès dans les Universités de Bologne et de Paris, les deux plus célèbres de l'Europe. La protection de Jean Galéas Visconti l'éleva ensuite aux dignités ecclésiastiques et politiques; Visconti le chargea de plusieurs ambassades, lui procura consécutivement plusieurs évêchés, et enfin celui de Milan. Fait cardinal en 1404, par le pape Innocent VII, il fut élu pape lui-même cinq ans après, au concile de Pise. Il avait écrit, dans sa jeunesse, un Commentaire sur le Maître de Sentences, Pierre Lombard, que l'on conserve manuscrit dans quelques bibliothèques d'Italie; il composa un assez grand nombre d'autres ouvrages théologiques, dont, à l'exception d'un seul, aucun n'a été imprimé 294; mais à en juger par les éloges des auteurs contemporains, c'était un des hommes de son temps les plus savants et les plus zélés pour les sciences. Il n'eut le temps de rien faire pour elle; il ne régna qu'un an, et mourut de poison, selon l'opinion commune. Tiraboschi le rapporte ainsi; mais il ajoute que c'était un genre de mort auquel on croyait alors facilement, dès que quelqu'un mourait d'une manière imprévue 295; c'est une légèreté d'opinion qui ne fait pas honneur à la nature humaine; mais qui, dans des circonstances données, est à peu près la même dans tous les temps.

 

Eugène IV, quoique fort occupé de son double concile, et des autres affaires qu'il eut à débrouiller, aima les sciences, appela auprès de lui les hommes les plus célèbres par leur érudition, les fixa dans sa cour par des emplois, et ce fut lui enfin qui acheva l'entreprise inutilement tentée par Innocent VII, de rétablir l'Université romaine. Il était naturel que la science théologique obtînt de lui des préférences et des encouragements particuliers; on dit pourtant que ses libéralités s'étendaient à tous les savants en général; il avait coutume de dire qu'il faut non seulement aimer leur savoir, mais craindre leur colère (ce qui était vrai des savants de ce temps-là), et qu'il n'est pas aisé de les offenser impunément 296. Mais aucun de ces papes ne fit autant pour eux que Nicolas V. Fils d'un pauvre médecin de Sarzane, son amour pour l'étude et sa réputation littéraire l'élevèrent aux plus hautes dignités. Il s'appelait Thomas, et l'on n'y joignit point d'autre nom que celui de Sarzane sa patrie. Il montra, dès sa jeunesse, une ardeur infatigable pour la recherche des anciens manuscrits, une grande application à expliquer les plus difficiles, et un talent extraordinaire pour en faire des copies aussi belles que régulières. Ce talent et son érudition le firent employer, comme nous le verrons dans la suite, par un illustre protecteur des lettres, à un travail qui le mit en relation avec les littérateurs les plus distingués. Il eut grand soin de les attirer à sa cour lorsqu'il fut devenu pape; il y réunit à la fois Poggio, Georges de Trébizonde, Léonardi Bruni d'Arezzo, Giannozzo Manetti, Fr. Philelphe, Laurent Valla, Théodore Gaza, Jean Aurispa et plusieurs autres. Il les accueillait avec distinction, leur donnait des emplois honorables et lucratifs, et récompensait libéralement leurs travaux. Ce fut par ses ordres que tant d'auteurs grecs furent alors traduits en latin, Diodore de Sicile, la Cyropédie de Xénophon, les histoires d'Hérodote, de Thucydide, de Polybe, d'Appien d'Alexandrie, l'Iliade d'Homère, la Géographie de Strabon, les Œuvres d'Aristote, de Ptolémée, de Platon, de Théophraste, sans compter les Pères grecs traduits ou pour la première fois, ou mieux qu'ils ne l'avaient été. Poggio dit, dans la préface de sa traduction de Diodore, qu'il a été engagé à ce travail par les libéralités du pontife; il dit ailleurs que Nicolas V l'a en quelque sorte réconcilié avec la fortune 297. Laurent Valla raconte que lui ayant offert sa traduction de Thucydide, Nicolas lui donna, de sa main, cinq cents écus d'or 298. Pour engager Philelphe à traduire en vers latins l'Iliade et l'Odyssée, il lui promit une belle maison à Rome, une bonne terre et dix mille écus d'or qu'il aurait déposés chez un banquier pour lui être comptés à la fin de ce travail; mais il mourut peu de temps après avoir fait ces propositions magnifiques, qui restèrent sans exécution et sans suite 299. Ce même pape assigna à Giannozzo Manetti, outre ses appointements ordinaires de secrétaire apostolique, cinq cents écus par an pour composer quelques ouvrages sur des matières ecclésiastiques; il donna, à Guarino de Vérone, quinze cents écus d'or pour la traduction de Strabon, et cinq cents ducats à Perotti, pour celle de Polybe, en lui faisant encore des espèces d'excuses de ne le pas récompenser dignement 300.

