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Les cinq sous de Lavarède

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– Monsieur Lavarède, dit miss Aurett, vous voyez que je suis très calme… Confiez-moi donc votre revolver, vous prendrez le fusil d’Agostin. J’ai tiré à la cible, et, vous le verrez, je ne suis pas maladroite.

– Quand on a atteint la cible, on peut bien abattre un Guatuso.

Murlyton, toujours placide, appuya en ces termes la proposition de sa fille; et Lavarède, plus ému qu’eux, plaça sa vaillante compagne du mieux qu’il était possible, la mule Matagna lui faisant un rempart de son corps. L’Anglaise imitait, sans s’en douter, la manœuvre de cavalerie cosaque, qui consiste à couvrir le cavalier de sa monture, derrière laquelle, bien abrité, il tire à l’aise.

À peine ces préparatifs étaient-ils terminés qu’un hurlement retentit. Les Guatusos montaient en groupe compact vers le fortin improvisé. En arrière, quelques Indiens, blessés légèrement dans les escarmouches précédentes, formaient une sorte de réserve. Au milieu d’eux, on voyait leur chef et don José, celui-ci reconnaissable à son large sombrero. Ils se tenaient hors de danger, encourageant les autres du geste et de la voix.

Les trois défenseurs attendirent que l’ennemi fût à bonne portée. Alors, ils ouvrirent le feu. Les assaillants chargeant en masse, tout coup portait. En quelques secondes, six cadavres furent couchés sur le sol. Autant de blessés se repliaient sur la réserve.

Les Guatusos battirent en retraite. L’assaut avait été infructueux.

La garnison du rancho avait peu souffert. Murlyton, égratigné au front par une balle, en fut quitte pour s’entourer la tête du mouchoir de sa fille.

Les assaillants, refroidis par la réception vigoureuse des Européens, avaient gagné un petit vallonnement défilé des feux du rancho. Mais le répit accordé aux assiégés ne fut pas de longue durée.

Criant, hurlant, tirant, les Guatusos reparurent de nouveau. Cette fois, au lieu de marcher groupés, ils se sont formés en une ligne de tirailleurs mince, enveloppante. Chacun des trois défenseurs va avoir à lutter contre six ou sept adversaires.

En vain, leurs armes crachent les balles sans relâche; en vain, ils blessent ou tuent ceux qui se trouvent en face d’eux.

– Il y en a trop! fit Armand avec rage.

Son regard rencontre celui d’Aurett. Il y a comme un voile sur ses yeux, mais il n’a pas le temps de s’attendrir. Les Guatusos sont à quelques mètres du mur en ruines. Leurs visages grimacent la haine. Vision effrayante. C’est la charge d’une troupe de démons!

Ils ont jeté leurs fusils. Ils brandissent les terribles machete, qu’ils portent d’ordinaire à la ceinture. Ils atteignent la brèche de la muraille. À bout portant, Lavarède foudroie un premier assaillant; de sa crosse, il en assomme un autre, sur le retranchement même.

De son côté, Murlyton, transformant son revolver en massue, étourdit l’Indien le plus rapproché de lui, s’empare de son couteau à large lame, et le lui plonge dans le cœur.

Mais miss Aurett n’est point faite pour cette lutte sauvage à l’arme blanche. Un Guatuso s’avance vers elle, les traits contractés. Affolée, elle veut fuir, ses jambes sont paralysées, ses pieds refusent de se détacher du sol. Poussant un cri terrible, elle chancelle et tombe évanouie.

À son appel, Armand, effrayant d’épouvante, se précipite au-devant de l’Indien. Mais son émotion nuit à la justesse de ses coups. Le machete de son adversaire s’abat sur lui. Il roule à terre, auprès de miss Aurett qu’il éclabousse de son sang!…

Les sauvages vont triompher: les vaincus sont à eux; les hommes pour le scalp et la femme pour un supplice plus odieux encore! Mais, tout à coup, une fusillade nourrie éclate au dehors… des balles sifflent comme des oiseaux de mort dans la troupe des Guatusos.

Stupéfaits, ceux-ci s’arrêtent, regardent autour d’eux. Une seconde décharge les décime. Cette fois, ils lâchent pied!… et ils abandonnent le rancho où sont étendus Lavarède blessé et miss Aurett évanouie, que, pétrifié, sir Murlyton, couvert de sang, contemple, sans comprendre encore quelle diversion inattendue vient de se produire.

