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Les cinq sous de Lavarède

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– En ce cas, à vos postes, et au signal du «tableau» en route!

Les marins regagnèrent leurs compartiments respectifs, tandis que le journaliste grimpait l’échelle du François-Joseph en murmurant:

– Je nargue la Triplice, et je reviens à Marseille sans bourse délier. Décidément ce José est ma providence.

En atteignant le pont, il poussa un cri de joie. Sur la rive Gramala, il venait d’apercevoir sir Murlyton se promenant avec sa fille. Il agita son mouchoir, et fit signe aux Anglais de le rejoindre.

Mais sa mimique attira l’attention de deux hommes qui débouchaient de la via Salita. C’étaient Bouvreuil et don José.

Lorsque la nouvelle du déraillement du train de Szegedin-Trieste lui était parvenue, l’usurier, éclairé par un pressentiment, n’avait pas hésité à déclarer que son ennemi avait dû prendre ce train là. Il convainquit Schultze et Muller, et escorté par eux, se mit à battre la ville. Dans ses allées et venues, il se trouva nez à nez avec Miraflor.

L’heure n’était pas aux explications. Puis, entre honnêtes gens de cette trempe, on s’entend toujours. José déclara vivement que sa situation était prospère, et qu’il se proposait de rembourser au propriétaire la somme dont il l’avait allégé en Amérique. Bouvreuil pardonna, l’autre connaissant la ville et pouvant l’aider dans ses recherches.

À la vue de Lavarède, le père de Pénélope frissonna de plaisir. Il courut aux policiers qui le suivaient à quelques pas, leur parla à voix basse et revint à son «ami». Puis tous deux se dirigèrent vers le François-Joseph.

Pendant ce temps, Armand avait dénoué l’amarre qui attachait le torpilleur au quai. L’opération terminée, il se redressa et fut sur le point d’éclater de rire. Sur la passerelle accédant au pont il voyait, marchant derrière les Anglais, l’usurier et l’ex-gouverneur de Cambo.

– Descendez, dit-il seulement au gentleman qui le questionnait du regard, et vous aussi, mademoiselle.

– Vous faites à merveille les honneurs de mon bateau, remarqua Miraflor.

– Parfaitement, señor, vous plaît-il que je sois aussi votre cicérone?

La proposition provoqua chez Bouvreuil une douce hilarité.

– Passez donc le premier, cher monsieur Lavarède.

– C’est bien pour vous obéir.

Bientôt tous furent rassemblés dans le salon. Avant de s’engager sur l’échelle, le propriétaire avait regardé sur le quai. Les agents s’y trouvaient.

– Mon cher monsieur Lavarède, fit-il goguenard, vous avez de moi un petit reçu de quelques milliers de francs, prix auquel vous avez estimé ma liberté.

– Oui, mon bon monsieur Bouvreuil.

– Eh! eh! Votre liberté à vous vaut plus cher que cela.

– Trois millions tout juste.

– Il vous sera douloureux de perdre une pareille somme.

Le ton était si ironique qu’Armand dressa l’oreille.

– Que prétendez-vous insinuer? demanda-t-il.

– Ceci seulement: La police vous attend sur le quai quand vous allez remonter.

Le visage du journaliste s’épanouit:

– Quand je vais remonter?…

– Oui, mon excellent monsieur Lavarède.

– En ce cas, je descends… Merci de m’avoir prévenu.

Un claquement sec se fit entendre. Le Parisien avait tourné la manette servant à fermer le dôme qui recouvrait le trou de l’échelle. Debout auprès du «tableau», il avait saisi une autre poignée.

– Que faites-vous? hurlèrent Bouvreuil et José stupéfaits.

– Vous le voyez, messieurs, je descends.

En effet, un bruissement singulier, froufrou de l’eau glissant sur les flancs du bateau, arrivait jusqu’aux assistants.

Les acolytes firent mine de s’élancer sur le jeune homme; mais celui-ci étendit la main sur un bouton noir placé au centre du clavier, et, froidement:

– Un mouvement, et j’ouvre le Goubet à la mer!

– Le Goubet! rugit l’aventurier en reculant cependant.