On raconte qu'ayant un jour entendu dire qu'il y avait à Rome de bons poëtes qu'il ne connaissait pas, il répondit qu'ils ne pouvaient pas être tels qu'on le disait. Si ce sont de bons poëtes, ajouta-t-il, que ne viennent-ils à moi, qui reçois bien même les médiocres 301? Joignons à tant de libéralités et d'affabilité, non plus seulement pour les docteurs en droit canon et en théologie, mais pour les véritables gens de lettres, le soin que prit ce sage Pontife de faire chercher de toutes parts de bons livres, et de les rassembler à grands frais. Jamais les papes n'avaient formé une bibliothèque bien précieuse, et la translation du Saint-Siége à Avignon et d'autres causes encore avaient presque réduit à rien le peu qu'ils avaient de livres. Nicolas V fut le premier qui s'occupa sérieusement de cet objet, et qui jeta les fondements de cette riche bibliothèque du Vatican, devenue depuis si justement célèbre. Il envoya des savants en France, en Allemagne, en Angleterre, en Grèce pour acheter des manuscrits, ou pour copier ceux dont ils ne pouvaient obtenir la vente; ils avaient ordre de ne point regarder au prix: à mesure qu'ils se procuraient de nouveaux livres, ils les envoyaient au pape, qui n'avait point de plus grande jouissance que de les recevoir, de les examiner et de les faire placer avec ordre. Les arts lui durent autant que les lettres; il fit élever plusieurs édifices aussi somptueux que le permettait le goût encore peu formé de son siècle. Ces profusions n'épuisaient point sa munificence; il en exerçait une partie à secourir les pauvres et les malheureux 302. Il eut enfin toutes les vertus d'un chef de la religion, et tous les goûts nobles et délicats, presque aussi nécessaires à un souverain que les vertus.

Malheureusement son pontificat ne fut que de huit années. Ce ne sont pas les nombreux éloges qui lui furent adressés de son vivant qui prouvent qu'il les a mérités; ceux mêmes que lui donnèrent, après sa mort, les gens de lettres qu'il avait si bien traités, peuvent paraître suspects, et l'on pourrait aller jusqu'à suspecter encore tout ce que les écrivains catholiques attachés à la cour de Rome en ont écrit depuis; mais le savant Isaac Casaubon, qui était protestant, a tenu, dans la dédicace de son Polybe, absolument le même langage. Il a rendu le même hommage à l'Italie, qui fut la première à donner l'exemple du retour vers l'étude des anciens, et à ce souverain pontife, en qui cette étude trouva tant d'encouragements et de secours 303. Nicolas V est le premier pape qu'on doive regarder comme un véritable père des lettres. Que lui manqua-t-il pour obtenir, dans la mémoire et dans la reconnaissance de ceux qui les cultivent, et de ceux qui les aiment, la place qu'un autre pontife obtint depuis? un règne plus long, des circonstances plus heureuses, et les lumières d'un demi-siècle de plus.

