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Les cinq sous de Lavarède

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– Voulez-vous me pardonner, monsieur Lavarède? dit-elle en lui tendant la main.

– Une susceptibilité qui vous fait honneur, riposta le Français, qui avait retrouvé toute sa bonne humeur, mais je vous en félicite et suis presque heureux de la petite mortification qu’elle m’a value.

À cette réplique, la rougeur de l’Anglaise s’accentua encore; mais les voyageurs atteignaient le China-Pacific-Hôtel, et leurs pensées changèrent de direction à la vue de Bouvreuil qui pénétrait à leur suite dans le vestibule. Le propriétaire les avait «filés» et, certain de connaître enfin leur gîte, il allait prendre une chambre dans la maison, afin d’être à même de surveiller son gendre, comme il s’obstinait à désigner Lavarède. Celui-ci toisa l’homme d’affaires.

– C’est encore vous, monsieur Bouvreuil?

– Ce sera toujours moi.

– Vous êtes décidé à ne pas me quitter?…

– Et à vous ramener en Europe, ruiné et repentant, oui.

– Alors, vous songez quand même à me marier?…

– À ma fille Pénélope, quand vous aurez échoué dans votre folle entreprise… parfaitement!

– En ce cas, monsieur Bouvreuil, préparez vos jambes. J’ai l’intention de vous faire courir.

– Je courrai.

– Même de vous distancer, moins pour hériter de mon cousin que pour ne plus vous voir.

Et, tournant le dos à son ennemi, Armand sauta dans l’ascenseur où les Anglais avaient déjà pris place, laissant Bouvreuil de fort méchante humeur. Mais, sans doute, la réflexion calma le délégué des porteurs de Panama, car, une heure plus tard, après avoir retenu sa chambre chez M. Tower, il se rendait au télégraphe et faisait passer à sa fille, à Sens (Yonne), cette dépêche:

«San-Francisco. Retrouvé fugitif. Bon espoir.»

XII. Au quartier chinois

Le même soir, comme dix heures sonnaient aux innombrables horloges de San-Francisco, Armand arrivait à l’angle sud du square d’Alta-Plaza. Il s’assura que son revolver glissait facilement dans sa gaine de cuir et regarda autour de lui. À sa droite s’élevaient des maisons de construction américaine, hautes et nues; à sa gauche commençait la ville chinoise, avec ses habitations basses, ses toits bizarrement contournés.

– Ah çà! murmura le journaliste, le mandarin veut donc me faire poser?

Comme pour répondre à la question, un individu qui, jusque-là, s’était tenu caché sous la voussure d’une porte, s’approcha, glissant sans bruit sur ses semelles de feutre.

– Vous êtes brave et vous avez besoin d’argent, dit-il du ton nasillard particulier aux «Célestes».

– Bravo! fit Lavarède, tout y est, même le mot de passe. Marchons.

– Un instant, repris le Chinois, qui vous a envoyé ici?

– Un lettré à bouton d’ambre.

– Où l’avez-vous vu?

– À la Bourse des Marchands.

– C’est bien vous que l’on attend. Veuillez me suivre.

Sur ces mots, les deux hommes se mirent en marche d’un pas rapide et s’engagèrent dans une des ruelles du quartier chinois. Armand suivait son guide, dont la silhouette mouvante lui fournissait un point de direction indispensable, car, au milieu de la cité américaine que l’électricité inonde de lumière «la ville jaune» fait une tache d’ombre. Ici comme chez eux, les natifs de «l’Empire du Milieu» sont réfractaires au progrès. Les rues devraient être éclairées par des lampes à pétrole. Les lampes existent, mais on ne les allume jamais. Il n’y a que quelques lanternes de papier huilé. Et cependant, nulle part, la clarté ne serait aussi utile.

Les chaussées de terre battue, coupées au milieu par des rigoles puantes où séjournent les eaux ménagères et les ordures amoncelées par les habitants, sans souci de gêner la circulation, offrent aux promeneurs des facilités extraordinaires pour se rompre le cou. Mais Lavarède avait étudié San Francisco, aussi il se tint prudemment dans les traces de son conducteur et atteignit, après avoir trébuché deux ou trois fois seulement, la rue Sacramento qui traverse le milieu de cet étrange quartier. C’est sur cette voie que sont les habitations des Chinois aisés et les bureaux des agences d’émigration.

