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Le sergent Simplet

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– Nous sommes arrivés, répondit le Hova.

Le sentier débouchait sur un plateau boisé. Des fougères lançaient à sept ou huit mètres de haut leurs panaches verts découpés en dentelle; des ravenalas aux larges feuilles, dont les naturels tirent leurs toitures et leur vaisselle, s’étalaient en parasols sombres supportés par des troncs trapus. Sur le sol une herbe courte, épaisse, raide, s’écrasait sous les pieds avec un claquement sec.

– Destre malo! ordonna le général.

L’escorte fit halte. Puis après un colloque rapide avec Ikaraïnilo, l’un des Malgaches prit le commandement, et les soldats, se déployant en tirailleurs, disparurent dans le fourré.

– Maintenant, fit le Hova, à l’ouvrage, mousié Canetègne.

Et désignant un arbre voisin:

– Notre client dort sous son ombre.

Le négociant ne put se défendre d’un frisson. Il allait débuter dans la carrière de violateur de sépultures. Si peu chargé de scrupules qu’il fût, il se sentit mal à l’aise. Mais le général le regardait. Il fallait faire bonne contenance. Et puis l’appât du gain facile l’encourageait.

– Allons, dit-il.

Il se débarrassa du sac de toile qu’il portait en bandoulière depuis son départ du boutre, et en tira la bêche démontée. Il ajusta manche et fer, puis marcha vers l’arbre indiqué. Comme pour faciliter sa tâche, la lune remplaçait le soleil éteint, et glissait à travers les branches des rayons argentés.

Légèrement oppressé, Canetègne commença à creuser la terre. Bien qu’elle eût été fraîchement remuée, elle lui semblait lourde à retourner. Ses bras engourdis par l’appréhension ne donnaient pas l’effort dont ils étaient capables. Le Hova regardait impassible, les traits contractés par un ironique sourire.

Ce fut un coup de fouet pour son associé. Brusquement il retrouva le calme; l’anxiété dont il était étreint s’évanouit, et il attaqua sa besogne avec une sorte de rage.

En peu d’instants un trou profond d’un pied, long de deux mètres se creusa devant lui. Un choc sonore le fit tressaillir. La bêche avait heurté le cercueil. Bientôt celui-ci fut dégagé.

– Assez, commanda Ikaraïnilo. Décloue le couvercle.

Sans hésitation maintenant, le commissionnaire glissa son couteau entre les planches. Une pesée les écarta. Par l’ouverture il introduisit la bêche, et grâce à ce levier improvisé la partie supérieure de la bière se souleva lentement.

Une odeur âcre saisit le négociant aux narines. Les aromates, dont le cadavre était enduit, dégageaient leur senteur pénétrante. Mais il n’interrompit pas son travail. Un dernier effort et le couvercle joua sur ses charnières, découvrant le mort enroulé dans un pagne de lin.

La lune frappait en plein son visage bronzé, lui prêtant un caractère presque surnaturel. On eût dit une de ces apparitions étranges que relatent les légendes. Et de fait, ces deux hommes penchés sur la fosse violée, face à face avec le malheureux dont ils troublaient le dernier sommeil, formaient un tableau terrifiant.

– À sa droite, au fond. L’argent est dans un sac de peau.

Prononcés presque à voix basse par le Hova, ces mots sonnèrent lugubrement. Canetègne promena autour de lui un regard effaré. Il lui semblait que, sur l’aile du vent, le son s’éloignait grossissant toujours, allant porter au loin la nouvelle du crime.

– À droite, au fond, répéta le général.

Les lèvres serrées, le cœur tournant follement dans sa poitrine, l’Avignonnais se pencha; sa main frôla le corps. Il laissa échapper un gémissement épouvanté. Pour un peu il se serait relevé et à toutes jambes aurait fui.

– Eh bien? demanda Ikaraïnilo.

Le négociant tendit ses nerfs, honteux de son trouble. Il empoigna la sacoche de cuir et la tendit à son complice. Puis il rabattit le couvercle et se mit en devoir de combler le trou. Mais soudain il resta immobile, comme pétrifié.

Un faible cri avait retenti auprès de lui.