Si l'état de l'Église était agité, comme nous venons de le voir, au commencement de ce siècle, l'état civil de l'Italie n'était pas beaucoup plus tranquille. Jean Galéas Visconti, duc de Milan, le plus puissant des princes qui s'y étaient formé des souverainetés indépendantes, partagea en mourant, en 1402, ses immenses domaines entre Jean-Marie et Philippe-Marie, ses deux fils légitimes, et Gabriel son fils légitimé. Mais la jeunesse de ces princes, confiée à un conseil de régence mal assorti et bientôt divisé, sous le gouvernement d'une mère violente et cruelle, fit que ce grand héritage dépérit promptement entre leurs mains. Plusieurs villes s'affranchirent, ou reconnurent pour maîtres des hommes puissants parmi leurs concitoyens; les princes voisins et les républiques de Florence et de Venise s'agrandirent aux dépens des trois frères. Jean-Marie se rendit odieux par ses cruautés, et fut massacré après environ dix ans de règne. Philippe-Marie, héritier de ses états, éprouva pendant trente-cinq ans toutes les vicissitudes de la fortune, tantôt porté au comble du bonheur et de la puissance, tantôt tout-à-fait abattu. Les dernières années de sa vie furent les plus malheureuses. Il vit plusieurs fois les troupes vénitiennes s'avancer jusque sous les murs de Milan, et piller toutes les campagnes. Le chagrin abrégea ses jours. Il mourut, en 1447, ne laissant aucun enfant mâle pour lui succéder, mais seulement Blanche, sa fille naturelle, mariée avec François Sforce, fils du célèbre capitaine de ce nom, grand capitaine lui-même, et que ce mariage, sa bravoure et son adresse élevèrent bientôt après au souverain pouvoir.

 

Philippe-Marie Visconti, dans sa vie orageuse, eut peu de loisir pour cultiver les lettres, et peu de moyens de les encourager: l'auteur de sa Vie 304 le représente cependant comme ayant reçu une éducation littéraire, aimant Dante et Pétrarque, et les faisant lire souvent; étudiant aussi l'Histoire de Tite-Live, et les Vies des hommes illustres, écrites en français, que Tiraboschi croit avec raison n'avoir pu être que des romans 305. Il accorda des distinctions et des récompenses aux savants qui se trouvaient à sa portée, ou qu'il pouvait attirer à Milan. Il invita, par ses lettres, François Philelphe à l'y venir voir, et il le reçut si honorablement, que Philelphe avoue lui-même qu'il en était tout hors de lui 306. Si Philippe-Marie ne fit rien de plus pour les sciences, il faut donc s'en prendre moins à lui qu'à sa fortune.

Les princes de la maison d'Este, souverains de Ferrare, étaient déjà célèbres par leur amour pour les lettres, et par l'accueil qu'ils faisaient aux littérateurs et aux savants. Le marquis Nicolas III fit rouvrir, en 1402, l'Université de Ferrare, fermée par le conseil de régence qui avait gouverné pendant son bas âge. Les guerres qu'il eut bientôt à soutenir et les affaires politiques où il fut engagé, ne lui laissèrent pas le temps de donner à cette école tout l'éclat qu'il aurait voulu; il y appela pourtant des professeurs habiles qu'il y fixa par ses bienfaits; et il confia au plus célèbre d'entre eux, à Guarino, de Vérone, l'éducation de son fils Lionel. Ce fils, plus fameux que son père, profita des leçons d'un si bon maître. Il se distingua dès sa jeunesse par les qualités les plus brillantes de l'esprit, par une mémoire prodigieuse, une éloquence naturelle et des connaissances au-dessus de son âge 307. Parvenu au gouvernement, en 1441, il n'oublia rien pour donner à l'Université de Ferrare un éclat égal à celui des plus célèbres Universités d'Italie. Il s'entoura d'hommes instruits, de philosophes, de poëtes; il se délassait dans leurs entretiens de la fatigue des affaires. Il cultiva lui-même la poésie; et l'on a conservé de lui deux sonnets, plus élégants que ceux de la plupart des poëtes du même temps 308.

Moins puissant que les seigneurs de Milan et de Ferrare, Jean-François de Gonzague donnait à Mantoue les mêmes preuves d'amour pour les sciences et de considération pour les savants. Il confia l'éducation de ses deux fils et de sa fille, à un professeur de belles-lettres alors célèbre, mais qui, n'ayant laissé aucun ouvrage, n'a pas eu une célébrité durable: il se nommait Victorin de Feltro. Gonzague lui assigna de forts appointements 309, et fit meubler pour lui une maison entière qu'il habitait seul avec ses élèves. On y voyait des galeries, des promenades charmantes, et des peintures agréables qui représentaient des enfants se livrant aux jeux de leur âge. On l'appelait la Maison joyeuse. L'historien de la vie de Victorin 310 fait une description touchante de l'éducation paternelle que recevaient de ce bon professeur, non seulement les jeunes princes, mais beaucoup d'autres élèves qu'il avait la permission d'y admettre; il lui en venait de toutes les parties de l'Italie, de la France, de l'Allemagne et même de la Grèce; et son école seule donnait à Mantoue une renommée égale à celle des Universités les plus célèbres. Victorin de Feltro n'était pas seulement le maître, mais le tendre père de cette jeunesse studieuse; il ne la formait pas uniquement aux lettres, mais aux vertus, et toujours en mêlant la douceur et les caresses aux leçons, la gaîeté au recueillement et les jeux à l'étude. On est surpris de trouver dans un siècle où il y avait encore de la grossièreté dans les mœurs, un modèle aussi parfait d'éducation littéraire et civile. Le titre seul que portait ce lieu d'instruction donne beaucoup à penser et à sentir. Il faudrait envoyer tous les pédants, je ne dis pas du quinzième siècle, mais de trois et même de quatre siècles après, prendre des leçons d'éducation à la Maison joyeuse.

