Kostenlos

Le sergent Simplet

Text
0
Kritiken
iOSAndroidWindows Phone
Wohin soll der Link zur App geschickt werden?
Schließen Sie dieses Fenster erst, wenn Sie den Code auf Ihrem Mobilgerät eingegeben haben
Erneut versuchenLink gesendet

Auf Wunsch des Urheberrechtsinhabers steht dieses Buch nicht als Datei zum Download zur Verfügung.

Sie können es jedoch in unseren mobilen Anwendungen (auch ohne Verbindung zum Internet) und online auf der LitRes-Website lesen.

Als gelesen kennzeichnen
Schriftart:Kleiner AaGrößer Aa

Le négociant fit claquer ses doigts d’une façon menaçante.

– Je voudrais être arrivé!

Pour des raisons différentes, les passagers du Fortune exprimaient la même pensée, et Diana, qui les écoutait d’un air attendri, murmura si bas qu’ils ne l’entendirent point:

– Mon Dieu! mon Dieu! comme je m’ennuierai, après!

VII. OBOK

– William Sagger, mon intendant… Mais c’est un gentleman, M. Bérard.

– Alors, si je comprends qu’il soit licencié,… un autre problème se pose.

– Lequel?

– Pourquoi gentleman et intendant?

– Vous êtes curieux de le savoir?

– Je l’avoue.

– Écoutez donc.

Ces répliques échangées, miss Diana sourit à ses auditeurs assis autour d’elle sur le pont du Fortune.

Le yacht avait contourné les côtes de France et d’Espagne, franchi le détroit de Gibraltar et filait, au sud de la Sicile, sur les flots bleus de la Méditerranée. Aucune aventure n’avait troublé le voyage. Claude et Simplet avaient seulement décidé qu’ils se tutoieraient désormais, et ils se donnaient du « tu » à qui mieux mieux.

À quelques pas du groupe, le factotum de l’Américaine, penché sur le bastingage, semblait absorbé par la contemplation des remous de l’hélice.

– Monsieur William Sagger! appela doucement Diana.

Il se retourna aussitôt.

– Vous désirez, miss?

– Approchez, je vous prie.

Et quand il eut obéi.

– Mes passagers, reprit-elle, ne sont pas des indifférents. J’ai été amenée à leur dévoiler votre qualité de gentleman. Ils me pressent de questions, trouvez-vous bon que je leur dise tout?

– Si vous le jugez à propos, miss.

– Asseyez-vous donc.

Puis s’adressant aux Français, Diana commença ainsi:

– Vous saurez donc que sir William – pour un instant, je lui rends l’appellation qui lui convient – que sir William, dis-je, est un homme qui n’a pas de chance.

– Comme moi, murmura Yvonne.

– Comme moi, répéta Claude.

– Moi, fit à son tour Marcel, j’en ai et c’est…

Mlle Ribor l’interrompit.

– Tout simple. Nous connaissons le refrain. Je vous en prie, miss, continuez.

– Géographe des plus distingués, membre de la plupart des sociétés savantes d’Amérique, il avait épousé une femme charmante qu’il adorait. Une scierie à vapeur lui rapportait, bon an, mal an, quinze mille dollars. Il possédait deux enfants. Il était heureux.

Sagger détournait la tête, ses joues tremblotaient.

– Une nuit le feu consuma l’usine et, sous les décombres noircis, on chercha longtemps trois cadavres: mistress Sagger et ses babies surpris pendant leur sommeil…

– Permettez que je m’éloigne, demanda William. C’est trop pénible.

Il était pâle. Sur un signe de miss Pretty, il se leva, et à grandes enjambées, gagna l’avant du navire.

– Pauvre homme! dit Yvonne d’une voix émue.