– C’est le mort, bégaya-t-il, le mort qui se plaint.

– Quelqu’un nous épiait! gronda le général.

– Quelqu’un?

– Oui. N’avez-vous pas entendu? Et tenez, il s’éloigne, emportant notre secret.

Un bruit de branches brisées arrivait aux deux hommes.

– Il faut empêcher ce curieux de nous trahir.

D’un bond le Malgache gagna le fourré, et après un long cri d’appel, il s’élança à la poursuite de l’ennemi inconnu qu’il venait de dépister.

Une seconde Canetègne hésita sur la conduite à tenir. La crainte de rester seul l’emporta. Abandonnant ses outils, il suivit son associé.

Du reste, la poursuite était aisée. L’espion, si c’était un espion, devait être embarrassé; car il se frayait bruyamment un chemin à travers les arbustes.

Un cri résonna dans la nuit, aigu, éperdu, cri de femme apeurée. Des exclamations gutturales répondirent, suivies d’un bruit de lutte. Les poursuivants s’arrêtèrent. Puis d’une allure plus lente, évitant de froisser les feuillages, ils rampèrent vers l’endroit où des voix confuses s’élevaient.

Bientôt ils atteignirent la lisière d’une clairière que la lune inondait de clarté. Leur escorte était réunie en cet endroit. Des soldats achevaient de garrotter des prisonniers: deux hommes et une femme. D’autres entravaient un mulet portant une selle grossière.

D’un coup d’œil le Hova se rendit compte de la situation, et entra dans l’espace éclairé. Canetègne l’imita. Aussitôt le chef du détachement vint à eux. Avec de grands gestes il leur expliqua ce qui venait de se passer: les Sakalaves étendus sur l’herbe, dormant pour la plupart; la brusque irruption des étrangers, leur attitude belliqueuse. Heureusement le mulet sur lequel était juchée la femme avait buté; il était tombé sur les genoux, et tandis que les hommes s’efforçaient de le relever, on avait pu les entourer et s’en rendre maître. En terminant, le Malgache déclara que c’étaient des gens d’Europe.

– Des gens d’Europe? redit l’Avignonnais.

Le général fronça le sourcil. Des Européens connaissaient son secret. Seul avec eux en cet endroit, il eût chargé son poignard de le garantir contre toute révélation dangereuse.

La présence des soldats le gênait. Alliés des Français, ils n’eussent pas empêché le crime, mais ils le publieraient ensuite; et alors il serait nécessaire d’entrer dans des explications qui ne satisferaient sûrement pas tout le monde.

Des réflexions du même genre tracassaient le négociant. Sans avoir conscience de son mouvement, il se rapprochait peu à peu du groupe formé par les captifs. Il les dévorait du regard. Soudain il se passa la main sur les yeux:

– Je rêve, dit-il.

Il fit encore un pas, regarda de nouveau. Un hurlement de triomphe s’échappa de ses lèvres, et appelant le général stupéfait:

– Les criminels que j’attendais! cria-t-il.

Ceux qu’il désignait ainsi s’étaient retournés.

– Monsieur Canetègne? firent-ils d’une seule voix.

– Lui-même, qui vous tient, mademoiselle Yvonne Ribor; qui vous tient aussi, messieurs Marcel Dalvan et Claude Bérard.

C’étaient en effet les fugitifs que le hasard venait de jeter dans les griffes de leurs ennemis.

– La Providence nous abandonne! gémit Yvonne.

Elle regardait Claude, semblant attendre de lui un expédient, un moyen d’échapper à la fatalité. Le « Marsouin » secoua la tête avec découragement, et ce fut Simplet qui répondit à la jeune fille:

– Tu voudrais bien être libre?

– Cette question?

– Tu le seras dans cinq minutes.

– Ne plaisante pas.

– Je suis très sérieux. M. Canetègne nous arrête, il est tout naturel qu’il nous remette en liberté.

Et avec l’expression narquoise qui lui était habituelle:

– Monsieur Canetègne, appela-t-il.

– Hein? fit le négociant, qui parlait avec animation à son associé.

– Venez donc, j’ai à vous dire deux mots.

– Tout à l’heure, quand j’aurai le temps.

