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Les cinq sous de Lavarède

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Et il lui enleva… ses chaussures.

Un troisième survint portant une scie, dont il menaçait le col du malheureux. Il lui râpa simplement le dos avec la corde qui sert à tendre la lame.

Bouvreuil ne bronchait plus. Il laissa un autre exécuteur lui barbouiller la figure de blanc et de noir, à l’aide d’une férule de basane.

Après cette opération, les gendarmes le lâchèrent. Il pensa que ses épreuves étaient terminées et fit mine de se lever. Comme s’ils n’eussent attendu que ce mouvement, ses tourmenteurs firent basculer la planchette sur laquelle il était assis, et l’usurier, avec une pirouette des plus réjouissantes, disparut jusqu’au cou dans la cuve remplie de vieille sauce, de noir d’ivoire, de sel, de poivre, de cirage, enfin de tous les ingrédients que le navire avait pu fournir.

Bouvreuil fit un effort héroïque. Se cramponnant aux bords, il tenta de s’échapper. Mais aussitôt le tube d’une pompe foulante fut placé dans la cuve et en fit jaillir le liquide, qui retomba de tous côtés en flots jaunâtres sur la tête du malheureux. En même temps le contenu de nombreux seaux d’eau coula du haut de la hune, où les matelots les avaient tenus en réserve pour compléter ce singulier baptême.

Aveuglé, à demi asphyxié, Bouvreuil hurlant, gesticulant, se débattait avec désespoir sous cette interminable averse.

Un rire fou secouait tous les assistants. Sir Murlyton lui-même s’y abandonnait maintenant. Et la douche tombait toujours. Le docteur du bord encourageait les matelots:

– Allez-y, enfants. C’est un service que vous rendez à cet infortuné. La douche est le traitement normal de l’affection dont il souffre.

Et les marins ne faisaient point la sourde oreille. Mais les forces humaines ont une limite. On riait trop pour faire beaucoup de besogne. Les arroseurs lâchèrent leurs seaux; les gendarmes cessèrent de retenir le patient. Rapide comme la pensée, Bouvreuil profita de la situation. D’un bond, dont ses nombreux clients ne l’eussent point cru capable, il s’élança hors de la cuve et s’enfuit, mais dans quel état!

Ruisselant, tremblotant, ahuri. La figure et les mains d’une couleur indescriptible. Les cheveux versant l’eau. Les vêtements collés au corps. Et avec cela, ivre de colère, menaçant du poing tous ces gens égayés par sa déconvenue. Il courut s’enfermer dans l’entrepôt où Lavarède lui envoya des vêtements de rechange, pris d’ailleurs dans les bagages de Bouvreuil, embarqués dans la cabine au départ.

Cette attention ne calma point l’usurier; car, une heure après, débarbouillé, couvert d’habits secs, il se rencontra avec José, et l’attirant à part:

– Vous disiez, cher monsieur, qu’il est facile de se débarrasser d’un homme en Amérique?

– Tout dépend du prix, répliqua en souriant le rastaquouère. Les braves ne manquent point chez nous.

– Eh bien, nous en reparlerons peut-être.

V. La mer des Antilles

Les derniers jours de la traversée furent des plus calmes. Un seul incident se produisit aux approches de la mer des Antilles. Au loin, à l’horizon, une trombe apparut un soir, au soleil couchant; l’eau, soulevée comme une colonne pélasgienne, rejoignait un gros nuage noir et semblait s’y engouffrer.

Sans être très commun, ce phénomène n’étonne pas outre mesure les navigateurs. Le spectacle est, au surplus, fort curieux, lorsqu’il se produit à distance suffisante pour n’être pas inquiétant.

Le même soir, la nuit venue, la mer devint phosphorescente; des vagues argentées déferlaient le long de la Lorraine, faisant jaillir des millions d’étincelles aux vifs scintillements.

La présence antérieure de la trombe d’eau et des gros nuages disait assez combien l’atmosphère était chargée d’électricité.

