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Les cinq sous de Lavarède

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– Attendez. Nous sommes arrivés samedi ici. L’hôtel me doit donc tous les repas jusqu’au déjeuner du samedi inclusivement. Or, je quitte la maison mercredi soir, ayant encore droit pour les jeudi, vendredi et samedi, à cinq repas. J’en prélève deux pour cet homme. Quant aux trois autres, je les emporte. M. Tower reste donc mon débiteur pour ma chambre, qui devient vacante deux jours avant le terme fixé.

– Très justement raisonné, déclara l’Anglais, je vais retenir les places à la Box-Pacific.

Le soir, au dîner, Vincents, à qui le Parisien fit raconter l’histoire de leur connaissance, amusa énormément le gentleman et sa fille. Seulement quand il fut parti, miss Aurett dit doucement à Lavarède:

– Le pauvre homme me fait de la peine. Il croit à son héritage et sa désillusion sera grande.

– Bon. Je lui ménage une consolation.

– Laquelle?

Il hésita une seconde; puis, prenant son parti:

– C’est un secret que vous me demandez-là!

Aurett le regarda bien en face et, avec un accent singulier:

– Oui, je le demande. Il y a une ombre dans ma pensée, chassez-là!

– J’obéis. Je destine à Vincents les deux mille dollars de mes amis les Chinois.

Le visage de la jeune fille s’illumina d’un sourire; elle tendit la main à son interlocuteur et la serra vigoureusement avec ce seul mot:

– Merci!

Rentrée dans sa chambre, elle se déclara sérieusement qu’elle était très satisfaite de parcourir le monde en compagnie de Lavarède. Mais, par un sentiment de réserve bizarre, elle ne dit rien de tout cela à l’honorable sir Murlyton.

XIV. Lavarède devient «mort»

Le lendemain, vers dix heures du soir, Armand sortit du China-Pacific-Hotel avec Vincents. Le premier portait à la main un paquet volumineux enveloppé de papier fort. Quant au second, il semblait avoir peine à se porter lui-même. Rien d’étonnant à cela. Pendant le dîner, Lavarède s’était fait l’échanson de son commensal, et, l’un remplissant le verre, l’autre le vidant, la raison de l’employé n’avait pas tardé à sombrer. Vincents avait un magnifique «plumet».

Cependant, quelque peu soutenu par son compagnon, encouragé surtout par la confidence que le paquet contenait entre autres choses une bouteille d’excellent rhum, le brave homme arriva tant bien que mal au «Public intrance» de la Compagnie des transports funèbres. Là, il se sépara du journaliste, et tandis que ce dernier suivait Susgrave street jusqu’au quai, il passa devant la loge du concierge, traversa la cour d’un pas mal assuré, s’engagea dans une enfilade de bureaux et enfin atteignit le hall des trépassés.

Les quatre murs nus formaient un rectangle allongé que recouvrait une toiture vitrée. Deux portes y donnaient accès. L’une, par laquelle venait d’entrer l’employé, l’autre située dans la paroi opposée, qui servait à la sortie des «marchandises». Une cinquantaine de «bières» posées sur des chevalets, étaient alignées le long des murailles. Au-dessus de chacune était fichée une étiquette portant un numéro d’ordre.

Vincents commença par s’enfermer soigneusement, puis choisit dans un trousseau de clefs celle de la porte du quai et alla ouvrir à son cher cousin.

Un instant après, les deux hommes étaient assis côte à côte et surveillaient une casserole où le rhum, échauffé par la flamme d’une lampe à esprit-de-vin, faisait entendre un grésillement du plus heureux augure. Malgré un certain embarras de la langue, le «veilleur» parlait beaucoup, commençant des histoires qu’il ne terminait pas, et ne conservant dans le trouble de ses idées qu’une pensée nette. C’était la seule, aussi l’exprimait-il fréquemment.

– By God, disait-il, j’ai le gosier sec comme amadou. Pressez le punch, cousin, que je lui donne l’accolade.