X. De l’Atlantique au Pacifique

La diversion qui sauvait les trois Européens réhabilitait en même temps Agostin, l’Indien terraba. Le rusé soldat ne s’était pas enfui en abandonnant ses amis; il était allé chercher du secours au dehors, sentant bien que, si l’on était resté au rancho, livré à soi-même, l’issue finale de la lutte n’eût pas été douteuse.

Telle est la haine que la férocité des Guatusos inspire aux autres tribus indiennes que la parole d’Agostin trouva vite de l’écho. Quelques Vizeitas et Tervis, Chiripos et Blancos se joignirent à lui. Mais, si les Guatusos sont haïs, ils sont redoutés aussi. Et les braves gens qui suivaient le Terraba étaient de mœurs trop douces pour être bien dangereux, lorsqu’un hasard leur donna un chef vigoureux.

Peut-être se souvient-on de l’Indien Ramon, qui a accompagné Lavarède jusqu’aux confins de la Colombie. Depuis, retiré avec ceux de sa tribu, sur les pentes du Chiriqui, il pratique comme eux la pêche des tortues sur la côte de la mer Carribe.

Pacifiques de mœurs, et issus de la même famille, les Indiens ne s’occupent guère des lignes de démarcation géographique établies par les descendants des conquérants espagnols. Pour eux c’est toujours l’ancienne terre tule, la mère patrie, dont la rive est baignée par un océan où Dieu n’a pas tracé de frontières. En sorte que les pêcheurs du Chiriqui et du Talamanca vivent ensemble en fort bons termes dans les parages de l’île del Drago, encore qu’officiellement ils n’appartiennent pas au même État, les uns étant Colombiens, les autres Costariciens.

Donc, Ramon et les siens étaient, pour un temps, mêlés avec leurs placides voisins, lorsque Agostin vint chercher des hommes résolus pour sauver «La Bareda». Comme tout le monde, Ramon avait entendu parler de l’aventure politique du «Général de la Liberté des peuples»; mais il ignorait que le libérateur fût son ami du Panama.

Après quelques mots du Terraba Agostin, il n’eut plus de doutes. Énergique et courageux, habitué au commandement pendant les travaux du percement de l’isthme, il eût tôt fait de prendre une décision. D’instinct, les autres le reconnurent pour chef, et c’est ainsi qu’après deux jours de marche la troupe de Ramon mit en déroute les Guatusos de José et put sauver Lavarède, Murlyton et miss Aurett.

Si sanguinaires que soient les Guatusos, ils s’enfuirent au plus tôt en cette occasion; car, ne se battant ici que pour la somme qu’avait reçue leur cacique, ils n’y mettaient pas tant d’ardeur. Après tout, quelques-uns des leurs avaient été tués, d’autres blessés; ils avaient bien gagné leur argent, et tirèrent leurs révérences à don José.

Celui-ci, pris de peur à son tour, se dirigea rapidement vers Puerto-Viejo, qui fut autrefois florissant et est aujourd’hui, pour ainsi dire, abandonné. Là il s’embarqua sur un caboteur de la côte et revint vivement à Colon pour rendre compte à Bouvreuil, le bailleur de fonds de l’affaire, de l’insuccès de son entreprise dans le Talamanca.

Cependant, Ramon et Agostin avaient pénétré dans le rancho si vaillamment défendu. Un lamentable spectacle les attendait.

Une plaie béante au côté droit de la poitrine, Armand est étendu baigné dans son sang qui coule abondamment. Il est pâle, le visage est exsangue; il ne donne plus signe de vie. Près de lui, miss Aurett, sans connaissance, semble être blessée aussi, tant le sang de son défenseur a rejailli sur elle.

Tandis que Murlyton, qui n’a été que légèrement atteint, reconnaît Ramon, Agostin s’aperçoit que la jeune fille n’est qu’évanouie. Le médecin de la tribu est là; il lui fait respirer un vigoureux révulsif. Elle ouvre les yeux à la fin et regarde, affolée, autour d’elle ces Indiens qui s’empressent.