Un état libre qui avait produit les trois grands hommes auxquels l'Italie devait sa gloire littéraire, où jusqu'alors les hommes ne s'étaient élevés que par leurs propres forces ou par celle des partis politiques qu'ils avaient embrassés, la république de Florence commençait, sans presque sans apercevoir, à changer de forme, et les lettres à y trouver de l'appui dans une famille qui devait bientôt s'en servir pour augmenter sa puissance et fonder sa gloire. Les Médicis, quelle que fût leur origine, étaient déjà depuis plusieurs siècles distingués à Florence par leurs richesses, acquises dans le commerce, par les grands emplois qu'ils avaient remplis, par leur attachement au parti populaire, qu'ils avaient toujours soutenu contre celui des nobles. Jean de Médicis qui hérita vers la fin du quatorzième siècle du crédit et des richesses de ses aïeux, les augmenta considérablement en joignant à une application encore plus soutenue au commerce, une sagesse d'esprit et une théorie politique fondée sur l'affabilité, la modération, la libéralité, qui devint la science de la famille et la source de sa grandeur. Lorsqu'il mourut, en 1428, Cosme, son fils aîné, avait près de quarante ans. C'était lui qui depuis long-temps gouvernait la maison de commerce, et sa considération personnelle était déjà si grande, que lorsque le pape Jean XXIII se rendit au concile de Constance, il voulut que Cosme fût du nombre des personnages éminents dont il s'y fit accompagner. Fugitif peu de temps après, déposé, détenu par le duc de Bavière, il ne trouva que dans les Médicis de la générosité et de l'amitié. Cosme le racheta pour une somme considérable, et lui donna ensuite asyle à Florence, pendant le reste de sa vie 311. On a dit que ce ci-devant pape avait amassé d'immenses trésors; qu'à sa mort, en 1419, les Médicis s'en emparèrent, et que ce fut ce qui, joint aux leurs, les rendit les plus riches particuliers de Florence, de l'Italie et même de l'Europe. Ce bruit répandu par Philelphe, ennemi des Médicis, et trop légèrement adopté par Platina 312, est une calomnie dont Scipion Ammirato a démontré l'absurdité dans le dix-huitième livre de son histoire 313.

Cosme, resté maître de cette immense fortune et de ce grand pouvoir, ajouta encore à l'une et à l'autre. Les orages qui s'élevèrent contre lui, son exil, son rappel; l'accroissement de puissance qui en fut la suite, et qui lui donna pour toute sa vie, une espèce de magistrature suprême sans titre, et une autorité presque sans bornes, n'appartiennent point à cet ouvrage. La conduite politique des Médicis, leur usurpation adroite, et la substitution faite par eux du gouvernement ducal à la constitution républicaine de Florence, doivent être renvoyés de même à l'histoire de cette République; ici, nous ne devons considérer dans Cosme de Médicis que le généreux protecteur des sciences, des lettres et des beaux-arts.