L’individu que le Parisien accompagnait s’approcha d’une maison voisine, saisit le marteau de cuivre de la porte et le heurta d’une certaine manière sur l’huis. Aussitôt le battant tourna sur ses gonds. Les visiteurs entrés, la porte se referma toute seule sans que personne parût.

– Très amusant, murmura le Parisien, nous avons l’air de jouer un drame du boulevard dans un théâtre bien machiné.

Tout en parlant, il regardait autour de lui. Il se trouvait dans une cour assez vaste, entourée de bâtiments peu élevés. On ne lui donna du reste pas le temps de poursuivre son examen.

– Venez, dit son guide en l’entraînant.

En face d’eux, s’ouvrait une porte encadrée de solives rouges agrémentées de filets noirs, laissant apercevoir les premières marches d’un escalier étroit. Tous deux s’y engagèrent. Au premier étage, ils parcoururent une enfilade de pièces vaguement éclairées par des bougies enfermées dans des lanternes de papier. Dans la dernière, où la clarté était dispensée avec moins de parcimonie, trois hommes, vêtus à la dernière mode de Pékin, s’entretenaient à voix basse.

À l’arrivée d’Armand, tous se levèrent; et l’un d’eux, que le Parisien reconnut sans peine pour le Chinois de la Bourse des Marchands, dit à ses compagnons:

– Voici le brave dont je vous ai parlé.

Le journaliste salua sans paraître gêné par les regards scrutateurs que fixaient sur lui trois paires d’yeux obliques.

– Asseyez-vous, reprit le lettré au bouton d’ambre.

– Volontiers, fit Lavarède, profitant de la permission; – et à part lui, il ajouta: – Quelle diable d’affaire vont me proposer ces faces de safran?

Le guide s’était discrètement retiré. Après un silence, le Céleste qui déjà avait pris la parole s’adressa au Parisien:

– Vous n’êtes pas Anglais, n’est-ce pas?

– À quoi avez-vous reconnu cela?

– Vous vous exprimez bien, mais avec un accent particulier qui m’a convaincu que vous êtes né en France.

– All right.

– C’est même ce qui m’a décidé à vous fixer un rendez-vous.

Armand s’inclina, attendant que son interlocuteur voulût bien s’expliquer. Celui-ci continua:

– Cinq cents dollars sont bons à prendre.

– Cinq cents dollars, pensa le Français!… Tous ces Chinois sont avares… Leur affaire doit être épouvantable.

Le lettré se méprit à l’expression de sa physionomie.

– Voyons, dit-il, ne finassons pas. Nous sommes autorisés à aller jusqu’à deux mille. C’est le dernier prix. Acceptez-vous?

– À ce prix-là, murmura Lavarède, ils vont me demander de faire sauter toute la ville.

– Eh bien?

– Eh bien! C’est convenu. Quand toucherai-je la somme?

– Dans trois jours, à minuit.

– Ah!

Il y avait du désappointement dans cette exclamation. En recevant de suite une portion de la prime promise, le Parisien eût pu renoncer à l’annonce du Californian-Times qui avait déplu à miss Aurett.

– Qu’avez-vous? interrogea le Chinois.

– Rien. Je répète: c’est convenu. Que faut-il faire?

– Attacher un pavé aux pieds d’un cadavre, et précipiter le tout dans la mer.

– Ah! dit Armand avec un sourire… C’est vous qui l’avez fait, ce cadavre?

– Non, c’est la maladie.

– Tiens… il ne s’agit pas de cacher un crime? Alors pourquoi m’offrez-vous deux mille dollars?

Puis, se frappant le front:

– J’y suis!… Toujours le drame… Il y a un héritage?

– Non.

– Alors, je ne comprends plus.

– Avez-vous besoin de comprendre?

– Dès l’enfance, je n’ai su agir que lorsque le but m’apparaissait distinct, net… et… point criminel.

Les Chinois se regardèrent, ils eurent un rapide colloque à voix basse; puis, celui qui décidément était le porte-parole reprit:

– Soit, vous allez être satisfait.