Le souvenir des Guatusos lui revient. Dans une vision troublée, elle a vu l’un de ces hommes terribles se heurter à son ami.

Puis plus rien… qu’un nuage. Son premier mot est pour son défenseur.

– Monsieur Armand? demande-t-elle.

Son père lui désigne le corps étendu près d’elle, dont Ramon soulève doucement la tête:

– Et vous, mon père?… Ah!… pardonnez-moi… Vous êtes blessé?…

– Moi… ce n’est rien, ma fille… mais lui, notre brave ami… hélas!…

– Mon Dieu! s’écria-t-elle en se levant et se rapprochant… Est-ce grave, dites?… Ah! Ramon, je vous reconnais!… Eh bien, dites, je vous en prie… Je tremble!…

À ces paroles émues, Ramon ne répond que par un regard silencieux et éloquent, montrant l’Indien savant qui examine la blessure d’Armand.

Après un moment, celui-ci dit ces seuls mots:

– Dangereux… surtout si le machete était empoisonné.

Alors, miss Aurett poussa un cri qui alla droit à l’âme de son père et de Ramon, tellement il contenait de douleur et d’émotion. Si Lavarède avait pu l’entendre, ce cri, il lui eût révélé le secret de tendresse renfermé dans le cœur de la jeune fille.

L’Indien médecin en fut touché lui-même. Il prit dans sa sacoche une herbe desséchée, la réduisit en une poudre qu’il fit dissoudre dans l’eau, et en lava les lèvres de la plaie. Anxieusement penché sur elles, on voyait son visage passer par des expressions diverses, l’angoisse, l’attente, enfin la tranquillité.

– Rassure-toi, jeune fille, et toi aussi, Ramon, il n’y avait pas de poison sur l’arme du Guatuso.

Un double soupir de soulagement et de joie…

– Mais, reprit-il, le coup n’en est pas moins profond et met en péril l’existence de votre ami…

– Tout ce sang qui a coulé, c’est sa vie qui s’en va, sans doute?

– Non… et c’est même heureux qu’il s’en soit tant épanché au dehors… Il serait déjà mort étouffé sans cette circonstance… L’eau du torrent est là, je vais d’abord laver cette blessure à grande eau.

Les Indiens placèrent le corps comme il l’indiquait, c’est-à-dire l’épaule droite dans le sens du courant, de telle sorte que, par sa chute naturelle, la claire et fraîche eau de source se renouvelât constamment. Puis le guérisseur prépara un liquide avec des jus d’herbes, médicaments précieux, astringents et antiseptiques, que la nature a donnés aux peuples primitifs. Le pauvre journaliste n’avait toujours pas repris connaissance. Murlyton lui fit passer de force, entre les dents, une bonne dose de tafia. Ce cordial put à peine rendre au cœur quelques faibles battements.

 

Armand était très grièvement blessé, et Aurett répétait à mi-voix:

– C’est pour moi, encore une fois… c’est pour moi, toujours.

On ne pouvait cependant pas rester en ce lieu perdu; il fallait songer à transporter Lavarède quelque part où des soins complets pussent lui être donnés.

Ramon et Agostin, Murlyton et Aurett se consultèrent. Le pansement de l’Indien suffisait d’abord; on avait, d’ailleurs, de quoi le renouveler pendant quelques jours. Mais on devait sans retard gagner la ville la plus proche, hors du territoire costaricien. C’était Colon sur l’Atlantique. Là seulement on trouverait les soins éclairés et la tranquillité nécessaire. Seulement il fallait un moyen de transport qui ne donnât pas de secousses au blessé, sous peine de perdre tout l’effet des plantes médicinales.

Si la plaie ne se refermait pas, si elle se rouvrait, c’était la mort.

D’autre part, la fièvre et le délire allaient arriver bientôt, quand le malade recouvrerait ses sens: à tout prix, il fallait se hâter. Agostin eut vite organisé une sorte de cacolet, brancard fabriqué avec des branchages et un pagne d’étoffe solide, qui fut adjoint au harnachement de la mule Matagna. Le blessé y fut doucement posé, puis, avec son escorte d’amis, il fut descendu vers la côte, en longeant le rio Tervis; ce fut l’affaire de quelques heures seulement pour être sur le rivage de la mer, aussi désert, au surplus, que le reste de la contrée.