– Non, tout de suite… Si vous refusez, je prie mon ami Claude, qui a été en garnison à Madagascar et écorche le malgache tout comme un autre, de narrer notre rencontre sous un ravenala.

– Je suis à vous, exclama l’Avignonnais.

Et, d’un pas pressé, il courut vers les prisonniers.

– Là, plaisanta Marcel. Tu vois bien, petite sœur, il fait déjà des concessions.

IX. DANS LA BROUSSE

Comment les voyageurs s’étaient-ils trouvés à huit kilomètres de Port-Longuez, tout exprès pour se faire arrêter par les Sakalaves d’Ikaraïnilo?

En quittant Obok, le yacht Fortune, laissant de côté les escales des Comores, avait piqué droit vers la côte orientale de Madagascar. Avertis qu’ils étaient signalés à l’autorité judiciaire dans les diverses colonies françaises, les jeunes gens n’avaient pas voulu atterrir à Diego-Suarez.

– On nous guette du côté de la mer, avait dit Marcel. Faisons une chose toute simple, arrivons par terre.

Le steamer avait donc déposé ses passagers à la Pointe-aux-Îles, un peu au sud de Port-Louquez. Après des adieux touchants à miss Diana Pretty, ceux-ci avaient bravement fait route vers Antsirane, les hommes à pied, Yvonne assise tant bien que mal sur une mule achetée à un fermier Betsimisarak.

Ils marchaient de nuit, sans perdre de vue la mer. De cette façon ils évitaient toute chance d’insolation et ne risquaient point de s’égarer.

Or, ils avaient passé la journée du 31 décembre à l’autre extrémité du plateau boisé, sur lequel Canetègne avait débuté comme vampire, et la lune ayant allumé son flambeau, ils s’étaient mis en route vers le nord. Comme aux étapes précédentes, Mlle Ribor veillait sur son frère de lait. Pour elle, il était resté enfant en quelque sorte. Elle le plaignait d’avoir à supporter de telles fatigues.

– Monsieur Bérard, expliquait-elle, a fait son congé dans l’infanterie de marine; il est habitué à la vie coloniale, tandis que Simplet n’y connaît rien. J’ai peur de tout pour lui: les serpents, les caïmans, les bêtes féroces et surtout la maladie. Ah! si cela avait été possible, je l’aurais laissé à bord du navire. Mais c’eût été trop exiger de la gracieuse Américaine. Elle avait déjà changé sa voie pour nous être agréable. La forcer à attendre là, la fin de nos démarches aurait été un comble d’indiscrétion.

 

Et elle sermonnait Marcel, qui la laissait dire. Toujours calme, il continuait à penser que tout est simple. De fait, après les marches nocturnes à travers les rochers ou les marécages, il s’endormait au matin d’un sommeil aussi paisible que s’il eût été couché sur le plus doux des lits. Il conservait son teint rosé et sa confiance.

Contournant les massifs d’arbustes, la petite caravane avançait allègrement. De temps à autre, Yvonne donnait un conseil à son frère de lait pour escalader un bloc de granit ou pour éviter une plante épineuse. Il la remerciait tranquillement, nullement agacé par sa surveillance protectrice.

Claude, lui, haussait parfois les épaules. Autrement que la jeune fille, il jugeait son compagnon de voyage; mais il n’avait point à intervenir, Dalvan ne se plaignant pas.

– Chut! fit-il en s’arrêtant soudain. N’entendez-vous rien?

Simplet prêta l’oreille.

– Si, et – la supposition est folle sur ce plateau désert – on jurerait qu’un ouvrier travaille la terre.

– Encore une de tes idées, railla Yvonne.

– Encore, petite sœur. Et plus j’écoute, plus je me persuade que je ne me suis pas trompé.

Avec prudence, tous s’avancèrent dans la direction du son. Bientôt le doute ne fut plus possible. Le choc du fer sur le sol se percevait distinctement.

– Qui diable cultive à cette heure? grommela Bérard.

– Allons voir, répliqua Simplet.

La mule attachée à un arbre, tous trois se faufilèrent entre les broussailles et arrivèrent à quelques pas de l’endroit où Canetègne, surveillé par Ikaraïnilo, accomplissait sa lugubre besogne.