– À la bonne heure!

– Mais souvenez-vous que rien au monde ne pourrait vous soustraire à notre vengeance, si vous nous trahissiez.

– Menace inutile, fit Lavarède tranquillement. Si j’étais poltron, je ne serais pas ici. Pourquoi vous trahirais-je, puisque je n’ai pas peur de vous?

Son interlocuteur parut goûter le raisonnement, et, d’une voix lente, commença:

– Notre nom est: Lotus blanc. Notre nom est: Pas d’hypocrisie.

– Ah! bien!… interrompit Armand, j’y suis… Il s’agit d’un complot politique… Vous êtes les révolutionnaires de l’Empire du Milieu. J’aime mieux ça!

Le lettré lui jeta un coup d’œil bienveillant.

– Vous êtes au courant, tant mieux. Un mot seulement est inexact dans votre définition. Nous ne sommes pas plus révolutionnaires que les gens de ce pays qui disent: «L’Amérique aux Américains!» Nous disons nous: «La Chine aux Chinois!» Conquis par une horde mandchoue, qui aujourd’hui détient le pouvoir, nous prétendons délivrer notre patrie et établir un gouvernement national chinois.

– Et pour vous faire la main vous massacrez des Européens à Shanghai, Canton, dans le Petchi-Li!

– Nous déplorons ces massacres sans pouvoir les empêcher. Le bas peuple se souvient qu’en 1860 les soldats d’Europe ont aidé à l’écrasement des Tai-Pings voués à la même œuvre que nous; et dans son ignorance, il englobe tous les Européens dans la même haine. Mais, dit le lettré en souriant, nous ne nous sommes pas rassemblés pour faire un cours de politique intérieure. Revenons à nos moutons, c’est, je crois, une expression française.

– En effet, affirma le journaliste que le tour de l’entretien amusait.

– Voici donc la chose: Dans cette ville habite un nommé Kin-Tchang, Mandchou d’origine. Autrefois, en Chine, il avait livré aux autorités deux affiliés du Lotus blanc. Sachant que la Société venge ses membres, il s’était expatrié. Il était en sûreté ici. Le gouvernement des États-Unis est mal disposé à notre égard; une grande réserve nous est imposée. Nous tenions cependant à punir son infamie. Vous savez que nous avons l’amour du sol natal. Si nous émigrons, c’est à la condition expresse qu’en cas de décès notre dépouille mortelle sera ramenée en Chine.

 

– C’est connu cela. Vous avez même l’habitude, qui nous paraît singulière en Europe, de faire fabriquer votre cercueil de votre vivant. Vous lui donnez une place en vue dans votre logis, et vous mettez une sorte de coquetterie à l’enjoliver de sculptures, de dorures…

L’homme au bouton d’ambre inclina la tête d’un air satisfait.

– Très exact! Eh bien! Nous avons décidé que le corps du Mandchou Kin-Tchang ne rentrerait pas dans l’Empire du Milieu.

– Diable!

Avec nos usages, une pareille punition semble puérile; mais le journaliste comprenait que les idées chinoises faisaient de cette exclusion une peine terrible. Le lettré poursuivit:

– Il eut sans doute vent de notre projet, car il prit ses précautions… Il est mort hier et son corps, immédiatement enlevé, a été transporté au dock de la «Box-Pacific». Vous ignorez peut-être ce qu’est cette Compagnie de navigation?

Le journaliste ne résista pas au désir de montrer un peu d’érudition et, du ton d’un professeur en chaire:

– Vous allez voir si je l’ignore, dit-il… Vos compatriotes sont nombreux dans l’État de Californie. Marcel Monnier en compte plus de cinquante mille. Autrefois, ceux qui succombaient sur la terre d’exil étaient rapatriés par une jonque chinoise qui faisait la navette entre la côte américaine et la côte asiatique. Un départ tous les deux mois environ. C’était trop peu. Les défunts restaient en souffrance. Il y avait une lacune à combler. Aussi une Société yankee se forma, fréta quatre vapeurs, dotant d’un départ, chaque quinzaine, les feus fils de Han, c’est ainsi que vous vous désignez vous-mêmes, n’est-il pas vrai?