La pauvre petite Aurett ne quittait pas un seul instant son cher malade. Lorsqu’on l’étendit à bord d’un champan, chaland plat, amarré à la barque de Ramon qui le remorquait, ce fut elle qui, de ses genoux, fit un coussin pour soulever la tête d’Armand, qu’elle inondait de ses larmes. Murlyton ne protesta même pas, au nom des convenances; c’eût été bien inutile, puisque Lavarède était presque un cadavre sans connaissance, ne respirant que très faiblement; le dernier souffle de vie pouvait s’envoler à chaque instant.

Les Indiens serraient de près la côte, afin d’éviter les coups de vagues. En approchant des Boccas del Toro, on trouva dans la baie d’Admirante une mer très douce. En somme, la traversée, qui dura six jours, fut exempte d’accidents.

Lavarède n’ouvrit les yeux que le troisième jour; seulement, ainsi que l’avait prévu le médecin indien, il n’avait pas conscience de son être. Il vivait, c’était tout. Mais le délire commençait à le prendre, et c’est sans qu’il le sût, sans qu’il s’en rendît compte, qu’il fut transporté dans une chambre du rez-de-chaussée, à l’Isthmus’s-Hotel – où déjà Murlyton était descendu une première fois deux mois auparavant.

– Ainsi, tant de fatigues, tant de courage dépensé, murmurait Aurett, n’auront servi à rien. En se dévouant pour moi, M. Armand a perdu de longues semaines sans avancer d’un pas!

L’Anglais n’avait pas hésité une minute à se charger de tout: docteurs, chirurgiens, hôtel, rien ne manquait au malade, – pas même le renouvellement de sa garde-robe.

– Je le ferais comme gentleman, disait-il, et par humanité, même pour un étranger que j’aurais trouvé dans cette situation… à plus forte raison, pour notre cher compagnon…

Mais Aurett voulait mieux encore, dans sa petite tête; et, un beau matin, elle s’en ouvrit à son père.

– Cette blessure met non seulement en danger l’existence de M. Lavarède, mais aussi son avenir, si nous avons le bonheur de le guérir.

– Que veux-tu dire?

– Qu’il perd nécessairement ses chances de gagner les quatre millions du cousin Richard, puisqu’il en a pour des semaines avant d’être remis sur pied, et puisque le revoici à Colon, comme à son arrivée d’Europe, ayant perdu deux mois dans l’isthme américain.

– Ma fille, ce sont les aléas de l’entreprise un peu folle de notre ami.

– Mais son sang sacrifié pour me préserver, mais sa vie généreusement donnée pour la mienne! sont-ce là, mon père, des aléas, comme vous dites, dont il soit digne que nous ne tenions pas compte?

– Je ne méconnais pas plus que toi, ma chère enfant, les qualités de courage et de dévouement de M. Lavarède… Seulement, que puis-je faire de plus que ce que j’ai fait? Ne lui prodiguons-nous pas tous les soins dont nous entourerions l’un des nôtres?…

– Cela ne suffit pas… Nous avons encore d’autres devoirs à remplir envers lui.

– Tu sais que je suis un homme d’honneur et un père affectueux. Si tu veux que je les remplisse, au moins dis-moi quels sont ces devoirs, – que ton chaleureux entraînement te suggère… et que je ne vois pas bien nettement avec ma seule raison.

– Eh bien, les voici… Non seulement nous ne devons pas l’entraver dans sa tâche, mais nous devons encore l’aider à l’accomplir, car c’est pour nous, c’est pour moi qu’il est arrêté. Il faut que, pour moi, par nous, il avance, même inconsciemment, vers le résultat qu’il veut atteindre.

– Ce qui veut dire?

– Ceci, cher père: son but, en passant par la route de terre, était d’atteindre San-Francisco. La route de terre est fermée, reste la route de mer. J’ai pris mes renseignements… Dans deux jours, un steamer américain, l’Alaska, part de Panama pour San-Francisco, et nous avons la stricte obligation, au moins par reconnaissance, d’y faire embarquer mon sauveur. La traversée dure treize jours, quatorze au plus. À bord, nous continuerons de le soigner, nous achèverons sa guérison… Le chirurgien, notre compatriote, vous l’a dit ici même, les blessures à l’arme blanche sont suivies d’une convalescence rapide quand les organes essentiels ne sont pas atteints. Tel est le cas de M. Armand. Il ne se rend pas encore compte de sa situation; profitons-en pour exécuter mon projet… Je vous en serai, mon père, profondément reconnaissante.