– Attendez. Le notaire, chargé de ses intérêts, avait négligé d’acquitter la prime d’assurance de la scierie. Sir Sagger se trouva donc isolé, ruiné et sans courage pour les luttes à venir. Il réfléchit et, seul en face de lui-même, résolut de mourir. Ainsi il fuirait sûrement la misère, et il rejoindrait peut-être les chers disparus.

Tous les yeux étaient humides.

– Alors, poursuivit l’Américaine avec un accent tremblé, un duel étrange s’engagea entre lui, pressé d’en finir, et la mort qui ne voulait pas de lui. Il essaya de tout. En vain! Le pistolet rata; la carabine éclata sans lui faire aucun mal; la corde se rompit; le poignard rencontra une côte et se brisa. Il s’était fusillé, pendu, poignardé pour arriver à se faire une égratignure! La camarde résistait; mais sir William est entêté. Sans armes il s’enfonça dans le Far-West, parcourut les territoires des Indiens insoumis. Surpris de son audace, ceux-ci le déclarèrent grand sorcier. Le poteau du supplice, le scalp se métamorphosèrent en présents. Un jour il aperçoit une bande de bisons migrateurs. Ces animaux renversent tout sur leur passage. – Enfin, pense le désespéré, voici le trépas! Résolument il se campe en face de la colonne beuglante dont le galop ébranle la terre. Malédiction! les bisons s’arrêtent à dix pas de lui et s’agenouillent. Ce n’était pas pour l’adorer, je me hâte de vous le dire; mais pour lécher plus commodément des plaques de sel gemme qui affleuraient le sol; ils en sont friands. Furieux, notre ami continue sa route. Les pieds et les mains solidement attachés, il se laisse tomber dans le Missouri. Il va se noyer. Erreur! Une bande de pécaris, poursuivie par un jaguar, cherche un refuge dans les eaux et entraîne avec elle sur l’autre rive l’amant malheureux du suicide.

– Une déveine carabinée! fit Marcel en riant.

– Lassé, découragé, conclut Diana, il se fit présenter à moi par une agence. Je recrutais le personnel de mon yacht; je l’engageai, sans me douter qu’il espérait mourir par mes soins.

– Par vos soins?

– Mon Dieu oui. On me disait folle. – Une jeune fille très riche qui fuit le monde, vous comprenez? – Sir William avait pensé qu’un bateau conduit par une lunatique ne naviguerait pas longtemps. Il m’a tout avoué plus tard, lorsque les brises saines de la mer eurent ramené le calme dans son esprit.

Et avec une grâce charmante, miss Pretty s’inclina devant son auditoire muet:

– Maintenant, vous savez pourquoi sir William est intendant.

Le steamer se trouvait alors par le travers de l’île de Malte.

Le 13 décembre, le phare d’Alexandrie fut signalé; le lendemain, le Fortune traversait la rade de Port Saïd à l’entrée du canal de Suez et, bientôt halé par un remorqueur, il glissait mollement sur les eaux du chenal. Il passa à Suez et s’engagea sur les flots de la mer Rouge.

Le cinquième jour, au matin, le pavillon français de l’île Doumeïrah apparut. Le navire entrait dans les eaux du territoire d’Obok.

– Obok et non Obock, remarqua Sagger, bien que l’on ait l’habitude d’écrire incorrectement ce nom suivant la dernière orthographe.

En face, à l’extrême pointe de la péninsule Arabique, les voyageurs aperçurent le petit territoire de Cheik-Saïd, acheté mais non encore occupé par la France. Rangeant les îles Dzesirah-Soba, le steam longea les bancs du Curieux et du Surcouf qui ferment le port d’Obok, et reçut à son bord le pilote-major qui le guida à travers la passe du Sud.

Bientôt il s’arrêtait sur une ancre, en face du plateau des Gazelles, dominé par les habitations des fonctionnaires de la colonie, et près du dépôt de charbon de la pointe Obok. Ce voisinage était utile, car le steamer avait besoin de refaire du combustible.

L’escale en ce point n’avait pas d’autre but.

