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Les cinq sous de Lavarède

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Enfin, un commissaire de police survint qui, après interrogatoire, se laissa fléchir.

Il demanda par dépêche à Paris des renseignements sur l’inculpé.

«Gros propriétaire, financier considérable.»

Telle fut la réponse.

Au nom des porteurs d’actions du Panama, Bouvreuil fut à la fin relaxé, non sans qu’on lui infligeât une forte amende. Encore ne put-il échapper au procès et à la mise en jugement, c’est-à-dire à une grosse perte de temps, qu’en versant une somme considérable dans les caisses de bienfaisance de la ville. Après quoi, s’étant informé, il avait pris le chemin de fer du Midi, afin de retrouver la Lorraine à son escale de Santander. En résumé, transports, amendes, procès-verbaux, versements, voyages, etc., le tout lui revenait à plus de trois mille francs.

C’était salé.

Et plus Lavarède riait en écoutant ce récit lamentable, plus Bouvreuil s’emportait. Plus il s’emportait, plus il donnait raison à la lugubre fumisterie de son ennemi, plus il avait l’air d’un aliéné. Même il finit par proférer de telles imprécations que sir Murlyton lui lança un coup de poing, un de ces coups de poing anglais à assommer un homme.

– Il a parlé en termes inconvenants devant ma fille… C’était trop shocking.

Mais Bouvreuil, qui avait croulé à terre sous la secousse, n’en revenait pas.

– Oh! disait-il gravement, assis sur son derrière, lui aussi il est contre moi!… Lui que je croyais mon allié… Mais ce Lavarède c’est donc le diable!…

– Bon diable, en tout cas, répondit miss Aurett, car il s’occupe de vous avec un officier du bord.

– De moi!… Grand Dieu!… Qu’est-ce qu’il va encore faire?…

Et il se releva prestement.

En effet, Lavarède et le second avaient été présenter une requête au commandant.

La Lorraine était en route, on ne pouvait vraiment pas jeter ce pauvre fou à l’eau. Ils demandaient qu’on le gardât à bord. On le ferait coucher à l’infirmerie, par mesure de prudence, en cas de crise; et on le ferait manger avec les matelots. Pour l’utiliser, il donnerait un coup de main aux chauffeurs; il y a bien toujours une pelle disponible dans la soute aux charbons.

En apprenant, par Lavarède froidement gouailleur, le sort qui lui était destiné, Bouvreuil entra dans une colère extrême.

– Allons, bon! dit le second, voilà que ça le reprend.

– Mais, criait le malheureux, je ne veux pas être traité en passager indigent. Je suis Bouvreuil et j’ai de l’argent!

Ce disant, il brandissait un portefeuille.

– Votre portefeuille, sans doute? dit un marin à Lavarède… Nous allons le lui reprendre.

Armand l’arrêta.

– Non, dit-il, laissez-le-lui un peu, puisqu’il y tient; cela occasionnerait encore un accès… Constatez seulement que mon ticket est bien là.

Miss Aurett et sir Murlyton eurent un geste de satisfaction. Lavarède mystifiait son adversaire, mais il ne le volait pas.

Il faut sept jours pour aller de Santander aux îles Açores. Le pauvre Bouvreuil n’eut pas la force de passer une semaine à faire le métier de chauffeur. Il avait essayé de protester d’abord. Rien n’y fit. Il dut prendre son mal en patience. Mais avant le troisième jour, il était fourbu, éreinté, et n’avait même plus la force de se plaindre. Il n’articulait plus que de faibles gémissements, lorsqu’il était en présence d’un officier.

Grâce à un pourboire généreux octroyé aux mariniers de la chambre de chauffe, on ne lui donnait aucune besogne. Il restait étendu sur les tas de charbon. Seulement, l’atmosphère surchauffée de cette partie du navire surprenait ses poumons qui n’y étaient point habitués. Et il demanda à ne plus descendre aux machines. Ce fut Lavarède, à qui il lançait toujours des regards furibonds lorsqu’il l’apercevait, qui intercéda auprès du second, afin que son malheureux propriétaire restât à l’infirmerie et obtînt même la permission de prendre un peu l’air sur le pont.