Cela amena l’éternelle discussion sur la phosphorescence de l’océan, Lavarède l’attribuant à une cause électrique, Murlyton tenant pour la tradition qui veut que ce phénomène soit produit par des myriades d’animaux d’un ordre spécial. Miss Aurett ne cherchait pas la cause et se contentait d’admirer l’effet, un peu féerique, qui parlait à son âme.

Mais, tandis que ceux-ci élevaient leurs esprits aux spectacles de la nature, d’autres s’abaissaient aux combinaisons humaines les plus viles. Entre Bouvreuil et José, une sorte de pacte était conclu. Le vieux finaud avait mis à profit les quelques jours de traversée. Il avait observé. Et, clairement, il avait vu la sympathie naissante de la jeune Anglaise pour Lavarède.

– Ce gaillard-là, dit-il au Vénézuélien, est capable d’avoir plusieurs cordes à son arc. Si la fortune de son cousin lui échappe, comme cela est plus que probable, par la voie régulière de l’héritage, il trouvera une planche de salut… Les quatre millions reviendront à l’Anglais, puis à sa fille. Et, en se faisant bien voir de celle-ci, il ressaisira par le mariage l’argent qu’il aura perdu… en route.

– Cette petite sera donc bien riche? demanda José, que de telles perspectives dorées émoustillaient déjà.

– Oui… sir Murlyton a une fortune personnelle considérable; vous connaissez les Anglais: pour qu’ils cessent de travailler, il faut qu’ils soient plus qu’à l’aise. Miss Aurett est fille unique. Si aux millions de son père viennent se joindre ceux du voisin Richard, ce sera un parti princier.

– Ce serait grand dommage de le laisser tomber entre les mains de votre ennemi.

Ce disant, José avait son mauvais sourire, le sourire des jours où il «courait à Mazas». Et Bouvreuil lui répondait par un mouvement circonflexe des lèvres qui ne l’embellissait point. Encore ne disaient-ils pas tout, ni l’un ni l’autre.

Mentalement, Bouvreuil pensait:

– Et Pénélope?… que ferait ma Pénélope si je ne lui ramenais pas son infidèle, penaud et repentant, comme je le lui ai promis?

De son côté, don José entrevoyait un horizon de repos après les orages de la vie aventureuse, avec les millions de l’Anglaise pour capitonner ses vieux jours, avec son joli sourire frais pour en dissiper l’amertume. Brusquement le dialogue muet cessa. Les deux hommes s’étaient compris.

– Donnant, donnant… comme toujours, fit l’Américain. Je vous aiderai à empêcher ce Lavarède de réussir dans sa folle entreprise; mais, en revanche, vous m’aiderez à obtenir la main de miss Aurett.

– C’est entendu… et ce traité-là n’a pas besoin d’être signé.

– Non, entre honnêtes gens.

– Et puis notre intérêt étant le même…

– Parfaitement exact.

Au fond de son idée, tout à fait au fond, dans un coin caché de derrière la tête, don José ne se souciait que subsidiairement de la main de la blonde enfant. C’était la fortune qui seule le tentait.

Gouverneur de Cambo, de Bambo ou de Tambo, préfectures diverses qui lui étaient offertes, c’était très joli assurément, c’était même flatteur, et, jusqu’à un certain point, productif. Mais n’était-ce point un sort précaire? L’inamovibilité des fonctionnaires n’est point décrétée dans les républiques hispano-américaines. Encore moins celle des traitements. Et la révolution chronique qui n’était encore que semestrielle, pouvait bien devenir trimestrielle. Les partis vaincus y avaient songé plusieurs fois.

Avec ça, le Trésor était à sec. Les appointements se soldaient avec des retards sensibles. Un beau jour, la bascule politique n’avait qu’à jouer avant le versement financier!…

Tout cela bien pesé, un bon mariage paraissait plus solide. Don José était jeune encore; son titre dans le pays vers lequel on naviguait était de nature à flatter l’amour-propre d’une jeune personne; les moyens de séduction honorables ne manquaient pas. Rien ne serait aisé comme de compromettre miss Aurett et de rendre l’union nécessaire.