Enfin Lavarède déclara à point le mélange contenu dans la casserole et servit largement l’employé. Mais on eut dit que le breuvage augmentait encore la soif de Vincents. Il engloutissait les verres de punch avec une rapidité prodigieuse, sans s’apercevoir que son compagnon ne buvait pas.

L’effet de ce surcroît d’alcool fut foudroyant. L’Irlandais cessa brusquement de bavarder, ses yeux se fermèrent malgré lui. Il oscilla sur l’escabeau qui lui servait de siège et il serait infailliblement tombé à la renverse si Armand ne l’avait reçu dans ses bras.

Doucement, le Parisien le coucha sur le sol, où l’ivrogne s’étendit avec un grognement de béatitude.

– Ouf! murmura Lavarède, m’en voici débarrassé. Maintenant, à l’ouvrage.

Sur une table étaient rangés les outils: tournevis, marteau, etc., nécessaires pour réparer les accidents survenus aux colis. Le jeune homme s’en empara et fit le tour du hall en consultant les étiquettes des cercueils. Le numéro 49 frappa bientôt ses regards. Lavarède s’arrêta, en proie à une émotion singulière.

Devant lui s’allongeait la bière de chêne verni, curieusement fouillé, qui contenait la dépouille du Mandchou Kin-Tchang. Dans cette demeure exiguë, le mort avait rêvé de dormir le sommeil éternel. Il avait pensé, protégé par elle, retourner au pays natal d’où, vivant, il avait du s’exiler; et à l’idée de tromper ce suprême espoir, de dépouiller cette chose sans nom qui avait été un homme, le Parisien sentit s’accélérer les battements de son cœur, pendant qu’une sueur glacée perlait à ses tempes.

Il fut sur le point de renoncer à son expédition, de s’enfuir, pour ne pas devenir profanateur d’un tombeau, mais il se ressaisit. Après tout, c’était un Chinois, un de ces magots dont, tout petits, les Occidentaux apprennent à rire; et puis, en somme, quel tort lui faisait-il? La terre de l’Empire du Milieu était elle préférable au linceul vert des eaux?

Brusquement, Lavarède desserra les écrous qui maintenaient le couvercle du cercueil et découvrit la caisse. À l’intérieur, capitonné de satin bleu brodé d’or, dans une sorte de nacelle de plomb, le Mandchou apparut, les coudes au corps, les bras repliés de telle sorte que les index s’appuyaient aux lobes des oreilles. Ses yeux grands ouverts (en Chine on ouvre les yeux du défunt, alors que dans nos pays on les ferme) semblaient regarder avec une fixité inquiétante les paysages de l’au-delà. À ce moment passa dans l’air comme un murmure de voix. Lavarède se retourna, saisi par une angoisse inexplicable. Mais presque aussitôt, un sourire distendit ses traits. Le bruit venait du côté où dormait Vincents. L’ivrogne rêvait.

Courir à lui, lui prendre son trousseau de clés et revenir au Mandchou fut l’affaire d’un instant. Avec mille précautions, le journaliste fit glisser le cercueil à terre, et surmontant sa répugnance, il saisit Kin-Tchang par le milieu du corps. D’un brusque effort, il le tira de la caisse, et, frissonnant au contact de son lugubre fardeau, il marcha vers la porte du quai. Il l’atteignait presque, quand Vincents l’appela:

– Mon cousin!

Le jeune homme s’arrêta, les pieds cloués au sol, et tourna la tête vers l’ivrogne. Dans ce mouvement, il se trouva nez à nez avec le mort, dont le chef reposait sur son épaule. Le Mandchou semblait sourire. Certes, si d’une autre patrie, il assistait à la scène, il devait se trouver bien vengé par les transes de son ennemi. Lavarède subissait une sorte d’hypnotisme; les yeux fixés sur les yeux de Kin-Tchang, il avait le cou comme ankylosé et ne pouvait détourner la tête.

Une minute se passa ainsi, un siècle… pendant lequel Armand, gagné par l’immobilité de celui qu’il portait, croyait à tout moment sentir s’abattre sur son épaule la main de Vincents. Mais rien ne bougea. Peu à peu, le Parisien se rassura, ses muscles tendus s’assouplirent… Un ronflement sonore lui prouva que l’employé n’avait pas cessé de dormir, et il se mit en devoir d’ouvrir la porte. Le quai était désert.