– Sur le pont, soit, dit l’officier, mais jamais à l’arrière avec les passagers. Qu’il se tienne à l’avant avec l’équipage. Là, nos hommes auront l’œil sur lui.

C’était trop de satisfaction pour Lavarède. Aussi s’avisa-t-il d’un argument topique pour que sa victime ne descendit plus se faire cuire, toute vivante, devant les chaudières du paquebot. Il argua qu’un homme sujet à des accès de folie était un danger pour la sécurité des passagers: il lui suffirait de tourner de travers un bouton quelconque pour causer un accident à la machine.

Le raisonnement était bon. L’officier du bord s’en rendit compte. Mais, songeant aussi à sa responsabilité, il eut une idée qu’il jugeait meilleure.

– Je vais le faire mettre aux fers jusqu’à la prochaine escale, et nous le déposerons aux Açores; là, les gendarmes portugais le conduiront au consul français qui réside à Bonte-del-Gado, dans l’île San-Miguel; il se chargera de le rapatrier.

La seconde partie du projet était trop utile à notre ami pour qu’il ne s’en contentât pas. Il insista pour que Bouvreuil fût laissé en liberté, toujours mêlé à l’équipage, et n’ayant pas le droit de dépasser l’avant du navire.

– Allons, soit, dit le second… on ne le mettra pas aux fers tout de suite, mais je vais le faire surveiller par un de mes mathurins… Et à la moindre incartade il y passera!

Bouvreuil fut informé de tout. Et, comme la raison du plus fort est toujours la meilleure et qu’il se sentait bien le plus faible, il s’inclina, rongeant son frein. – Mais on se fait une idée de ce qui s’amassait de haine en son cœur, en voyant monsieur Lavarède mollement étendu, éventé avec le panka par l’Indien de service, un des domestiques des cabines de première classe, traité comme passager de marque, – tandis que lui, qui avait payé pour l’autre, en était réduit à un traitement d’indigent ou d’homme du bord.

Inversement, d’ailleurs, Lavarède goûtait ce confortable avec d’autant plus de plaisir. Le voyage commençait bien. Il était déjà en plein Atlantique, et n’avait pas encore trébuché, quelles qu’eussent été les difficultés soulevées.

Sir Murlyton se plaisait à le reconnaître. Mais, tenace comme ceux de sa nation, et sachant bien la force de l’argent, appréciant par conséquent la faiblesse de ceux qui n’en ont pas, il attendait patiemment le premier accroc fait aux conditions du testament pour le constater aussitôt et faire valoir alors son droit aux quatre millions.

Le 4 avril, la Lorraine se trouva en vue de Flora, la première des îles où font escale les paquebots-poste français de la Compagnie Générale Transatlantique; mais elle ne s’y arrêtait que par exception, le voyageur que l’on y devait prendre étant gouverneur de district, haut fonctionnaire d’un État de l’Amérique centrale. C’est ce que le second apprit à Armand, qui lui demandait combien de temps on allait stopper là.

– Ces merveilleux coins de terre, dit le Français à miss Aurett, sont des plus beaux qui soient au monde, des plus beaux et des meilleurs; par un privilège exceptionnel, l’archipel des Autours, en portugais Açor, n’a pas d’animaux venimeux; une légende locale veut même qu’ils ne puissent pas s’y acclimater. Mais, comme dit le géographe Vivien de Saint-Martin, il serait peut-être imprudent d’en faire l’expérience.

Lavarède, en disant cela, avait fait sourire la jeune Anglaise.

– Continuez, je vous prie, dit-elle.

