Kostenlos

Les cinq sous de Lavarède

Text
0
Kritiken
iOSAndroidWindows Phone
Wohin soll der Link zur App geschickt werden?
Schließen Sie dieses Fenster erst, wenn Sie den Code auf Ihrem Mobilgerät eingegeben haben
Erneut versuchenLink gesendet

Auf Wunsch des Urheberrechtsinhabers steht dieses Buch nicht als Datei zum Download zur Verfügung.

Sie können es jedoch in unseren mobilen Anwendungen (auch ohne Verbindung zum Internet) und online auf der LitRes-Website lesen.

Als gelesen kennzeichnen
Schriftart:Kleiner AaGrößer Aa

En passant le quart à leurs remplaçants, les matelots leur firent part de l’incident merveilleux, en l’enjolivant un peu, bien entendu. Les seconds tremblèrent plus fort que les premiers et rapportèrent au poste de l’équipage une nervosité qui gagna les hommes de proche en proche.

Bref, au matin tandis que Lavarède, un peu inquiet des suites de l’aventure, se tenait coi dans sa caisse capitonnée, il n’était pas un gabier qui, en suivant les couloirs du steamer, ne se sentit mal à l’aise et n’interrogeât d’un regard anxieux les coins noyés d’ombre, avec la crainte de voir se dresser brusquement «l’âme en peine du Heavenway».

Or, de bonne heure, sir Murlyton et sa fille étaient montés sur le Pont. Le capitaine Mathew les avait informés que ce jour-là, 10 août, le steamer traverserait le grand courant du Pacifique, désigné sous le nom de Kuro-Sivo ou fleuve Noir. Appuyés au bastingage, ils écoutaient les explications de l’Américain.

– Le nom de ce courant, disait-il, est parfaitement justifié. Il forme un véritable fleuve dont les eaux ont une teinte plus foncée. Large de huit à neuf kilomètres en moyenne, le Kuro-Sivo se fraie un passage à travers les flots de l’océan. Il est bien le pendant du Gulf-Stream, le courant atlantique.

– Mais, demanda Aurett, a-t-il une température aussi élevée?

– Oui, mademoiselle, et si la portion sud du territoire d’Alaska est couverte d’une végétation abondante, c’est uniquement à l’influence du Kuro-Sivo que ce phénomène doit être attribué. Sans cela, comme tout le reste de la presqu’île, la côte méridionale serait obstruée par les glaces et la flore y serait représentée par des mousses, des lichens et quelques maigres bouleaux.

– Enfin c’est quelque chose comme Roscoff en France?

– Précisément. Seulement le «Roscoff» américain, qui fut russe autrefois, s’étend sur une longueur de quatre cents kilomètres.

Sir Murlyton complétait ces renseignements par la théorie connue des courants chauds, quand M. Craigton s’approcha d’un air embarrassé.

– Qu’avez-vous donc? demanda M. Mathew à son second, vous ne semblez pas dans votre assiette.

– C’est qu’il se passe à bord des choses mystérieuses.

Le capitaine eut un haut-le-corps.

– À mon bord?

– Oui, monsieur.

– Expliquez-vous.

– Je ne demande pas mieux, monsieur Mathew. Voici. Cette nuit, le matelot Fivecreek a rencontré, dans le couloir des cabines, un être qui avait la forme d’un homme.

– La forme d’un homme, s’écria le capitaine. Qu’entendez-vous par ces mots: la forme d’un homme?

– Je veux dire que c’était seulement une apparence. Fivecreek ne reconnut en lui ni un passager, ni un marin de l’équipage, et il lui demanda ce qu’il faisait à cet endroit.

– Eh bien?

– Mal lui en prit, continua Craigton, car soudain il entendit des paroles dites en une langue inconnue… puis un froid terrible. On eût dit qu’un bloc de glace lui était appliqué sur la peau. L’impression fut si forte qu’il tomba à terre.

M. Mathew haussa les épaules.

– Fivecreek était ivre… Il a rêvé.

– Je ne crois pas, monsieur. Le premier moment de stupeur passé, le garçon se releva et poursuivit le singulier promeneur, mais celui-ci gagna le «compartiment des morts» et y disparut avec un fracas de tonnerre.