Le plus pressé était de se lier petit à petit, pendant les derniers jours, avec sir Murlyton, et c’est à quoi tendirent les efforts del señor Miraflor. Bouvreuil l’y aida de son mieux. Ses regards même devinrent moins féroces lorsqu’ils croisaient ceux de Lavarède. Si bien que celui-ci put penser que l’antipathie de son propriétaire et créancier s’était séchée en même temps que ses habits. Il se trompait. Bouvreuil lui ménageait un tour de sa façon.

– Mon cher ami, dit-il à don José, ici, à bord de la Lorraine, ce coquin m’a pris mon nom. Il est, lui, Bouvreuil, homme considéré; et je suis, moi, Lavarède, être sans importance, à moitié fou, la risée de l’équipage. Soit… patientons encore quelques heures. Bientôt nous débarquerons à Colon… Et là, je profiterai de la situation qui est faite à bord à Lavarède et à Bouvreuil.

– Que voulez-vous dire?

– Ceci simplement: M. Bouvreuil est un personnage. Eh bien, une fois à terre, je redeviens moi, je redeviens Bouvreuil, ce qui m’est facile, puisque j’ai tous mes papiers et que nous trouverons là des autorités régulières.

– C’est certain… Et puis?

– Et puis Lavarède n’est plus qu’une sorte de colis que l’on va rapatrier par charité, – ou par force, à son choix. Tous les officiers de la Lorraine, les matelots eux-mêmes, en témoigneront… Rien ne sera plus facile que d’obtenir du consul français l’ordre de rapatriement dont il a été question devant moi aux îles Açores.

– Je comprends… Avec le commandant, je m’entremets pour demander cette pièce, et, une fois qu’elle sera signée, c’est le véritable Lavarède qu’on va saisir et embarquer.

– Voilà!… Son tour du monde n’aura pas été long.

La combinaison était excellente en effet. Par sa simplicité même, elle avait chance de réussite. Le malheur est que Lavarède n’était point un naïf, et qu’en se rapprochant de la terre américaine il sentait bien que son paradis allait finir et son enfer commencer. Très sincèrement, il s’en était ouvert à miss Aurett, qui lui demandait en riant comment il allait se tirer de la plus prochaine étape.

– Vous pensez bien, mademoiselle, que je vais quitter le personnage dont je me suis affublé pour la traversée. Je n’aurais pas plus tôt mis le pied à terre à Colon que de sérieux obstacles m’arrêteraient.

 

– Alors que comptez-vous faire?

– Je n’en sais rien encore; mais je suis bien résolu à ne pas attendre ce point pour débarquer.

À l’escale que fit la Lorraine à la Guadeloupe, rien ne fut encore changé: nos personnages s’observaient.

Lavarède, pour mieux tromper son monde, se contenta de raconter quelques détails sur les récifs de coraux qui augmentent d’année en année, particulièrement sur le littoral de la Grande Terre. Il avait un souvenir sur Marie-Galante, une anecdote sur la Désirade. Toutes les îles y passaient: Saint-Barthélemy, que la Suède nous a rendue en 1878; Saint-Martin, que nous partageons avec les Hollandais.

Il faisait remarquer les Grands Mornes, desquels se détache la Soufrière, et son panache de fumée; il indiquait la vallée de la Rivière des Goyaves, et rappelait volontiers un incident du tremblement de terre qui détruisit, en 1843, la Pointe-à-Pitre en une seule minute, – 70 secondes, disent les auteurs très précis.

En un mot, rien dans son allure, dans sa conversation, ne décelait sa préoccupation. Il ne mit même pas pied à terre.

Ce fut seulement à la Martinique, où le bateau relâchait pendant près d’une journée, qu’il fit comme la plupart des passagers. Il descendit à Fort-de-France. Quant à Bouvreuil, il resta consigné encore.

– Est-ce adieu qu’il faut vous dire? interrogea miss Aurett.

– Non pas, mademoiselle… Ne dois-je point, d’ailleurs, permettre à votre père d’accomplir sa mission?

– Les difficultés ne vous découragent donc pas?