– Que je continue ma conférence? Soit, mais efforçons-nous de la faire amusante et instructive. Vous remarquerez, mademoiselle, que la population, qui dépasse 260 000 habitants pour les neuf îles, San-Miguel, Terceira, Piro, Fayal, San-Jorge, Graciosa, Florès, Santa-Maria et Corvo, est presque blanche, plus blanche en tout cas que celle de la province d’Algarve, au sud du Portugal, avec de superbes cheveux noirs. Les Açoréens, pour la plupart beaux et bien faits, leurs femmes renommées pour leur fécondité, se ressentent des trois éléments qui ont concouru au peuplement des îles, dites «africaines», comme Madère, les Canaries et celles du Cap-Vert, bien qu’elles soient plus rapprochées du continent européen que de la terre d’Afrique. Ces trois éléments, fondus depuis des siècles, sont les cultivateurs, Maures d’origine, les conquérants portugais, venus au milieu du XVe siècle, et – ce qui est moins connu – les colons flamands, envoyés peu après par la mère de Charles le Téméraire, la duchesse Isabeau de Bourgogne, à qui son frère, le roi Édouard, avait fait don de ces îles, nouvellement acquises alors à la couronne portugaise. À cause de cela, elles portèrent même le nom d’Îles Flamandes durant le temps qu’elles furent gouvernées par un gentilhomme de Bruges, Jacques Hurter; mais cela prit bientôt fin, et les Açores suivirent les destinées du Portugal, premier possesseur, mais non pas premier explorateur, car l’archipel est décrit sur des cartes italiennes du XVIe siècle, notamment celle du Portulan médicéen.

Miss Aurett prenait plaisir à écouter ces choses racontées par Lavarède, dont la mémoire était admirablement meublée. Cela occupait les derniers instants avant l’arrêt de la Lorraine. Une foule nombreuse de curieux attendait le navire; car nos bateaux ne font pas d’escale régulière aux Açores. Les services se font à Madère, ou, pour la direction de Dakar, au Sénégal, aux îles du Cap-Vert. Mais, cette fois, il s’agissait, comme nous l’avons déjà dit de recevoir à bord un personnage important, et l’exception était justifiée.

L’arrivée de don José de Courramazas y Miraflor était un événement dans l’île. Petit, sec, noiraud, olivâtre, don José était le cousin à la mode d’Estrémadure d’une parente du gobernador de San-Miguel. Était-ce bien une parente? La Lorraine ne stationna pas assez longtemps dans l’archipel pour que nous pussions résoudre le problème: en tout cas, c’était une belle personne, qui gouvernait la maison – et le gouverneur avec son cousin avait peut-être été Colombien de naissance; mais, à la suite de certains voyages d’aventures, il s’était senti la vocation de devenir citoyen du Venezuela et, de temps en temps, de Costa-Rica.

 

Dans sa nouvelle patrie, il avait pris le parti d’un général dont le nom nous échappe, compétiteur d’un médecin dont le nom importe peu. À la suite de la révolution annuelle, motivée par le pronunciamiento semestriel, qui réussit une fois sur deux, les amis du général ayant été battus, don José avait dû s’embarquer pour l’Europe.

Et, comme tout bon rastaquouère, il était venu à Paris d’abord. Ce qu’il y fit, nous le saurons plus tard, bientôt peut-être. Ensuite, il se souvint qu’il avait de la famille, une cousine ambitieuse. Il la chercha et la découvrit «parente» du gouverneur des Açores. C’est auprès d’elle qu’il vint se reposer et attendre des jours meilleurs.

Ces jours arrivèrent. Le pronunciamiento chronique eut lieu à sa date. Les partisans du médecin prirent à leur tour les paquebots pour l’Europe et l’Amérique du Nord. Et les amis du général les remplacèrent dans les emplois bien rétribués. C’est à chacun son tour, – dans les républiques du centre et du sud de l’Amérique.

Don José de Courramazas y Miraflor reçut, pour sa part, l’équivalent d’une préfecture. Il fut nommé gouverneur de Cambo, et télégraphia au représentant de sa nation à Paris pour retenir son passage à bord du premier transatlantique en partance, à l’effet de rejoindre son poste.