– Parfaitement, affirma le lettré ravi.

– Comme le «macchabée» ne donne pas toujours en quantité suffisante, les steamers de la Box-Pacific-Line-Company complètent leur chargement en acceptant des marchandises et même quelques passagers que ces «corbillards nautiques» n’effraient point. Voilà!

– Allons, déclara l’homme au bouton d’ambre décidément conquis, je vois que j’ai eu la main heureuse.

Armand s’inclina.

– Voici ce que nous attendons de vous. Le cercueil de Kin-Tchang porte le numéro 49. Il s’agit d’en extraire le Mandchou et de le jeter à la mer avec une bonne pierre au cou.

– Et vous offrez deux mille dollars pour… si peu de chose?

– C’est plus difficile que vous ne croyez. Aucun de nous ne peut mener à bien l’entreprise. D’abord, pas un Chinois n’accomplirait ce sacrilège. Ensuite la Compagnie est sur le qui-vive, et le gardien du dock doit se défier de tout ce qui ressemble à un sujet du fils du Ciel.

– Tandis qu’il n’aura pas de méfiance envers moi, Européen, acheva le Parisien et j’en abuserai pour détériorer sa cargaison.

– C’est cela même.

– De plus, ajouta Lavarède, la Société est américaine, et, en cas d’insuccès, vous ne vous souciez pas d’avoir affaire aux tribunaux de l’Union… En effet, je commence à comprendre les difficultés: effraction, vol, sacrilège, etc.

Son interlocuteur se mordit les lèvres, mais se remettant aussitôt:

– Dame! Deux mille dollars, dix mille francs en monnaie française…

– Valent bien que l’on coure quelques risques. C’est mon avis. J’accepte le marché… Mais comment la somme me sera-t-elle remise?

– Le dock est à cinquante mètres du port. Durant toute la troisième nuit, à compter de celle-ci, un des nôtres y sera en faction. En lui présentant le cadavre, vous toucherez l’argent.

– Donnant, donnant. Cela me va. Il ne me manque plus qu’à trouver le moyen d’entrer dans le dock.

– Cela vous regarde. Cependant, je veux vous donner un renseignement utile.

– Voyons?

– L’employé qui sera de garde cette nuit-là est un nommé Vincents, Irlandais d’origine; il prend ses repas à Oxtail-Tavern, dans Susgrave street, à côté des installations de la Box-Line, en face l’Oceanic-Steamship.

– C’est noté.

– J’ajouterai encore ceci: Il est indispensable d’agir au moment fixé; car le lendemain matin, les bières seront embarquées sur le Heavenway, qui prendra la mer dans la journée.

Le visage du journaliste s’illumina et ne pouvant se contenir plus longtemps, l’aimable garçon s’écria:

– Eurêka!

– Vous avez trouvé quoi? interrogea le Chinois, prouvant ainsi qu’il méritait de porter l’insigne des lettrés.

– Ce que je cherchais; soyez heureux, vous aurez votre Mandchou.

Et mentalement il ajouta:

– Il me gênerait trop sans cela.

Tout étant arrêté, le jeune homme prit congé de ses hôtes et regagna l’hôtel en fredonnant. Sans doute, il avait rapporté du quartier chinois une gaieté robuste, car le lendemain, au déjeuner, sir Murlyton et miss Aurett s’étonnèrent de sa belle humeur. Ils lui en firent la remarque.

– Bon, répliqua Lavarède, vous allez comprendre ma joie. Aujourd’hui, lundi 3 août, j’ai l’honneur de vous annoncer que, jeudi 6, je quitterai San Francisco.

– Ah! prononça derrière lui une voix qui le fit tressaillir.

Il se retourna. Bouvreuil était auprès de lui. Bouvreuil qui, frappé de son air réjoui, s’était approché sans bruit et avait entendu ses dernières paroles.

Un instant, Armand avait oublié son ennemi, mais, si désagréable que lui fût son apparition, il se garda d’en rien laisser voir.

– Tiens! Encore ce brave monsieur Bouvreuil, dit-il en souriant.

– Moi-même. Vous parliez de votre départ, et comme l’intérêt que je vous porte m’interdit de vous quitter…

– Voyez un peu combien est vrai l’axiome: En amitié, il en est toujours un qui aime et l’autre qui se laisse aimer. Je suis l’autre, et je compte bien vous fausser compagnie.