– Oui, le Goubet; c’est le vrai nom de ce bateau que vous alliez livrer à l’Autriche, alors que l’inventeur, ruiné par ses patriotiques essais, vous l’avait confié uniquement pour que son idée triomphât dans son pays.

– Oh! murmura Aurett, ce gentleman est donc toujours voleur.

Une sonnerie électrique retentit, et soudain une clarté verte emplit le salon. Les panneaux s’étaient ouverts. Le torpilleur reposait au fond du port, au milieu de la gamme verdoyante des eaux. Des poissons, effarés par la présence de cet hôte inaccoutumé, fuyaient, ombres noires, dans un brouillard émeraude.

La jeune fille ne chercha pas à retenir ses cris d’admiration, et les lèvres de son père s’ouvrirent sous la poussée d’un «Aoh!» prolongé.

– Ce bateau volé, continua Lavarède après leur avoir laissé le loisir de regarder, je vais le ramener en France si vous n’y faites pas d’opposition.

– Je pense que cela est juste, répondit simplement sir Murlyton.

– Mais moi je proteste, clama Miraflor.

Profitant de l’inattention générale, le misérable avait armé son revolver; maintenant il le braquait sur le Parisien.

– Bon, fit celui-ci d’un ton railleur, je vous connais comme tireur, vous visez mal et votre main tremble.

Écumant de rage, le Colombien élevait son arme, prêt à faire feu. Soudain, il passa comme un glissement dans l’air, et José fut enlevé, renversé à terre, et emprisonné dans un réseau de cordelettes qui le réduisit à l’immobilité la plus absolue.

Les niches communiquant avec les autres compartiments avaient tourné, amenant dans le salon, Langlois et Yan, appelés par une sonnerie du tableau. Sur un signe du nouveau capitaine, les Malouins avaient accommodé l’ancien, ainsi qu’on vient de le voir.

Lavarède s’approcha de Miraflor. Il se pencha sur lui et prit dans sa poche un portefeuille.

– Vous me dévalisez, hurla le vaincu.

Sans répondre, le journaliste tira du maroquin une liasse de billets de banque qu’il compta méthodiquement.

– Soixante-seize mille francs. Produit des visites que les Italiens et les Autrichiens ont rendues à bord, car vous n’aviez pas que je sache un sou vaillant. Il y a là trente-huit mille francs à vous et trente-huit à Goubet.

Et redevenu souriant:

– Parlant et agissant en son nom. Je défalque de sa part dix mille francs, que je joins à votre liasse, afin d’annuler le marché auquel la gêne l’a contraint et dont vous avez abusé. Soit quarante-huit mille que je renferme dans votre portefeuille et dans votre poche.

Il exécutait le mouvement en même temps.

– Quant aux vingt-huit mille restants, je les donne à Langlois pour qu’il puisse racheter une barque. Goubet ne trouvera pas que c’est trop, pour avoir sauvé son œuvre du déshonneur.

Et comme le Malouin se défendait:

– Prends donc, lui dit-il, tu peux être sûr que l’inventeur m’approuvera. Du reste je l’indemniserai, j’espère. Avec l’aide de Gautier nous ferons une campagne de presse sérieuse et le ministre finira bien par nous entendre.

Puis, prenant l’accent du commandement:

– Yan, au fanal! Langlois à la machine! Si nous demeurons ici, la police va nous envoyer des scaphandriers.

D’instinct, en hommes habitués à l’obéissance passive, les matelots s’étaient élancés aux postes indiqués. Bouvreuil esquissa un mouvement vers le tableau de direction, mais Murlyton l’arrêta par ces mots:

– Non, vous ne sauriez pas. Inutile de nous faire périr.

Et il appuya ce conseil d’une solide bourrade.

Le bateau se mit en marche, glissant lentement à deux mètres du fond. Il obliqua à droite pour prolonger le Moto Santa Teresa, contourna la plate-forme de la Lanterne et piqua droit vers le sud, dans l’Adriatique. Par les panneaux, les passagers voyaient filer les bandes vertes de l’eau, légèrement ridées par le frottement du Goubet, à qui désormais nous laisserons cette appellation française. Au-dessous du torpilleur la terre n’était plus visible.