Ce représentant à Paris ne change jamais, quelle que soit l’issue de la révolution annuelle. On a pensé que c’était mieux ainsi, qu’il serait plus au courant. C’est sagement raisonner. Car, à force de voir arriver et partir, pour repartir et revenir, les gouverneurs, sous-gouverneurs et autres fonctionnaires civils et militaires faisant la navette, cet Américain possède à fond les itinéraires, et est devenu très expert en l’art des voyages. Ainsi, si immédiatement après avoir reçu la dépêche de don José, il n’avait retenu son passage sur le premier transatlantique partant le 26 de Bordeaux, M. le futur gobernador de Cambo aurait été obligé d’aller d’abord des Açores à Madère sur un méchant petit bateau de commerce.

Là, il aurait vu le paquebot-poste français des Messageries allant au Sénégal et au Brésil, mais vu seulement; car c’est à Madère que se fait par traité le transbordement pour les plis, les colis et les passagers avec les paquebots de la Steam Florida Circus and Liberia Company, société américaine dont le siège est à Tallahassee, dans la Floride.

Don José n’eût même pas voyagé une heure sur un bateau français; il fût monté, en quittant son caboteur quelconque, sur un paquebot des États-Unis, où l’on n’a aucun respect, aucun égard pour les fonctionnaires des petites républiques hispano-américaines. On les voit trop souvent changer pour les considérer comme bien assis. Tandis qu’en arrêtant une cabine sur le bateau qui part le 26, on était sûr que don José serait traité convenablement et jouirait du confortable élégant de nos services français. Et la Lorraine s’arrêtant tout exprès pour lui, quel prestige cela ne lui donnait-il pas aux yeux du peuple Açoréens? Ce prestige même devait rejaillir sur son demi-parent, le gouverneur, puisque sa parente en avait aussi sa bonne part.

Tout était donc pour le mieux, et tel était le personnage nouveau que nous voyons embarquer en compagnie de nos anciennes connaissances.

Une garde d’honneur, escortant M. le gobernador et faisant cortège à don José, les accompagna jusqu’à la planche, jetée du bateau sur le quai.

Miraflor passa le premier, présenta ses hommages au commandant, esquissa une révérence à l’adresse des autres passagers et, ensuite, d’un geste arrondi, il salua la foule, sa cousine et son hôte.

Après ces salamalecs, on agita la question de Bouvreuil. On apprit d’abord qu’il n’y avait pas de consul, on était dans un interrègne, entre une démission et une nomination. Mais justement le commerçant indigène chargé des intérêts français en attendant la venue du nouveau consul, avait escorté le gouverneur.

– Voulez-vous, lui dit un officier du bord, nous débarrasser d’une sorte d’aliéné, embarqué accidentellement?

Cette façon de recommander l’individu fit faire la grimace à l’Açoréen.

– Mais, dit-il, que voulez-vous que j’en fasse?

– Le garder et le rapatrier à la première occasion.

Le brave négociant eut, pour éviter la corvée, une excellente inspiration.

– D’abord, objecta-t-il, je n’ai pas de fonds pour cet objet. Ensuite, comme les services pour la France ne sont pas réguliers ici, je ne sais quand on le réembarquera. Il faudra le nourrir, qui paiera? L’enfermer, je ne dispose d’aucune prison. Ne vaudrait-il pas mieux, puisqu’il est à votre bord, que vous le gardiez jusqu’à destination? Vous du moins, vous êtes sûr de retourner à Bordeaux après avoir touché l’Amérique. Eh bien, vous l’y ramènerez beaucoup plus tôt que si vous me chargiez de ce soin.

L’officier comprenait fort bien; mais il résistait encore.

– Je vous assure, dit-il, que j’aimerais mieux le confier aux gendarmes que voilà.

Ici, don José survint, magnanime et généreux.

– Non, monsieur, dit-il, les agents de l’autorité portugaise n’auront pas à intervenir.

Et, d’un mouvement superbe, il leur fit signe de s’éloigner.

– Je prends ce malheureux sous ma protection, ajouta-t-il, et je l’attache à ma personne pour tout le temps de la traversée.

– Pardon, fit le commandant, mais à quel titre?

– J’en fais mon serviteur.