– Ne l’espérez pas. Ma fille Pénélope attend…

Le nom de la fille de l’usurier avait le don d’exaspérer Armand.

– Monsieur Bouvreuil, dit-il, Pénélope attendait Ulysse en «filant». Par prudence, je vous engage à en faire autant.

Son pied avait des mouvements inquiétants. Le propriétaire s’éloigna, non sans avoir décoché au jeune homme cette phrase saugrenue:

– Vous êtes vif, mais je suis tenace. Nous verrons bien!

Débarrassé de lui. Lavarède conta à ses compagnons de voyage son expédition chez les «semelles de feutre.» Il leur fit part du projet qui, tout naturellement, avait germé dans son cerveau: prendre la place du mandarin Kin-Tchang et gagner la Chine dans le cercueil 49, réservé au défunt… Murlyton se récria:

– Mais alors, ma fille et moi devrons prendre passage sur ce navire funèbre, le «Heavenway» et passer une vingtaine de jours au milieu des trépassés.

Aurett avait pâli légèrement. Cependant, elle se hâta d’interrompre l’Anglais.

– Nous n’avons pas le droit de mettre obstacle au départ de M. Lavarède. Ce serait incorrect, mon père.

– Sans doute, mais…

– Vous exagérez beaucoup ma sensibilité nerveuse. Je suis plus intrépide que vous ne semblez le croire, et la traversée sur le steamer du «Box-Pacific-Line» ne me paraîtra pas autrement insupportable.

Le journaliste comprit tout ce qu’elle ne disait pas. Il voulut la remercier, mais elle l’arrêta, et souriante:

– Vous avez vu la mort de près pour moi; à mon tour, je verrai les morts; je m’acquitte.

Elle débita cela gentiment, avec tant de bonne grâce que sir Murlyton fut persuadé que ses craintes n’étaient pas fondées. Rien ne s’opposait, dès lors à ce qu’il retînt deux cabines à la Compagnie de navigation, dès qu’il aurait reçu l’argent de Londres. Et l’incident fut clos à la satisfaction générale. Armand pria seulement ses amis de faire tous leurs efforts pour dérouter l’insupportable Bouvreuil, et tous attendirent l’heure de se présenter au Californian-Times pour connaître le résultat de l’annonce parue le matin.

À la nuit, ils se rendirent au bureau du journal. Le nombre des lettres arrivées à l’adresse de L. P. D. 26 atteignait cinq cents, ce qui, à 10 cents par missive, représentait 250 francs ou 50 dollars, le double de ce qu’il leur fallait.

– Ô puissance de la réclame! déclara le gentleman ravi qui, ainsi qu’il avait été convenu, se contenta de prélever les vingt-six dollars réclamés au télégraphe.

Cinquante minutes plus tard, il avait «câblé» à ses banquiers de Londres et il rentrait au China-Pacific, où les jeunes gens l’avaient précédé. Il les trouva au parloir et, tout rasséréné par l’assurance d’être bientôt muni d’argent, il dit à Lavarède en lui serrant la main à la briser:

– Je commence à croire que vous hériterez de votre cousin.

– Nous ne sommes pas au bout du voyage.

– Bast! Vous êtes homme à ne pas dépenser vos cinq sous et à faire fortune en route.

Armand lui rendit son shake hand et il murmura:

– Nous sommes dix mille comme cela, au boulevard, qui vivons en général dans le rêve… Si nous nous mettions en tête d’amasser de l’argent, il n’en resterait bientôt plus pour les financiers.

XIII. The Box-Pacific-Line-Company

Susgrave street est une rue étroite qui aboutit sur le port. C’est là qu’est la taverne de la Soupe-à-la-queue-de-bœuf, à Oxtail-Tavern, où déjeune l’Irlandais Vincents, l’employé du Box, signalé à Armand par son Chinois aux deux mille dollars.

Le mardi, à midi, ayant brossé son complet de coupe anglaise et lissé sa moustache brune, Lavarède entra en ce cabaret, les yeux pétillants de joyeuse espérance. Il traversa, sans le regarder, le public de marins, d’ouvriers du port et de bas employés entassés aux tables, s’approcha du comptoir et s’adressa à la patronne, grosse commère couperosée, qui éclatait dans sa robe.