Tout d’abord, ils ne comprirent pas. Mais l’Avignonnais, tenant le sac de monnaie, démasqua le mort dont la face immobile se montra sous un rayon de lune.

Yvonne ne put retenir un cri d’horreur. Brusquement Marcel la saisit par la main, la ramena en courant à la place où avait été laissée sa monture, la mit en selle et, tenant l’animal par la bride, fila droit devant lui, dans une course folle, accélérée encore par l’appel dont Ikaraïnilo fit retentir la brousse. Ni les uns ni les autres n’avaient reconnu le travailleur.

– Le tonnerre emporte les femmes! maugréait Claude. Nous voilà sur les bras une affaire avec des gens qui, à en juger par leur occupation, sont exempts de scrupules.

Il galopait comme son ami. Avec lui, il déboucha dans une clairière, où une dizaine d’hommes armés de fusils étaient étendus.

– Des Sakalaves! fit-il… et en service encore. Tout va bien.

À ce moment, la mule s’abattit sur les genoux. Avant que les sous-officiers eussent pu la remettre sur pied, ils furent saisis, garrottés et couchés sur l’herbe à côté de leur compagne de voyage. Les Malgaches avaient perçu le signal lancé par le Hova, et ils traitaient en ennemis ces inconnus qui semblaient fuir.

Tandis que Claude et Yvonne désespéraient, Simplet, ayant reconnu Canetègne, venait de lui intimer l’ordre d’avoir à l’écouter.

– Tu vois bien, petite sœur, avait-il déclaré en riant; l’ogre fait déjà des concessions.

C’était vrai. L’Avignonnais se souvenait du petit soldat, qui l’avait si joliment berné à Lyon. Il avait démêlé dans son accent comme une menace, et il s’empressait de le joindre. Sans plaisir d’ailleurs, à en juger par le ton rogue dont il demanda:

– Qu’est-ce que vous voulez?

– Vous voir, monsieur Canetègne.

– Je vous préviens que je ne suis pas en humeur de plaisanter.

– Moi non plus. Causons donc. Il est probable que nous nous entendrons.

– Vous croyez?

L’air dégagé du prisonnier déplaisait à son interlocuteur.

– En tout cas, faisons vite.

– À vos ordres, monsieur Canetègne. Une question d’abord: À quoi devons-nous le plaisir de cette rencontre inattendue?

Le commissionnaire hésita. À ce sous-officier qui paraissait le défier, il aurait eu joie à conter le piège tendu; mais le jeune homme allait être mis en présence de juges; on l’interrogerait. Il était inutile de l’éclairer, car le procédé de M. Canetègne eût semblé inexplicable aux magistrats. Il se décida donc à biaiser.

– Ma foi! j’ai lu une dépêche du Petit Journal annonçant l’arrivée, à Diego-Suarez, de M. Antonin Ribor.

– Comme nous! soupira Yvonne.

– Et vous êtes accouru pour qu’il nous soit plus facile de vous confondre?

Le négociant grimaça:

– Pour l’éloigner uniquement. Ce à quoi j’ai réussi. Si bien que je puis sans crainte vous conduire à Diego-Suarez et vous remettre aux mains des autorités.

– Lesquelles, continua Dalvan, nous renverront en France où l’on nous emprisonnera comme voleurs, complices d’évasion, etc.

– Précisément!

– Très bien imaginé, monsieur Canetègne.

– N’est-ce pas? Les choses se passeront comme vous le dites, à moins…

– À moins… cher monsieur Canetègne?

– Que Mlle Ribor ne consente à m’accorder sa main.

– Vous pensez encore à cela?

– Toujours. Dans ce cas, j’arriverais à étouffer l’affaire et tout le monde serait content.

– Excepté ma sœur de lait.

– Oh! vous savez, je l’aime beaucoup. Elle serait heureuse et…

– Malheureusement, monsieur Canetègne, elle préfère sa liberté…

– La seule chose que je ne puisse lui offrir.

– Oh! que si.

– Oh! que non.

– La preuve est que vous allez la lui donner.