– Alors vous vous chargerez de sa nourriture à bord?

– Oui, commandant.

– Et vous ne craignez rien de ses crises, de ses accès?

– J’espère qu’il n’en aura pas, et, s’il en a, je le traiterai par la douceur.

– Mais vous ne le connaissez pas?

– Si, je l’ai vu à Paris. Il m’y a rendu service et je tiens à m’acquitter envers lui.

– Soit, monsieur, mais vous serez responsable de ses actes, quoi qu’il puisse arriver. Je souhaite que vous n’ayez pas à regretter ce bon mouvement.

Puis la planche fut retirée. Un dernier signe d’adieu fut échangé. Et la Lorraine continua sa route à travers les îles du gracieux archipel pour regagner bientôt la haute mer.

Lavarède avait assisté muet à toute cette scène. Bouvreuil et lui avaient simplement échangé un coup d’œil significatif. Et le journaliste restait silencieux sur le pont, se demandant ce qui avait pu se passer entre ces deux hommes.

Ce fut encore sa petite Providence, miss Aurett, qui le renseigna. Avec la finesse particulière aux femmes, elle avait saisi un geste d’étonnement échappé à don José quand il monta sur le pont. Bouvreuil avait aussitôt placé son index sur ses lèvres recommandant évidemment le silence au rastaquouère. Cela l’avait intriguée. Se glissant rapidement derrière le mât de misaine, elle s’était dissimulée un instant, assez longtemps cependant pour saisir au vol ce court dialogue, qu’elle vint répéter à Armand:

– Comment, dit Bouvreuil, le personnage de qualité qu’on attendait, c’est vous?

– Moi-même, répondit don José. Pas un mot, je vous en prie; il y va de ma position, de mon avenir.

– Je ne vous trahirai pas; j’ai pour cela plusieurs raisons que vous connaissez bien, et, en plus, une que vous ignorez! Vous avez besoin de moi, j’ai besoin de vous, cela se trouve à merveille.

– Que désirez-vous de moi?

– On prétend me faire quitter ce navire. J’ai un grand intérêt à y rester; gardez-moi avec vous, même comme domestique, et cela suffira.

– C’est facile.

– Un point important: ici on ne veut pas que je m’appelle de mon vrai nom… On me nomme Lavarède, fit-il avec un sourire qui était une laide grimace.

– C’est parfait.

Et don José avait aussitôt tenu sa promesse.

De cette confidence de la jeune Anglaise, Lavarède ne concluait encore que ceci: un lien mystérieux rapprochait ces hommes; mais lequel? Et comment le découvrir?

Une seule chose était certaine pour lui, la Lorraine emportait à son bord deux ennemis au lieu d’un seul, et cela compliquait sa situation.

IV. Le baptême sous la ligne

Même si Lavarède avait connu la biographie del señor José, il n’eût pas été très rassuré. L’individu était, nous l’avons dit, de la race des aventuriers sans patrie qui ne reculent devant aucune indélicatesse.

À Paris, il avait fallu vivre. Une fois mangé le sac de piastres rapporté de là-bas, une fois épuisé le petit crédit que les étrangers obtiennent toujours si aisément chez nous, la série des moyens blâmables avait commencé.

José exploita d’abord le cœur et la pitié des nombreux réfugiés de langue castillane en résidence à Paris. Mais ils ne sont pas riches, et ce filon ne tarda pas à s’épuiser. La parente entrevue aux îles Açores apporta, pendant quelque temps, son contingent d’appui matériel. Mais bientôt elle dut songer à elle-même, afin de ne pas s’enliser dans les boues parisiennes.

Don José s’aboucha alors avec certains exotiques, dont les dossiers ne sont pas assez connus, et pénétra dans des tripots indûment dénommés «cercles», où il exerça diverses industries aussi peu recommandables les unes que les autres. Un peu de tricherie, beaucoup de mendicité, passionnément d’emprunts, pas du tout de probité; avec ce programme, la pente est glissante. Notre personnage glissa, et bientôt il versa dans l’escroquerie.

