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Les cinq sous de Lavarède

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XXVI. Philosophie allemande

Lavarède souriant, Bouvreuil maugréant, deux heures environ s’écoulèrent de la sorte. L’usurier ne tenait pas en place. À chaque instant il allait à la porte. Machinalement il essayait de l’ouvrir. Et le Parisien mettait le comble à son exaspération en lui prêchant le calme.

– Soyez paisible, mon bon monsieur Bouvreuil. Après tout, que veulent ces agents de police? Nous conduire à Trieste. Eh bien, c’est presque le chemin direct pour rentrer à Paris.

On juge de l’effet. Peu à peu l’obscurité se faisait dans la salle.

– Bigre! murmura le journaliste, j’espère qu’ils songeront à nous faire dîner.

Il avait à peine prononcé cette phrase qu’une clef tourna dans la serrure. Schultze et son compagnon Muller entrèrent suivis par un garçon de restaurant chargé d’un panier où cliquetaient bouteilles, verres et assiettes. Armand salua.

– Le dîner demandé, fit-il, c’est féerique.

– J’ai pensé, répliqua modestement Herr Schultze, que ces messieurs ont l’habitude des mets délicats. Ne voulant pas leur infliger la détestable cuisine moscovite, j’ai pris la liberté de prélever sur la somme saisie au moment de l’arrestation quelques florins pour adoucir le régime.

Lavarède eut un franc éclat de rire. C’était encore l’usurier qui payait les frais de l’aventure! Mais celui-ci s’emporta. La chose était naturelle. Il rugit, beugla, se lamenta, menaça l’Autrichien impassible et finalement s’écria:

– Nous verrons comment vous justifierez cet abus de pouvoir.

Schultze regarda Muller. Muller dévisagea Schultze. Puis avec un ensemble parfait, les syllabes tombant en même temps avec une précision toute militaire.

– Les débours du voyage seront portés au compte: frais d’instruction, avec les quittances justificatives.

Et comme le propriétaire continuait ses imprécations ainsi qu’un simple héros de l’Iliade:

– J’ai cru vous être agréable, déclara le policier. Je me suis trompé. Excusez-moi. Je ne recommencerai plus.

Le Parisien, qui flairait les plats avec une évidente satisfaction, s’interposa aussitôt.

– Du tout, du tout! Monsieur Schultze. Je vous sais un gré infini de votre attention. Continuez, je vous en prie, continuez.

Sans s’inquiéter des regards furibonds de son ennemi, il continua:

– À propos, avez-vous dîné, monsieur Schultze?

– Non, monsieur Rosenstein.

– Pardon! Monsieur Lavarède; je rectifie sans insister et répète ma question: Avez-vous dîné?

– Nous y allons de ce pas.

– À l’affreuse cuisine moscovite… Peuh! Dînez donc avec nous. Vous avez bien fait les choses, il y a la qualité et la quantité.

Les narines des Autrichiens se dilatèrent. Les plats découverts répandaient dans la salle les odeurs les plus alléchantes. Mais accepter d’un prisonnier… N’y avait-il pas là une tentative de corruption? Le journaliste comprit leurs scrupules:

– Messieurs, nous avons deux bouteilles de vin. À quatre, personne ne risque de se griser. Et puisque nous devons faire route ensemble, que ce soit au moins le plus aimablement du monde.

Muller était déjà auprès de la table. Quant à Schultze, conquis par la bonne grâce d’Armand, il n’hésita plus.

– J’accepte, monsieur, et vous suis très reconnaissant. Comptez que j’adoucirai autant que possible les rigueurs que m’impose mon devoir.

Sur ce, il s’installa. Bouvreuil fit de même en murmurant avec désespoir.

– C’est moi qui solde le repas, et c’est lui qui fait des politesses.

Tout était excellent et venait de l’hôtel ultramoderne qu’un Saint-Pétersbourgeois de génie avait récemment ouvert à Bakou. Délicieuse matelote d’anguille de la Caspienne, caviar frais pilé à l’instant, gigot succulent des prés salés de Pétrevsk, rien ne manquait.