– À quelle profondeur sommes-nous? demanda miss Aurett.

Armand consulta le manomètre.

– À vingt-deux brasses.

– Et la brasse vaut?

– Un mètre soixante… Ici les agitations de la surface ne se transmettent plus… Vous devez remarquer qu’aucun de nous ne souffre du mal de mer… Maintenant, comme le «creux moyen» de l’Adriatique est de deux cents mètres, je puis donner sans danger au bateau sa vitesse maxima.

– Qui est de?…

– Ma foi, nous allons le savoir.

Un tour de manette, et le froufrou de l’eau s’accentua, devint strident. Le jeune homme avait les yeux fixés sur un cadran où une aiguille circulait rapidement. La pointe se fixa enfin.

– Cinquante milles à l’heure, dit le jeune homme! C’est phénoménal et c’est effrayant.

Tous s’entre-regardèrent. Une même pensée traversa tous les cerveaux:

«À cette allure, un choc eut été un écrasement.»

Qu’un rocher se trouvât sur la route et le sous-marin sous la formidable poussée de son hélice éclaterait ainsi qu’une noix vide.

Une grande carte de la Méditerranée, indiquant les fonds, de Gibraltar à Candie, était accrochée au mur au-dessus du clavier directeur. À l’aide du compas, le Parisien relevait la route.

Le soir à neuf heures, après un dîner emprunté aux provisions du bord, on se trouvait en face d’Ancône. Chacun s’installa pour passer la nuit sur les divans qui faisaient le tour du salon. Don José, par précaution, n’avait pas été déficelé.

Seul Armand resta debout à son poste. Veillant pour tous, il releva successivement Civita-Nova, Benedetta, Cuilianova, Pescara, Vasto.

Comme la nuit il ne craignait pas d’être aperçu, il fit remonter le bateau et ouvrir la coupole pour renouveler l’air respirable sans avoir recours aux machines. Vers minuit il rasa l’île Tremiti.

Piesti, à l’extrémité du cap du même nom, Manfredonia au fond d’une baie pittoresque où une algue spéciale donne aux eaux une teinte safran, Barletta, Trani, Bari, Brindisi, port d’attache des vapeurs de la malle de l’Inde et de l’Australie, furent dépassés par le sous-marin dans sa course folle.

 

Quand Aurett ouvrit les yeux, vers six heures du matin, le Goubet sortait du canal d’Otrante et se trouvait en vue de la cité, mollement couchée à l’extrémité du talon de la botte italienne. Laissant à gauche l’archipel Ionien, à droite le golfe de Tarente, le torpilleur se dirigea vers la Sicile.

De temps à autre, Lavarède faisait plonger l’appareil. On descendait dans les vallées sous-marines tapissées d’algues, de fucus, de coraux, de spongiaires. Dans le cercle lumineux du fanal, les voyageurs collés à la vitre contemplaient un spectacle étrange, dont aucun paysage terrestre ne saurait donner l’idée.

Par suite de la densité du milieu, les goémons, les longues herbes de la mer montaient vers la surface en une verticale rigide. Et dans les anfractuosités de rochers, entre les végétations corallifères, des monstres insoupçonnés grouillaient: des poulpes, des araignées de mer aux yeux glauques, des homards gigantesques, surpris par l’irradiation électrique, accouraient du fond de l’ombre, se pressant, se bousculant vers le foyer lumineux. Tels les papillons autour de la flamme de la bougie. Mais ici, au lieu d’insectes gracieux, une légion d’êtres horribles qui semblaient vomis par un cauchemar.

Bouvreuil était éperdu. Peut-être tout cela lui rappelait-il ses mauvais rêves d’homme d’affaires véreux. Et puis il avait appris que, parmi les colis embarqués, se trouvait un baril de poudre. Si bien que, nouvel âne de Buridan, il ne savait si sa peur du mélange détonnant était plus grande que sa crainte des crustacés.

Une vision plus effrayante attendait les passagers. Dans une de ces descentes aux fonds, ils se trouvèrent en présence d’une coque de navire donnant la bande à tribord.

C’était un grand vaisseau. Les mâts coupés à un mètre du pont, le bordage déchiré sur une longueur de trois brasses, disaient la catastrophe. Ce bateau avait coulé à pic après avoir heurté un récif.