– Ma foi, dit Marcel, puisque nous sommes immobilisés pour vingt-quatre heures, visitons le pays. À nous, exilés de France, il sera doux de fouler une terre française. Et puis, ajouta-t-il après réflexion, depuis notre départ de Liverpool, il a pu arriver des nouvelles de Madagascar.

Aussi, au point du jour, les voyageurs, accompagnés par miss Diana et William Sagger, prirent-ils place dans le canot du Fortune, qui les conduisit à la côte, en face du village indigène établi entre la résidence du gouverneur et la mer.

D’un même mouvement tous regardèrent du côté du large. Un superbe spectacle s’offrait à eux. Fuyant vers l’est, les falaises du Ras-Bir venaient mourir au pied du plateau des Sources, qui borde au nord la rade d’Obok et supporte la factorerie Mesnier et la Tour Soleillet. À l’ouest, dans la dépression qui sépare les collines des Sources et des Gazelles, la vallée des Jardins, luxuriante oasis arrosée par la rivière d’Obok et limitée par une rangée de palétuviers penchés sur la mer.

Les voyageurs montèrent lentement la rampe du plateau des Gazelles. Bientôt ils atteignirent les premières maisons du quartier arabe, et pénétrèrent dans l’unique rue dont il est composé. De chaque côté s’alignaient les maisons en pierres ou en terre glaise, revêtues d’une couche de chaux.

La ville rapidement parcourue, les promeneurs se rapprochèrent des établissements du gouvernement, élevés au sud du plateau. Ils visitèrent l’hôpital, les casernes, les magasins, les mess des officiers et des fonctionnaires; baraques provisoires à charpentes de fer appuyées sur des piliers de maçonnerie.

Ils achevaient cette rapide promenade quand un personnage, qui débouchait de l’avenue de l’Hôpital, s’avança vers les voyageurs. Un pantalon de toile, un veston de surah ouvert sur une chemise large serrée aux flancs par une ceinture de flanelle, indiquaient sa qualité de blanc; la façon dont il salua de son casque colonial trahit celle de civilisé.

– Mesdames, messieurs, dit-il, j’ai été averti, un peu tard, que des touristes visitaient nos établissements. N’importe, j’ai tenu à me mettre à votre disposition. Je suis le gouverneur.

Et comme tous ébauchaient un remerciement, il les arrêta:

– Si vous saviez combien cela m’est agréable. Ils sont rares ceux qui s’aventurent sur notre plage, et je leur suis obligé de leur visite.

Puis, changeant de ton:

– À la guerre comme à la guerre. Présentons-nous, et permettez-moi de vous offrir à dîner à la Résidence, sans façon. Je le répète, vous m’enchanterez. Votre nationalité m’est déjà connue; le pavillon américain flotte à la corne de votre steamer.

Claude ouvrit la bouche pour répondre; Marcel le prévint et avec un flegme très saxon:

– Yes, sir, fit-il.

Après quoi, il présenta ainsi ses compagnons:

– Miss Diana Pretty. – Le gouverneur s’inclina, il avait sûrement ouï parler de la riche Américaine. – Miss Mable, sa sœur.

Yvonne, désignée ainsi, ouvrit des yeux effarés. Simplet poursuivit:

– Sir William Sagger, notre ami; sir Claudio, et moi sir James, cousins de miss Diana.

Le fonctionnaire répétait ses saluts. Enfin offrant le bras à Diana, il la guida vers son habitation.

 

Yvonne retint son frère de lait en arrière.

– Pourquoi toutes ces inventions?

– Parce que, petite sœur, dans notre situation alors même qu’aucun danger n’apparaît, il convient d’être prudent. C’est tout…

– Simple, acheva la jeune fille avec un peu d’impatience. Mais permets-moi de te le dire. En ce moment ta simplicité m’a l’air d’une complication.

– C’est possible. Souviens-toi seulement que tu es Mable; Claude, Claudio; et moi, James.