La bonne humeur épanouissait les visages, sauf celui du père de Pénélope qui mangeait rageusement, en ronchonnant, ce qui paraissait agacer Herr Schultze. Mais Armand avait de la gaieté pour quatre. Il riait, pérorait. Les policiers se pâmaient d’aise aux anecdotes boulevardières qu’il tirait de son sac de journaliste. À sa prière, Muller était allé quérir deux nouveaux flacons de vin de Crimée.

– Ah! Voyez-vous, s’écria tout à coup Schultze, je regrette d’aller seulement à Trieste avec vous. Je voudrais que le voyage durât des mois.

– Trop gracieux en vérité.

– Non, je dis ce que je pense. Vous avez ce qui attire, ce qui attache: la philosophie.

Lavarède ne put réprimer un mouvement de surprise.

– Cela vous étonne, reprit l’Autrichien auquel la bonne chère déliait la langue. Un policier parler de philosophie… J’ai occupé mes loisirs. Hegel, Schelling, Kant, Darwin, Schopenhauer n’ont plus de secrets pour moi.

– Mes félicitations.

– C’est comme cela qu’on apprend la logique, la raison des choses et que l’on peut juger les hommes. Ainsi vous, vous êtes dans une situation que je qualifierais de fâcheuse si j’osais…

– Osez, monsieur Schultze.

– Eh bien, vous vous y montrez supérieur. Vous imposez silence à votre Moi. Il devient une sorte de Non-Moi, planant au-dessus des vicissitudes et maintenant le sourire sur vos lèvres et dans vos yeux.

– Pardon, interrompit le Parisien, il y a autre chose que la philosophie pour expliquer ma quiétude.

– Quoi donc?

– Mon innocence.

Le policier eut un geste superbe de dénégation et de pitié.

– Pas ça, je vous en prie, tous les coupables en jouent. Avec moi c’est inutile. Vous ne m’amènerez pas à la confusion de l’Objectif et du Subjectif.

– Mais ma culpabilité, poursuivit Armand adoptant à son tour le «pathos» philosophique, est simplement hypothétique.

– Erreur! Dans l’Hypothèse, le concept est double. Vous êtes fautif ou non; ici, il est un, vous êtes coupable.

– Je n’admets pas votre postulatum.

Schultze frappa sur la poche de son pardessus et d’un ton triomphant:

– Parce que, dans le raisonnement synthétique, vous oubliez la lettre révélatrice qui m’a permis de vous arrêter.

Et avec une nuance de considération:

– Ce dont je suis bien heureux, car j’ai fait ainsi la connaissance d’un homme distingué à tous égards; voler un million n’est pas d’un être inférieur.

Le Parisien secoua la tête.

– Vous verrez à Trieste, puisque c’est là que vous me conduisez… Ne parlons plus de cela. Quand partons-nous?

– Ce soir, par le train de 10 heures 12 minutes… à moins que vous n’ayez quelque objection…

– Du tout! du tout! Nous avons un compartiment spécial, sans doute.

– L’administration russe n’en met pas à notre disposition, mais j’ai pensé que vous préféreriez l’isolement.

– Et que votre surveillance serait plus facile…

– Aussi… c’est vrai… à vous on peut tout dire. Vous comprenez… j’ai donc loué… avec l’argent saisi…

L’usurier bondit à ces mots.

– Encore, gronda-t-il en assénant sur la table un coup de poing qui fit grelotter la vaisselle.

– Frais d’instruction, répondit Schultze, à la mention du prix payé est annexé un tarif officiel de la Compagnie.

Puis, se tournant vers Lavarède qui se tenait les côtes:

– Comme les rapports sont pénibles avec les gens qui n’ont pas acquis la philosophie et la faculté de raisonner!…

À dix heures moins le quart, le policier pria ses prisonniers de se laisser appliquer les «menottes».

– Jusqu’au wagon seulement, dit-il, en manière de consolation. Les portières cadenassées, je m’empresserai de vous débarrasser de cette parure incommode.

Vraiment, il semblait désolé de prendre cette précaution à l’égard d’un homme qui l’avait fait si bien dîner. Armand se prêta de bonne grâce à l’opération; mais pour Bouvreuil il fallut que le placide Muller, fort comme un hercule d’ailleurs, employât la violence.