La victime fut un prêteur à la petite semaine, à proprement parler, un usurier. Mais cet individu n’était que l’homme de paille, le prête-nom d’un autre «spéculateur» qui exploitait les joueurs passionnés et les fils de famille en déveine. Et cet entrepreneur de prêts à taux usuraire n’était autre que le sieur Bouvreuil, un de ces tireurs dont l’arc a tant de cordes. Bouvreuil ne supportait pas aisément qu’on le mît dedans.

En ce temps-là, don José s’appelait simplement Miraflor: c’était peut-être son nom, c’était peut-être celui de son village, l’histoire n’a pas encore éclairci ce point. Toujours est-il qu’un jour, interrogé par un compatriote sur ce que devenait l’aventurier, Bouvreuil répondit:

– Votre ami, s’il continue, il court à Mazas.

Et, de fait, il y allait. Car Bouvreuil le fit condamner à la prison. Mais, du même coup, Miraflor avait trouvé son nom de guerre sous lequel nous le retrouvons aujourd’hui. Les oreilles ibériques, séduites par la consonance, adoptèrent les sonorités de la phrase. Bouvreuil avait baptisé son escroc sans s’en douter. Voilà comment don José devint Miraflor y Courramazas, gentilhomme d’une quelconque des républiques sud-américaines.

Telles étaient les relations existantes. On le conçoit, elles mettaient l’escroc à la merci de Bouvreuil. Mais, sur la Lorraine, Bouvreuil avait besoin de don José. Et leur intérêt commun unit bientôt ces deux honnêtes gens. Tandis que le bateau naviguait du 30e degré de latitude nord au tropique du Cancer, se dirigeant vers la ligne fictive de l’équateur, Bouvreuil mit son nouvel associé au courant de sa pénible situation. L’examinant attentivement, don José fit une juste remarque.

– À ce bord, dit-il, rien à faire de mieux que ce qui est. Je vous ai soi-disant agréé comme mon serviteur; vous voilà tranquille pour la fin de la traversée. Mais, du moment où nous débarquerons sur une terre de l’Amérique, là, je deviens un personnage, et vous pouvez compter sur moi.

– Ah! je vous en serai bien reconnaissant.

– Seulement, je me souviens que, lors de notre petit différend, jadis à Paris, M. le substitut m’a fait observer que la condamnation à quelques mois de repos, pour un retard que vos lois françaises appellent un délit, ne m’en constituait pas moins votre débiteur.

– Oh! ne parlons pas de cela, fit négligemment Bouvreuil.

– Au contraire, parlons-en, appuya l’autre avec intention. J’étais si bien resté votre débiteur que votre huissier me l’a rappelé, et c’est même une des causes qui m’ont fait quitter une ville aussi peu hospitalière. Ne croyez-vous pas qu’il serait bon de liquider ce petit arriéré?

Bouvreuil était pris.

– Je ne demande pas mieux… Mais vous devez bien penser que je n’ai pas sous la main les papiers nécessaires… Le dossier est à Paris.

– Un simple reçu aurait suffi, dit froidement José… Vous réfléchirez.

– C’est cela, quand nous débarquerons.

– Alors, ce sera plus cher.

– Vraiment?

– Sans doute… car il faudra nous débarrasser de votre ennemi, et ce sera un surcroît de dépenses.

– Un surcroît?

– Même dans les pays équatoriaux, cher monsieur, les coups de revolver se paient à part.

Bouvreuil blêmit.

– Mais je ne demande pas sa mort! s’écria-t-il.

– Bast! les demi-mesures ne valent jamais rien; je vous assure que vous faites là une économie mal placée.

 

Don José commençait à se montrer sous son véritable aspect; à vrai dire, il effrayait un peu le vautour Bouvreuil, – canaille civilisée que le code avait faite, mais dont les combinaisons ne dépassaient pas les bornes légales. On sait qu’elles vont d’ailleurs assez loin et que «le droit» couvre bien des actions pas toujours très belles; en France, autre chose est d’avoir l’équité pour soi ou bien le papier timbré.