Le gouverneur était marié. Sa femme, gracieuse mais loquace personne, se surpassa. Elle était enchantée de pouvoir débiter comme nouvelles de vieilles histoires usées dans le cercle habituel de la colonie.

Elle mit les « petits plats dans les grands ». L’outarde et la gazelle figurèrent sur la table, assaisonnées de récits incroyables, où la faune du pays jouait un rôle un peu exagéré sans doute. Rencontres avec les guépards, tigres minuscules; chasses à l’âne sauvage, à l’autruche, au chacal, à l’hyène; tout y passa.

La flore même eut son tour. Madame la gouverneur la décrivit, ne faisant grâce d’aucun détail. Elle vanta le mimosa dont le feuillage court, sous le nom de kabata, nourrit les troupeaux; les palétuviers, les genêts, les euphorbes. Et pour finir en artiste qui ménage ses effets, elle laissa tomber cette phrase:

– Ah! mes chers hôtes, que je suis heureuse de vous savoir Américains! Dire que si vous étiez Français, je ne pourrais vous recevoir sans arrière-pensée.

Marcel lança un regard à Yvonne.

– Et pourquoi donc? demanda-t-il tranquillement.

– Je vais vous l’apprendre. Mon mari me fait les gros yeux, mais cela m’est égal. Voilà-t-il pas un mystère! Figurez-vous que le parquet de Lyon nous a envoyé, en même temps qu’aux fonctionnaires de toutes les colonies françaises, l’ordre d’arrêter trois Français: deux hommes et une femme, accusés de vol, d’évasion.

– Mais, ma chère amie, interrompit le gouverneur, cela n’a aucun intérêt.

– Aucun intérêt. Est-ce la fonction d’un résident d’arrêter les voleurs? Mes chers hôtes, je vous fais juges.

Tous demeuraient immobiles, pétrifiés par la révélation de l’aimable femme. Canetègne, qu’ils avaient cru vaincu, les pourchassait au delà des océans, ayant la justice française pour servante!

– Et comment se nomment ces misérables? questionna Simplet.

Sa voix était calme.

– Je ne me souviens plus. Ah si! Yvonne Ribor, Marcel Dalvan et Claude Bérard.

– Pauvres diables! je vous remercie, madame.

Le repas terminé, on se sépara avec de grandes effusions. Le gouverneur accompagna ses hôtes jusqu’à leur canot. L’embarcation quitta le rivage se dirigeant vers le Fortune, dont la silhouette élégante se découpait dans la pénombre bleutée de la nuit. Alors Marcel murmura:

– Nous sommes gentils maintenant! La police nous guette sur toutes les terres françaises, et précisément nous n’avons à faire que là?

– La main de la justice est sur nous, gémit Yvonne. Le sous-officier l’empêcha de continuer sur ce ton.

– Tu sais ce que l’on fait pour éviter une main menaçante?

– Non!

– C’est bien simple. On glisse entre ses doigts.

VIII . CANETÈGNE S’OCCUPE

Sous une véranda de bois, dont les piliers légers étaient emprisonnés dans un fouillis de vanilles, d’ibokas, de haricots odorants, M. Canetègne écrivait.

Sur la table de bambou, plusieurs feuillets de papier couverts d’une écriture commerciale, régulière et froide, attestaient le labeur du négociant. Enfin sa plume cessa de courir. Il prit son mouchoir, s’épongea le front et, se renversant dans son fauteuil de rotin, il promena les yeux autour de lui.

Certes, le panorama était fait pour séduire. S’étageant en gradins, les toitures des maisons d’Antsirane semblaient un escalier géant descendant jusqu’à la mer.

Plus bas s’étendait le golfe de Diego Suarez, ce port merveilleux creusé par la nature au nord de l’île de Madagascar.