– Ma chère enfant, tu me sembles t’échauffer plus que de raison pour une froide Anglaise… Mais le sentiment qui t’inspire est trop honorable pour que je ne pardonne pas ce que je lui juge d’exagéré. C’est entendu; nous prendrons passage tous les trois à bord de l’Alaska. Je te ferai observer que notre blessé est en ce moment dans son lit et que, pour trouver ton steamer, il faut aller le chercher de l’autre côté de l’isthme. Est-ce possible?…

Murlyton cédait, Aurett se fit câline et tendre.

– Certes, c’est possible. J’ai retrouvé ici M. Gérolans, ce Français, ami de M. Lavarède, qui est employé aux travaux du canal, et nous en avons causé ensemble, avec le chirurgien… «Notre blessé» – j’aime à t’entendre dire «notre» – est transportable ainsi: il restera dans son lit, on mettra son matelas sur une plate-forme de wagon de Colon à Panama: dix-sept ou dix-huit lieues de France sont vite franchies en chemin de fer… Et on le hissera à bord du bateau américain, toujours sur le matelas, qu’il nous suffît de faire ajouter sur la note de l’hôtel. Dans le trajet, où nous ne le quitterons pas, il ne risque qu’un peu de fièvre. Le calme du voyage qui suit dans le Pacifique nous donnera le temps et le moyen d’apaiser cet accès. Avant trois semaines, il sera debout, ayant gagné du terrain, et prêt à continuer sa route. Vous voyez que nous aurons fait une action honnête, de celles, par conséquent, dont on n’a jamais à se repentir.

– Je retrouve en toi les qualités pratiques de notre nation, ma petite Aurett; tu as tout combiné, tout prévu… Qu’il soit donc fait comme tu le désires… et que Dieu nous guide…

Avec une tête comme celle d’Aurett, avec un bras comme celui de Murlyton, on passait rapidement des paroles aux actes. Pendant que Gérolans et Ramon, qui venaient chaque jour aux nouvelles, procédaient à l’installation du blessé, – toujours enfiévré, mais qui, de temps à autre, trouvait de placides accalmies, heureux présages de sa prochaine résurrection, – miss Aurett aperçut le perfide Bouvreuil, qui, résidant à Colon depuis quelque temps, s’était tenu au courant des mésaventures de celui que, mentalement, il appelait «son gendre» avec de doucereuses et féroces inflexions.

– Eh bien, mademoiselle, que devient donc votre excellent ami?… Je n’ose pas aller moi-même prendre de ses nouvelles; mais j’en ai de seconde main, et j’ai appris votre dévouement.

– Je cherche simplement à m’acquitter envers M. Lavarède, qui m’a sauvée d’embûches… auxquelles vous n’êtes peut-être pas étranger.

– Oh!… miss! pouvez-vous avoir une pareille idée?… Je suis ici depuis près d’un mois, depuis que le Président, ajouta-t-il railleur, m’a chassé de ses États… Mais je suis heureux de voir que vos efforts ont été couronnés de succès: Lavarède va mieux, puisqu’il a quitté l’hôtel.

Aurett comprit qu’il fallait dépister le Bouvreuil.

D’un ton le plus ingénu, elle répondit, mêlant assez de vérité pour faire passer son mensonge:

– Il ne va pas mieux, au contraire. L’air de ce pays marécageux lui est très défavorable, et, par ordre des médecins, nous le transportons dans l’intérieur du pays, dans un village élevé de la Cordillère, où l’atmosphère pure sera meilleure pour sa santé.

Ce disant, elle prit congé, courut au train et laissa Bouvreuil un peu interloqué.

Quelques minutes après, celui-ci était rejoint par un personnage qui s’était jusque-là caché de l’Anglaise, par don José, dont elle n’avait pas même soupçonné la présence si près d’elle.

Tout d’abord, nos deux maîtres coquins se félicitèrent du succès relatif de leur machination.

Le plus marri était l’aventurier.