La Lorraine approchait de la «ligne». Le passage de cette zone imaginaire est l’occasion d’une fête pour les matelots, que connaissent tous ceux qui ont un peu navigué. Du côté de Lavarède et de la famille Murlyton, on en parlait en toute connaissance de cause.

Déjà on voyait l’équipage préparer mystérieusement, avec des sourires énigmatiques, les accessoires du fameux baptême, dont les péripéties grotesques ont été vulgarisées par les dessinateurs.

– Étrange coutume, tout de même, dit miss Aurett.

– Oh! mademoiselle, si l’ancienneté est une excuse, celle-ci est bien pardonnable, car elle remonte fort loin. On ne sait si c’est la corruption d’une cérémonie païenne, sur laquelle le catholicisme aurait laissé au passage quelques lambeaux de ses rites. Quelques-uns pensent que c’est le souvenir d’un culte profane, d’une religion indécise des peuples navigateurs, se rattachant à l’adoration du soleil.

– Mais j’ai lu dans mes livres, fit observer la jeune fille, que cet usage ne semble point avoir été pratiqué par les compagnons de Christophe Colomb, ce qui ne lui donnerait pas une origine aussi antique.

– Cependant, mademoiselle, nos plus anciens marins en ont fait mention. Jean de Léry, qui partit de Honfleur pour le Brésil en 1557, en parle comme d’une coutume suivie déjà par les premiers découvreurs, sortis du Havre et de Dieppe longtemps avant lui. Un autre, Souchu de Rennefort, qui écrivit, en 1688, une Histoire des Indes, décrit le baptême tropical tel qu’il se pratique encore de nos jours à bord de tous les bâtiments de guerre et de commerce.

Sir Murlyton dit aussi son mot:

– Monsieur Armand a raison, mon enfant, et je crois que cette cérémonie nous a été léguée par les Normands, non pas nos voisins actuels, ni ceux venus en Angleterre avec Guillaume le Conquérant, mais bien les «hommes du Nord», qui sont descendus en pirates vers les parages qui bordent «notre canal», celui que les Français appellent la Manche.

– Sur quoi basez-vous votre opinion, cher monsieur?

– Sur une tradition suédoise du XIe siècle; au temps du roi Valdémar le Victorieux, qui régna de 1170 à 1241, la montagne de Kullaberg, en Scanie, était habitée par un sorcier appelé l’Homme du Kulla, qui n’accordait aux navigateurs de ces parages le droit de doubler le cap Kullen qu’après avoir joué avec eux le rôle de doucheur, rempli depuis par le Père Tropique sous la ligne équatoriale.

– Tout cela est fort curieux, dit miss Aurett, mais moi je n’ai jamais vu ce baptême; seulement, je n’aimerais pas en être l’héroïne.

– Oh! n’ayez aucune crainte, monsieur votre père paiera aux matelots le petit tribut qui sert à se racheter de cette corvée; d’ailleurs, le patient est tout désigné. On choisit généralement un passager qui n’a jamais encore franchi la ligne. Nous en avons un à bord.

– Qui donc?

– Mais cet excellent M. Bouvreuil: je n’ai qu’un mot à dire à un maître d’équipage, et demain nous le verrons plongé dans la baille, recevant le bain traditionnel.

Miss Aurett sourit. Ce sourire était un acquiescement. Et Lavarède se promit cette petite vengeance. Au premier mot qu’il dit, au surplus, le maître répondit:

– Ce toqué-là… parbleu, une bonne douche ne pourra pas lui faire de mal.

Donc, le lendemain, malgré ses cris et ses protestations, Bouvreuil fut amené par quatre hommes, habillés en gendarmes de Neptune.

Les officiers du bord fermèrent les yeux, c’est l’usage. Don José aussi laissa faire; au fond il n’en était pas fâché, Bouvreuil s’était trop fait tirer l’oreille pour lui donner quittance. Les passagers avaient pris place à l’arrière, la musique jouait en fanfare une marche triomphale; c’était fête à bord; tout le monde était en joie, excepté notre infortuné Bouvreuil.