Le Goubet suspendit sa marche et se rapprocha de l’épave. Un cri se fit entendre.

– Là, là, sur le pont, regardez, disait miss Aurett, en mettant la main sur ses yeux.

Parmi les lianes marines nées de la pourriture du bois, parmi les concrétions pierreuses des polypes, on reconnaissait des squelettes humains. L’un même à demi sorti de l’écoutille d’arrière, entièrement dépouillé de chair, lavé par les eaux salines, avait conservé l’attitude de l’agonie. Dans cette zone où n’arrivait aucune agitation de la surface, le squelette restait les bras en l’air, la tête renversée en arrière, semblant continuer un suprême appel, un dernier effort pour fuir l’asphyxie.

Lentement le torpilleur fit le tour de l’épave. Sur le tableau d’arrière à demi rongé, les voyageurs purent lire: la Sémillante. Et dans le silence la voix de Lavarède s’éleva grave, émue:

– La Sémillante transportait des troupes de l’armée de Crimée. Elle toucha un récif non porté sur les cartes et sombra, entraînant trois cent cinquante hommes d’équipage et neuf cent soixante-quinze soldats. Saluons, mes amis, c’étaient des Français!…

Le Goubet s’éloignait à toute vitesse comme s’il avait compris le désir de ceux qui le montaient.

Longtemps il fila ainsi, sans que personne songeât à parler. Tout à coup l’appareil éprouva une secousse légère. Le bruit du frottement de l’eau cessa. Le bateau restait immobile dans l’immobilité verte. Presque aussitôt Langlois parut:

– La machine ne fonctionne plus!

– Ah! ricana don José, les accumulateurs sont taris. J’en attendais d’autres pour partir. Maintenant, nous ne pouvons ni monter, ni descendre.

Lavarède consulta sa carte:

– Nous sommes presque en face de Messine… à un kilomètre de la côte à peine.

– Alors, répond Langlois, le bateau démontable peut servir.

– Le bateau démontable?

– Oui! Il est enfermé dans une caisse. C’est un canot en peau que l’on tend sur une carcasse de bois. Une fois à la surface de la mer, nous monterons l’appareil et gagnerons la côte à l’aviron.

– Bon, répond Bouvreuil affolé, mais il faut revenir là-haut.

Armand haussa les épaules:

– Et le poids de sûreté?… Goubet ne l’a pas attaché sous la quille pour rien.

Puis d’une voix sonore:

– Attention, que tout le monde se tienne bien.

Et se tournant vers Aurett, devenue très pâle:

– Cramponnez-vous à un meuble, miss. Ils sont fixés à la paroi… bien… vous y êtes?

Elle fait oui de la tête.

– Alors, déclenchons!…

Sous la main du capitaine une manette grince à deux reprises.

– À Dieu-vat!

Une secousse violente se produit. Les passagers sont secoués comme la feuille par la tempête. Ils ont la sensation vertigineuse d’une chute en haut. Puis un nouveau choc qui les fait rouler pêle-mêle sur le tapis et le torpilleur s’arrête.

Bientôt tous sont sur le pont. Armand a dit vrai. C’est un paysage merveilleux qu’ils ont sous les yeux, le spectacle unique qu’offre la vue du détroit de Messine avec, d’un côté les grands monts de la Calabre, dont les torrents desséchés sont des chemins conduisant près de Reggio, où a été fusillé le roi Murat, de l’autre, la côte sicilienne dont l’Etna domine les hautes montagnes, pendant qu’au pied, mollement baignée de flots bleus, la ville de Messine, inondée de soleil, se montre étagée autour de son port.

Sans perdre un instant, Langlois et Yan mettent à flot le «démontable». Don José Miraflor rit d’un mauvais rire.

– Nous verrons bien si les autorités italiennes permettront à monsieur Lavarède de ramener mon torpilleur en France! dit-il à Bouvreuil.

Le journaliste tressaille. Le rastaquouère va porter plainte. Le bateau sera confisqué jusqu’après enquête. Des plans en seront dressés et l’invention française deviendra une arme pour l’Italie. Non, cela ne sera pas. Et le regard du jeune homme s’irradie d’exaltation sainte.