– Sapristi! Est-ce qu’il manquerait au rendez-vous? grommela Armand. Non, reprit-il, après une inspection plus attentive, je crois reconnaître la silhouette de l’individu qui arrive là-bas.

À peu de distance, en effet, un homme marchait à petits pas, sans bruit, grâce à ses semelles de feutre. Lavarède adossa le corps du Mandchou au mur et se dirigea vers le promeneur. Ce dernier le regardait venir. Il le reconnut de son côté, car il lui demanda:

– Avez-vous réussi?

– Parfaitement! Le traître attend votre bon plaisir.

Le lettré à bouton d’ambre, – c’était lui, – eut un geste joyeux.

– En ce cas, faisons vite.

Sans émotion, cette fois, Armand retourna au hall, rechargea l’infortuné Kin-Tchang sur son épaule et le porta jusqu’au bord du quai. Le mandarin se pencha sur le mort.

– C’est bien lui, dit-il avec l’accent de la haine, le «Lotus blanc» est vengé.

Il descendit alors quelques marches de l’un des escaliers de débarquement ménagés dans le quai et ramassa avec peine un cylindre de fonte qu’il avait sans doute caché là par avance. Une corde solide l’assujettit à la ceinture du cadavre et, tranquillement, le Chinois poussa le tout dans l’eau.

Un bruit mat, suivi d’un éclaboussement, de grands cercles concentriques s’éloignant lentement du bord, puis plus rien. Le miroir liquide redevint uni, effaçant toute trace de l’opération funèbre. Le lettré tendit un paquet de bank-notes à Lavarède:

– Voici les deux mille dollars qui vous sont dus. Adieu, mon compagnon. Que la divinité vous soit propice.

Et il s’éloigna rapidement, peu soucieux sans doute de demeurer plus longtemps sur le théâtre de ses exploits.

Armand le suivit des yeux, et quand sa silhouette se fut confondue avec l’obscurité, il rentra dans le hall. Un instant après, le cercueil de plomb contenu dans le coffre allait rejoindre la dépouille du Mandchou: cela faisait de la place. Lavarède ne tremblait plus. À l’aide d’une vrille, il perça de quelques trous les parois de la caisse, où il comptait vivre désormais.

Ces préparatifs terminés, il remit à leur place les outils de la Compagnie et rattacha les clefs à la ceinture de Vincents. L’employé ronflait toujours. Un sourire flottant sur ses lèvres, le Parisien le considéra, puis il introduisit dans une enveloppe qu’il avait préparée les bank-notes du mandarin, la ferma soigneusement et la plaça bien en vue sur la chaise qu’occupait naguère son pseudo-cousin. Cela fait, il ramassa les vivres dont il s’était chargé en quittant le China-Pacific-Hotel, les déposa dans la bière vide replacée sur les chevalets, et s’étendant lui-même au fond de la boîte funéraire, il en fit retomber le couvercle sur lui. Désormais, jusqu’à la côte chinoise, Lavarède était «mort»!…

 

À l’aube, quand Vincents, la tête lourde, ouvrit les yeux, il s’étonna d’être seul. Mais il aperçut la lettre du Français. La suscription ne laissait aucun doute; elle lui était adressée. Il la décacheta et ses gros doigts rouges tremblant au contact des banknotes, il lut:

«Mon cher cousin,

«Acceptez ces deux mille dollars à compte sur l’héritage dont je vous ai parlé. Moi, je renonce volontairement à la vie, mais on revient parfois de l’autre monde. Si cela m’arrive, je m’empresserai de vous en informer.

«Croyez bien qu’en quittant cette terre, j’emporte de vous le plus cordial souvenir.»

L’employé se frotta les yeux, relut l’étrange missive, se prit la tête à deux mains, geste qui, chacun le sait, signifie que l’on donne sa langue aux chiens. Sa mimique se termina par un haussement d’épaules et par cette phrase, prononcée d’un ton tranquille:

– C’était un fou; mais deux mille dollars c’est raisonnable.

