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Les cinq sous de Lavarède

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– Bon, bon, souligna le Parisien, l’explication me rassure.

La main d’Aurett s’appuya sur le bras du jeune homme pour l’inviter au silence. Le Chinois continuait:

– Frères, demain nous atteindrons Nagasaki où Jap, Toung et Li descendront à terre pour gagner la côte chinoise à bord de la première jonque marchande qui se présentera.

Les Chinois inclinèrent la tête.

– Vous savez pourquoi notre chef suprême nous a rappelés. Notre Société «Pas d’hypocrisie» mérite son nom. Le moindre des adeptes sait pourquoi et contre quoi il combat. Chacun de nous représente un détachement qu’il faut réunir à Péking à une date que je vais vous dire.

– Ce sera fait, répondirent les autres d’une seule voix.

– Bien. Maintenant voici quels sont les ordres de notre Grand-Maître et les faits qui les motivent: Nous fils de Han, nous voulons rendre la Chine aux Chinois et chasser les envahisseurs mandchous qui détiennent le pouvoir. Or, leur chef qu’ils qualifient orgueilleusement de «Fils du Ciel», sent son trône trembler sous la poussée d’un peuple marchant à la liberté. Apeuré, il tend les bras vers les étrangers d’Europe, espérant qu’ils le défendront contre nos entreprises. Il leur a déjà permis d’établir des comptoirs sur les côtes, maintenant il rêve de leur ouvrir l’intérieur du pays.

Un grognement interrompit celui qui parlait. Ses auditeurs avaient eu un même geste de menace et leurs faces jaunes, contractées par la colère, étaient effrayantes.

– Un homme, continua le chef, un Allemand, le docteur Kasper, est venu vers l’empereur. Il lui a dit: «Avec un sac de soie que je remplirai de gaz, je m’élèverai et me dirigerai dans l’air. Accorde-moi la permission de tenter l’expérience au milieu de ta capitale et de circuler loin au-dessus des terres soumises à ta domination.» L’empereur a consenti et le 22 octobre, ce Kasper s’enlèvera avec sa machine qu’il appelle «ballon dirigeable».

Le Chinois prit un temps; puis d’une voix insinuante, comme pour faire passer sa conviction dans l’esprit des assistants:

– Telle est la version officielle. Mais ici comme toujours, on trompe le peuple. Dominant le pays, cet Allemand étudiera les routes, les rivières, les canaux, de telle sorte qu’au moment venu, les armées d’Europe connaîtront exactement tous nos moyens de communication et en profiteront pour nous écraser. Mais nous veillons! Aux entreprises de nos ennemis nous opposerons la volonté de toute une nation. Nous avons le nombre et le dévouement, prouvons que nous avons aussi l’intelligence. À l’envahissement loyal, les Européens découragés par les massacres font succéder l’invasion dissimulée. Détruisons leur appareil et nous démontrerons ainsi que nous ne sommes point des gens que l’on berne.

– Oui, oui, nous obéirons.

Un frémissement secouait ces fanatiques, jaloux de leur liberté au point de considérer la civilisation comme un danger.

– Maintenant, frères, conclut l’orateur, regagnez vos cabines. Jap, Toung et Li vont sortir les premiers. Han et moi nous laisserons passer quelques instants, puis nous partirons à notre tour.

Les personnages désignés tendirent leurs mains au chef, puis les portant sur leur poitrine et sur leur tête, ils quittèrent le compartiment des rapatriés. Alors, celui qui avait transmis à ces hommes les ordres du Grand-Maître de la Société secrète «Pas d’hypocrisies» se tourna vers l’affilié demeuré auprès de lui et, doucement:

– Han, dit-il, je t’ai fait rester parce que j’ai besoin de toi pour autre chose encore.

– Ordonnez, répondit simplement son interlocuteur.

D’une voix claire, le chef laissa tomber ces paroles qui firent frissonner la jeune Anglaise dans sa cachette.

– Il faut, après l’escale de Nagasaki, jeter à la mer le cercueil portant le numéro 49.

Han haussa les épaules.

– On l’y jettera.

– Tu ne demandes pas pourquoi?

– Que m’importe, vous parlez, j’obéis.