Tous les voyageurs ont pris place dans le canot avec des provisions soigneusement emballées par le Parisien. Les avirons sont bordés. Alors Armand a un geste farouche.

– À ma place, Goubet le ferait, murmure-t-il.

On le voit disparaître dans l’intérieur du sous-marin. Deux minutes s’écoulent. Le jeune homme revient un peu pâle. Il s’élance dans le canot et s’adressant aux matelots:

– À force de rames, les enfants!

Les Malouins ne comprennent pas, mais ils obéissent. La distance qui les sépare du bateau sous-marin augmente rapidement. Cent, deux cents, trois cents mètres sont franchis.

Brusquement, une détonation effroyable déchire l’air. Une colonne de feu et de fumée s’élève au-dessus du torpilleur, qui se perd dans un énorme remous.

– Il y avait de la poudre à bord, dit alors Lavarède les yeux brillants d’enthousiasme, j’ai fait sauter le Goubet!

Et, avec le sourire le plus ironique:

– Señor Miraflor, ajoute-t-il, vous devez être satisfait… Les débris du navire resteront dans les eaux italiennes.

XXVIII. La Maffia

– Les deux associations de brigandage d’Italie n’ont aucun rapport, messieurs. La Camorra ou Caldaïa, c’est la terre ferme. Elle est synthétisée par Fra Diavolo, musqué, pommadé parfois, le plus souvent bandit de grands chemins, pillard et cruel, à la fois condottiere et bravo, mêlé par les ambitions gouvernementales à la politique. La Chaudière, – traduction française de notre mot Caldaïa, – conduisait à tout, témoins Antonelli l’Abruzzais nommé colonel par Murat; Gasparoni, ancien «chef de la Montagne», vendant ses œuvres à Naples, et les nombreux galantuomi qui, dans les tripots, tendent la main aux joueurs heureux, jamais repoussés grâce à la formule magique: «Pour la Camorra, signor!» Mais la Maffia, messieurs!… Oh! La Maffia, c’est autre chose!

Celui qui parlait, un gros homme court, très brun, aux sourcils circonflexes, s’exprimant avec la volubilité et les gestes abondants des Siciliens, traversa le bureau, ouvrit la porte, s’assura que personne n’était aux écoutes et revint à ses interlocuteurs, MM. Bouvreuil et José Miraflor.

En débarquant, les deux coquins avaient tenu conseil. Le bateau sous marin était détruit, réduit en miettes. S’ils portaient plainte contre Lavarède, les autorités interviendraient mollement, peu soucieuses de soulever un incident franco-italien que la disparition du torpilleur rendait sans intérêt.

Puis, le journaliste n’était pas homme à se laisser condamner sans protestations. Et alors… le passé de José lui interdisant la fréquentation assidue des hommes de loi, le Colombien se décida pour… la clémence, triomphant euphémisme qui arracha un sourire à Bouvreuil lui-même.

Tous deux confirmèrent donc le récit imaginé par Armand en présence de l’officier de port, et que ce dernier consigna en ces termes sur son registre des arrivées:

«Sept passagers étrangers – les noms suivaient – montant l’Espérance, bateau électrique, perdu en vue de Messine, par suite d’une explosion. Cause de l’accident: Inconnue.»

Cela fait, l’usurier et le rastaquouère tirèrent de leur côté et se rendirent chez le signor Giovanni Eserrato, de la maison Eserrato, Lifanti et Cie.

Bouvreuil avait depuis longtemps de l’argent dans cette maison. Il voulait profiter de son passage en Sicile pour se renseigner sur une mention, qui l’avait frappé dans le rapport imprimé après la dernière assemblée générale. Plusieurs pertes subies par la banque étaient justifiées au moyen de ce seul mot: Maffia.

Voilà ce qui motivait le discours du signor Giovanni dans le bureau duquel se passait la scène.

Le pétulant banquier, la porte refermée, se rapprocha des visiteurs et baissant la voix:

– La Maffia, reprit-il, ce n’est pas une association, c’est un peuple, c’est la Sicile tout entière et rien que la Sicile. Tous en ce pays nous sommes, non affiliés, mais complices de la Maffia.