La jeune Anglaise regarda son père, moitié sérieuse, moitié souriante.

Elle devinait bien qui était l’auteur de la panique. Elle riait à la pensée de Lavarède devenu un revenant pour l’équipage; mais, comprenant que le jeune homme était sorti de sa cachette pour remplacer ses vivres épuisés, elle éprouvait une sourde inquiétude. Avait-il réussi dans son expédition, et dans ce moment même ne souffrait-il pas de la faim?

Le capitaine se tut un instant. Évidemment il était embarrassé. Les règlements maritimes n’ont pas prévu le cas où un revenant s’introduirait à bord. Que devait-il faire? La réponse à la question ne vint pas, et plutôt que de rester court, M. Mathew jugea politique d’affecter l’incrédulité la plus complète.

– Monsieur Craigton, dit-il d’un ton goguenard, je ne conçois pas que vous, un officier sérieux, vous vous fassiez l’écho de pareils contes. Veuillez prévenir Fivecreek que s’il lui arrive encore des aventures merveilleuses, je le mettrai aux fers pour calmer son imagination.

Le second s’inclina, mais, tout à coup, il demeura courbé en deux, sans achever le mouvement commencé. Une voix avait prononcé ces paroles:

– M’est avis que le matelot n’a point rêvé. J’ai moi-même été réveillé cette nuit par un grand bruit qui paraissait venir de l’endroit où sont les cercueils.

Tout le monde s’était retourné vers celui qui avait parlé. C’était Bouvreuil. Monté sur le pont depuis quelques minutes, il avait écouté sans être remarqué le rapport du second. L’inquiétude de la jeune Anglaise ne lui avait pas échappé et flairant vaguement une corrélation entre l’aventure du matelot et la disparition de son introuvable «gendre», il s’était mêlé à la conversation. Le capitaine toisa le passager.

– Vous prétendez avoir entendu?…

– Oui, capitaine, je vous le répète, j’ai été tiré de mon sommeil par un bruit épouvantable.

– Et, questionna le second, avez-vous remarqué à quelle heure le fait s’est produit?

– Il pouvait être environ minuit.

Craigton hocha la tête.

– C’est bien l’heure indiquée par Fivecreek.

Quant à M. Mathew, il ne riait plus. Point esprit fort du tout, n’ayant qu’une instruction primaire peu supérieure à celle de ses subordonnés, le capitaine, en dehors de son métier qu’il connaissait bien, était ignorant de toutes choses. Rien d’étonnant à ce qu’il partageât les superstitions de ses matelots. Il avait essayé de railler d’abord, mais le témoignage d’un passager donnait à l’incident un caractère d’authenticité indéniable. Le navire était hanté. Et M. Mathew songeait, avec un malaise inexprimable, qu’avant d’atteindre Honolulu, première escale du steamer, il faudrait vivre sept jours dans un étroit espace ou un être de l’autre monde avait élu domicile. La perspective n’était rien moins que gaie.

Miss Aurett suivait ses pensées sur son visage. Elle essaya d’égarer l’opinion du brave homme et d’un ton indifférent:

– Je crois qu’un colis mal attaché sera tombé, dit-elle; cela expliquerait le vacarme qui a réveillé monsieur.

Elle désignait Bouvreuil. Celui-ci n’avait pas quitté la jeune fille des yeux et ses soupçons avaient pris corps. Son jeu était de contrecarrer l’Anglaise; aussi il s’empressa de répondre:

– En effet, mais la rencontre faite par le matelot Fivecreek n’est pas expliquée par cette hypothèse.

Puis d’un air bonhomme:

– Il me semble d’ailleurs facile de savoir à quoi s’en tenir.

– Ah! fit M. Mathew, et comment, je vous prie?

– L’être fantastique s’est dissipé dans la chambre des Chinois. Il suffirait de placer un factionnaire à la porte de cette pièce. Ou la supposition de mademoiselle est la bonne et il ne se produira plus rien d’anormal, ou le marin a bien vu et alors le visiteur mystérieux fera encore des siennes. Nos doutes seront ainsi transformés en certitude, et nous n’aurons plus, le cas échéant, qu’à faire dire quelques prières pour assurer le repos de l’âme errante et le nôtre.