Le journaliste avait une certaine inquiétude. Sir Murlyton et sa fille ne seraient pas prévenus du départ. Il se trompait. Sur le quai de la gare, il les aperçut. L’Anglais, méthodique, s’était informé. Il avait appris qu’il existait un seul train quotidien partant de Bakou pour Batoum, sur la mer Noire; que le départ de ce train était fixé à dix heures douze du soir, et il venait s’assurer que le Français ne quittait pas sans lui les rives de la Caspienne.

Le jeune homme eut le temps d’échanger un rapide regard avec miss Aurett; puis, la jeune fille, donnant le bras à son père, se dirigea vers un wagon où elle monta.

Un instant après un coup de cloche retentit – en Russie, la cloche remplace le sifflet – et le train s’ébranla. Armand s’accota dans un angle et s’endormit paisiblement.

Il faisait jour quand il se réveilla. Demi couché sur la banquette, l’usurier ronflait, secoué par de brusques sursauts nerveux. Son agitation contrastait avec l’immobilité de Muller, placé en face de lui, qui, même dans le sommeil, conservait une attitude militaire.

Schultze veillait pour deux, le revolver au poing.

– Bonjour, monsieur Schultze, fit Lavarède, quelle heure est-il?

– Six heures moins quelques minutes, nous allons arriver à la station d’Udshany.

Et, changeant brusquement de ton:

– C’est admirable la philosophie, dit-il.

– Encore?

– Toujours, monsieur Rosenstein.

– Lavarède, je vous prie.

– Je vous regardais dormir. Aussi calme que si vous voyagiez pour votre agrément.

– Ah! c’est que le concept est double, quoi que vous en pensiez.

Souriant, il se pencha à la portière. La gare d’Udshany franchie, le convoi traversait un pays plat, marécageux, monotone. De loin en loin, les isbas des gardes de la voie apparaissaient. Elles étaient élevées sur des poteaux afin d’être isolées des miasmes fiévreux du sol. Le prisonnier avait abaissé la glace.

– Fermez, lui conseilla l’Autrichien, sans cela nous allons être dévorés par les moustiques. Ils sont si dangereux et si nombreux que les agents, pour arriver à dormir la nuit, sont obligés de se percher sur ces plates-formes que vous apercevez, et que supportent des perches de cinq à six mètres.

 

À dix heures, le train stoppa en gare d’Elisawotopol. – Dix minutes d’arrêt. Muller courut au buffet et rapporta des provisions assez maigres.

– Les buffets russes sont mal garnis, dit-il, mais ce soir nous dînerons bien, puisque vous avez autorisé mon collègue à ne pas lésiner pour la nourriture.

Bouvreuil, mal éveillé, exhala un soupir.

– Où serons-nous?

– À Tiflis.

Le policier disait vrai. À cinq heures moins dix, on atteignait la grande cité autrefois persane. Muller disparut aussitôt. Une seconde, Lavarède aperçut miss Aurett et elle le salua de la main. Ce fut sans doute le hasard qui porta ses doigts gantés si près de ses lèvres, qu’elle sembla envoyer un baiser au captif. Puis, elle passée, le jeune homme regarda autour de lui.

Assez loin de la gare s’étendait la ville basse ou européenne, réunie à la ville indigène par un pont jeté sur la rivière Kama. À demi fondue dans le brouillard, s’estompait la silhouette de la citadelle en ruines.

Sa prodigieuse mémoire aidant, le journaliste se figura errer à travers l’opulente cité. Il visita en pensée le Jardin d’Europe, où l’on joue l’opérette française; puis le musée; les ruelles étroites, tortueuses, escarpées du quartier persan, bordées de maisons surmontées de terrasses aux balcons curieusement ouvragés.

Le retour de Muller le ramena à la réalité. L’agent s’était surpassé. Il avait frété une voiture de place, s’était fait conduire à l’hôtel du Caucase, célébré par tous les voyageurs, et avait mis à sac l’office, la cave et la cuisine.

Coût: trente-cinq roubles.