– Pardon, madame, un renseignement, s’il vous plaît?

– Tout ce que vous voudrez, gentleman, répondit la forte dame en minaudant.

– Mille fois bonne. N’auriez-vous pas, parmi vos hôtes, un sir Vincents?

– Si bien.

– Est-il ici en ce moment?

La tavernière parcourut la salle du regard, et la bouche en cœur:

– Il y est. Tenez, là-bas dans le coin. Celui qui est assis à la petite table ronde.

– Tout seul?

– Oui, il préfère cela.

Armand lança à l’aubergiste un coup d’œil qui pensa la faire pâmer d’aise, et se dirigea vers le personnage qu’elle lui avait désigné. Gros, court, les cheveux blonds-roux, Vincents, installé dans un angle de la salle, mangeait gloutonnement en lisant un journal. Ses poings charnus allaient et venaient sans qu’il levât la tête, et il était à ce point absorbé par sa double occupation que, seul peut-être de l’établissement, il n’avait pas remarqué l’entrée du Parisien.

Celui-ci prit tranquillement un escabeau, s’assit en face de l’employé du Box-Pacific, et appliquant la main sur le journal:

– C’est à M. Vincents que j’ai le plaisir de parler, demanda-t-il?

L’homme toisa celui qui le dérangeait ainsi. Sûrement, il était mécontent d’être troublé dans son repas, mais le journaliste ne s’émut pas pour si peu:

– Vous ne me connaissez pas, reprit-il, c’est tout naturel… j’arrive de France. Je cherche un cousin qui habite la ville. Il se nomme Vincents et il a droit à la moitié d’un héritage. Le gaillard a quitté le pays il y a de longues années je ne l’ai jamais vu, alors je parcours Frisco, visitant tous les Vincents… Peut-être êtes-vous le bon!

– Moi? grogna son interlocuteur.

– Dame! C’est possible. Au reste, nous allons bien le voir. Mais je déjeunerai en même temps, cela sera plus agréable pour causer. Y a-t-il du vin présentable ici?

Le visage de Vincents se dérida.

– Oui, seulement, il est cher.

– Bah! Je ne vise pas à l’économie… Vous ne refuserez pas de me faire raison.

Cette fois, la figure de Vincents devint presque aimable. Comment ne pas bien accueillir, du reste, un inconnu qui vous propose un héritage et du vin généreux?… Sur son ordre le «boy» qui faisait le service leur apporta un plat quelconque et plaça devant eux une bouteille cachetée et deux verres. Lavarède les remplit aussitôt, et choquant le verre de son vis-à-vis.

– À votre santé, dit-il, et puissiez-vous être mon cousin! Ceci sans compliment, vous avez une physionomie qui me va…

Son commensal cligna des yeux, lampa d’un trait le vin qui lui avait été versé, puis faisant claquer la langue:

– Fameux tout de même, murmura-t-il, dommage que l’on n’en puisse pas faire son ordinaire.

– On le pourrait, reprit le Parisien en baissant la voix, si l’on avait la chance d’hériter.

– Ah çà! oui, seulement… Voyons, parlons donc de l’affaire en question.

– Je ne demande pas mieux, puisque j’ai fait le voyage d’Amérique exprès… Mais laissez-moi manger un peu, je meurs de faim.

 

Le boy venait de servir Lavarède, et pendant un instant, le journaliste parut s’absorber dans la dégustation du ragoût au pippermint placé devant lui. Vincents l’observait en dessous, avec une impatience qu’il eût sans doute exprimée, si Armand n’avait pris soin de remplir son verre à plusieurs reprises. On ne bouscule pas l’homme qui distribue si généreusement «le lait de la vigne». Enfin il jugea son sujet bien à point, et, entamant une seconde bouteille que le garçon lui présentait avec le respect du débitant pour le client qui fait de la dépense:

– Mon cher monsieur Vincents, dit-il, vous concevez que mon enquête est délicate et que, pour n’être pas victime d’un aventurier quelconque, j’ai dû m’entourer de précautions.