Sur cette oraison funèbre quelque peu cavalière, Vincents quitta le hall sans prendre garde à un rire étouffé qui semblait partir de la bière numéro 49.

À la même heure, Bouvreuil, assis dans sa chambre, était en grande conversation avec l’un des jeunes garçons du China-Pacific-Hotel originaire d’Allemagne. Moyennant une rétribution honnête, le boy surveillait, pour le compte du propriétaire, les démarches d’Armand et de ses compagnons.

– Alors, s’écriait le père de Pénélope, vous dites qu’il n’est pas rentré de la nuit?

– Non, monsieur; le voyageur de la chambre 13 a découché.

– Découché!… et les autres?

– Ils se sont enfermés chez eux.

– Enfermés!

Bouvreuil sauta à terre, et tout en passant son pantalon:

– Pourvu qu’ils n’aient pas quitté l’hôtel à la faveur des ténèbres.

Le petit Allemand secoua la tête.

– C’est peu probable, car leurs chaussures sont encore à leur porte.

L’usurier respira:

– Ah! c’est bien, mon ami, je vous remercie.

Resté seul, Bouvreuil réfléchit tout en continuant de s’habiller.

– Ce diable d’homme a disparu, se dit-il, mais j’ai un moyen de le rejoindre. S’il est sur le point de poursuivre son voyage, les Anglais, forcés de faire route avec lui, vont sûrement le retrouver. Il s’agit donc de ne pas les perdre de vue.

À la hâte il empila pêle-mêle dans sa valise sa peu volumineuse garde-robe et quitta sa chambre. Sir Murlyton et sa fille dormaient encore. Leurs brodequins, ainsi que l’avait affirmé le garçon, s’alignaient devant leur porte.

Bouvreuil, enchanté, alla se dissimuler dans le bureau de l’hôtel, désert à cette heure matinale, et d’où il pouvait voir sans être vu. Pendant près de deux heures il attendit. La faction commençait à lui paraître insupportable, quand miss Aurett, donnant le bras à son père, se montra enfin.

Tous deux gagnèrent la rue, du pas tranquille de deux bons bourgeois qui se promènent. Certes, sans l’absence inexplicable de Lavarède, le propriétaire n’aurait pas songé à leur emboîter le pas. Mais sa méfiance, – et il en avait en proportion directe de sa duplicité, – était éveillée. Son bagage à la main, il suivit les Anglais.

Ceux-ci ne soupçonnaient pas l’usurier si près d’eux. Ils faisaient, le long du chemin, les emplettes indispensables pour la longue traversée qu’ils allaient entreprendre. Bouvreuil tressaillit d’aise en les voyant se munir d’une valise et y entasser du linge, des objets de toilette, des parfums. Décidément, ces gens étaient sur leur départ, et il se louait de sa perspicacité.

À l’angle d’une rue, les Anglais ayant tourné, il allongea le pas pour les rejoindre. Mais en débouchant sur l’avenue, il se jeta presque dans leurs bras. En l’apercevant, Aurett poussa un petit cri.

– Mon père, voyez-vous cet homme!

– Aoh! répliqua flegmatiquement Murlyton, que fait-il là?

– Il a sa valise.

– Comme nous la nôtre.

– Il nous suit.

– Peut-être!

Pendant ce rapide colloque, Bouvreuil avait traversé la rue, et debout sur le trottoir opposé, semblait très intéressé par la lecture d’une affiche.

– Il faut que nous lui fassions perdre notre trace, mon père.

– Vous pensez ainsi, Aurett?

– Oui, par délicatesse envers M. Lavarède.

– Alors, vous allez être satisfaite.

Un «hansom» passait. Sur un signe du gentleman, la voiture vint se ranger contre le trottoir. Les Anglais y prirent place. Mais déjà, le propriétaire, attentif à tous leurs mouvements, arrêtait un autre véhicule. La jeune miss lui montra le poing avec colère.

– C’est trop fort! Il prétend ne pas nous quitter!

Murlyton haussa les épaules et, montrant une livre sterling au «cabby», juché sur le siège.