– Moi? Si je vois cela…

– Pas de propos téméraires. Asseyez-vous, cher monsieur Canetègne, et prêtez-moi, – pas d’argent, c’est trop cher chez vous, – simplement un peu d’attention.

Dominé, l’Avignonnais obéit. Quant à Yvonne, elle paraissait stupéfaite. Ses regards allaient de Marcel au négociant; elle pensait rêver. Comment! c’était son frère de lait qui parlait ainsi, qui se faisait écouter?

– Cher monsieur, reprit Simplet, vous raisonnez faux, parce que votre point de départ est faux. Vous nous considérez comme vos prisonniers.

– Mais il me semble, hasarda le commissionnaire ahuri…

– Il vous semble mal, voilà tout. C’est vous qui êtes mon prisonnier.

– Moi?

Yvonne leva les yeux au ciel. Le sous-officier lui paraissait s’enferrer.

– Vous même, continua celui-ci, et vous allez être de mon avis.

– Pour cela, non.

– Supposez que j’appelle les soldats sakalaves qui m’ont arrêté, que je leur dise, – par l’organe de mon ami Claude, il parle le malgache, – à quelle opération vous vous livriez quand nous vous avons aperçu.

Canetègne ne répondit pas:

– Il est aisé de prouver. Votre compagnon – la tête de pain d’épice – a le sac d’argent. On vous arrête tous deux. Vous êtes jugés, condamnés pour violation de sépulture. Votre cas est plus grave que le nôtre; vous avez plus à perdre que nous. Donc, c’est vous qui êtes en notre pouvoir.

– Bravo! souligna Claude.

– Mais c’est qu’il a raison, murmura Mlle Ribor. Qui l’aurait cru capable de trouver cela?

– Monsieur Canetègne, fit Marcel d’une voix insinuante, vos soldats ont serré les cordes qui me lient les bras et les jambes; déliez-moi.

Et comme le commissionnaire, maté par son raisonnement, s’empressait de le satisfaire, le sous-officier ricana:

– Ça me rappelle la Tour de Nesle. Buridan enchaîné et… Oh! non, vrai, il n’a rien de Marguerite de Bourgogne!

Puis, plus gracieusement encore:

– Rendez donc le même service à mes amis.

Le négociant eut un geste de révolte. Cela l’ennuyait d’être joué.

– Violation de sépulture! susurra Simplet.

L’Avignonnais s’exécuta puis, rouge de colère:

– Enfin, où voulez-vous en venir?

– C’est bien simple, cher monsieur Canetègne. – Le jeune homme lança un coup d’œil à Yvonne; elle n’avait pas sourcillé cette fois en entendant la locution favorite de son frère de lait. – C’est bien simple, nous pouvons réciproquement nous faire emprisonner; il est moins bête de nous rendre mutuellement la liberté. Expliquez à vos Sakalaves qu’il y a erreur, que nous sommes des gens paisibles. Nous tirons de notre côté, emportant le secret dangereux pour vous.

Les poings du négociant se crispèrent. Il était pris dans la logique du jeune homme, comme la mouche dans la toile de l’araignée. Mais si sa raison rendait pleine justice à celle de l’adversaire, le sentiment de son impuissance le rendait furieux. Après tout, il n’y avait pas à hésiter.

– Soit, dit-il. Mais vous garderez le silence?

– À une condition cependant.

– Encore?

– Vous ne nous dénoncerez pas, j’en suis certain. Seulement, votre complice serait peut-être moins bienveillant. Je tiens à le connaître et à le tenir.

– Cela se peut. Vous vous livreriez en nous livrant; aussi j’ai confiance. Mon associé est le général hova Ikaraïnilo, commandant la garde de la léproserie d’Antananarivo.

– Bien.

Le négociant fit un pas vers les soldats qui assistaient de loin à la conférence. Marcel l’arrêta:

– Un petit mot.

– Dites vite.

– Vous avez éloigné Antonin Ribor. Vous l’avouiez tout à l’heure?

– Oui.

– Soyez assez complaisant pour m’indiquer où vous l’avez expédié.

Un instant Canetègne garda le silence, puis un sourire étrange flotta sur ses lèvres.