À Venise, pendant son exil, quoiqu'il évitât d'affecter le luxe et la magnificence, sa simplicité était, pour ainsi dire, celle d'un souverain. Un trait suffit pour en donner l'idée. Il fit bâtir et orner à ses frais, par le célèbre architecte florentin Michellozzo, qui l'avait suivi, une bibliothèque pour le monastère des Bénédictins de St. – Georges, et la fit remplir de livres, voulant laisser à Venise un monument de sa reconnaissance pour l'accueil qu'il y avait reçu, de son amour pour les lettres et de sa libéralité 314. Ce furent-là, dit Vasari 315, les amusements et les plaisirs de Cosme dans son exil. Lorsque son parti, devenu le plus fort, l'eût fait rappeler à Florence, tous les chefs du parti contraire ayant été bannis, plusieurs condamnés sous d'autres prétextes à une prison perpétuelle et même à la mort 316, voyant tout redevenu tranquille autour de lui, et certain désormais de son pouvoir, il put satisfaire la noblesse et la générosité de ses goûts. Il s'entoura de savants, de philosophes et d'artistes dont il encourageait les travaux, et dont la société instructive était le délassement des siens. La découverte et l'acquisition des anciens manuscrits devint une de ses passions les plus fortes. Il y employa cette élite de savants dont le zèle égalait les lumières, et n'épargna rien ni pour le succès de leurs recherches, ni pour les en récompenser. Plusieurs d'entre eux, après avoir parcouru l'Italie, la France et l'Allemagne, passèrent en Orient, et en revinrent avec d'abondantes moissons. Nous verrons, en parlant de chacun d'eux, les services de ce genre qu'ils rendirent aux lettres. Médicis était le point central, et comme la cause première de tout ce mouvement scientifique imprimé à des esprits éclairés et actifs, pour recouvrer et conserver des trésors littéraires, qui, sans cette impulsion peut-être, ou même si elle eût été plus tardive, auraient entièrement péri. Ce n'était pas seulement ses richesses, mais l'étendue de ses relations commerciales avec les différentes parties de l'Europe et de l'Asie, qui le mettaient à portée de satisfaire cette noble passion. Ses savants émissaires arrivaient, avec des recommandations qui étaient comme des ordres, dans des pays qui leur étaient absolument inconnus et dans les régions les plus lointaines; tous les dépôts et tous les crédits leur étaient ouverts. La chute lente et progressive de l'empire de l'Orient leur facilita l'acquisition d'un grand nombre d'ouvrages inestimables dans les langues grecque, hébraïque, chaldéenne, arabe, syriaque et indienne. Tels furent les commencements de cette riche et précieuse bibliothèque que Cosme laissa à ses descendants, et qui, surtout considérablement accrue par Laurent son petit-fils, jouit dans l'érudition européenne, d'une réputation si grande et si bien méritée, sous le titre de bibliothèque Mediceo-Laurentienne.

Un autre citoyen de Florence, Niccolo Niccoli, faisait à peu près le même emploi de sa fortune; mais comme elle était assez bornée, il la dérangea par ses libéralités. Il était parvenu à rassembler huit cents volumes grecs, latins et orientaux, nombre qui était alors considérable. Ce n'était pas d'ailleurs simplement un curieux, mais un savant amateur des lettres. Il recopiait souvent lui-même les anciens ouvrages, mettait le texte en ordre, corrigeait les fautes des premiers copistes; et c'est lui qui est regardé en quelque sorte comme le père de ce genre de critique 317. Il fut aussi le premier, depuis les anciens, qui conçut l'idée d'une bibliothèque publique 318. A sa mort 319, il laissa, par son testament, la sienne pour cet usage, sous la surveillance de seize curateurs. Cosme de Médicis était du nombre, ce qui prouve, d'un côté, qu'il était regardé comme un homme instruit et zélé pour la conservation des livres; et de l'autre, que, malgré ses richesses et le pouvoir qu'elles lui donnaient à Florence, il était toujours traité en égal parmi ses concitoyens. Niccolo avait laissé beaucoup de dettes, qui pouvaient empêcher l'effet de ses bonnes intentions. Cosme se fit donner par ses associés le droit de disposer seul des livres, à condition qu'il paierait toutes les dettes. Ayant généreusement rempli cette condition, il fit placer les livres, pour l'usage public, dans le monastère des Dominicains de Saint-Marc, qu'il venait de faire bâtir avec la plus grande magnificence, et pour laquelle, selon Vasari 320, il n'avait pas dépensé moins de trente-six mille ducats. C'est l'origine d'une autre célèbre bibliothèque de Florence, connue sous le nom de bibliothèque Marcienne, ou de Saint-Marc, et qui reconnaît pour fondateur Cosme de Médicis, à aussi juste titre que Niccolo Niccoli lui-même. Pour en mettre en ordre les manuscrits précieux, Cosme se fit aider par Thomas de Sarzane 321, alors pauvre ecclésiastique, mais homme d'une érudition profonde; excellent copiste de livres, et destiné à une élévation, dont ses rapports avec Cosme furent le premier degré. Peu d'années après 322, ce copiste était devenu pape; et ce fut lui qui, sous le nom de Nicolas V, fit pour les lettres à Rome, ce qu'il avait vu Médicis faire à Florence 323.