Bouvreuil n’osa pas étrangler l’Autrichien. À la gare de Bakou, il avait appris à ses dépens la force de ses poings. Mais à chaque mets nouveau étalé complaisamment sur la banquette, le malheureux levait les yeux au ciel avec la désolation muette d’un Harpagon aphone.

– Ma cassette, ma chère cassette! murmura le Parisien au moment où, en homme sûr de son effet, l’agent exhibait une bouteille de champagne.

À six heures, le train se reprit à rouler. Tous dînèrent. L’usurier mettait les bouchées doubles. Il semblait vouloir manger à lui seul plus que les autres convives réunis. C’était certainement une façon de rentrer dans son argent.

– Et il n’était pas sur les hauts plateaux, ricanait in petto Lavarède! Si comme nous il avait dû serrer sa ceinture, que serait-ce donc?

Suffoqué, congestionné, le propriétaire dut pourtant s’arrêter. Il s’endormit lourdement dans un coin, tandis que le Parisien, émoustillé par le mousseux vin blanc des plaines champenoises, chantait le Caucase qu’on traversait presque sans le voir.

À Schultze, stupéfait de son érudition, il contait la fable philosophique de Prométhée enchaîné et déchiré par un vautour. Il ramenait au réel la légende du navire Argo qui aborda en Colchide – l’Imérétie actuelle —, à l’endroit où s’élève la ville de Poti.

Puis il disait l’histoire héroïque du Lesghien Schamyl, l’Abd-el-Kader du Caucase; les mines inépuisables; les forêts sans bornes.

Enfin, la civilisation arrivait. La voie ferrée coupant les montagnes, jetant ses ponts sur les gouffres, domptant la nature et reliant Batoum à Bakou par un ruban d’acier de neuf cents kilomètres.

Il était près de onze heures quand le conférencier se décida au repos. Il ne vit pas au passage les stations de Kvirily, Riou, Sautredi, non plus que le prodigieux tunnel de Sourham, dont le percement a demandé plus de quatre années d’efforts.

Il rouvrit les yeux comme on atteignait Koutaïs, où s’élevait jadis le temple de la magicienne Médée.

La voie était bordée de champs de rosiers, abrités du froid par des manchons de paille. Bientôt la mer apparut.

– Nous approchons de Batoum, déclara Schultze.

– Tant mieux.

– Et je veux vous faire une proposition, monsieur Rosenstein.

– Lavarède donc.

– Oui, c’est entendu, Rosenstein-Lavarède, là… Voulez-vous me permettre de vous donner le bras pour traverser la ville…

– Le bras?

– Au lieu des menottes.

– Mais avec joie, cher monsieur Schultze. Désirez-vous également ma parole que je ne tenterai pas de m’échapper?

– Non, non…

– Je vous la donne. J’ai plaisir à me laisser conduire à Trieste par vous… Vrai, c’est très sincère, plus que vous ne pouvez le croire.

Le train entrait en gare de Batoum. Lestement, Muller enserra les poignets de Bouvreuil dans les menottes. L’usurier se plaignit. Puisque son «complice» avait les mains libres, pourquoi était-il traité autrement? Herr Schultze haussa les épaules et doucement, avec un accent où l’on sentait une conviction inébranlable:

– Protester contre le sort, a dit Kant, est d’un fou. Vous protestez toujours, je vous ligote. Un mot encore et j’en serai réduit à vous bâillonner pour éviter les attroupements.

L’usurier se tut, mais si, suivant l’expression populaire, ses yeux avaient été des pistolets, la carrière du policier se fût terminée à l’instant même.

On laissa descendre les autres voyageurs, puis, bras dessus, bras dessous, agents et prévenus se rendirent à l’hôtel d’Europe. Là, ils apprirent que la Volga, steamer de la Compagnie impériale de navigation sur la mer Noire, partirait le lendemain, 16 février, pour Odessa.

– Nous prendrons passage à bord de ce navire, demanda l’Autrichien au journaliste; cela vous va-t-il?…

– Volontiers, répondit celui-ci.

Et, en a parte, il ajouta:

– 16 février, je dois être à Paris le 25 mars avant la fermeture de l’étude de maître Panabert, notaire. J’arriverai.