Du vaste lac bleu, profond, émergeaient des îles verdoyantes, allant rejoindre avec des serpentements de farandole l’îlot de la Lune, – Nossi-Volane, – sentinelle avancée qui garde le chenal du port. De larges estuaires s’ouvraient à droite, à gauche, baies creusées dans le pourtour du golfe où pourraient s’abriter les marines du monde: Dourouch-Foutchi, Dourouch-Varats, Dourouch-Vasah, baies des Cailloux, du Tonnerre, des Français. Plus loin, le bassin de la Nièvre et enfin le cap de Diego que dominent l’artillerie, l’hôpital, le casernement des disciplinaires, la gendarmerie de la colonie.

En se tournant vers la droite, M. Canetègne apercevait la hauteur de Madgindgarine, couronnée d’un fortin, et les baraquements primitifs où campent les volontaires sakalaves, nos alliés malgaches.

De temps à autre, un coup de sifflet aigu déchirait l’air. Il annonçait le départ d’un convoi. Car Antsirane possède un chemin de fer, à voie étroite et à traction de mules, il est vrai, mais qui compte douze kilomètres et met la ville en communication avec Mahatsinso.

L’Avignonnais hocha la tête, s’essuya le front derechef, puis rassembla les feuilles éparses sur la table et les classa. Après quoi, il se mit à lire à haute voix, de l’air satisfait d’un bon élève dont le devoir est primé.

Antsirane, ce 29 décembre 1892.

Ma chère demoiselle DOCTROVÉE,

J’espère que cette nouvelle lettre vous trouvera en bonne santé. Pour moi, je ne suis pas encore revenu de mon étonnement.

Comme je vous l’écrivais à l’escale d’Obok, c’est à ne pas croire combien les pays que je vois sont différents du nôtre. À ne pas croire, je vous dis. Moi, qui fais la commission coloniale, je ne me doutais pas de ce que sont nos colonies.

Si on le savait en France, je vous donne mon billet qu’un tas de gens, qui traînent la misère, s’expatrieraient et viendraient chercher la fortune où elle est, c’est-à-dire ici.

Mais procédons avec ordre.

Après notre départ d’Obok, quelques jours de pleine mer; puis les escales successives des Comores, chapelet d’îles qui réunit Madagascar à la côte d’Afrique.

La grande Comore avec son énorme volcan actif Caratala ou Djoungou-dja-Dsaha (marmite de feu).

J’ai l’air très fort en géographie. Ne vous en étonnez pas, c’est le capitaine qui m’a enseigné tout cela.

Nous avons reçu la visite d’une princesse du pays, noire mais superbe. Vêtue de nattes multicolores, la tête couverte d’une sorte de capuchon percé à hauteur des yeux d’un trou carré, elle est venue à bord, sur son boutre.

Qu’est-ce qu’un boutre, direz-vous? C’est un bateau à la poupe très élevée, en usage dans toute la région.

La princesse voulait surveiller l’embarquement d’une équipe de femmes maçons. Vous avez bien lu, les limousins du pays appartiennent exclusivement au sexe joli.

Il faisait chaud sur le pont. Aussi bientôt cette grande dame se dépouilla de ses nattes. Elle portait, tatoué sur le dos, un soleil rayonnant.

Cet enjolivement, m’a appris l’interprète, indique que la personne est de souche royale et descend d’une certaine Douhani, de la race des Bé-Tsi-Mitsaraks, qui eut, d’après la légende, l’insigne honneur d’être distinguée par le dieu-Soleil Zanahar, lequel s’établit sur la terre pour l’épouser. Mais après quelques jours de ménage, Zanahar dut retourner au ciel, parce qu’il incendiait tout autour de lui. C’est de cette époque que datent les déserts.

Nous avons pris dans l’île un passager qui se rend à Sainte-Marie. Djazil est son nom. Retenez-le, car notre rencontre est des plus heureuses. Je vous dirai le pourquoi dans une prochaine lettre.