Aurett avait pâli légèrement. Le compartiment des rapatriés gardé, Lavarède était condamné à mourir de faim ou à s’avouer vaincu. L’une ou l’autre alternative lui paraissait désolante. Et cependant M. Mathew, enchanté de la solution proposée par l’usurier, se tournait vers son second en se frottant les mains.

– Vous avez compris, monsieur Craigton?

– Parfaitement, monsieur Mathew.

– Eh bien! Faites que la porte de la chambre jaune soit constamment surveillée.

Bouvreuil lança un regard de triomphe à la jeune miss. Celle-ci détourna la tête; mais l’usurier avait eu le temps de constater que ses yeux étaient humides. De fait, Aurett avait éprouvé une émotion pénible en entendant l’ordre du capitaine. Un désir fou de bondir sur le propriétaire et de l’étreindre à la gorge avait possédé la douce enfant, et le souci du «convenable», toujours présent dans une cervelle britannique, avait failli être vaincu. Ce n’était plus seulement de l’antipathie qu’elle éprouvait pour Bouvreuil, mais un sentiment rageur qui ressemblait fort à de la haine. Sans déplaisir, elle eût vu le père de Pénélope aux prises avec les plus abominables aventures. En un mot, la colère apprenait la férocité à l’innocente créature qui, jusque-là, n’avait connu que le sourire et la bonté. L’agneau devenait enragé. Et par contrecoup, la jeune fille, qui jusqu’alors, s’était avoué timidement qu’elle ressentait «une certaine amitié» pour Armand, en arriva à se déclarer nettement que le mot amitié était insuffisant.

Sa franchise fut aussitôt récompensée par un trouble si délicieux qu’elle n’hésita plus à considérer comme un devoir d’aider le journaliste. Elle dut reconnaître cependant qu’en agissant dans ce sens elle irait à l’encontre de l’intérêt de son père et jugea décent d’obtenir son assentiment. La chose était aisée. Le gentleman adorait sa fille. Il accepta sans trop de peine les raisons quelque peu spécieuses dont elle le bombarda.

– Eh bien, soit! lui dit-il pour conclure…, devoir d’humanité, devoir de reconnaissance… agissez à votre guise. Je vous donne carte blanche.

La cloche du déjeuner réunit au «carré» les officiers et les passagers.

L’Anglaise avait repris son air souriant, mais le rose de ses joues s’était légèrement accentué et ses yeux pétillaient de malice, ainsi que ceux d’un jeune chat auquel le hasard accorde un tête-à-tête avec un fromage à la crème. Bouvreuil fit toutes ces remarques, non sans une certaine inquiétude. Miss Aurett ne le regarda même pas. Tranquillement, elle s’assit à sa place habituelle, causa comme à l’ordinaire des menus incidents du bord, et parut avoir oublié ce qui s’était passé le matin. Mais, quand le café fumant eut été versé aux convives, elle interrompit tout à coup le capitaine Mathew au milieu d’une dissertation sur les «frégates» ces admirables oiseaux que l’on rencontre en pleine mer, à cinq ou six journées des côtes.

 

– À propos, capitaine, et le fameux revenant?

– On ne l’a pas revu, mademoiselle.

– Vraiment! Vos marins doivent être rassurés?

M. Mathew fit la grimace:

– Peuh!

– Quoi! Ils tremblent encore? Un esprit… gardé par un factionnaire n’est cependant plus à craindre.

Elle riait en parlant ainsi. Son ton gouailleur piqua le capitaine au vif.

– Eh! mademoiselle, les matelots sont courageux lorsqu’il s’agit d’un danger connu. La tempête, la foudre ne les empêchent pas de veiller à la manœuvre; mais contre… les choses de l’autre monde, contre les êtres impalpables, l’homme le plus brave ne peut rien.

Il avait baissé la voix sur ces mots, prouvant ainsi qu’il n’était pas à l’abri de toute inquiétude. La gaieté d’Aurett parut s’en augmenter. Elle reprit:

– Vous n’avez pas un marin anglais dans l’équipage?

– Non, tous Américains, mais pourquoi?

– Parce qu’il aurait redonné du cœur aux autres.