– Comment tous? s’exclama le propriétaire. Pas vous, j’imagine?

Eserrato appuya sa main sur le bras de l’actionnaire et avec une nuance de crainte:

– Ne parlez pas ainsi… je suis Maffioso et je m’en flatte.

– Vous?

– Moi… Jamais je n’aiderai les poursuites de la police ou des bersaglieri contre les Braves de la Montagne.

Et tout bas:

– Je tiens à me garder des deux S.

– Les deux S?

– Oui, chuchota le banquier, Stilettata, Scoppiettata, un coup de stylet ou d’escopette, le fer ou le plomb. Les braves qui arrêtent les voyageurs pour en tirer une rançon n’ont jamais fait grâce aux dénonciateurs.

– Joli pays, grommela le père de Pénélope, des bandits qui vous rançonnent et des poltrons qui les soutiennent.

Le signor Eserrato eut un large rire:

– On veut faire ses affaires et vivre longtemps. Du reste, si vous habitiez ici, vous agiriez comme nous.

Bouvreuil se redressa:

– Moi, commença-t-il…

Mais il se souvint de la façon prudente dont son interlocuteur avait ouvert la porte un instant plus tôt. Peut-être un auditeur invisible assistait à la conversation. Si bien qu’il termina sa réponse par:

– C’est évident.

Et d’un ton si convaincu que le banquier s’écria:

– Vous le voyez. Vous voilà sacré Maffioso.

L’usurier adressa au Sicilien un regard étrange, qui tourna lentement et vint se fixer sur Miraflor.

– Après tout, fit-il entre haut et bas, c’est une ressource.

– Quoi donc?

– Rien, je plaisante.

Serrant la main du banquier, Bouvreuil quitta le bureau avec José. Une fois dans la rue:

– Mon cher Miraflor, dit-il, ne trouvez-vous pas les explications du signor Giovanni éminemment suggestives?

– Si, si, ricana l’Américain, il me semble qu’il y a quelque chose à faire en cette île, où personne ne vous dénonce aux carabiniers.

– N’est-ce pas? Et quand on veut se venger d’un homme qui révolutionne Costa-Rica, qui détruit les torpilleurs électriques…

Les yeux de José brillèrent:

– Vous avez une idée, mon cher Bouvreuil?

– Parbleu!

– Et c’est?…

– Une petite Maffia…

– À notre usage…

– Personnel. Voilà!

Bras dessus, bras dessous, les dignes acolytes s’éloignèrent le visage épanoui. Tandis qu’ils complotaient contre son repos, Lavarède recevait les adieux émus de Langlois et de Yan, puis se mettait en quête d’un gîte. Il portait fièrement sous son bras le paquet contenant les provisions prises sur le bateau.

– J’ai le vivre assuré, disait-il gaiement, il ne me manque plus que le couvert… C’est du superflu en cette contrée heureuse où le soleil de février vaut notre Phébus de juin, mais je deviens sybarite.

Miss Aurett riait, gagnée par sa bonne humeur. Peut-être aussi, tout au fond d’elle-même, la gracieuse enfant songeait que Paris était tout proche, pour une «tourdumondiste» comme elle, deux mille kilomètres à peine, une journée de vol pour l’hirondelle, une simple promenade pour l’amour qui lui prêtait ses ailes.

 

Le palais, lire l’hôtel, mot que l’«accent» italien métamorphose ainsi, «della Gloriosa Italia», sur lequel sir Murlyton jeta son dévolu, était tenu par la signora Gabriela Toronti, forte matrone sur qui quarante ans écoulés avaient pesé lourdement. Elle se flattait de réparer du temps les funestes ravages, à l’aide de cheveux faux et d’un maquillage polychrome. Hélas! Son travail pictural ne servait qu’à accuser l’inanité de ses prétentions.

À l’arrivée des voyageurs, elle se précipita à leur rencontre. En robe de soie bleue, taillée à la française, une mantille blanche sur la tête, le front coupé par un accroche-cœur géant, figurant un point d’interrogation renversé, elle «fit l’article», avec des roulements d’yeux pâmés:

– Vos seigneuries veulent-elles honorer ce palais de leur présence? Beppo, Andrei, Petrucchio, guidez ces Excellences vers leurs appartements.