– Elles m’excitent, au contraire… Nous sommes ici en terre française, et, ma foi, je vais chercher un moyen de continuer mon tour du monde, sans sortir des clauses qui me sont imposées.

C’était très simple à dire, mais moins simple à exécuter. Il connaissait la colonie, l’ayant habitée pendant l’un de ses voyages. Il se dirigea vers la place de la Savane, se donnant plutôt un but de promenade machinale, afin de laisser aller sa pensée.

Et il songeait:

– Voyons… que faire? Si je continue la traversée sur la Lorraine, nous allons trouver les escales du Vénézuela et de la Colombie avant d’arriver à l’isthme. De ces côtés, les routes sont à peu près nulles; même les messageries se font à dos de mulet… Je perdrai donc par là un temps précieux. Et puis, comment m’y prendre pour vivre! Si, sans quitter l’île, je poussais jusqu’à Saint-Pierre, je trouverais là un navire pour l’Amérique du Nord… À Saint-Thomas, je rencontrerais ceux qui font le service des Antilles et du Mexique… Cela m’avancerait toujours… Oui, mais comment m’y prendre pour solder mon passage? Allons, ce n’est vraiment pas commode. Dans quelques heures, la Lorraine reprend la mer; il faut que d’ici là…

Comme il faisait le tour de la statue élevée à l’impératrice Joséphine, il aperçut quelqu’un qui le regardait.

– Lavarède?… Est-ce bien toi?

– Moi-même.

Et il dévisagea le nouveau venu, qu’il reconnut presque aussitôt. C’était un camarade de collège.

– Que diable fais-tu ici? demanda Armand.

– Je vais te le dire, mais je te ferai ensuite la même question. Je suis attaché à la personne du gouverneur depuis peu.

– Donc, te voilà créole.

– Non pas… immigrant, puisque je ne suis pas natif de la colonie. À toi, maintenant.

– Je suis de passage seulement, et je viens respirer l’air de la ville pendant l’escale de notre transatlantique.

Une absinthe au lait de noix de coco fut vite offerte, et la conversation s’engagea. Armand demanda des nouvelles de quelques amis de jeunesse et d’autres qu’il avait connus jadis aux Petites Antilles:

– Georget?…

– Mort, piqué par une vipère fer de lance, sur les bords du Lamantin.

– Dramane?…

– Atteint de la fièvre jaune à la Pointe-du-Diable, dans la presqu’île de Caravelle.

– Subit?…

– En villégiature au ravin des Pitons ou à la source d’Absalon, où il prend les eaux pour se guérir d’anciennes blessures.

– Jordan?…

– Émigré dans une des dix-huit républiques hispano-américaines. Aux dernières nouvelles, l’ami Jordan, décavé à la suite des folies de jeunesse, était parti pour Caracas, ayant réalisé ses dix derniers mille francs.

Au surplus, un commis de l’ordonnateur, nom d’un des fonctionnaires, le connaissait. C’était à deux pas; on y alla. Un type que ce commis. Créole, correspondant des sociétés savantes et un tantinet prétentieux. Cela se remarquait dès les premiers mots.

– Je voudrais savoir ce qu’est devenu notre ami Jordan, qui habitait autrefois la Martinique, dit très courtoisement Lavarède.

– Vous voulez dire, objecta l’érudit, qui habitait la Madinine.

– Le nom créole, sans doute?

– Non, monsieur, le véritable nom de l’île, celui que les aborigènes lui avaient donné.

– Ah! bien… Mais je ne sais pas le caraïbe, moi.

– Vous voulez dire le caribe, car l’autre mot en est la corruption française. Les Anglais, obéissant mieux à la tradition orale, écrivent caribbee: ils ont raison.

Lavarède ne voulait pas discuter avec ce puits de connaissances locales, il revint aussitôt à Jordan.

– M. Jordan s’est établi à Caracas, où il a fondé le Bazar français.

– Un bazar… tout à treize.

– Monsieur est sans doute Parisien, fit gravement le commis. Le Bazar est, dans l’État vénézuélien, quelque chose comme le Louvre ou le Bon Marché, agrémentés du Temple et des Halles centrales… On y vend de tout, on y trouve de tout.