On sait l’antagonisme qui existe entre la vieille Albion et la jeune Amérique, entre John Bull et son fils Jonathan. Rien ne pouvait être plus désagréable au capitaine que la réflexion de la jeune fille.

– Un Anglais, répliqua-t-il d’un ton bourru, ne ferait pas autrement que les autres.

– Oh! que si!

M. Mathew devint cramoisi.

– Eh bien! Je vous parie, commença-t-il…

Mais il s’arrêta et continua avec plus de calme:

– J’allais dire une sottise, puisqu’il n’y a aucun matelot de votre nation à bord.

– Cela ne fait rien, qu’alliez-vous parier? questionna la jeune fille, intérieurement ravie de voir son interlocuteur au point où elle voulait l’amener.

– Non, c’est inutile…

– Je vous en prie.

– C’est pour vous obéir alors. J’allais parier qu’un Anglais ne se montrerait pas plus tranquille que mes hommes. Vous le voyez, le pari était platonique, puisque mon navire ne porte aucun natif de la Grande-Bretagne.

Le visage d’Aurett était devenu grave.

– Je ne suis qu’une jeune fille, dit-elle en affectant un grand sérieux, mais je tiens le pari. Moi, je ferai ce qu’aucun de vos matelots ne ferait, et j’espère ainsi les rassurer.

– Vous! s’écrièrent tous les assistants ébahis.

– Moi-même.

Et comme les convives l’interrogeaient du regard, l’Anglaise poursuivit:

– Le pari est-il tenu?

– Oui, mademoiselle.

– Fixez vous-même l’enjeu.

– Dix dollars.

– Bien. Alors, capitaine, veuillez rassembler l’équipage sur le pont et lui faire la proposition que je vous soumettrai au dernier moment.

M. Mathew parut interloqué.

– Il est entendu n’est-ce pas, mademoiselle, que vous ne demanderez que des choses possibles.

– Naturellement. Puisque je m’engage à faire ce que je réclamerai de vos hommes. Vous ne supposez pas que je me livrerais à des fantaisies dont une personne bien élevée aurait à rougir.

Rassuré par cette déclaration, le capitaine promit, et le café dégusté, il monta sur le pont, suivi des passagers, curieux de savoir ce qui allait se passer. Ceux-ci, du reste, suivant la coutume américaine, engageaient des paris à leur tour. Les dix dollars de M. Mathew en mettaient mille en mouvement. Sur l’ordre transmis par le second, le sifflet des quartiers-maîtres appela l’équipage «en haut». De la mâture, de l’entrepont, les marins obéirent à l’appel et se placèrent sur deux rangs, en face du groupe que formaient les officiers et les passagers. Alors miss Aurett se pencha à l’oreille de M. Mathew et prononça quelques mots à voix basse. Le capitaine eut un geste de surprise, puis prenant son parti, il s’adressa aux marins:

– Mes enfants, dit-il, un de vous a rencontré l’autre soir un personnage qui ne devrait pas être à bord.

Un murmure parcourut les rangs.

– Peut-être a-t-il été le jouet de son imagination. Il faudrait le prouver, afin de vous dispenser de la corvée de monter la garde à la porte du compartiment des Chinois.

Les matelots ébauchèrent un sourire. Évidemment, la suppression de la faction ne leur déplaisait pas. Encouragé par cet accueil, M. Mathew continua:

– L’affaire est simple. Désignez l’un de vous qui s’enfermera ce soir dans la chambre jaune. Comme cela au moins on saura si, oui ou non, l’âme d’un des défunts se promène la nuit. Vous me direz tout à l’heure ce que vous aurez décidé. Rompez les rangs!

Tous les visages s’étaient assombris. Les matelots se concertèrent entre eux. Au bout de cinq minutes, le plus ancien vint au capitaine, son béret à la main.

– Eh bien? demanda M. Mathew.

L’homme se dandinait d’un air embarrassé:

– Faites excuses, capitaine, répondit-il enfin, mais les camarades aiment mieux que vous commandiez le service à l’un d’eux. Personne ne se soucie de défier les esprits, d’autant qu’il arrive malheur à ceux qui les narguent. Service ordonné, on obéira. Sans cela, jamais on n’arrivera à s’entendre.