Beppo, Andrei, Petrucchio n’eurent garde de paraître; un tel personnel n’existait pas dans l’hôtel.

La signora Gabriela poursuivit:

– Sans doute, ces nobles personnages ont besoin de la collazione. Ils ne pouvaient mieux choisir. L’archange Gabrielo lui-même, mon bienheureux patron, les a conduits par la main. Ici on trouve la «polenta» unique au monde, et le vino de Zucco, si buono, si amoroso, que le Dieu tout puissant…

Elle se signa tout en continuant:

… S’il en avait goûté, établirait son paradis dans la Sicile.

Ici une pause motivée par la nécessité de reprendre haleine. Armand en profita pour saluer profondément l’hôtesse et lui débiter ces quelques phrases, de tournure fort italienne, en pur toscan

– Ces titres: seigneurie, excellence! conviennent à ce galantuomo et à la signorina, sa fille, gens riches, très riches, colossalement riches.

Le gentleman tira Lavarède par la manche et d’une voix contenue:

– N’ajoutez pas un mot, elle va me demander un prix de nabab.

– Mais non, rassurez-vous, fortune colossale en italien signifie dix mille francs de rente.

Et plus souriant, plus aimable, plus enveloppant que jamais:

– Moi, au contraire, je ne suis qu’un poète. Povero! Fuyant le mercantilisme de mon pays, je viens demander à l’Italie, mère des arts, sa protection. De vous, cara signora, belle comme l’étoile du soir, suivante fidèle de Phœbé, je sollicite un lit pour délasser mes membres endoloris, un toit pour abriter ma tête.

Doucement remuée par les compliments amphigouriques du journaliste, Gabriela hésitait cependant. Il fallait porter le dernier coup. Prenant sa voix la plus insinuante, le Français reprit:

– Parisienne comme vous l’êtes de mise…

L’hôtelière prit une pose avantageuse. Dans toute l’Europe ce mot «Parisienne» représente un idéal critiqué à voix haute, envié tout bas.

– …Vous l’êtes sûrement d’esprit. Vous possédez évidemment un album. J’y mettrai des vers. Comme l’oiseau, le disciple d’Apollo paie en chansons.

– Vous feriez cela? clama la grosse femme haletante.

– Tout de suite.

Et d’un air inspiré, les bras étendus dans une attitude d’adoration, Armand, délaissant la langue de Dante pour celle de Gavroche, susurra ce quatrain bizarre que les Anglais eurent la force d’écouter sans rire:

– Aux yeux charmeurs de l’étincelante signora Gabriela:

 
Tes yeux sont les plus beaux de la Sicile, et ils
Possèdent par bonheur un peu plus de six cils.
Chacune en est jalouse, aucune en toilette n’a,
Dans ses regards brillants, ainsi que toi,
l’Etna!
 

D’une poésie italienne, Gabriela aurait fait peu de cas, mais ces vers français, aux redondances cocasses, dont elle ne comprenait pas un mot, la subjuguèrent. Elle offrit au jeune homme la meilleure chambre de l’hôtel. Il dut se fâcher pour qu’elle consentit à lui consacrer seulement une mansarde. Le soir, elle réunit ses meilleures amies, quelques dames du haut commerce messinois. Tout heureuse de jouer à la protectrice des arts, elle exhiba son versificateur, comme «poète assermenté du palais de la Glorieuse Italie.»

Le lendemain, Lavarède reposé par une nuit de sommeil, réconforté par un déjeuner tiré de ses provisions, examina sa situation.

– Enfermé dans une île, c’est en bateau seulement que j’ai chance d’en sortir… par conséquent je vais faire un tour à la grève des matelots.

Comme dans tous les ports marchands, il existe à Messine une place où les marins sans engagement se rassemblent. Les capitaines s’y rendent et y recrutent leur équipage. Depuis une heure, il attendait, reluqué curieusement par les assistants. Soudain il tendit l’oreille. Un homme de haute taille se promenait dans la foule répétant d’une voix forte:

– Un mécanicien breveté. Pas de mécanicien?