– Cela, non. Vous comprendrez les motifs de ma réserve. Tout ce que je puis vous apprendre, c’est qu’il a quitté Diego-Suarez, qu’il s’est rendu à Antananarivo, et que maintenant il navigue vers une colonie où il espère retrouver sa sœur.

– Vous l’avez saturé de mensonges. Ce bon monsieur Canetègne! Cela suffit. Faites que nous nous séparions, notre rencontre a trop duré.

Sans relever l’impertinence du sous-officier, l’Avignonnais rejoignit ses compagnons et, après une courte conférence, s’éloigna avec sa troupe, laissant les jeunes gens seuls dans la clairière.

Mais tout en marchant, il racontait au général ce qui venait de se passer.

– Tu es puissant à Antananarivo, conclut-il. Je leur ai désigné cette ville dans l’espoir que tu m’aiderais à les écraser. Je pars avec toi.

– Tu as bien fait, répondit tranquillement le Hova. Dans notre capitale ils trouveront la mort.

Et sur un signe interrogateur:

– Tu es lié à moi par notre crime commun. Je n’ai rien à te cacher. Nous sommes las de la domination française. Dans un mois, nos guerriers seront armés, grâce à nos amis d’Angleterre, et alors pas un de nos maîtres n’échappera à notre vengeance.

– Bigre! interrompit le commissionnaire, je ne t’accompagne plus.

– Non. Tu sais et tu dois par conséquent rester auprès de moi. Tu n’as rien à craindre d’ailleurs, je te protège.

Tandis que Ikaraïnilo faisait planer sur les Français cette menace de soulèvement, Marcel et ses amis tenaient conseil. Se rendre à Diego-Suarez, maintenant était inutile. Autant gagner Antananarivo. Le résident, installé dans la capitale Hova, aurait sûrement vu Antonin. Peut-être saurait-il vers quelle contrée l’explorateur s’était dirigé.

Le mieux était de revenir à la Pointe-aux-Îles. Si le Fortune y était encore, les voyageurs demanderaient à miss Pretty de les conduire à Tamatave, d’où ils atteindraient en huit jours la ville d’Antananarivo.

– Et si le yacht est parti? demanda Yvonne.

– Nous suivrons la côte et chercherons une embarcation indigène qui nous transporte, voilà tout!

Sur ces mots, la jeune fille fut hissée sur sa mule, et la petite troupe quitta la clairière.

Marcel voulut repasser près de la sépulture violée, et Yvonne elle-même l’approuva lorsqu’il lui montra la bêche oubliée par Canetègne, et surtout le sac où l’instrument avait été enfermé. Sur la toile des caractères latins se dessinaient en bleu, formant des mots que Bérard traduisit ainsi:

– Ikaraïnilo, XVIe honneur.

– Seizième honneur, répétèrent les amis du « Marsouin », cela signifie?

– Général, tout simplement. Au lieu de grades, on a des honneurs. Les généraux vont de douze à vingt-deux. Les Tsimandos, ou courriers royaux, qui en réalité font la police, sont neuvième honneur. Le premier ministre et son épouse la reine occupent le sommet de l’échelle avec trente trois honneurs.

Après cette explication, sac et bêche, placés sur la mule, la marche fut reprise.

À la Pointe-aux-Îles, une première désillusion attendait les voyageurs. Le yacht Fortune n’était plus au mouillage. Les indigènes des environs déclarèrent n’avoir pas de pirogues assez grandes pour tenir la mer.

 

Ils semblaient affligés de ne pouvoir rendre service aux Européens. On sentait dans leurs paroles comme une hésitation. En réalité, ils obéissaient à un mot d’ordre donné. Depuis quelques jours, les Tsimandos de la reine Hova parcouraient le pays, annonçant aux populations les plus terribles représailles si elles entraient en contact avec les blancs. Ils disaient ces derniers atteints d’un mal redoutable, dont serait frappé quiconque les recevrait. Sous couleur d’hygiène ils faisaient le vide autour de nous.