– Vous voyez ceci? fit-il paisiblement.

– Oui, gentleman!

– C’est à vous si vous distancez le cab.

– Où allons-nous?

– Où vous voudrez.

– All right!

L’homme rassembla les rênes, enleva son cheval d’un coup de fouet et la voiture partit bon train. Le cab de Bouvreuil s’ébranla et suivit à la même allure. Durant quelques minutes, les deux véhicules maintinrent leur distance. Soudain, un rassemblement barra le passage.

– Bon! grommela le gentleman, il ne manquait plus que cela! Nous sommes cernés.

Mais la promesse d’une guinée donne de l’esprit à un cocher. Celui du «hansom» leva son fouet en l’air et, d’une voix retentissante cria:

– Service de la police!

Les badauds s’écartèrent aussitôt pour se reformer en masse plus compacte après le passage de la voiture. Aurett battit des mains toute joyeuse. Moins adroit ou moins stimulé, l’automédon de Bouvreuil parlementait avec la foule qui refusait de lui faire place.

Pendant ce temps, le «hansom» roulait rapidement, se jetait dans une rue transversale et disparaissait. Bouvreuil était battu. Dépité au possible, il revint au China-Pacific-Hotel. Il lui restait une chance de retrouver les fugitifs. C’était de consulter le «tableau du mouvement du port», afin de savoir quels bateaux devaient prendre la mer dans la journée.

Comme il y arrivait, un homme sortait de l’hôtel. C’était Vincents qui, sa garde terminée, était venu demander à master Tower s’il n’avait pas revu son pseudo-cousin.

Sur sa réponse négative, il s’en allait, haussant les épaules. Bouvreuil le reconnut: c’était le convive amené à deux reprises à la table d’hôte par Lavarède, personnage qui l’avait fort intrigué. L’occasion était trop belle pour qu’il ne la saisît pas aux cheveux, lesdits cheveux étant, dans l’espèce, le bras de Vincents qu’il happa au moment où l’Irlandais passait à sa portée:

– What’s? fit celui-ci, non sans étonnement.

– Vous cherchez sans doute votre ami? répliqua l’usurier.

– Oui.

– Moi aussi!

– Vous?

– Moi… Nous avons fait ensemble le voyage de France ici… Je suis très inquiet, et comme hier soir il a quitté l’hôtel en votre compagnie, je pensais que vous pourriez me rassurer sur son compte.

– Hélas! non! soupira Vincents en prenant un air affligé. Je crois qu’il est mort… du moins il me l’a écrit.

– Qu’est-ce que vous me chantez-là?

– La vérité… Voici la lettre de mon pauvre cousin.

– Il est votre cousin?

– Oui… venu d’Irlande tout exprès pour me voir.

Le propriétaire à ces mots eut peine à réprimer un mouvement de joie. Ses soupçons vagues prenaient corps. Il devinait qu’il avait en main un instrument dont le Parisien s’était servi. Pourquoi? Dans quel but? Voilà ce qu’il importait de savoir, et ce qu’il saurait.

– Tenez, reprit-il d’un ton bonhomme, vous me paraissez aussi affecté que moi-même. Voulez-vous accepter un verre de porto? Nous causerons, peut-être qu’à nous deux nous réussirons à retrouver sa trace; car il n’est pas possible qu’il soit déjà mort.

Un verre de porto-wine ne se refuse jamais. Vincents accepta. Un instant après, les deux hommes étaient assis dans la chambre de Bouvreuil, en face d’une bouteille dont la panse poussiéreuse attestait l’âge respectable… et Vincents racontait… et Bouvreuil écoutait…

Cependant, miss Aurett et son père, délivrés de leur opiniâtre poursuivant, s’étaient fait conduire dans un restaurant voisin du port, avaient déjeuné et s’étaient ensuite rendus à bord du Heavenway. Son chargement terminé, le steamer attendait sous pression que la marée fût haute. Tout était disposé à bord et les volutes de fumée qui s’échappaient des cheminées indiquaient que le navire était prêt à prendre le large au premier signal.