289Abrégé de l'Hist. ecclés., t. II, p. 134.
290Jacques l'Enfant, Hist. du Concile de Constance, liv. I, p. 125, éd. de 1727.
291À Ratolfcell en Souabe, d'où il fut transféré à Gotleben, à une demi-lieue de Constance. Par une circonstance remarquable, Jean Hus, arrêté peu de temps auparavant, par ordre de ce pape, s'y trouvait aussi renfermé. Ibid., p. 298.
292En 1431.
293En 1449.
294C'est un Traité sur l'immaculée Conception.
295E fu comune opinione che morisse di veleno, cosa che allora credevasi di leggieri, ogni qual volta vedeasi alcuno morire più presto che non si sarebbe pensato. (Tirab. t. VI, part. I, p. 201.)
296Ciacono, cité par Tiraboschi, ub. supr., p. 46.
297Pog. Oper., p. 32.
298Antidot. IV, in Pog.
299Philelf. Epist. l. XXVI, ép. i.
300Tiraboschi, ub. supr., p. 49 et 50.
301Tiraboschi, ub. supr., p. 49 et 50.
302Tiraboschi, ub. supr., p. 50.
303ibid., p. 51, 52.
304Candido Decembrio; voy. Script. Rer. ital. de Muratori, vol. XX, p. 1014.
305Tom. VI, part. I, p. 14.
306A quo… tam honorificè cum exceptus ut me oblitum mei penè reddiderit. (Philelf. Epist. l. III, ép. 6.)
307Voy. Antichi Annali Estensi, dans les Scrip. Rer. ital., vol. XX, p. 453.
308Dans le recueil intitulé Rime de' Poeti Ferraresi.
309Vingt écus d'or par mois.
310Fr. Prendilacqua de Mantoue, son contemporain et son élève. Cette histoire, écrite en latin, a été publiée par Natale delle Laste, à Padoue, en 1774.
311William Roscoe, Vie de Laurent de Médicis, t. I, p. 11, éd. de Bâle, 1799. On a en français une fort bonne traduction de cet ouvrage, par M. Thurot.
312Quem (Cosmum Medicem) homines existimant pecuniâ Baldesaris opes suas in tantum auxisse, ut, etc. Platin., in Vita Martini V.
313Tom. II, p. 985. A. B.
314Angelo Fabroni, Magni Cosmi Medicei Vita. Florent., 1789, in-4., p. 42.
315Vita di Michellozzo Michellozi, t. I, p. 287. Ed. de Rome, 1789, in-4.
316L'historien anglais de la Vie de Laurent de Médicis, M. Roscoe, dissimule, comme s'il était Florentin, et de l'ancien parti de cette famille, les rigueurs exercées en cette occasion, non pas, il est vrai, par Cosme lui-même, mais par ses partisans, pour sa cause, et pour ses intérêts personnels, quoique au nom de la république. Le dernier auteur florentin de la Vie de Cosme s'exprime à cet égard comme aurait pu faire un Anglais, et comme le doit tout ami des hommes, de la justice et de la vérité. Voy. Angelo Fabroni, ub. supr., p. 49, 50 et 51 surtout dans ce passage: Horrere soleo cum reminiscor tot aut nobilitate aut gestis magistratibus claros viros, etc.
317Illud quoque animadvertendum est Nicolaum Niccolum veluti parentem fuisse artis criticœ, quœ auctores veteres distinguit emendutque. (Mehus, Prœf. in Vit. Ambrosii Camald. p. 50.)
318Poggio, Oraison funèbre de Niccolo Nicoli, Poggii Opera, Basileæ, 1538, in-fol, p. 276.
319En 1436.
320Vita di Michelozzo Michelozzi, ub. supr., p. 291. Vasari ajoute que pendant tout le temps que l'on mit à bâtir ce grand édifice, Cosme du Médicis paya aux religieux de St. – Marc trois cent soixante-six ducats par an pour leur nourriture.
321Tiraboschi, t. VI, part. I, p. 102.
322En 1447.
323Voy. ci-dessus, p. 244.