Puis nous avons gagné Anjouan où furent déportés, en 1801, Rossignol et ses complices dans le complot de la machine infernale. Aperçu de loin, l’île Moheli; fait une promenade dans l’île Mayotte, une autre à Nossi-bé.

Pays merveilleux, verdoyants, bien arrosés, où réussissent à souhait le café, la canne à sucre.

Nous avons doublé le cap d’Ambre ou d’Amb à l’extrême nord de Madagascar, et tandis que nous voguions vers Diego Suarez, le capitaine nous parla cyclones. C’est très rassurant. Ainsi le 24 février 1885, au moment où la France s’établissait à Antsirane, un ouragan détruisit ou jeta à la côte le transport l’Oise, le vapeur Arya et le voilier la Clémence de la flotte de la Réunion, le navire américain Sara-Burk et l’Armide de l’île Maurice. Plus récemment le naufrage du Labourdonnais est dû à la même cause.

Enfin je foule le sol malgache, et de suite les habitants me deviennent sympathiques. Ils sont « processifs » comme nos paysans normands.

Quand ils s’abordent, au lieu de se dire:

– Comment vous portez-vous?

– Pas mal et vous?

Ils se saluent cérémonieusement et prononcent:

– Akouré kabar?

– Tsichi kabar.

Ce qui peut se traduire par:

– Avez-vous des procès?

– Je n’ai pas de procès.

Une nation animée de cet esprit est appelée à un brillant avenir. J’espère l’aider à l’atteindre. On m’a entretenu d’une affaire de premier ordre. Je vous en parlerai longuement plus tard. J’attends en ce moment le personnage avec lequel je dois opérer.

Travaillez bien; car nos ennemis pris, je compte séjourner quelque temps à Diego Suarez avant de rentrer en France, et la maison ne saurait péricliter.

Avec mes sentiments très distingués, recevez, ma chère demoiselle Doctrovée, mes meilleurs souhaits de santé.

Signé: CANETÈGNE.

P. S. – Pourvu qu’ils aient lu les journaux, et que bientôt je sois délivré du cauchemar qui me hante.

Sa lecture terminée, le négociant demeura pensif.

– Oui murmura-t-il, l’idée de faire annoncer l’arrivée de Valentin Ribor à Madagascar était bonne. Maintenant le numéro est-il tombé entre leurs mains? Tout est là. Si oui, ils arriveront sûrement par le prochain paquebot. Si non…

Il donna un coup de poing sur la table.

– Si non, mes transes redoublent, car, il n’y a pas à se le dissimuler, il suffit d’un rien pour me perdre.

Canetègne s’était levé. À grands pas il arpentait la veranda.

– Mousié, fit une voix, le vertueux Ikaraïnilo demande s’il peut parler avec toi?

Un Cafre, reconnaissable à sa toison laineuse, à ses lèvres épaisses, à son nez écrasé, venait de paraître.

C’était le domestique du négociant. Domestique sans livrée; un simple pagne, fixé par une ficelle à la ceinture, le couvrait des reins aux genoux.

– Ikaraïnilo, répéta Canetègne dont le visage s’éclaira. Amène-le ici. Apporte aussi du vin de palmier.

Le cafre sortit et reparut au bout d’un instant, chargé d’un plateau sur lequel vacillaient des verres et un carafon empli d’une liqueur rosée du plus alléchant aspect. Un homme d’une cinquantaine d’années le suivait. Malais de type, les cheveux grisonnants, le nouveau venu était sec, nerveux; ses yeux vifs, perçants, étaient toujours en mouvement. Aussi le regard insaisissable ne se prêtait jamais à l’observation.

Tout décelait en lui l’astuce, la fourberie. Il toucha la main de Canetègne et s’assit, entr’ouvrant sa veste soutachée. Il allongea béatement ses jambes, autour desquelles flottait une sorte de pantalon large, fait d’une lamba, – jupe – serrée aux chevilles.