La jeune Anglaise ne tenait plus en place. Debout, près de la «coupée», elle fouillait du regard la foule grouillant sur le quai, avec une crainte énorme de reconnaître Bouvreuil parmi les promeneurs. À deux pas, le capitaine du Heavenway, ex-capitaine marchand, que la haute paye offerte par la «Box-Pacific-Line» avait séduit, regardait aussi. Il était peu probable qu’il se présentât un supplément de chargement à cette heure; mais on ne sait jamais et le «captain» était «paré» à recevoir l’imprévu.

La tête massive, le sang à la peau, la face élargie par des favoris roux, le maître, après Dieu, à bord du Heavenway était un Yankee dans toute la force du terme, aimable, peu; bavard, pas; mais pratique au possible, sachant utiliser les événements et la place. Son navire jaugeait deux mille tonneaux. Il trouvait le moyen d’y faire entrer pareil poids de marchandises et par-dessus le marché, les défunts chinois et les passagers vivants!… L’heure du départ était venue.

– Sommes-nous en pression? demanda le capitaine à son second, debout sur la passerelle.

– Oui, monsieur.

À ce moment un homme pressé, une valise à la main, pénétra sur le steamer en demandant d’une voix anxieuse:

– Monsieur Mathew, commandant du Heavenway?

Sir Murlyton et sa fille eurent un geste de mécontentement. Le nouveau venu était Bouvreuil.

L’usurier avait fait parler Vincents, et, de son récit, il avait conclu que Lavarède devait être à bord du vapeur, car il s’était trop intéressé aux Chinois pour que cela ne cachât pas quelque chose de suspect. Cette supposition était devenue une certitude lorsqu’il avait aperçu les Anglais sur le pont.

– Monsieur Mathew? répéta-t-il.

– C’est moi, monsieur, répondit le capitaine en s’avançant vers lui.

– Fort bien. Enchanté de faire votre connaissance!…

Et lui tendant un imprimé:

– Je vais faire la traversée avec vous… Voici qui vous prouvera que je suis en règle avec l’administration du Box-Pacific.

M. Mathew s’inclina.

– C’est parfait, monsieur, seulement…

– Il y a un seulement?

– Oui. Mon navire n’est pas aménagé en vue de passagers. Je ne possède que douze cabines.

– Cela suffit, déclara Bouvreuil.

– Or, continua imperturbablement l’Américain, sept sont occupées en ce moment…

– Il en reste donc cinq…

– Qui sont retenues par des gentlemen qui embarqueront à l’escale d’Honolulu.

Le père de Pénélope fit la grimace.

– Ce qui signifie? reprit-il avec une visible anxiété.

– Que jusqu’aux îles Sandwich, il m’est possible de vous assurer une cabine, mais que, pour le reste du trajet, il vous faudra vous contenter d’un hamac dans le poste de l’équipage, à moins que vous ne préfériez attendre le prochain départ.

– Non, non, je me contenterai de ce qu’il y a, s’empressa de répliquer le propriétaire.

Il dut cependant s’avouer, in petto, que les voyages en mer ne lui réussissaient pas, et il évoqua le pénible souvenir de la Lorraine.

M. Mathew, portant à ses lèvres un gros sifflet fixé à l’extrémité d’une chaînette d’acier, en tira un son aigu et prolongé. À ce signal, le steamer parut s’animer, tel un monstre marin mugissant et crachant la vapeur. Les pistons glissèrent progressivement dans les cylindres avec un ronflement sourd. La fumée fusa par les cheminées. Et, sous la poussée de son hélice qui se tordait dans un tourbillon d’écume blanche, le Heavenway s’éloigna majestueusement du quai.

Lentement, comme pour laisser admirer la ville en son splendide panorama, il traversa le port encombré comme toujours par une véritable flotte marchande; il louvoya par la baie, conduit par le pilote, entre les innombrables navires qui font le service des localités voisines: Auckland, Sancelito, Fulton. Plus loin, il dépassa l’îlot de la Quarantaine, puis San Rafaël et le coteau du Télégraphe. Enfin, après le fortin du Présidio, ayant franchi la passe de la Porte-d’Or, le navire stoppa pour laisser rentrer le pilote. Le cotre de ce dernier s’éloigna.