Peut-être le père de Pénélope lut sa pensée dans ses yeux, car il riposta par une épouvantable grimace et ne dit plus un mot.

Après un déjeuner substantiel, Armand s’offrit le luxe d’un excellent cigare. Il envoyait malicieusement la fumée odorante au nez du propriétaire, de plus en plus sombre.

– Vous vous ennuyez, mon bon monsieur, dit-il enfin.

– Je ne vous parle pas, répliqua sèchement Bouvreuil.

– C’est bien ce que je pensais, continua le Parisien; l’ennui, le terrible ennui qui rend désagréables même les gens qui le sont toujours.

Et s’adressant à Schultze, dont les yeux fureteurs allaient de l’un à l’autre:

– Nous quittons la ville demain. Si nous nous promenions au lieu de demeurer enfermés dans cette chambre.

– C’est que…

– Je sais… Mais vous me tiendrez comme ce matin… et puis je ne veux pas me sauver.

– Si vous en aviez l’occasion?

– Je n’en profiterais pas.

Le policier sourit:

– Diable d’homme… Vous avez une conviction…

– À démonter Razil-Mograb.

– Quel est celui-là?

– Le philosophe persan qui le premier a dit: Laissez faire le Destin.

Malgré lui l’Autrichien s’inclina. Son prisonnier connaissait la philosophie persane qu’il ignorait, lui! Armand très égayé par son attitude acheva de le décider en ajoutant gravement:

– Razil-Mograb fut aussi le précurseur de Sidi-Moufmouf, le philosophe de Montmartre.

– Connais pas celui-là non plus.

– Tenant compte, poursuivit imperturbablement le jeune homme, que le néant est antérieur à la création, il a pu dire: «Tout est dans rien. Or, rien est dans ma poche. Je possède donc tout sous la forme de rien.» C’est la situation à laquelle vous m’avez réduit.

L’agent fut sur le point de serrer la main de son prisonnier. Il le respectait. Que refuser à un être pareil?

– La promenade, reprit-il, m’irait assez… Mais c’est votre ami…

– Ça mon ami? Oh! n’y insistez pas. Errare humanum, sed perseverare diabolicum. Vous voyez, je sais aussi un peu de théologie… Celui-là nous le laisserons ici sous la garde de monsieur Muller.

– Au fait, c’est une idée, partons.

Ne s’inquiétant pas de la rage du père de Pénélope, tous deux sortirent.

En descendant l’escalier, Lavarède remarqua une jeune fille qui causait sous le vestibule avec un homme aux favoris grisonnants. Il reconnut Aurett. Elle le reconnut aussi.

À la main, elle tenait un petit bouquet de violettes, floraison hâtive du pays. Elle le laissa tomber et, sans affectation, s’éloigna de quelques pas avec sir Murlyton.

Armand avait suivi tous ses mouvements. Il ramassa les fleurs, en détacha deux qu’il glissa dans sa poche, puis venant à l’Anglaise, il lui tendit le bouquet:

– Il vient de vous échapper, mademoiselle.

Il s’arrêta, eut un mouvement de surprise et avec une hésitation parfaitement jouée.

– Mais, je ne me trompe pas, mademoiselle, c’est bien vous que j’ai rencontrée à Bakou?

– Avec mon père.

Aurett désignait le gentleman. Celui-ci salua au hasard, ne sachant trop où le jeune homme en voulait venir.

– Ne m’avez-vous pas dit que vous vous rendez à Trieste? reprit Armand.

– En effet.

– Je m’y rends également, ou plutôt, on m’y conduit sous l’inculpation de vol, banqueroute frauduleuse, que sais-je? Il me sera facile d’établir que je suis victime d’une erreur; mais je vous prie, jusqu’à ce moment, de réserver votre opinion sur un voyageur auquel vous avez serré la main.

Aux deux Anglais ahuris, il adressa un profond salut et, sans paraître remarquer la stupéfaction du policier, il lui prit le bras:

– En route, mon cher monsieur Schultze.

Il était enchanté. Grâce à sa petite scène, il pourrait à bord de la Volga échanger quelques paroles avec la jeune fille, sans que l’Autrichien y trouvât à redire.