– Si je n’ai pas pu, dit-il, m’emparer de la petite aux millions, ce qui m’eût fait une belle part dans la combinaison, vous n’avez pas à vous plaindre, vous êtes mieux servi. Le coup de machete de mon Guatuso met en panne, pour longtemps, votre coureur de grand chemin; et cela, vaut bien les mille piastres qu’il vous en coûte!

– Je ne dis pas le contraire; mais, malgré moi, je me défie de cette jeune Anglaise… J’ai peur qu’elle n’emmène mon voyageur je ne sais où… Si elle allait lui faire faire le tour du monde, même blessé?…

– Et jusqu’où voulez-vous qu’elle aille avec un homme à moitié mort qui voyage comme un colis?

– C’est que le gaillard est solide… et, après tout, je désire qu’il en réchappe pour qu’il s’avoue vaincu, à genoux, devant Pénélope. C’est une idée fixe maintenant. Après tous les tours qu’il m’a joués, je veux qu’il épouse ma fille.

Cette vengeance matrimoniale fit sourire l’Espagnol. Il parut réfléchir.

– Eh! mais rien ne nous est plus facile que de monter dans le premier train en partance et de savoir où ils se sont arrêtés. Que diable! un voyageur couché sur un matelas, cela se remarque.

Il n’y avait pas de train de voyageurs avant quelques heures. Mais, en route, aux stations proches de la montagne, ils eurent beau s’informer: personne n’avait vu descendre le blessé dont ils donnaient le signalement. Vers la Culebra, ils virent Gérolans et Ramon, qui revenaient de Panama, et ils les interrogèrent.

– Ennemi de notre ami, dit tout bas l’Indien au Français, laisse-moi faire.

Et il leur indiqua une fausse piste: le convoi s’était soi-disant arrêté dans le pays fleuri qui domine le versant du Pacifique; mais il ignorait le nom du pueblo vers lequel on avait dirigé le malade.

Cela suffit pour leur faire perdre une journée en inutiles recherches. Il n’en fallait pas davantage. Quand, le 18 juillet, surlendemain de leur départ de Colon, ils arrivèrent à Panama, ce fut tout juste pour voir déraper l’Alaska et apercevoir sur le pont la silhouette de la blonde miss. Impossible de rattraper le steamer… et il n’y a de départ régulier que trois fois par mois!…

Ce fut, chez Bouvreuil et José, un débordement de jurons et de blasphèmes à scandaliser un parpaillot!

Un juif qui passait sur le quai de la Ville-Vieille – les juifs ont, depuis quelques années, accaparé tout le commerce du pays – les entendit et, flairant une aubaine, puisqu’une passion humaine était en jeu, il s’enquit des motifs de cette colère.

– C’était, clamait José, une affaire magnifique, ratée parce que lui et son ami venaient de manquer le départ du bateau. À tout prix il faudrait être à San-Francisco en même temps que l’Alaska.

– En même temps, ce n’est pas possible, mais à un ou deux jours près, je vous en fournirai le moyen… si vous avez de l’argent.

Pour un condor de Colombie, soit cinquante francs en or, l’Israélite apporta le précieux renseignement que la lecture attentive des indicateurs maritimes, mexicains et américains, leur eût donné gratis. Il suffisait de retourner au plus vite à Colon, par le railway isthmique, et de s’y embarquer pour la Jamaïque. Cette île est reliée par un service régulier avec la Havane, qui est en rapports constants et quotidiens avec la Vera-cruz. Là, rien de plus simple que de prendre le si curieux Camino de hierro nacional mexicano, qui conduit à Mexico, – et traverse en douze heures les trois zones torride, tempérée et froide, en montrant au voyageur les végétations tropicales d’en bas, reliées aux sapins neigeux des sommets par un rappel des forêts d’Europe dans les hauteurs moyennes. À Mexico, le Laredo-Ruta leur indiquerait, par le ferro-carril, le chemin le plus direct, El paso del Norte, pour retrouver les grands trains américains qui parcourent les États-Unis de l’est à l’ouest et reprendre un des embranchements du South-Pacific jusqu’à San-Francisco.

 

Tout cela exige au minimum quinze jours, et encore faut-il avoir la chance que les départs des steam-boats concordent, afin de ne pas perdre de temps en route.