 

Alors, laissant Cliffhouse et l’île des Phoques en arrière, le Heavenway fendit de son étrave les flots de l’océan Pacifique.

Les premiers jours de la traversée s’écoulèrent sans incident… Le Pacifique restait uni comme un miroir, et les passagers du Heavenway pouvaient se promener sur le pont sans craindre les surprises du roulis.

Miss Aurett et son père avaient décidé que les autres passagers, – marchands de bœufs américains ou Chinois sans importance, – n’étaient point gens à fréquenter, et ils n’échangeaient quelques paroles qu’avec le capitaine Mathew et son second, M. Craigton. Mais ces gentlemen eux-mêmes, quelque peu embarrassés en présence de personnes aussi correctes, ne leur étaient qu’une faible distraction.

Le dimanche, après une lecture de la Bible, faite à haute voix par le capitaine entouré de son équipage, Bouvreuil avait bien essayé de converser avec les Anglais, mais dès les premiers mots, la jeune fille lui avait répondu si sèchement qu’il s’était tenu pour battu et n’avait plus insisté. Depuis ce moment, il avait évité d’approcher d’elle, se bornant à surveiller à distance tous ses mouvements.

Il avait son idée, ce propriétaire. Les Murlyton étant à bord, Lavarède devait y être aussi. Seulement le diable de journaliste était bien caché, et le père de Pénélope eut beau parcourir le navire, il ne l’aperçût nulle part. La chambre des machines, la soute aux vivres, le poste de l’équipage, sa demeure future, furent de sa part l’objet d’investigations minutieuses, qui ne donnèrent aucun résultat; mais il y mettait de l’entêtement.

– Il est ici, se répétait-il, à un moment quelconque il devra bien se montrer. Il s’agit donc de ne pas perdre de vue la jeune miss. Elle est mon «indicateur».

Et sur cette épithète policière qui eût fait bondir celle qui en était l’objet, Bouvreuil s’était mis aux aguets.

Les journées des 8 et 9 août se passèrent sans qu’il eût relevé le plus léger indice de la présence de son ennemi à bord, et rentré dans sa cabine de fort méchante humeur, il s’étendit sur son cadre en proférant contre Armand les plus terribles menaces. Heureusement les forces humaines ont des limites; malgré son exaspération, l’usurier s’endormit de ce sommeil profond improprement appelé sommeil de l’innocence.

Au milieu de la nuit, il fut réveillé en sursaut par un bruit éclatant qui retentit sous le plancher de sa cabine. Bouvreuil n’était rien moins qu’un héros. Il se dressa sur son séant et, très ému, prêta l’oreille. Mais le silence s’était fait. Au bout d’un instant, le propriétaire se renfonça dans ses draps en maugréant. Il avait eu un cauchemar, voilà tout. Au-dessous des cabines était le compartiment réservé aux cercueils. Quelle apparence que le vacarme vint de là! Les défunts couchés dans leurs bières sont gens silencieux, de voisinage paisible. Le doute n’était pas permis, Bouvreuil avait rêvé. Et sur cette affirmation, le délégué des porteurs de Panama s’était rendormi benoîtement.

Pour une fois, sa perspicacité était en défaut; le bruit venait bien réellement de la soute aux trépassés. Lavarède, une fois enfermé dans sa bière, s’était ennuyé fermement, on le devine. Aux secousses qui agitaient sa prison, il avait compris qu’on l’embarquait. Puis la trépidation de l’arbre de l’hélice lui avait indiqué le moment du départ; et, bien qu’il fût à l’étroit, il respira à l’aise lorsque le mouvement du roulis agitant le Heavenway d’un bord à l’autre lui eut apprit que le steamer avait gagné la haute mer. Nul ne pénétrait dans le compartiment funèbre. Le journaliste put donc sortir de sa caisse et se dégourdir les membres, quelque peu alourdis par sa longue immobilité. Certes, la promenade entre deux rangées de cercueils n’avait rien de folâtre; certes aussi l’atmosphère était imprégnée d’une senteur musquée particulière à la race jaune; mais, comme le jeune homme se le déclara à lui-même: «Il n’était pas là pour s’amuser».