– Même des pianos?

– Oui, monsieur, et des pommes de terre au besoin. C’est nous qui le fournissons de sucre.

– De sucre et de café?

– Hélas non! L’île ne produit plus assez à présent ni en café, ni surtout en coton, mais nous tenons le premier rang pour la canne à sucre et le tafia.

– J’en suis enchanté pour la Marti… pardon, pour la Madinine… Mais je suis plus enchanté encore pour notre copain Jordan.

– Certes, vous pouvez l’être! Son capital a été décuplé. Il va en France tous les deux ans pour faire ses achats et pour éviter l’anémie, qui atteint ici les Européens qui ne quittent pas ces parages. Et même il a dû fonder diverses succursales à Bolivar, à Sabanilla, à Bogota, dans les grands centres de la Nouvelle-Grenade, ou (pour parler plus moderne) dans les capitales des États-Unis de la Colombie-Grenadine; il a poussé, je crois, jusque dans les républiques de l’Ecuador et de la Bolivie. Mais son centre principal, la maison mère, comme il dit plaisamment, est resté à Caracas.

– Le voyez-vous quelquefois?

– Oui… mais jamais dans l’hivernage, c’est-à-dire de juillet à octobre. Il vient revoir la France ici, pendant la saison fraîche, où il n’y a jamais d’ouragan.

Après quelques remerciements et politesses, on prit congé. Le temps avait passé; le secrétaire du gouverneur reconduisit Lavarède au bateau. Là, tout était bouleversé: il y avait eu un raz de marée.

Ce phénomène bizarre est assez commun dans ces parages, mais il n’en est pas plus expliqué pour cela. En plein calme, sans que les flots soient agités au large, de longues houles se produisent, s’accentuant de plus en plus à mesure qu’elles s’approchent du rivage, si bien que, sur la côte, la mer est furieuse et comme démontée. Heureusement, le port de Fort-de-France est sûr, c’est le mieux abrité des Antilles, en sorte que les effets de ce raz ne furent point funestes à la Lorraine.

– Bonheur encore que nous n’ayons pas vu le cyclone, dit un des matelots; ça ravagerait tout, les maisons et les bateaux.

– Ces cyclones sont donc bien terribles? fit miss Aurett.

– Certes, répondit sir Murlyton, et ils sont particuliers à la Carribean sea, – le nom que les Anglais donnent à la mer des Antilles.

Pendant que le navire dérapait, un officier du bord en rappela quelques-uns dont la Martinique eut fort à souffrir: celui du 10 octobre 1780, qu’on appelle encore le «grand ouragan», celui du 26 août 1825, et celui du 4 septembre 1883, où la ville de Saint-Pierre fut à demi détruite et vingt navires perdus dans le port. On était silencieux. Cela se comprend: l’évocation de tels désastres n’est pas pour que l’on rie.

Quelques instants après, Lavarède, seul sur le pont, regardant la côte qui approchait, restait pensif. À peine interrogea-t-il le second.

– La première escale est bien la Guayra?

– Oui; ensuite Porto-Cabello, encore en Vénézuela; ensuite Savanilla, en Colombie; mais, à l’aller, nous ne nous arrêtons guère sur ces points que pour le service de la poste. Au retour, nous restons plus longtemps, à cause des chargements pour l’Europe.

La Lorraine continua sa route. Lavarède ne parut point à table. Il était malade, disait-on.

Le lendemain, sir Murlyton le fit demander. Bouvreuil et don José le cherchèrent eux-mêmes partout. Ils ne le trouvèrent point. Lavarède avait disparu. Tout le monde était inquiet, sauf miss Aurett, qui seule paraissait conserver son sang-froid britannique.