– Je veux que tu saches pourtant… Il y a quinze jours, le comité de San Francisco m’avisait qu’un traître mandchou, condamné par le tribunal secret à ne jamais reposer sur la terre chinoise, allait réussir à éluder la sentence, grâce à la diligence de l’administration de la Box-Pacific-Line, et à quitter l’Amérique.

– Eh bien? interrogea curieusement le nommé Han.

– Je n’ai reçu depuis aucune communication nouvelle. Le cercueil est donc à bord et je dois me conformer aux instructions du comité.

Tout en parlant, il avait pris la lanterne et dirigeait le rayon lumineux sur les cercueils. Chacun, on s’en souvient, était marqué d’une plaque de cuivre gravée, portant un numéro d’ordre.

– Le voici, reprit le chef en s’arrêtant devant la bière de Lavarède; après-demain dans la nuit, nous le précipiterons dans les eaux du golfe de Petchi-Li.

– Pourquoi pas tout de suite, fit Han, puisque nous sommes ici?

– Parce que cette caisse flotterait et serait peut-être repêchée par un autre navire. À Nagasaki, je me munirai de saumons de plomb qui entraîneront le corps du Mandchou et sa dernière demeure dans les abîmes de la mer. Comprends-tu?

– Oui, chef!

– Bien… Allons dormir, et après-demain le traître subira son sort.

– Puissent être ainsi frappés tous ceux qui lui ressemblent, psalmodia le Chinois Han.

– Oui, tous!

– Et l’Empire du Milieu revenir à ses légitimes possesseurs.

La porte de la chambre jaune retomba avec un claquement léger, les conspirateurs disparurent et, avec un peu de bonne volonté, les trois spectateurs de cette étrange scène eussent pu se figurer qu’ils venaient de rêver. Mais la réalité de l’aventure ne faisait doute pour personne et miss Aurett très impressionnée demanda d’une voix tremblante:

– Vous avez entendu, monsieur Lavarède?

– Oui, mademoiselle, répliqua tranquillement le Parisien. Ces faces de safran prétendent plonger le cercueil 49 dans les profondeurs de l’océan. Le comité d’Honolulu retarde sur le comité de Frisco. C’est très drôle.

– Vous trouvez? interrompit sir Murlyton.

– Ma foi!

– Vous avez un heureux caractère, monsieur Lavarède, je me plais à le reconnaître; mais enfin, dans la circonstance, la résolution de ces gens me paraît très dangereuse pour vous.

– Dangereuse… Vous croyez?

– Au moins au point de vue de la succession de votre cousin.

– Comment cela?

– Je pense bien que vous ne serez pas dans la caisse 49 lorsque ces conspirateurs l’emporteront.

– Soyez-en certain, mon cher monsieur Murlyton.

– Oui, mais sans cet ustensile, il vous sera impossible de débarquer à Takéou, et alors…

Armand sourit.

– Il est évident que s’ils me privaient de ma bière, mon voyage serait compromis.

– C’est ce que je dis.

– Seulement, ils ne m’en priveront pas.

Et comme les Anglais le regardaient avec stupéfaction:

– Vous allez comprendre pourquoi, acheva le journaliste, c’est simple comme bonjour… grâce à ce canif.

Il avait tiré de sa poche un petit canif à manche d’écaille. Il l’ouvrit et, s’approchant du cercueil dans lequel il avait élu domicile, il introduisit la lame dans la rainure de l’une des vis retenant la plaque de cuivre numérotée.

– Que faites-vous? questionna miss Aurett.

– Vous le voyez, mademoiselle, je dévisse cette plaque.

Au même instant la seconde vis cédait. Le Parisien recommença la même opération sur le cercueil voisin.

– Ah! s’écria la jeune fille, je comprends.

– Je change de numéro; la plaque de mon voisin sur mon cercueil et je suis quarante-huit; la mienne sur le sien, il est quarante-neuf. C’est lui que ses compatriotes lesteront de saumons de plomb et enverront faire l’excursion sous-marine dont ils me menaçaient.

Quelques secondes plus tard, la substitution était opérée et Lavarède enchanté souhaitait le bonsoir à son adversaire. La pression de main de miss Aurett fut plus longue que les autres jours. Ces affreux Chinois avaient fait si grand-peur à la fille du gentleman qu’elle était excusable d’oublier ses doigts effilés dans ceux d’un homme aimable, qui se tirait comme en se jouant des passes les plus difficiles.