S’étant muni de billets de banque et d’or à Colon, où il changea un fort chèque français, Bouvreuil commença cette chasse fantastique, accompagné de son inséparable don José. Mais, la première ardeur passée, le rastaquouère songea que ce n’était pas lui qui faisait la meilleure affaire en tout cela, et il s’y prit de façon à égaliser les chances à son profit. Bouvreuil avait réalisé une vingtaine de mille francs environ. En traversant le golfe du Mexique, José le soulagea des trois quarts de la somme et perdit son complice en débarquant à la Vera-cruz.

Le propriétaire, après un inutile accès de fureur et une plainte déposée au consulat, dut continuer seul son voyage, en songeant tristement à ce Lavarède fantôme qu’il n’atteignait que pour le reperdre chaque fois.

– Ne serait-il pas plus simple et moins fatigant, disait-il, qu’il épousât Pénélope?…

Durant le temps que cet artiste en papier timbré arpentait les mers, les îles et les continents de ces régions américaines, l’Alaska naviguait doucement, l’océan Pacifique ayant bien mérité son nom, et emportait nos amis.

L’air iodé et vivifiant, les soins tendres et assidus faisaient merveille, et Lavarède reprenait ses forces de jour en jour.

Dès que sa raison fut revenue, il demanda comment il se trouvait là, à bord d’un navire américain faisant voile vers «Frisco», comme ils disent là-bas. Miss Aurett dut tout avouer; et comme il protestait:

– Permettez, interrompit Murlyton, je ne souffrirais pas que nous soyons vos obligés… Vous nous avez sauvés, vous nous avez nourris; à notre tour, nous en faisons autant. Comme cela, nous ne nous devrons rien, ni les uns ni les autres.

C’était précis et net; mais Armand, à ce moment, échangea avec Aurett un regard expressif qui voulait dire:

– Il se trompe, je vous devrai toujours au moins de la reconnaissance, ne fût-ce que pour la façon si douce dont vous m’avez soigné…

Et la petite miss, énergique et blonde, répondit par un serrement de main qu’on aurait pu traduire ainsi:

– Et moi, je n’oublierai jamais que je vous dois l’honneur, la vie, et aussi une sensation jusqu’alors inconnue à mon cœur.

Bientôt Lavarède se leva.

Le médecin du bord le permit, l’ordonna même, en interdisant tout effort, toute fatigue.

Le jour, il se promenait à l’ombre, appuyé sur Murlyton; le soir, miss Aurett causait ou lisait.

Tous les livres et journaux du salon des passagers de première classe y passèrent. Mais une lecture les égaya plus que toutes les autres. Ce fut celle du Diario de l’Estado de Panama, journal qui avait paru le matin du départ.

Son correspondant de San-José de Costa-Rica rendait compte de «la tentative socialiste» d’un aventurier français qui avait réussi à se faire élire, «à force d’intrigues et de corruptions», président de la République costaricienne.

«Le triomphe de cet usurpateur, concluait l’emphatique Cronista, n’aura pas été de longue durée. Le Ciel lui-même a manifesté son horreur pour cette illégalité: il a suscité une catastrophe, et la vieille terre de Costa-Rica a frémi sur sa base, pour chasser le faux libérateur, qui voulait forger nos chaînes.

«Les pouvoirs publics se sont réunis ensuite, et il a été décrété que cet homme, dont on ne sait même pas le véritable nom, ce criminel (car on ne dissimule son état civil que lorsqu’on est coupable) serait désormais chassé de l’État costaricien, avec défense de porter le nom de «La Bareda!»

– Cela me rappelle, fit Armand avec un rire bien sincère, un drame de Bouchardy, que j’ai vu représenter dans mon enfance, et où un infortuné, comme moi, est «à jamais chassé de Florence, avec défense de porter le nom de Pietro»… Allons, ce sera du moins un souvenir pittoresque de mon voyage… Je pourrai dire: Et moi aussi, j’ai été président d’une république!…

Enfin, le 1er août, à quatre heures du soir, l’Alaska franchit la «Porte d’Or», évolua au milieu des bâtiments de toutes nationalités rangés dans le port de San-Francisco, et vint jeter l’ancre à une encablure du «North Pier».

Un quart d’heure plus tard, la chaloupe du bord déposait sur le quai Lavarède et ses compagnons.

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