Ce dernier interrogea un cocher, dont la voiture stationnait près de là. Qu’y avait-il à visiter à Batoum?

– Dans la ville, rien, répondit l’automédon; c’est un port militaire entouré de redoutables défenses, mais sans monuments.

Puis d’un ton insinuant:

– Seulement, si cela vous plaît, je vous conduirai à Adjari-Tszali. Ce n’est pas encore la saison, mais c’est égal, en remontant le cours de la rivière Tcholok, on fait une jolie promenade.

Il ne mentait pas. En effet, on ne saurait rien rêver de plus pittoresque que la vallée du Tcholok. Tantôt encaissé, tantôt s’étendant à l’aise entre des plaines basses, le cours d’eau change d’aspect à chaque instant.

À dix verstes de Batoum dans un site merveilleux, au confluent de la rivière et d’un torrent s’élève une «Gostinitza» où l’on donne à boire et à manger. L’auberge a remplacé le poste des Zaporogues, Cosaques de la ligne militaire, qui autrefois vivaient en cet endroit, comme nos spahis de la frontière algérienne, comme les anciens honveds de Hongrie.

Pendant l’été, les négociants de Batoum ont l’habitude de passer le dimanche avec leur famille à Adjari-Tszali.

Pour ne pas manquer à la coutume, Armand et son compagnon entrèrent dans l’isba. Schultze paya et invita le cocher à se rafraîchir. Celui-ci, bavard comme les nôtres, se mit à raconter des histoires du pays, entre autres la légende des Arméniens qui conquièrent commercialement tout le Caucase.

Dieu dit un jour à Satan:

– Comment as-tu fait pour réunir tant de défauts dans un seul homme?

Le diable ricana:

– C’est simple. J’ai pris un peu de Grec, j’y ai ajouté pas mal de Persan et beaucoup de Juif. Voilà l’Arménien.»

Distrait par le verbiage du moujik, le policier cessa de surveiller Lavarède. En une seconde celui-ci fut dehors et, sautant sur le siège de la voiture, enleva le cheval qui partit au galop.

Au bruit, Schultze accourut. Trop tard! Le fugitif était déjà à cent mètres et l’attelage détalait avec une rapidité vertigineuse.

L’Autrichien empoignait ses cheveux avec l’intention évidente de les arracher… mais il suspendit son mouvement. La voiture, après avoir décrit une courbe savante, revenait vers la Gostinitza. Sur le siège, le journaliste riait aux éclats. En arrivant auprès du policier, il sauta à terre et gaiement.

– J’avais l’occasion de me sauver, hein?

– Je dois le reconnaître.

– Vous voyez que je n’en profite pas. Désormais, quand je vous affirmerai une chose, croyez-moi. Et maintenant rentrons à Batoum. Nous arriverons pour dîner.

Pendant la route Schultze demeura pensif. Évidemment les actions de son prisonnier avaient ébranlé sa certitude et les formules philosophiques, dont avait été bourré son crâne germain, augmentaient encore son trouble.

– Si ma base a été fausse, marmottait-il, mon raisonnement logique est faux, sans compter qu’il y a le doute: «L’homme ne doit pas dire: Je suis certain, mais je crois que je suis certain… d’où il résulte, que je ne suis plus certain du tout de la vérité de sa culpabilité. Et, dans la vérité même, n’y a-t-il pas place pour l’erreur?… Deux et deux ne font quatre que par convention; en réalité absolue ils ne font rien, car le chiffre implique l’hypothèse d’une mesure, et la mesure ne s’accorde pas avec l’incommensurable… on ne mesure pas l’infini… donc le nombre est vide de sens!… Donc, cet homme-là peut ne pas être le coupable!…»

 

Le résultat de ces divagations fut que le lendemain matin, Herr Schultze en s’embarquant sur la Volga déclara, à la grande colère de Bouvreuil, à la vive satisfaction de Lavarède, que celui-là resterait enfermé dans sa cabine, gardé à vue par Muller, tandis que celui-ci jouirait, sous sa surveillance bienveillante, de la liberté accordée aux autres passagers.

Bientôt le signal du départ retentit. Le steamer couronné d’un panache de fumée sortit du port, puis évoluant se dirigea vers le nord en suivant la côte.