VI. Sur la terre américaine

On le devine sans peine, la disparition de Lavarède fut un gros événement à bord de la Lorraine. Un instant on le crut tombé en mer. Mais sir Murlyton alla parler au commandant après l’escale de Sabanilla, et il le rassura. Il avait trouvé dans sa cabine un mot du voyageur ainsi conçu:

«Dans huit ou dix jours, attendez-moi à Colon, à Isthmus’s Hotel, où je vous rejoindrai sans doute. Je ne vois aucun inconvénient à ce que l’infortuné Bouvreuil réintègre son nom et sa cabine, maintenant que je ne navigue plus avec lui; mais je vous saurai gré d’attendre la prochaine relâche de la Lorraine pour dire la vérité.

Mes hommages à miss.

«Ever yours.

«Armand Lavarède,

«Millionnaire de l’avenir.»

L’Anglais se conforma à ces instructions. Il était vraisemblable qu’Armand était descendu à la Guayra, le port de Caracas en Vénézuela, dont il n’est séparé que par moins de cinq lieues.

L’identité de Bouvreuil, constatée par ses papiers, fut attestée par sir Murlyton et par le passager d’illustre marque don José Miraflorès y Courramazas. On se confondit en excuses, mais ces regrets ne furent que superficiels; car les officiers du bord avaient un faible pour le joyeux aventurier disparu dans l’Amérique du Sud. Et, malgré eux, ils se montrèrent froids et réservés avec l’individu qui leur avait donné tant de tablature pendant la traversée. Il n’en reprit pas moins possession de son rang de passager de première classe. Et le voyage finit pour lui mieux qu’il n’avait commencé.

Mais un doute singulier, un mystère étrange subsista pendant les derniers jours, et l’on parle encore, à bord des transatlantiques, de cette bizarre substitution, qui n’a jamais été complètement expliquée.

Ces événements avaient nécessairement rapproché les quatre passagers qui connaissaient Lavarède.

Don José en profita pour tracer quelques parallèles, exécuter quelques travaux d’approche, afin d’avancer le siège de la petite aux millions.

Ce fut en pure perte. La jeune perle de la Grande-Bretagne demeurait inabordable, tels les carrés de l’infanterie anglaise à Waterloo. Bouvreuil, de son côté, cherchait à déconsidérer l’absent dans l’esprit de sir Murlyton.

– C’est un bohème sans consistance, sans position, sans fortune, disait-il.

– À moins, objectait le rival impassible, qu’il ne gagne dans un an les quatre millions du cousin Richard.

Un haussement d’épaules fut la seule réponse du propriétaire irrité. C’était fort invraisemblable, en effet.

La Lorraine parvint à Colon sans encombre, et, une fois à terre, chacun reprit ses occupations personnelles.

Froidement, mathématiquement, sir Murlyton et miss Aurett descendirent à Isthmus’s Hotel, maison anglaise tenue avec le confortable cher aux insulaires, – d’autant plus cher ici qu’il y coûte les yeux de la tête, Bouvreuil les y suivit. C’était conforme d’ailleurs à son programme du départ: «Article 3, descendre de préférence dans les hôtels anglais.» Au surplus, il n’oubliait pas ce qu’il était venu faire dans l’isthme: représentant d’un groupe important de porteurs de titres, il voulait voir l’état réel des travaux, et se rendre compte par lui-même de la possibilité ou de l’impossibilité d’aboutir, dans un temps donné, à un résultat définitif.

Il avait un rapport à faire, et, pour commencer, il prit le chemin de fer, qu’il parcourut dans toute sa longueur de Colon à Panama, puis de Panama à Colon, espérant qu’il verrait quelque chose d’utile, – voyage très court d’ailleurs, puisque la distance est inférieure à celle de Paris à Montereau. Il fallait d’autres yeux que les siens pour cela, des connaissances spéciales qu’il n’avait point. Il crut très malin de s’aboucher avec des Français qu’il supposait heureux de se rencontrer en ces lointains parages avec un compatriote. Il n’en trouva point d’assez naïf, ou d’assez bavard, pour s’ouvrir à lui, tout futé, tout madré qu’il fût. Il attendit une occasion que sa bonne étoile devait lui envoyer.

 

Mais, entre temps, il écrivit à sa fille, à sa Pénélope, pour lui dire que Lavarède était invisible et introuvable.