La cérémonie commença. Une mousqueterie nourrie se fit entendre, et le cortège du Dieu de la Ligne parut, tandis que les matelots, perchés dans la mâture, jetaient à poignées des haricots sur le pont. Le dieu, donnant le bras à son épouse, – moussaillon dont le visage était encadré par des touffes de copeaux figurant des cheveux, – prit place sur un trône installé au pied du grand mât. Autour du groupe se rangèrent les dignitaires de la cour tropicale, l’astronome, le mousse Cupidon, etc. Tous portaient des costumes fantaisistes et de longues barbes d’étoupe.

Alors, le dieu Tropique se leva et, dans un discours classique, annonça aux passagers et marins qui pour la première fois franchissaient la ligne, que, dans sa sollicitude paternelle, il avait résolu de leur trancher la tête pour les guérir de la migraine et de leur scier les membres afin de les préserver des rhumatismes. Après quoi, le défilé des patients commença. Chacun, saisi par deux gendarmes, était amené auprès d’une cuve recouverte d’une planche et ornée de draperies. Il glissait une pièce de monnaie dans la main de ses gardiens; on approchait la férule sacrée de ses lèvres, un flacon d’eau de Cologne lui était versé dans la manche ou dans le cou, et la farce était jouée. Cette première partie des réjouissances fut, en quelque sorte, bâclée. L’équipage avait hâte de voir arriver le tour de Bouvreuil. On lui avait abandonné le fou, et il l’attendait avec impatience. Le propriétaire, sans défiance, regardait ses compagnons passer à la cuve et, à l’appel de son nom, il se livra complaisamment aux gendarmes chargés de le conduire devant le «Père Trois-Piques». – Un hourrah joyeux ébranla l’atmosphère.

Bouvreuil étonné regarda autour de lui. Il vit tous les visages ravis; matelots, passagers étaient radieux, et au premier rang Lavarède, à côté de miss Aurett, riant aux larmes, en dépit du «can’t» britannique. Sir Murlyton lui-même, donnant le bras à sa fille, paraissait avoir une tendance à se laisser aller à la gaieté générale. Il résistait certes, le digne gentleman, et de cette lutte entre le rire et la gravité résultait une contraction des muscles de la face de l’effet le plus bouffon.

Bouvreuil eut le pressentiment d’un désastre. La joie d’un ennemi est toujours de mauvais augure. Il voulut échapper à ses gardiens, mais ceux-ci l’empoignèrent et le firent asseoir, un peu rudement peut-être, sur la planchette qui recouvrait la grande cuve. Il tenta de se débattre; la main pesante des gendarmes le cloua sur son siège. Deux autres représentants de la maréchaussée tropicale le maintinrent, qui par la tête, qui par les jambes, de telle sorte qu’il fut réduit à l’immobilité la plus complète.

Un des exécuteurs s’approcha de lui, et pointant perpendiculairement un clou énorme au-dessus de sa tête, fit mine de l’y enfoncer à grands coups de marteau. En toute autre circonstance, Bouvreuil eût compris que c’était une simple plaisanterie; mais, harcelé, rudoyé, malmené par tout le monde depuis l’instant où il avait mis le pied sur ce malencontreux bateau, il avait perdu la notion exacte des choses. À la vue de la pointe et du marteau, il se crut perdu et poussa un cri d’épouvante, auquel répondirent de bruyants éclats de rire. – Le clou était en mie de pain colorée.

La terreur était ridicule; l’usurier le sentit, et sa rage en fut augmentée. Il lança à Lavarède un regard qui l’eût fait frémir s’il n’avait été très occupé à raconter à la petite Anglaise une histoire que la jeune fille écoutait les yeux mi-clos, une teinte rosée aux joues et les lèvres entrouvertes par un sourire. Mais la victime n’était pas au bout de ses peines. Un second exécuteur, armé d’énormes tenailles, s’avançait.

– Il devait, disait-il, arracher les ongles du patient.

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