– J’ai gagné le pari, capitaine, s’écria joyeusement Aurett.

Se tournant vers le gabier, elle ajouta:

– Dites à vos camarades qu’ils ne s’inquiètent plus. Aucun matelot n’ira dans la chambre des morts.

Le loup de mer interrogea des yeux son capitaine, et voyant que celui-ci approuvait la passagère, il s’en fut rejoindre ses compagnons, qui poussèrent un hurrah en apprenant le résultat de sa négociation. Pendant ce temps, l’Anglaise, avec son plus doux sourire, déclarait à ceux qui l’entouraient qu’elle passerait la nuit au milieu des cercueils. Tout le monde vanta son courage, Bouvreuil comme les autres. Mais, il s’éloigna en murmurant:

– Je comprends tout. C’est un système analogue à celui qu’il a employé de Paris à Bordeaux. Cette fois, la caisse est une bière. Je crois que je le tiens enfin et que le mariage de Pénélope marche.

XV. Les francs-maçons chinois

– Heureux qui, jeune encore, pâlit, chancelle et tombe Dans l’éternel repos, dans la paix de la tombe.

– Rimeur imbécile, philosophe pompier! Joli le repos; adorable la paix! Lequel des deux m’a donné ce commencement de lumbago?

Lavarède parlait ainsi tout en s’étirant, en cambrant ses reins douloureusement impressionnés par une station trop prolongée dans la caisse du Mandchou Kin-Tchang. De la journée entière, il n’avait osé sortir de sa cachette. Il craignait une surprise. Il avait entendu les allées et venues des matelots remplaçant les factionnaires placés à la porte de son domicile; et, se doutant bien de la cause de ce remue-ménage, il s’était tenu impassible. Mais encore que la boîte rectangulaire fût capitonnée, son peu de largeur en faisait un lit incommode. Aussi, lassé, moulu, le journaliste l’avait quittée vers le soir. Il était certain que l’on ne ferait plus de ronde à ce moment, et le voyageur de contrebande se promettait de passer la nuit assis, afin de se remettre de sa longue station horizontale. Prenant dans sa bière, transformée à la fois en chambre à coucher et en salle à manger, une boîte de bœuf conservé enlevée la veille à la cuisine, il commençait à souper de grand appétit, quand des pas se firent entendre dans le couloir.

– Bon, pensa-t-il, les passagers regagnent leurs cabines en corps. Ah çà! Est-ce que je leur aurais fait peur?

Il se tut brusquement, les pas s’étaient arrêtés à la porte et presque aussitôt une clef grinça dans la serrure. Le jeune homme n’eut que le temps de se jeter derrière un cercueil. Un flot de lumière pénétra dans son compartiment.

– Une ronde, ça y est, je suis pris!

L’imprudent s’était éloigné de sa cachette, et il lui était impossible maintenant de la regagner sans être vu. Vingt-cinq secondes s’écoulèrent, scandées par les battements de son cœur… et soudain s’éleva une voix douce:

– Je vous remercie, capitaine, disait-elle, ces bougies pour m’éclairer, ce livre pour me distraire suffisent. Je ne crois pas aux apparitions fantastiques, je suis certaine qu’il ne se produira rien de surnaturel et je veux gagner tout à fait mon pari.

– Pourtant, un matelot de garde dans le couloir, mademoiselle…

– Mais non, mais non, je ne cours aucun danger. Veuillez seulement, me remettre la clef… Merci, et maintenant, bonsoir.

On chuchota un instant, puis la porte se referma. Avançant un peu la tête, Lavarède aperçut miss Aurett, debout une bougie à la main, le corps légèrement penché en avant, écoutant s’éloigner ceux qui l’avaient accompagnée. Rassurée enfin par le silence, elle s’approcha des cercueils avec une répugnance visible et consulta les plaques de cuivre portant les numéros d’ordre appliquées sur les couvercles.

– 49, murmura-t-elle entre haut et bas, où est le 49?

Très surpris de la voir seule en pareil lieu, le locataire de ce numéro répondit aussitôt sur le même diapason:

– N’ayez pas peur, mademoiselle, le 49 est en promenade.

Elle tressaillit au son de sa voix, mais se remettant aussitôt:

– C’est vous, monsieur Lavarède?