Vers midi, le navire s’arrêta en vue de Poti, pour remettre les dépêches au canot de la poste et continua sa route.

Adossé à l’un des montants de la passerelle, Armand regardait au loin les cimes neigeuses du Caucase. À dix pas de lui, le policier parcourait un journal, interrompant à peine sa lecture pour jeter parfois un regard du côté de son prisonnier. Une douce voix s’éleva auprès du journaliste.

– Ne vous retournez pas, disait-elle; je suis derrière vous avec mon père. J’ai voulu vous donner le bonjour.

En dépit de la recommandation, le jeune homme fit face à ses amis.

– À quoi bon ces précautions, répondit-il. Je vous ai parlé hier à l’hôtel, uniquement pour préparer nos rencontres sur le bateau. Vous serrer la main paraîtrait excessif à mon gardien, mais moralement je le fais et le plus cordialement possible.

En quelques mots, il raconta les tribulations de Bouvreuil, ce qui amusa énormément les Anglais; puis on se sépara en se promettant de se revoir le jour suivant. De sa place le policier avait tout observé.

– Ce gentleman est moins réservé qu’hier, fit-il, lorsque le Parisien revint vers lui.

– Très naturel.

– Trouve pas… dans votre situation…

– Elle n’existe plus pour lui, il a compris que je dis la vérité.

Sur ce, Armand tourna les talons et s’éloigna en sifflotant. L’Autrichien alla s’accouder au bastingage et se plongea dans des réflexions laborieuses. Sa perplexité croissait toujours.

– L’œil est le miroir de l’âme, grommelait-il. Tous les penseurs sont d’accord là-dessus. Je n’ai jamais vu de regard plus net, plus franc que celui de ce Rosenstein…

Après une courte hésitation, il ajouta:

– Lavarède… Mais alors cette damnée lettre que j’ai en poche…?

Et il se pressait le front, ce qui, chacun le sait, est une façon de faire la lumière dans un cerveau. Pression vaine! Ses idées s’embrouillaient de plus en plus.

Les 17 et 18, la Volga s’arrêta successivement à Otchemtchini, Soukoum, Nouveau-Mont-Athos, Goudaout, Adler, Sotchi, Thouapsé, Djoudga, Novorossisk, Anapa, et ensuite à Kerstch.

L’escale est de deux heures dans cette ville importante qui commande le détroit d’Iénikaleh et l’entrée de la mer d’Azov. Lavarède, escorté de Schultze, fit une rapide excursion dans la ville et trouva le temps de gravir l’interminable escalier de pierre qui, partant de la place du Vieux-Marché, finit au sommet du mont Mithridate. Il affirma être récompensé de son ascension par la vue du monument néo-grec élevé à l’endroit où, d’après la tradition, le roi de Pont se fit frapper au cœur avec son épée par un soldat gaulois, pour ne pas tomber au pouvoir de ses implacables ennemis les Romains.

Du plateau, d’ailleurs, on découvre un merveilleux panorama. La ville couchée autour de la rade. À l’ouest, une plaine bossuée de petites éminences et parsemée de taches blanches, bourgs ou villages… Au sud, le massif rocheux de Skati-Kourgan, dans lequel se trouve la caverne appelée Tombeau de Mithridate, et plus loin la mer.

Dans la soirée, on entrevit Théodosie avec les ruines de ses anciennes tours génoises.

Lorsque le Parisien fut enfermé dans sa cabine, Herr Schultze appela Muller et les deux policiers montèrent sur le pont.

La nuit était claire et permettait de deviner la côte de Crimée qui, en été, rappelle à la fois les rivages algériens et les paysages suisses. L’agent fit part à son camarade de ses doutes à l’endroit de Rosenstein-Lavarède.

– J’y ai pensé déjà, répondit Muller, qui ne sachant pas la philosophie, n’avait que du bon sens. Ce n’est pas lui le coupable, ou bien il est rudement fort.

– C’est ton avis?

– Regarde-le à n’importe quel moment. Rien en lui ne trahit l’inquiétude. Tandis que l’autre ne décolère plus. S’il le pouvait, il démolirait le navire. Je le répète, le jeune homme est fort ou innocent.