Le 5 septembre, sous petite vapeur, le Heavenway doubla le cap Long qui masque et abrite la ville de Nagasaki, chef-lieu du Ken ou gouvernement du même nom et l’un des sept ports japonais ouverts aux Européens.

Comme toutes les jeunes filles, miss Aurett avait lu l’œuvre de Pierre Loti. Elle eut un sourire en apercevant l’agglomération de maisons minuscules qui composent la ville et qui, entourées de collines verdoyantes, paraissent d’une exiguïté ridicule… Petites habitations, petites gens, appartements formés de cloisons mobiles en papier; poissons rouges, toujours en papier, suspendus à des perches en signe de réjouissance, enfin tout ce qui fait la vie japonaise, défila devant ses yeux dans le souvenir d’une lecture, et cependant bientôt elle devint sérieuse.

C’est qu’à côté de ces détails risibles, elle sentait l’effort d’un peuple intelligent et laborieux, possédé du désir de rattraper les civilisations d’Occident. C’était d’abord, à l’entrée du port, le phare d’Ojesaki, dont le feu est visible à quarante-deux kilomètres ainsi que le lui expliqua M. Mathew; puis, le long des quais, les docks immenses où vient s’empiler le charbon extrait des mines de Tahasima; tout indique les tendances d’une nation qui marche vers le progrès sous les ordres de son empereur, de ce mikado, autocrate absolu hier, souverain constitutionnel aujourd’hui.

Puis, en face, et comme pour servir de repoussoir à ces édifices élevés par le Japon nouveau, les paysages ensanglantés naguère par le fanatisme aveugle: l’île Takouboko ou de la Haute-Lance, la pointe Daika et surtout la montagne Papenberg d’où, en 1858, quatre mille Chrétiens furent précipités à la mer.

Une fois débarqués, les Anglais se rendirent compte mieux encore du mouvement d’esprit qui bouleverse le Japon. L’homme du peuple, portant la blouse nationale et la coiffure conique, est coudoyé par le fonctionnaire sanglé dans sa redingote noire et coiffé du chapeau haut de forme. Un peu gauches ces fonctionnaires, dans leur costume européen —, manque d’habitude sans doute. Leurs épouses, parées à la dernière mode de Paris ou de Londres, ont meilleur air. Là-bas comme partout, la femme se façonne plus vite aux usages nouveaux.

 

La boutique exiguë, ancien modèle, confine au magasin moderne, dont les hautes glaces excitent l’admiration du passant.

L’affreuse politique parlementaire elle-même s’est implantée dans l’empire du mikado. Les voyageurs en acquirent la preuve en voyant des pans de murs bariolés d’affiches électorales multicolores. Un jour, peut-être, les Japonais reprocheront cette importation aux Européens; et, pour leur défense, ceux-ci devront rappeler qu’ils ont aussi apporté le baiser. La plus tendre des caresses était ignorée en effet des habitants de Kiou-Siou et de Niphon. Elle était remplacée par un cérémonial compliqué. Ici encore, les femmes ont eu la gloire de comprendre les premières.

Les Anglais voulurent dîner avant de regagner le bord. Hélas! La cuisine du pays est, comme le pays lui-même, dans une période de transformation; et les dîneurs ne purent manger les croquettes de rhubarbe frites dans l’huile de ricin, le poulet rôti, piqué d’œufs de fourmis rouges, le poisson à la vinaigrette, saupoudré de cassonade, qui leur étaient triomphalement servis par un indigène en petite veste, les reins ceints du tablier blanc de nos garçons de café parisiens. Aux mets d’importation étrangère les cuisiniers japonais ajoutent quelques condiments autochtones, la cassonade dans la vinaigrette, les œufs de fourmis dans le rôti, de telle sorte que, dans cette ville infortunée, habitants et voyageurs sont également incapables de faire un bon repas. Au nom du progrès, on serre sa ceinture.