Les voyageurs ignoraient cette situation. Ils crurent donc les Malgaches. La route de la mer leur était fermée, ils se contenteraient de la voie de terre. Bravement ils se mirent en route à travers la forêt continue, qui va de la côte aux premières rampes des plateaux du centre. Sous le feuillage des baobabs, des tecks, des ébéniers, ils allaient, arrêtés à chaque instant par l’un des innombrables ruisseaux qui se jettent dans l’océan entre Diego-Suarez et la baie d’Antongil.

Plus ils avançaient, plus le mauvais vouloir des indigènes s’accentuait. Maintenant on les fuyait; on leur refusait les vivres dont ils avaient besoin.

Pendant la cinquième journée de marche, une flèche lancée par un ennemi invisible frappa la mule d’Yvonne au défaut de l’épaule. Marcel et Bérard battirent le fourré sans découvrir aucune trace. La pauvre bête étant morte, Mlle Ribor dut suivre ses compagnons à pied.

Tout le jour suivant elle chemina sans une plainte; sa fatigue se trahissant seulement par la contraction de son visage. Au soir elle se coucha sur le sol, brisée, grelottant de fièvre.

Dans le sac léger qu’il portait sur le dos, Marcel avait heureusement une petite provision de quinine, ce remède universel dans les pays intertropicaux. Cette fois encore, la panacée triompha du mal. Quand l’aurore se montra, la fièvre avait disparu; mais il était évident qu’elle guettait sa victime, et qu’à la moindre fatigue elle reparaîtrait. Il fallait à tout prix trouver une monture à la jeune fille.

Celle-ci se lamentait, désolée d’être un embarras pour ses amis. Alors Marcel la gronda doucement, lui fit promettre d’être bien sage; et la laissant à la garde du campement, établi au bord d’un ruisselet murmurant, se mit avec Claude en quête d’un moyen de transport.

Un bois de pandanus vacoua, dont la fibre se prête au tissage, s’élevait à peu de distance. Ils s’enfoncèrent sous son ombre. Autour des troncs, de grandes orchidées aux fleurs éclatantes s’enroulaient en interminables spirales, lançant des rejets d’une branche à l’autre, formant au-dessus de la tête des Français un dôme odorant. Un battement d’ailes, un bruissement rapide dans les herbes indiquaient seuls la présence d’êtres vivants, dérangés dans leur tranquillité par le passage des jeunes gens.

Puis les arbres s’espacèrent, se firent plus rares, et les voyageurs débouchèrent dans une prairie dont un étang occupait le centre.

À la surface de l’eau, l’ouvirandrona balançait ses feuilles découpées à jour en fine dentelle, et dans les joncs géants de formidables froissements décelaient la présence de caïmans.

Les sous-officiers ne s’arrêtèrent pas. Au fond d’un vallonnement ils avaient aperçu une ferme. Là, ils trouveraient des porteurs, ou bien on leur vendrait un zébu de selle; car ici comme dans l’Hindoustan, leur pays d’origine, ces superbes buffles sont des bêtes de somme appréciées. On les élève par centaines de mille, et ils représentent une des principales richesses de la grande île africaine.

Des travailleurs étaient épars dans la plaine. Marcel avait hâté le pas. Soudain un cri d’épouvante déchira l’air:

– Aïbar Imok!

Et les indigènes s’enfuirent à toutes jambes vers les huttes de bois et de limon, dont l’ensemble représentait la ferme.

– Qu’est-ce qui leur prend? fit Simplet.

– Je ne sais, riposta Bérard. Aïbar Imok signifie: la peste. Pourquoi ce cri? Pourquoi cette épouvante? Mystère.

– Approchons toujours; ils nous le diront.

Mais à cinquante mètres des habitations il fallut s’arrêter. Les Malgaches, debout sur le seuil des cabanes, brandissaient des fusils d’un air menaçant. Un homme, qui paraissait être le chef, s’avança, et à distance respectueuse, adressa aux voyageurs un discours dont ils ne comprirent pas un mot. Les gestes en revanche étaient clairs. Ils signifiaient nettement:

– Allez-vous-en, ou nous tirons sur vous.

– Ils sont tous fous dans l’île, murmura Dalvan tout en obéissant à cette injonction peu parlementaire. Eh bien! je les trouve gentils, les protégés de la France! Après cela, c’est l’histoire universelle; les protecteurs sont partout détestés.