«Errant dans une république quelconque du Sud, et séparé de toute communication régulière par la double chaîne des Cordillères des Andes, il en a pour plusieurs mois avant d’arriver dans un pays où les relations soient aisées et les chemins civilisés, pour ainsi dire. Tu peux être tranquille. L’original de tes rêves ne réussira pas dans sa sotte entreprise. Je ne lui souhaite qu’une chose, c’est de ne pas s’enliser dans la lagune de Maracaïbo, de ne pas se perdre dans les marécages de la Magdalena, ou de ne pas tomber du haut des 5400 mètres du Tolima, s’il tente de se rapprocher de Panama (ne t’étonnes pas si ton père est devenu si fort en géographie, c’est un ingénieur de l’isthme qui m’a donné ce renseignement).

«Nécessairement, c’est de ce côté-ci qu’il doit revenir, car c’est d’ici seulement que partent les navires dans toutes les directions du monde. Il est assez fou pour essayer de continuer sa route; mais, avant qu’il s’y hasarde, je soulèverai quelques obstacles qui viendront se joindre au plus dangereux de tous, le temps. En effet, les semaines passent, elles deviennent des mois; et ton bel Armand sera bien heureux, lorsque sonnera la date fixée, de retrouver la fille au papa Bouvreuil.»

Quant à don José, il était à remarquer qu’une fois débarqué, il avait éteint sa morgue castillane et semblait vouloir se faire tout petit, afin de passer inaperçu. C’est qu’à Colon on était dans l’État de Panama, l’un de ceux qui forment les États-Unis de Colombie. Et l’aventurier ne tenait pas à se faire remarquer des autorités colombiennes.

Il disparut même complètement pendant deux jours, sans que ses compagnons pussent s’expliquer cette éclipse. Nous qui savons tout, rien ne nous empêche de le dire. Don José, en réalité fils d’un Guaymie, issu de quelque péon indien misérable, était allé jusqu’à Miraflorès, petit bourg situé sur le versant du massif montagneux qui regarde l’océan Pacifique. Là, il avait embrassé sa bonne femme de mère, travaillant à quelque bas emploi dans une exploitation agricole, une cafetale ou hacienda de café. Bon fils, tout au moins, il lui avait laissé quelques piastres, lui en promettant davantage lorsqu’il occuperait son poste de préfet de Cambo.

Voilà donc précisée la nationalité jusqu’ici indécise de ce rastaquouère. Miraflorès était le nom de son village natal. D’origine, il était donc Colombien. Mais ses aventures, qui en avaient fait successivement un Vénézuélien, puis un Guatémaltèque, l’avaient définitivement établi Costaricien. Là, seulement, il s’était prononcé pour l’un des prétendants à la présidence et s’était attaché à sa fortune. Nous avons vu que, pour le moment, José avait bien fait.

Lorsqu’il reparut à Colon, ce fut pour annoncer son départ immédiat.

Par la voie de terre, cela ne lui semblait ni sûr, ni rapide. Des navires de commerce partent constamment pour Limon, le port de Costa-Rica sur l’Atlantique, comme Puntarena est celui du Pacifique. Un chemin de fer isthmique les relie, du reste, l’un à l’autre, depuis quelques années. José retrouva son emphase habituelle pour faire ses adieux à la famille Murlyton.

– Ce n’est point adieu, miss, que je vous dis, mais au revoir. Je vais prendre possession du gouvernement que me confie la nation (185 000 habitants, en y comprenant les Indiens!…), et j’espère vous y revoir et vous y recevoir… Quand le soleil a vu la rose de l’Angleterre, c’est elle désormais qui lui envoie ses rayons. Il n’a plus qu’à s’éteindre devant la beauté blonde et pure!

Le compliment, qui laissa froide «la rose d’Angleterre», enthousiasma Bouvreuil. Il dit à son complice, en l’accompagnant sur le port:

– Quoi qu’il arrive, j’amènerai sir Murlyton à prendre la route de terre.

– On pourrait lui faire savoir que Lavarède est dans l’État de Costa-Rica, dans une ville que je désignerai.