– Et tu penches?

– Pour l’innocence.

Schultze parut réfléchir.

– Alors, il serait Français et artiste, ainsi qu’il le prétend?

– Probablement et je serais d’avis de le relâcher.

– Oh! Pas comme cela! La certitude philosophique s’obtient point par point, mathématiquement. Après expérience seulement nous verrons. C’est égal. Si tu as raison c’est une erreur épouvantable.

– Non.

– Comment non?

– Il est aimable et bon garçon… il nous excusera.

– De l’avoir emmené de Bakou?

– Tu vois bien que ça l’amuse. Il rit, donc il ne se vengera pas.

Puis les causeurs baissèrent la voix et après un quart d’heure de chuchotements s’en furent se coucher.

Le lendemain la Volga brûlait Yalta, et atteignait Sébastopol avec soixante-cinq minutes d’avance. Mais les marchandises à embarquer étaient nombreuses, et le capitaine assura que l’escale serait de quatre heures au moins, au lieu de deux prévues à l’itinéraire. Schultze se frotta les mains, et s’approchant d’Armand qui s’entretenait avec sir Murlyton et Aurett:

– Nous avons quatre heures à nous, vous plaît-il de descendre à terre?

– Ma foi, mon cher policier, j’avais escompté votre bon vouloir, et je proposais à monsieur et à mademoiselle de visiter la vaillante cité avec nous.

Un canot conduisit les voyageurs à travers la baie de Streletskaïa, port commercial de Sébastopol, entièrement séparé de la baie Sud, devenue propriété de la marine militaire.

Schultze guida ses compagnons à travers la ville toute neuve. Il leur montra les usines, les casernes, l’église du «Vœu», élevée à la mémoire des Russes morts en 1854-56 au siège de Sébastopol; le palais administratif de la «Flotte patriotique russe», Compagnie de navigation entre la mer Noire et l’extrême Orient, fondée en 1878 au moyen de collectes faites dans tout l’empire.

– Allons maintenant au cimetière français, fit l’agent d’un ton énigmatique.

– Le cimetière français? répéta Aurett.

Ce fut le journaliste qui répondit:

– Oui, mademoiselle, à l’endroit où reposent mes compatriotes tués au feu pendant cette terrible campagne de Crimée. Ils sont nombreux, car dans cette guerre de deux ans, quatre cent mille hommes ont péri, appartenant pour moitié à l’armée russe et pour le reste aux troupes alliées franco-anglo-turco-sardes.

Il fallut prendre une voiture, le champ de repos étant à six kilomètres de la ville.

En apercevant ce rectangle long de quatre-vingts mètres, large de cinquante, enceint de murs effrités par les orages, une émotion intense étreignit le Parisien. Combien dormaient là l’éternel sommeil sous les cubes de pierre alignés de chaque côté de l’allée centrale?

Il se découvrit, songeur, grave.

Soudain l’organe de Schultze le fit tressaillir.

– Eh! eh! L’alliance franco-russe justifiée, ricanait l’Autrichien.

Armand se retourna comme s’il avait été piqué par un serpent. Ses sourcils se froncèrent, et d’une voix un peu tremblante:

– Monsieur Schultze, chez nous, en France, après un combat loyal, les adversaires se tendent la main. En Crimée, les Russes et les Français ont appris à s’estimer; car selon les paroles très justes du général Saussier, il y fut déployé tant d’héroïsme de part et d’autre qu’il n’y eut vraiment ni vainqueurs ni vaincus. Vous aviez raison tout à l’heure, c’est le sang de ces morts qui a fait germer l’amitié des deux peuples.

Le policier hocha la tête:

– Alors, pour quelle raison êtes-vous tous hostiles dans votre pays à l’alliance franco-allemande?

– Pour autant de raisons, monsieur Schultze, qu’il y a d’habitants en Alsace-Lorraine.

Et le jeune homme regagna la voiture avec les Anglais. L’agent les suivit en murmurant:

– Premier point acquis! Il est Français, bien Français.

On revint à bord. Les prévisions du capitaine furent dépassées. On dîna avant que le steamer reprit sa route.

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