Pays singulier, au surplus, qui montre en même temps un soldat de police, un samouraï, frappant le prince européen qu’il est chargé de protéger, et la petite Japonaise, assise dans sa tchaia coquette, bâtie sur pilotis, souriant à tous les étrangers, qu’elle salue d’un rouitshiva, bonjour gracieux; où il y a bien des chemins de fer déjà, mais où c’est en chaise à porteurs que l’on s’y fait conduire. La transition des mœurs se manifeste encore dans la tenue des soldats de la garde impériale, imitée des uniformes du second empire.

Nous aurions tort, au surplus, de railler ce petit peuple vaillant, intelligent et passionné; car, malgré nos défaites récentes, ce n’est pas l’influence allemande qui y domine, la France y est toujours l’aimée, la préférée.

Assez las de leur excursion, sir Murlyton et sa fille regagnèrent le port. Le canot du Heavenway était à quai. Ils y prirent place. Presque aussitôt deux hommes accoururent. Miss Aurett ne put réprimer un tressaillement en reconnaissant les deux passagers chinois, dont elle avait entendu la conversation dans le compartiment des morts. Chacun était chargé d’un paquet long, d’un poids assez considérable, à en juger par les efforts des porteurs.

– Vous les reconnaissez, mon père? demanda la jeune fille.

– Oui, parfaitement, déclara le gentleman.

Et comme elle lui désignait les objets que tenaient les deux individus, il ajouta tranquillement:

– Probablement les saumons de plomb qui entraîneront leur défunt compatriote au fond de l’océan.

Aurett détourna la tête. Elle songeait que sans un hasard providentiel, rien n’eût averti Lavarède des projets des Chinois et alors… elle se figurait ces hommes se glissant une nuit dans la chambre jaune, attachant leurs plombs au cercueil où le Parisien dormait et laissant couler le tout dans l’eau noire qui se refermait sans bruit sur sa proie engloutie.

– Qu’avez-vous donc, Aurett, interrogea sir Murlyton, vous êtes pâle?

– C’est parce que je pense… à ce qui ne peut plus arriver.

L’Anglais regarda fixement la jeune fille, puis ses yeux se reportèrent sur les Chinois. Ce mouvement ramena les couleurs sur les joues de la jolie voyageuse. Elle se sentait devinée et elle en éprouvait une impression délicate. Certains sentiments ne veulent pas de confidents et le père le plus cher a parfois tort de lire dans l’âme de sa fille.

Lorsque l’embarcation eut accosté le navire, les Anglais se promenèrent sur le pont en silence, attendant l’heure où ils pourraient sans crainte de surprise, descendre chez Lavarède. Il leur fallait voir Armand ce jour-là, puisque les Chinois avaient choisi le lendemain pour immerger le cercueil 49. Une rencontre avec ces initiés «Lotus blanc» eût été désastreuse, et le plus prudent était de s’abstenir.

La visite se prolongea bien au-delà des limites ordinaires. Le gentleman dut, à plusieurs reprises, indiquer que l’heure s’avançait pour décider miss Aurett à regagner sa cabine. Elle tombait de sommeil pourtant, car à peine étendue sur son lit, elle s’endormit profondément.

Lorsqu’elle rouvrit les yeux le Heavenway avait quitté Nagasaki et fendait les flots de la mer Bleue. L’heure du déjeuner venait de sonner. En se rendant à la salle à manger, la jeune fille aperçut à l’horizon une terre, dont la silhouette déchiquetée se découpait sur le ciel pur.

– Quelle est cette montagne? demanda-t-elle à M. Mathew qui se trouvait auprès d’elle.

– L’île Mense, miss, répliqua l’Américain. Ce soir nous l’aurons doublée et nous entrerons dans la mer Jaune que la Corée et la côte chinoise resserrent de plus en plus jusqu’au golfe de Petchi-Li.

– Mer Bleue, mer Jaune. Que de couleurs!

– Ces noms sont justifiés, miss.

– Vous plaisantez, monsieur Mathew; bleue, passe encore, mais jaune?

Le capitaine eut un sourire.

– Vous la verrez de cette teinte. Du reste, l’explication du phénomène est aisée. Cette mer est peu profonde et les fleuves ou rivières qui s’y jettent traversent des terrains d’alluvion dits «terres jaunes». Le limon qu’ils charrient est très fin et reste en suspens dans les eaux. De là leur teinte particulière.