Quand il arriva devant Lavarède, celui-ci l’arrêta:

– Un mécanicien, pour aller où?…

– À Livourne, avec escales à Lipari, Naples, Civita-Vecchia et Piombino.

– Traversée de…?

– Cinq à six jours.

– Je suis votre homme, ancien élève à l’École du génie maritime de Brest.

– Vous avez votre brevet? interrogea l’embaucheur.

– Non, par la raison toute simple que j’ai fait naufrage hier, en vue de ce port, et que tous mes papiers ont disparu.

– Naufrage?… Vous étiez donc sur le bateau électrique?

Naturellement l’accident de la veille défrayait les conversations des marins et tous étaient au courant.

– Oui.

– Quel poste occupiez-vous?

– Capitaine mécanicien.

– La preuve?

– Un passager, sir Murlyton, était à bord. Il est descendu à l’hôtel de la Glorieuse Italie.

– Bien.

À ce moment, Lavarède aperçut, traversant la place, Langlois et Yan. Il arrêta son interlocuteur qui se disposait à s’éloigner.

– Tenez, interrogez ces deux hommes.

– Pourquoi?

– Ils formaient l’équipage du bateau.

Les Malouins confirmèrent son dire, et séance tenante, Armand fut engagé par le capitaine Pietro Antonelli, commandant le trois-mâts à vapeur le Santa-Lucca, qui devait prendre la mer le surlendemain, 29 février, à trois heures.

Les matelots accompagnèrent le jeune homme jusqu’à la piazza del Senatorio, place de l’Hôtel-de-Ville, où ils lui firent leurs adieux.

– Mais on se reverra en France, n’est-ce pas, monsieur? On vous remerciera de vos bienfaits.

– Mes amis, il n’y a que les montagnes qui ne se rencontrent pas.

– Nous autres, fit Yan, c’est le 2 mars que nous quitterons la Sicile à bord d’un steamer venant de Gallipoli, à destination de Marseille. Jusque-là, nous résidons au fond d’un faubourg de Messine, dans la via Capranica.

– Presque la campagne, ajouta Langlois.

En arrivant à l’hôtel, le voyageur vit la porte encombrée par une bande de mendiants. Aurett avait fait le matin quelques larges aumônes. Le bruit s’en était répandu. Le ban et l’arrière-ban de la truanderie locale étaient accourus.

Les Anglais à leur retour eurent peine à traverser la foule en haillons quêtant une piécette de Leurs Excellences. Ils parurent enchantés en apprenant que leur ami avait trouvé le moyen de continuer son voyage. La jeune fille surtout applaudit des deux mains.

– C’est de la curiosité, expliqua-t-elle en rougissant un peu sous le regard d’Armand. Je vous ai vu en caisse, en Bouvreuil; vous vous êtes montré matelot, ingénieur, président de la République, guerrier, camelot, revenant, condamné à mort, aéronaute, bouddha, diplomate, médecin, conducteur de traîneau, banquier, électricien, poète… J’ai hâte de vous voir Parisien.

– Et moi donc! murmura Lavarède avec un accent si caressant que l’Anglaise baissa les yeux, comprenant que lorsqu’on aime les mots les plus simples expriment encore l’amour.

Le 28, le voyageur alla visiter le Santa-Lucca afin de s’assurer que tout était en bon état dans la chambre des machines. Le capitaine Antonelli accompagna son mécanicien improvisé, et fut émerveillé de ses connaissances. Dans une rapide inspection, l’ancien élève de l’École du génie maritime signala deux défectuosités, légères et facilement réparables, qui gênaient la transmission du mouvement à l’arbre de l’hélice.

– Faites exécuter ces petits travaux aujourd’hui, dit-il au maître du bord, et votre navire gagnera en vitesse près d’un nœud et demi par heure.

Pendant ce temps, sir Murlyton étant légèrement indisposé, Aurett loua un corricolo et se fit promener à travers la ville. Le palais archiépiscopal orné de fresques curieuses, la cathédrale où la fantaisie du gothique flamboyant s’unit à la légèreté audacieuse des édifices mauresques, l’intéressèrent vivement.

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