– Sans doute, mais…

– Vous ne pouvez être confondu avec les aigrefins si nombreux en cette ville. Vous êtes un citoyen. Honorable, vivant de son travail et auquel mon estime est acquise. Mon entrée en matière avait seulement pour but de vous prier de vouloir bien répondre à certaines questions préliminaires indispensables.

– Vous n’avez qu’à interroger, je répondrai.

L’employé était visiblement sur des charbons. Il avait hâte de savoir.

– Bon, murmura Lavarède, le poisson est ferré, il n’y a plus qu’à tirer la ligne.

Et gracieusement:

– Connaissez-vous le lieu de votre naissance, monsieur Vincents?

L’homme eut un mouvement d’épaules:

– By god!… En voilà une demande. Je suis resté jusqu’à vingt ans au Pays.

– Qui se nomme?

– Ladbroke-Hill, à six milles de Dublin… Irlande!

Le Parisien simula une surprise joyeuse, et par réflexion, le visage de Vincents s’éclaira:

– Vous continuez l’interrogatoire, demanda-t-il timidement?

– Je crois bien, vous êtes fils de?…

– De José-Williams Vincents, de Ladbroke, et de Marie-Paulina Crooks, de Noxleburg.

– Très bien.

– Très bien, fit l’employé haletant, suis-je votre cousin?

– Presque…

– Comment presque?

– Oui, il ne reste qu’un point à éclaircir.

– Faites vite.

Affolé à la pensée d’hériter, Vincents avait une si étrange figure que le journaliste fut sur le point d’éclater de rire, ce qui, sans nul doute, aurait compromis le succès de sa négociation… Il se contint, non sans peine, et poursuivit:

– N’avez-vous pas souvenir d’une vieille parente qui habitait Dublin? Riche et très avare, elle ne voyait jamais ses parents, craignant sans doute que les pauvres gens ne lui empruntassent quelque chose:

L’employé parut chercher:

– Non, dit-il enfin avec effort, tremblant que sa réponse ne mit fin à son rêve doré; mais cela n’a rien d’étonnant… Le père est mort quand j’avais douze ans, et la mère l’a suivi en terre au bout de quelque mois.

– Cherchez bien, la tante Margareth?

– Margareth, s’écria Vincents triomphant, je connais ce nom-là.

«Parbleu! pensa Lavarède, il est assez commun en Irlande.»

Puis, avec une gravité parfaitement jouée, le jeune homme tendit les mains à son interlocuteur en disant:

– Cousin…

L’autre ne le laissa pas achever.

– Cousin, répéta-t-il.

– Nous le sommes, cela ne fait plus de doute pour moi. Écoutez donc: la tante Margareth est décédée laissant huit mille livres sterling, deux cent mille francs à partager par moitié entre vous et moi, à la condition que nous toucherons tous deux le même jour. Elle a voulu sûrement réparer ainsi ses torts envers les deux branches de la famille.

Et au pauvre diable qui l’écoutait bouche bée, il raconta comment lui-même, étant quelque peu pressé d’argent, s’était décidé à venir en personne retrouver son cousin. Il lui dit être descendu au China-Pacific-Hotel, dans Montgomery street, ce qui fit ouvrir de grands yeux au besogneux Vincents.

– De ce train-là, remarqua ce dernier, vos quatre mille livres ne vous conduiront pas loin. Moi, je ne ferai pas le grand seigneur… J’achèterai de la terre en Irlande et je vivrai en fermier.

Lavarède ne se souciait pas de connaître les projets d’avenir de son pseudo-parent; il l’interrompit donc pour demander:

– À quelle heure devez-vous rentrer à votre office?

– À deux heures.

– Il est moins cinq.

– Que m’importe maintenant. J’ai envie de leur donner ma démission.

Armand sursauta:

– Ah! non, pas ça, s’écria-t-il.

En une seconde, il voyait réduit en poudre son plan si péniblement dressé.

– Pourquoi… «pas ça»?

– Mais parce que…

Il ne pouvait pourtant pas lui répondre: «Parce que j’ai besoin de vous pour pénétrer dans le dock de la Compagnie.»