La jeune fille écouta cette petite leçon géographique d’une façon distraite. Elle comptait les jours qui la séparaient encore du terme de la traversée et il lui importait peu d’égrener ces chapelets de vingt-quatre heures sur des flots de telle ou telle autre couleur.

Mais si elle était morose, Bouvreuil devenait exubérant. L’arrivée au port le transportait d’aise. Joie bien naturelle, pensaient les passagers, car la vie dans le poste de l’équipage n’a rien de récréatif.

La journée parut interminable à l’Anglaise. L’idée que, la nuit venue, il lui faudrait s’enfermer dans sa cabine sans donner un amical shake hand à M. Lavarède lui causait un véritable ennui. Jamais le steamer ne lui avait paru si laid, l’océan si insipide; l’immuable bleu du ciel l’agaçait.

Et comme sir Murlyton, né observateur, avait compris, à certains froncements de narines, l’orage intérieur qui se déchaînait, il se gardait bien de parler à sa fille. Il s’était lancé dans une grande discussion avec le second du navire sur la question des pêcheries de Terre-Neuve, sur le droit à la boëtte, à la capture du homard. Sur un thème pareil, un Anglais et un Américain discuteraient des semaines entières, pourvu que le brandy ne manquât pas. Grâce à ce stratagème, le gentleman gagna l’heure du dîner sans que miss Aurett eût trouvé la moindre occasion de déverser sur lui une part de son irritation.

La nuit venue, il fallut remonter sur le pont. Murlyton appréhendait ce moment. Mais, à sa grande surprise, Aurett se montra aimable, enjouée. Toute sa mauvaise humeur semblait s’être dissipée avec la lumière du soleil. Elle resta assez tard sur le pont, mollement étendue dans un rocking-chair auquel le mouvement du steamer communiquait un doux balancement.

Vers onze heures, elle se déclara lasse, embrassa tendrement son père et se retira dans sa cabine sans avoir prononcé le nom du journaliste.

Aussi, l’Anglais s’enferma dans la sienne, ravi d’avoir évité la bourrasque attendue et se livra aux douceurs du sommeil. Il eût été moins tranquille s’il avait su quelle idée avait rasséréné sa fille.

Elle s’était résolument promis de surveiller les deux Chinois dans l’accomplissement de leur funèbre besogne. Tout le monde étant endormi, elle se glissa dans le couloir sombre.

Presque aussitôt des pas légers se firent entendre à l’autre extrémité. Une lueur voilée lui permit d’apercevoir deux vagues silhouettes. C’en était assez. Elle avait reconnu Han et son chef, s’éclairant de leur lanterne.

La lumière disparut soudain. Aurett comprit que les Célestes étaient entrés dans le compartiment des morts, et, prise d’une curiosité irrésistible, elle se glissa sans bruit jusqu’à la porte. Han l’avait laissée entrouverte. Par l’entrebâillement, l’Anglaise coula un regard.

Les affiliés du «Lotus blanc» avaient posé leur lanterne à terre et s’occupaient à faire glisser le cercueil étiqueté 49 des tasseaux qui le supportaient. Un faux mouvement fit heurter le plancher au coffre de chêne. Aurett déjà troublée, ne put réprimer un léger cri. Aussitôt une main nerveuse saisit son poignet; et avant qu’elle eût pu se rendre compte de ce qui se passait, elle fut entraînée dans la chambre des morts.

Au son de sa voix, Han avait bondi et il l’amenait à son chef. Celui-ci faisait peser sur la jeune fille un regard aigu, pénétrant, et, comme l’oiseau fasciné par un serpent, elle essayait de détourner la tête, d’échapper à ces yeux immobiles qui l’hypnotisaient. Derrière elle, barrant la porte, Han attendait les ordres de son compagnon. Enfin le chef haussa les épaules.

– Tant pis pour elle!… va!…

D’un geste rapide, Han tira son poignard et le leva sur l’Anglaise. Elle était perdue, quand tout à coup le Chinois tourna sur lui-même comme une toupie et s’alla heurter avec un grognement de douleur à l’angle d’une bière voisine.

À côté de la jeune fille, Lavarède venait de se dresser. Prévenu de la visite des «Célestes» et voulant assister à leur «petit travail», il s’était caché; puis, tout naturellement, il avait couru au secours de la blonde miss. Maintenant, il était devant elle, la couvrant de son corps en face des Chinois menaçants.