– Moi-même.

Sortant de sa cachette, il ajouta avec le plus grand sérieux:

– À quel heureux hasard dois-je le plaisir de votre visite?

Les circonstances donnaient à la question un caractère burlesque. La jeune fille sourit et la glace fut rompue.

Au premier moment, l’Anglaise avait éprouvé quelque embarras, mais il était bien dissipé maintenant, et ce fut comme à un bon camarade qu’elle conta gaiement l’histoire du revenant. Elle devint plus sérieuse pour dire ses inquiétudes, la façon dont elle avait procédé pour pénétrer dans le compartiment des Chinois, afin d’apporter des provisions au prisonnier, et, en personne pratique, elle termina en tirant d’un sac caché sous sa robe, du chocolat, des biscuits, du porto-wine et même un superbe roast-beef froid précieusement enveloppé de papier de soie.

– Comme cela, déclara-t-elle, je serai tranquille. On ne surveillera plus ce lieu sinistre, et je pourrai renouveler vos vivres.

Armand l’écoutait avec une satisfaction très douce. Sur ces derniers mots, il lui prit la main et la porta à ses lèvres. Et comme elle paraissait embarrassée:

– Ne craignez rien, mademoiselle, fit-il, c’est ainsi que nos ancêtres marquaient leur respect aux princesses. En ce moment, voyez-vous, je suis touché de l’intérêt que vous me témoignez et de la courtoisie parfaite de sir Murlyton, car il vous a sûrement autorisée?…

Elle eut un mouvement de tête plein de mutinerie.

– Mon père a permis… sans positivement permettre… mais il m’avait donné carte blanche. J’en ai usé.

– Il n’ignore pas votre présence ici, cependant?

– Oh! non, mais il ignorait que j’avais l’intention d’y venir lorsqu’il m’a donné licence de vous secourir. Je dois même ajouter, reprit-elle après un temps, que j’ai été fort grondée à cette occasion.

– Grondée, vous?

Aurett prit une mine contrite.

– Oui, monsieur Lavarède. Après l’incident du pont, mon père me prit à part et me parla ainsi: «Je suppose, Aurett, que vous ne donnerez pas suite à votre projet? – Pourquoi cela? répondis-je. – Mais vous ne songez pas que ce tête-à-tête nocturne, avec mon très loyal adversaire ne serait pas convenable.» Je l’avoue, la réflexion m’embarrassa. Je n’avais pas songé à cela.

– Ni moi non plus, affirma le journaliste.

Elle frappa ses mains l’une contre l’autre.

– Vous non plus, alors j’ai bien fait d’insister. Enfin mon père se laissa fléchir, car il vous a en haute estime; mais il vous demande la promesse formelle de garder le silence sur notre shocking interview.

– Oh! mademoiselle, il ne m’a pas cru capable de chercher à vous nuire?

– Me nuire? répéta-t-elle. Il avait donc raison, cela serait-il compromettant?…

– Non, non, ma chère et bonne petite sœur, il n’y a rien que de très amical et de très gentil dans tout ceci. Les seuls sentiments que j’éprouve sont la reconnaissance et le respect.

Le ton n’était peut-être pas tout à fait d’accord avec les paroles, la voix d’Armand tremblait légèrement, mais Aurett, qui, en posant sa question, avait cédé à un mouvement de coquetterie, lui sut un gré infini de sa réserve. Qu’importait désormais d’être seule avec lui. Une sœur n’a rien à craindre de son frère. Elle pensait qu’avec ce seul mot il avait réduit à néant les velléités de médisance qui eussent pu se produire. Tous deux, du reste, avaient conscience que le terrain était brûlant. Ils changèrent de conversation. Ils discutèrent longuement sur les divers moyens de rentrer en Europe, une fois qu’ils auraient atteint la Chine.

 

Lavarède projetait de gagner Shanghai et de s’engager comme matelot à bord d’un des vapeurs à destination de la Grande-Bretagne. La chose était facile, car les autorités chinoises faisant tous leurs efforts pour retenir les marins à terre, surtout depuis que la réfection de la marine est à l’ordre du jour dans l’Empire du Milieu, les équipages des steamers venus d’Europe sont rarement au complet au moment du retour.