Cherchant ses mots, il dit:

– Parce que… les formalités seront longues chez les notaires des United States, qui doivent se mettre en relations avec ceux de Dublin, représentant la tante Margareth, et avec celui de Paris chargé de mes intérêts… Si vous donniez votre démission aujourd’hui vous risqueriez de rester un bon mois sur le pavé.

– C’est juste, mais c’est dommage aussi… car j’aurais bien voulu éviter la corvée qui m’incombe demain.

– Laquelle donc? fit le Parisien du ton le plus naïf du monde, tandis qu’il remerciait mentalement le «Dieu des voyageurs» d’avoir amené la transition tant désirée.

– La garde de nuit auprès des «Sleeping Yellows», autrement dit, les «Chinois défunts».

Lavarède prit l’air surpris d’un touriste ignorant et se laissa bénévolement expliquer par l’employé le fonctionnement de la Box-Pacific.

– Brrrou! murmura-t-il quand Vincents eut fini. Cela doit faire une singulière impression de passer la nuit au milieu de ces cercueils.

– C’est assommant.

– Pas banal au moins comme aventure de voyage, et si c’était possible, j’aimerais assez le faire… pour le raconter à mon retour.

– Cela se peut, s’écria son interlocuteur enchanté, et si le cœur vous en dit?…

– Ma foi oui.

– Rien de plus simple. Demain, j’entre par la porte de l’administration; vous restez au dehors. Je vous ouvre la porte donnant sur le quai… c’est par là que l’on enlève les colis pour les embarquer… et ni vu ni connu, nous sommes chez nous jusqu’au matin. Apportez du whisky.

Armand avait peine à cacher sa joie. Sa ruse avait complètement réussi. Le gardien s’offrait lui-même à lui faciliter l’entrée du dock. Maintenant, il s’agissait de quitter Oxtail-Tavern sans bourse délier, puisqu’il n’avait toujours en poche que ses vingt-cinq centimes.

– Cousin, dit-il, une proposition?

– J’accepte d’avance.

– Étant de garde demain, vous obtiendrez facilement de votre administration congé pour cet après-midi?

– Peut-être bien que oui.

– Allons le demander ensemble. Ensuite, nous nous rendrons à mon hôtel, où nous dînerons.

– Mais je ne sais si je dois… balbutia l’employé tout ému à l’idée de prendre son repas à une table de premier ordre.

– Acceptez donc.

– Allons soit.

Le quart d’heure de Rabelais était arrivé, mais il avait été préparé de main de maître, et quand Lavarède, après s’être fouillé, déclara d’un air ennuyé qu’il n’avait que des valeurs françaises, Vincents lui assura noblement qu’il ne l’aurait pas laissé régler la dépense. Il alla même plus loin. Il exigea de son nouvel ami qu’il acceptât encore à déjeuner le lendemain à l’Oxtail-Tavern, politesse à laquelle Armand répondit:

– Soit! Mais je vous aurai le soir au China.

– Parfait! Le déjeuner à moi, le souper à vous.

Et radieux, le gros homme pensait:

– Je fais une excellente affaire comme ça, car, à l’hôtel, c’est meilleur et plus cher.

En rentrant chez lui, le journaliste rencontra sir Murlyton qui sortait. Le digne gentleman était radieux. Il avait reçu la réponse des banquiers de Londres, touché son argent à l’office central des postes et reportait au Californian-Times, les lettres ouvertes par lui, après y avoir honnêtement remis les dix cents empruntés aux naïfs correspondants. L’annonce indiquée par Lavarède réglerait définitivement la question. Un instant, le Parisien quitta son pseudo-cousin et, à voix basse, il dit à l’Anglais:

– Profitez de votre promenade pour retenir votre passage à bord du Heavenway.

– Nous partons donc?

– En avez-vous douté?

Et, désignant Vincents:

– Ce brave garçon m’en fournit le moyen, sans s’en douter, bien entendu. Il vous contera cela au dîner. Je l’ai invité pour ce soir et demain.

– Mais, fit Murlyton, deux dîners vont vous coûter plus de vingt-cinq centimes.

Armand secoua la tête.

– Pas le moins du monde. Vous avez payé à master Tower huit jours pleins.

– Oui, mais je ne vois pas…

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