Et sur cette réflexion empreinte de philosophie il prit le large, suivi de Claude qui mâchonnait furieusement sa moustache.

Dans deux autres agglomérations des scènes identiques se renouvelèrent. C’était à se briser la tête contre un arbre. Vouloir acheter un zébu, et n’obtenir que des imprécations ou des menaces!

Avec cela la journée s’avançait. Les jeunes gens éprouvaient une vague inquiétude en songeant à leur compagne restée seule, sans défense, dans cette région agitée par un démon hostile.

Ils reprirent le chemin du campement. Comme ils atteignaient le bois de Pandanus traversé le matin, un bruit sourd les cloua sur place. On eût dit la chute d’un corps pesant. Presque aussitôt une exclamation gutturale parvint jusqu’à eux, étouffée par un formidable grincement de dents. Les voyageurs armèrent leurs revolvers.

– Que se passe-t-il? fit Marcel.

Des grondements, des cris humains bourdonnaient à leurs oreilles.

– Allons voir.

Tous deux s’élancèrent éventrant les buissons, et subitement ils s’arrêtèrent.

Sur le sol un groupe hurlant se tordait. Au bout d’un instant ils distinguèrent un indigène enlacé par un lémurien géant. Quadrumane comme le singe, mais armé de griffes redoutables, l’animal cherchait à étouffer l’homme.

Celui-ci s’efforçait d’éviter son étreinte, et les bras lacérés, le visage sanglant, luttait. Mais déjà la fatigue l’avait abattu sur le sol où son ennemi l’appuyait de tout son poids.

Sans hésiter, Marcel s’avança et déchargea son arme dans l’oreille du lémurien. Foudroyée la bête eut une contraction qui la fit bondir à plusieurs pas, puis elle s’aplatit à terre sans mouvement. Rapide comme l’éclair, le Malgache s’était relevé:

– Des blancs! dit-il en considérant ses sauveurs.

Il fit mine de fuir, mais se ravisant il vint à Marcel, le flaira cérémonieusement – c’est ainsi que les Hovas se saluent – et dans un français émaillé de mots anglais et malais:

– Tu as sauvé la vie de Roumévo, courrier de la reine; tu es blanc, donc ennemi. Cependant, tu n’as plus rien à craindre, car Roumévo est reconnaissant. Il veut faire avec toi le serment de sang.

– Accepte, souffla Bérard à son ami. Ce moricaud va nous sauver.

– Faisons le serment de sang.

– À la halte, chez le chef, afin qu’il soit garant que nous devenons frères. Viens chercher la jeune fille blanche qui voyage avec toi, puis nous gagnerons le village tout proche de Sambecoïré.

Le sous-officier avait tressailli.

– Tu sais qu’une jeune fille…

– T’accompagne? Oui. Roumévo sait beaucoup de choses. Sans plus, il courut au lémurien, sorte de maki haut de un mètre cinquante, au pelage noir et gris. À l’aide de son couteau il l’eut tôt écorché. Il choisit alors quelques morceaux de viande – les plus savoureux sans doute – les enroula dans la dépouille sanglante qu’il jeta sur son épaule et s’adressant aux Français:

– Venez, il nous faut arriver avant la nuit.

Tout en marchant, il expliquait à Dalvan comment il avait été surpris par le maki. Suivant l’habitude de ses congénères – Madagascar en compte dix-huit espèces dont la plus petite a la taille d’une souris – l’animal était perché sur une maîtresse branche lorsque Roumévo l’avait aperçu. Lui envoyer une flèche avait été l’affaire d’un instant. Mais sur une liane le projectile avait dévié, blessant la bête sans l’atteindre dans les œuvres vives.

Furieux, le lémurien s’était laissé tomber. Surpris par son mouvement, le Hova s’était senti étreint par ses bras vigoureux avant d’avoir songé à l’éviter. Il était perdu sans l’intervention du blanc. Des confidences l’indigène passa à l’interrogation:

– Où vas-tu?

– À Antananarivo.

– Bien. J’y retourne moi-même; tu verras qu’un frère peut aplanir la route de son frère.

– Décide les habitants à nous vendre des provisions et…