L’Avignonnais avait pris place en face de lui. Tous deux demeurèrent un instant sans parler, chacun attendant l’autre. Le premier, le négociant rompit le silence.

– Ikaraïnilo a à me parler?

– Le Hova Ikaraïnilo a à te parler, répliqua le visiteur.

Une nouvelle pause eut lieu. Agacé, Canetègne commença.

– Sur le bateau qui m’a amené ici, dit-il, j’ai rencontré ton associé Djazil.

– Il l’était, en effet.

– Obligé de partir pour se fixer à l’île Sainte-Marie, il m’a vanté les opérations qu’il faisait avec toi.

– C’est bien là ce qu’il m’a affirmé.

– Il m’a promis de nous mettre en rapport. Il a tenu parole. Maintenant jouons cartes sur table.

Ikaraïnilo avança un peu son siège.

– Va, j’écoute.

L’Avignonnais eut un vague sourire:

– Tu es puissant parmi les Hovas, reprit-il. Tu crains de risquer ta situation car, général commandant les troupes qui cernent la léproserie d’Antananarivo, capitale des pays Hovas, et empêchent les lépreux d’en sortir, tu gagnes sûrement de vingt à vingt-cinq mille thalaris.

Le Malgache ne bougea pas.

– D’autre part, comme la loi des tiens admet que toute la terre appartient à la reine, et que nul autre n’a le droit de posséder, tu n’es pas fâché d’avoir des ressources ignorées pour acheter du terrain dans la grande Comore. Tu rêves de résilier un jour tes grades, – tes honneurs, comme vous appelez cela, – pour devenir propriétaire et indépendant.

Un imperceptible signe de tête encouragea l’orateur à continuer. Le commerçant ne se fit pas prier.

 

– Or, avec Djazil, tu as eu l’idée ingénieuse d’exploiter une superstition de tes compatriotes. Ils se figurent qu’un mort a de grosses dépenses à faire dans l’autre monde. Ils enterrent donc leurs défunts avec une forte somme. Souvent ils n’ont pas l’argent nécessaire, et ils l’empruntent à gros intérêts. Tu fais le prêt aux héritiers.

– Tu es au courant, murmura le Hova.

– Né malin, tu as perfectionné la profession. Prêter, toucher des intérêts exorbitants, c’est bien. Tu vas plus loin. Les sépultures sont au milieu des forêts, nul ne les surveille. Alors que fais-tu’? Au milieu de la nuit qui suit l’inhumation, tu déterres le mort; tu l’allèges de la somme dont ses parents l’ont, avec piété et bêtise, inutilement chargé; si bien que tu supprimes tous les risques de l’opération.

– Tais-toi, si on entendait.

– On n’entend pas. Tandis que tu paradais à Antananarivo, Djazil accomplissait la besogne utile que je viens de dire. Lui parti, tu désires un autre associé. L’affaire me convient, j’accepte.

Un instant le regard d’Ikaraïnilo se fixa sur l’Européen.

– Tu acceptes?

– Oui, aux mêmes conditions. Partage par moitié des bénéfices. Grâce à ta situation, tu fournis les meilleurs clients, tu me protèges au besoin.

– Oseras-tu commettre le sacrilège?

– Tiens! Bon pour les esprits faibles d’hésiter. Les morts n’ont besoin de rien, et les vivants doivent lutter pour la vie.

– Alors tu veux remplacer Djazil?

– Oui.

Le Malgache sembla réfléchir. On eut dit qu’il hésitait encore. Pourtant il se décida:

– Écoute.

– Je ne demande pas mieux, cela me reposera de parler.

– Notre association commence dès ce moment.

– Adjugé!

– Mais je veux te voir à l’œuvre.

– Le plus tôt sera le mieux.

– J’ai un prêt à deux jours de marche, à Port-Louquez, sur les bords de la rivière Andrezijama. Veux-tu partir avec moi ce soir?