La lutte allait s’engager. Aurett eut l’intuition fugitive que son ami venait de lui sacrifier l’héritage de son cousin. Au bruit, les marins viendraient certainement, le journaliste serait découvert. Et si, par hasard, on ne venait pas, la situation n’en était pas moins désespérée. Le secret du Parisien ne lui appartenait plus. Les deux Chinois le possédaient, sans compter que, dans ce combat inégal, le brave garçon pouvait succomber. Elle regarda Armand. Il souriait.

– Voyons, dit-il en employant le sabir hawaïen, pourquoi voulez-vous assassiner cette jeune personne, mon amie?

Celui que Han appelait le chef regarda Lavarède avec surprise, mais ne, répondit pas.

– Oh! poursuivit imperturbablement ce dernier, vous craignez de vous compromettre. Comme si je ne savais pas que vous êtes ici pour jeter à la mer le cercueil 49.

Et, sur un mouvement de stupéfaction de ses auditeurs:

– Chargé de la même mission, j’habite la bière 48.

Il soulevait en même temps le couvercle de sa prison, montrant aux Chinois ébahis qu’elle était vide. Du coup le chef retrouva la parole:

– Qui es-tu donc?

– Qui je suis?… regarde.

Surmontant avec peine l’envie de rire qui le gagnait, Armand tendit à son interlocuteur la boîte de fer-blanc trouvée dans l’estomac du requin.

Rien que la vue du récipient parut plonger le Chinois dans l’étonnement. Il l’ouvrit, lut le parchemin, puis le rendant au journaliste:

– Tu es un de nos frères, et tu réponds de cette Européenne?

– Depuis San Francisco, ma sœur vient la nuit m’apporter les aliments sans lesquels je serais aujourd’hui semblable à ceux qui nous entourent.

– Bien. Elle gardera le silence, n’est-ce pas?

– Comme moi-même.

– C’est bien. Han, reprenons notre opération.

Peu après, les Chinois sortaient, emportant l’ex 48 devenu, de par la volonté du Français, le 49 voué à l’exécration du «Lotus blanc.»

– Maintenant, mademoiselle, reprit galamment Lavarède, rentrez chez vous et dormez… Excusez-moi de ne pas vous reconduire; mais, vous le savez, ma santé m’interdit de quitter la chambre.

Elle lui pressa longuement la main et se retira. Le lendemain, comme elle était seule sur le pont, Han vint s’accouder au bastingage, à deux mètres d’elle; et sans la regarder, sans un geste qui pût trahir leur complicité:

– Sœur d’un des nôtres, tu as eu peur cette nuit. Pardonne-nous. Tu vas dans l’Empire du Milieu. Accepte ceci. Le chef te l’envoie.

 

Il tenait une fleur de métal figurant la corolle blanche du lotus.

– Placée à ton corsage, cette fleur t’évitera les brutalités des polices mandarines et te fera rencontrer des amis partout où tu passeras.

Ainsi qu’un passager lassé d’admirer l’océan, le Chinois se retourna, s’assura que personne ne l’observait et lança adroitement la fleur aux pieds de la jeune fille. Cela fait, il s’éloigna tranquillement.

Après un instant, Aurett ramassa l’emblème de la puissante société secrète et le glissa dans sa poche. Presque malgré elle, elle murmura:

– Je pourrai peut-être «lui» être utile!

Cependant, le voyage continuait. Le Heavenway se rapprochait de la côte coréenne, laissant apercevoir des villes, des villages. M. Mathew racontait les curieuses coutumes du pays, où l’hospitalité est plus qu’écossaise.

Enfin, le soir du 10, on arriva en vue de Takéou.

Il était trop tard pour entrer dans le port et le Heavenway dut capeyer sous petite vapeur, en attendant le point du jour. Pour la dernière fois, les Anglais descendirent auprès de Lavarède. Ils convinrent de se retrouver le lendemain soir à l’hôtel établi par les soins de la Box-Pacific-Line-Company. Dans la journée, Armand trouverait le moyen de tromper la vigilance des agents de la Compagnie. Et remplis de confiance, les compétiteurs devenus amis se serrèrent vigoureusement les mains en répétant:

– À demain!

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