Aurett approuvait ce plan qui semblait facile à réaliser. C’était même le seul qui fût pratique, comme le fit remarquer Armand. Impossible, en effet, de gagner l’Europe par la voie de terre. Il aurait fallu parcourir plus de sept mille kilomètres à travers des régions peu connues, au milieu de populations hostiles ou de déserts glacés.

Ce sujet de conversation épuisé, les jeunes gens n’échangèrent plus que de rares paroles. Miss Murlyton sentait le sommeil la gagner. Ses paupières alourdies se fermaient malgré elle. Lavarède s’en aperçut:

– Dormez, lui dit-il doucement, dormez, petite sœur.

Elle lui sourit et, confiante, s’endormit sous la garde de son ami.

Elle fut réveillée au matin par la voix de son père. Le gentleman, fâché de ne pas la voir, heurtait fortement la porte du compartiment. D’un regard rapide elle s’assura qu’Armand avait regagné sa cachette et, tranquille de ce côté, elle ouvrit.

– Quelle heure est-il donc? demanda-t-elle à sir Murlyton que le second accompagnait.

– Six heures, il fait grand jour, et je commençais à m’inquiéter…

– Vraiment! j’ai dormi si longtemps?

M. Craigton eut un cri de stupéfaction.

– Vous avez dormi, mademoiselle? Aoh!

– Mais certainement…

Et, fixant sur son père son clair regard, Aurett ajouta:

– J’ai même rêvé que l’esprit du bord me serrait la main en me nommant «sa sœur».

Murlyton approuva de la tête et reconduisit sa fille à sa cabine. Mais elle n’échappa point pour cela à l’admiration de l’équipage et tout le reste du jour, lorsqu’elle se promena sur le pont, elle put voir les matelots s’incliner sur son passage avec un respect superstitieux.

En résumé, son intervention avait merveilleusement réussi. Le factionnaire de la chambre jaune était supprimé, et le Parisien débloqué ne courait plus le risque d’être vaincu par la famine. Aussi était-elle d’une humeur charmante. À ce point qu’une ou deux fois, elle daigna répondre à des observations émises par Bouvreuil. Comme elle aurait regretté sa condescendance si elle s’était douté que l’usurier avait quitté son cadre pendant la nuit, et qu’il avait passé une heure l’oreille collée à la cloison du compartiment des Chinois. Et ses regrets se fussent changés en terreur si elle l’avait entendu, après ce patient espionnage, murmurer en se frottant les mains, son geste favori quand il avait manigancé quelque chose de désagréable pour ses semblables:

– Flirtez, ma jolie miss, ce n’est pas celle qui flirte qui épouse.

La vie du bord avait repris sa monotonie. Pas un nuage au ciel, pas une lame à la surface de l’océan. Le soleil, implacablement, dardait ses rayons sur le steamer. Les passagers, engourdis par la chaleur, cherchaient la bande d’ombre des cheminées ou de la passerelle et là, étendus sur des rocking-chairs, ils somnolaient, plongés dans une sorte d’anéantissement.

Le Heavenway, silencieux au milieu de l’immensité muette, prenait l’apparence de ce vaisseau fantôme qui, suivant la légende maritime, erre sans cesse dans les déserts océaniques, conduit par un équipage de trépassés.

Si Lavarède s’ennuyait, il n’était pas le seul à bord. Miss Aurett elle-même paraissait d’une gaieté douteuse, ce qui désolait M. Mathew, car la jeune fille, depuis son «exploit», était de sa part l’objet d’un culte particulier. Il la comparait naïvement à toutes les femmes célèbres dont il avait lu la biographie dans un livre du bord: Ophictalis l’assyrienne, Amnoser d’Égypte, qui défendit Thèbes, l’Armoricaine Arreda, Jeanne d’Arc, Sonia Kvercedja, brûlée vive par les Tatars, et qui a été surnommée la Jeanne moscovite. Une telle héroïne s’ennuyait! Le brave homme était au désespoir. Par bonheur, dans la journée du 15 août, des requins se montrèrent autour du navire. Ils l’accompagnaient, prêts à happer ce qui tomberait à la mer. À défaut d’autre distraction, la pêche du squale n’est pas à dédaigner. Officiers et matelots furent enchantés d’en pouvoir offrir le spectacle à leur «young lady».