– Oui, ce moyen peut-être…

– J’enverrai des relais de mulets jusqu’à la frontière et, en passant par la Sierra, je me charge du reste!

Bouvreuil, redoutant quand même un retour offensif de Lavarède, n’était pas fâché de se conserver l’aide de José. Cela lui assurait au moins que les millions personnels de la «rose» très dorée n’iraient pas à lui, comme compensation de l’héritage du cousin. Ça valait encore mieux que de faire assassiner son futur gendre.

Cependant la semaine s’écoulait. Le délai fixé par Lavarède approchait, et l’on n’entendait pas encore parler de lui. Bouvreuil se montrait enchanté; il avait fini par faire la connaissance d’un certain Gérolans, conducteur de travaux, qui lui indiquait un tas de choses peu connues sur le pays, et qu’il appelait «Monsieur l’Ingénieur», gros comme le bras.

Sir Murlyton et miss Aurett demeuraient calmes et tranquilles. Ils occupaient leur temps à des promenades dans la direction opposée aux marais et évitaient de sortir pendant les heures torrides de la journée. Car le climat de Colon est insalubre, justement à cause de la chaleur humide qui y règne et des marécages qui environnent la ville. Mais, quand ils eurent fait trois fois le tour de la statue de Christophe Colomb, – Colon en espagnol, – ils eurent bien vite connu cette petite cité, qu’un criminel incendiaire détruisit en partie en 1885. Colon fut élevé seulement en 1849, lorsqu’on parla du chemin de fer interocéanique, qui précéda le percement du canal.

– À l’origine même, expliqua Gérolans, la ville fut appelée «Aspinwall», dénomination que préfèrent les Américains du Nord, – du nom de leur compatriote, l’un des financiers des États-Unis qui contribuèrent à l’ouverture de la voie. Aspinwall choisit pour l’emplacement de la cité, tête de ligne, la petite île de Manzanilla, ainsi qualifiée à cause des mancenilliers qui y croissaient autrefois. Au début, Stephens, Baldwin, Hugues, Totten préféraient un point plus à l’ouest dans la baie de Limon; mais l’avis de Tautwine prévalut: la profondeur des eaux est plus considérable au bord de l’îlot, et l’on se décida. Seulement, il fallut construire un terre-plein pour relier Manzanilla à la terre ferme et consolider la chaussée qui traverse les marais fangeux de Mindi. Enfin, en 1855, le chemin de fer fonctionna d’un océan à l’autre.

Nos amis en étaient là de leur instruction locale, lorsque Lavarède reparut, au grand désespoir de Bouvreuil, à la joie de miss Aurett, partagée à un degré moindre par l’impassible Murlyton.

– Dites, fit ce dernier, comment vous avez vécu ces jours passés.

– Venez d’abord avec moi jusqu’au port; et montons sur la Maria-de-la-Sierra-Blanca, le navire qui vient de m’amener. Devant témoins, je vous ferai le récit de mon odyssée, fort simple d’ailleurs.

Quelques minutes après, Lavarède commença:

– À la Guayra, nous avons abordé la nuit déjà venue. J’en ai profité pour revenir à terre avec le bateau de la santé, qui m’a pris pour un déserteur de l’équipage. Comme, dans toutes les républiques du Sud, on manque d’habitants, et surtout de spécialistes, on accueille fort bien les Européens qui passent par là avec armes et bagages. Si cela se fait un peu moins en Vénézuela, je ne vous apprends rien en vous rappelant que le Paraguay, l’Argentine, etc., attirent à eux les émigrants du vieux monde par tous les moyens, avouables et inavouables. Me voilà donc reçu à la Guayra, et même nourri. Le soir, je m’informai du chemin de Caracas, vingt kilomètres à peine… Je me mis en route et j’arrivai le matin à la ville.

– Que diable y alliez-vous faire?

– J’avais mon idée… Je me fis indiquer le Bazar français et me présentai à mon ancien ami Jordan, devenu l’un des plus gros négociants de la région. Je lui exposai mon cas. Il en rit beaucoup et promit de m’aider, ce qui lui était bien facile, comme vous l’allez voir.

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