Tant bien que mal, les journées du 7 et du 8 août se passèrent; mais le matin du 9, Armand constata avec inquiétude que ses provisions empruntées à l’office du China-Pacific-Hotel étaient épuisées. Un peu de chocolat, un croûton de pain, voilà tout ce qui lui restait pour accomplir une traversée de trente-deux jours!… Il ne s’abandonna pas au désespoir et résolut tout simplement d’attendre la nuit pour se glisser vers la cuisine et renouveler ses approvisionnements.

Elle fut longue à venir, cette nuit. L’estomac vide du voyageur protestait contre la lenteur des heures, mais les objurgations de cet organe n’influèrent pas sur la détermination du Parisien. Une imprudence pouvait tout perdre. Il valait mieux souffrir un peu et ne quitter sa cachette qu’au moment où, sauf les matelots de quart occupés sur le pont, tout dormirait à bord. Enfin, cet instant impatiemment désiré arriva.

Armand quitta le compartiment des «rapatriés», se glissa le long des coursives et atteignit sans encombre l’office, qui, sur les bâtiments modernes, remplace l’ancienne soute aux vivres. Biscuits, conserves de bœufs, bidons de vin furent empilés à la hâte dans un morceau de toile que notre explorateur trouva là.

Son butin empaqueté, il reprit en sens inverse le chemin qu’il venait de parcourir. Mais la chance qui avait protégé son excursion jusque-là, l’abandonna soudain. Dans le couloir des cabines, Lavarède se trouva face à face avec un homme de l’équipage. Le corridor était étroit. Le matelot dévisageait Armand et paraissait surpris de ne reconnaître en lui ni un de ses camarades, ni un des passagers.

– What are you doing here? demanda-t-il.

– Ce que je fais ici, commença le journaliste…

Ce qu’il faisait, il ne pouvait le dire. Un coup d’audace seul était capable de le tirer de là. Brusquement, il se jeta sur le marin sans défiance encore, lui passa la jambe et, tandis que l’Américain «nageait» sur le plancher, il s’élança en courant dans la direction du compartiment des cercueils. Mais l’homme, furieux, s’était relevé et se précipitait à sa poursuite. Armand tourna la tête sans ralentir son allure. Vingt pas le séparaient de son ennemi. C’était suffisant. D’un dernier effort, il atteignit la porte du compartiment, bondit dans sa bière et y disparut en faisant retomber le couvercle avec fracas au moment même où le matelot s’apprêtait à entrer dans le hall.

L’Américain s’arrêta net. D’un coup d’œil il avait reconnu le lieu où il se trouvait, et ce bruit subit, inexplicable, le terrifiait. Tous superstitieux, les marins. Sans crainte ils bravent les éléments déchaînés mais tremblent au seul nom de l’invisible.

L’homme n’alla pas plus loin. Il referma soigneusement la porte de la «chambre des morts», dans laquelle, ému, il avait jeté un regard un peu troublé. Rien d’insolite ne lui était apparu. Il remonta sur le pont, assez bouleversé; là, il confia son aventure aux matelots de quart, et tous, sans hésitation, déclarèrent que le camarade avait rencontré un revenant. Et ils pouvaient bien le dire, par un raisonnement logique: les morts seuls habitent chez les morts; sans nul doute, on se trouvait en présence d’une âme séparée de sa guenille terrestre sans être en état de grâce.

Impressionné par les appréciations de ses compagnons, celui qui avait poursuivi Lavarède commença à n’avoir plus une perception bien nette de l’événement. Il en arriva à se figurer qu’il avait senti s’appliquer sur son mollet un objet plus froid que glace. Son amour-propre, du reste y trouvait son compte. Ce n’était pas un homme, c’était un esprit qui l’avait renversé…

À cette occasion, on rappela la lutte de Jacob avec l’ange, mais en dépit des citations bibliques et de l’air dégagé qu’affectaient quelques marins, la peur planait sur le navire.

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