Après une demi-heure d’efforts, on hissa sur le pont un des monstres. C’était un requin-marteau, ainsi nommé à cause de la forme de la tête. Il mesurait près de sept mètres et les assistants frissonnèrent en apercevant sa gueule énorme armée de deux rangées de dents triangulaires, tranchantes comme des lames d’acier.

Après la capture d’un de ces terribles hôtes de l’océan, il est d’usage de leur ouvrir l’estomac.

On y trouve généralement des objets absolument indigestibles qui attestent la prodigieuse voracité de l’espèce. Les marins du Heavenway n’eurent garde de manquer à cette coutume, et leur fidélité à la tradition fut récompensée par la découverte d’un tube de fer-blanc, hermétiquement clos, qui fut remis au capitaine.

– Aoh! fit celui-ci, sans doute un document confié à la mer par des naufragés.

Ces mots excitèrent la curiosité des passagers qui entouraient M. Mathew; l’officier fit sauter le bouchon de gutta-percha qui fermait le cylindre et tira du récipient une feuille de papier sur laquelle des signes s’alignaient.

(Plus heureux que les passagers du Heavenway, nous pouvons donner la traduction de ce curieux document.)

Le capitaine Mathew fit un geste de désappointement:

– C’est du chinois, grommela-t-il, impossible de déchiffrer ces hiéroglyphes.

– Voyons, demanda sir Murlyton en prenant le papier[1].

L’Anglais examina longuement les caractères et enfin:

– Je ne sais ce que signifient ces lignes, dit-il, mais il est au moins des signes que je reconnais.

– Lesquels? demandèrent les passagers.

– Ce triangle et ces trois points qui sont placés en haut à gauche. Ils indiquent que nous nous trouvons en présence d’un document émanant des francs-maçons de Chine.

Tout le monde se récria:

– Des francs-maçons chez les Célestes, allons donc!

– Il en existe, affirma Murlyton, et non seulement ils ont le même emblème que nos francs-maçons d’Europe ou d’Amérique, le triangle; mais encore les épreuves d’admission usitées chez nous, semblent avoir été empruntées à la société chinoise, de beaucoup plus ancienne.

– Vraiment, dit M. Mathew très intéressé, et vous pourriez nous apprendre comment procèdent les «Jaunes»?

– Oui, grâce à une publication très étudiée qui a paru en Angleterre. Ma science est bornée, mais enfin voici ce dont je me souviens tant bien que mal.

Un mouvement d’attention parcourut l’auditoire et sir Murlyton commença:

– La Ligue du Tien-Taï ou «Société du Ciel, de la Terre et de l’Homme» existait déjà au deuxième siècle de l’ère chrétienne, et toutes les «images» des francs-maçons européens ont été inventées par elle. Ainsi, lorsqu’un néophyte veut être admis dans la Tien-Taï, également connue sous le nom de Triade et de Ligue universelle, il doit se rendre au «camp des fidèles» et se présenter à la «Porte de l’Orient». C’est là que se tient l’exécuteur des hautes œuvres, dont le glaive nu est toujours prêt à s’abattre sur la tête des profanes assez audacieux pour s’introduire sans autorisation dans l’enceinte sacrée. Le nouveau venu est vêtu de blanc; en principe, il doit porter une robe neuve, mais s’il est trop pauvre, la Société lui épargne cette dépense à la seule condition qu’il ait fait nettoyer son costume ordinaire avec le plus grand soin. Son épaule droite et ses genoux sont nus; au lieu de tresser ses cheveux en nattes, il les laisse flotter librement sur sa nuque, afin de montrer qu’il proteste contre la domination tartare. Avant de franchir la porte sacro-sainte, le néophyte paye sa cotisation qui s’élève à dix-sept francs cinquante centimes. Cette indispensable formalité une fois accomplie, huit membres de la ligue le font passer sous une voûte de glaives entrelacés.

1La figure reproduit exactement un brevet de franc-maçonnerie, rapporté de Chine par le lieutenant Carpier. (Note de l’auteur.)

Weitere Bücher von diesem Autor