– Je serai revenu pour l’arrivée du prochain paquebot?

– Sûrement.

– Car tu le sais, je dois livrer au gouverneur des criminels venant de France.

– Je le sais.

– Partons donc. Puis ma tâche remplie ici, je te rejoindrai à Antananarivo.

Le général de la léproserie se leva.

– À ce soir.

– À ce soir.

– Nous voyagerons par mer en suivant la côte. Mon boutre attendra à la pointe Diego.

De nouveau les dignes associés se serrèrent la main, et Canetègne, se frottant les paumes, reconduisit jusqu’à la porte extérieure le seigneur Ikaraïnilo.

Comme l’Avignonnais l’avait écrit à Mlle Doctrovée, sa rencontre avec Djazil était heureuse. L’ex-associé du Hova, après avoir visité ses propriétés des Comores, s’était embarqué sur le même steamer que le négociant; car la course du navire se terminait à Sainte-Marie de Madagascar, où il se rendait pour ses propres affaires.

Le loup sent le loup, le vautour appelle le vautour. Avant même de s’être adressé la parole, Canetègne et Djazil s’étaient reconnus. Ils différaient de couleur, de coutumes, de langage; mais ils étaient confrères en affaires louches. L’intimité s’établit vite, et la conversation qui précède en a fait concevoir les bienfaisants résultats.

À la nuit, l’Avignonnais quitta sa demeure, traversa les rues endormies d’Antsirane et, longeant le bord de la mer, contourna le cap Diego. À la pointe du promontoire une pirogue l’attendait. Elle le conduisit à bord du boutre du général Ikaraïnilo.

Le navire, tanguant lourdement sous sa voilure, se mit en marche. On fit une station assez longue, le lendemain, dans la rade d’Ambavarano; et le second jour, vers deux heures, le boutre jeta l’ancre à Port-Louquez. Ikaraïnilo chargea l’Avignonnais d’un sac de toile contenant une pioche et une bêche démontées. C’étaient les armes du fossoyeur.

Sur le rivage, une vingtaine de volontaires sakalaves, garnison de la ville, commandés par un sous-officier d’infanterie de marine, se tenaient sur deux rangs, l’arme au pied.

– Que font-ils? demanda Canetègne en prenant place dans la pirogue avec le général.

– Ils s’apprêtent à me rendre les honneurs.

– À vous?

– Sans doute. La flamme blanche à cercle bleu qui flotte au mât du boutre indique ma qualité; il est d’usage que vos soldats nous reçoivent comme leurs officiers, et alors…

– Je comprends.

En effet, quand les voyageurs débarquèrent, les sakalaves présentèrent les armes, tandis qu’un mauvais clairon sonnait aux champs. Puis le sous-officier s’avança vers Ikaraïnilo, et lui demanda s’il désirait être escorté pendant son séjour à terre.

À la grande surprise du négociant, le général répondit affirmativement. Aussitôt dix soldats se détachèrent et le suivirent, tandis que l’autre moitié de la garnison regagnait les baraquements, pompeusement décorés du nom de casernes.

– Pourquoi t’être embarrassé de ces hommes? grommela l’Avignonnais.

– Pour n’être pas détroussé par des rôdeurs. Les populations sont très hostiles aux Hovas qui les ont vaincues.

– Oui, mais pour notre affaire?

– Eh bien?

– Les Sakalaves nous gêneront.

– Du tout, ils nous aideront.

– Eux? Tu veux leur confier…?

– Rien du tout. Seulement, écoute. L’endroit où l’on a enterré notre client est à deux heures de marche de la côte. C’est un bois de ravenalas et de fougères arborescentes. L’escorte montera la garde autour; comme cela nous ne serons pas dérangés.

– Mais que leur diras-tu?

– Que je vais saluer la tombe d’un frère.

Canetègne fit la grimace. Au fond, il aurait préféré moins nombreuse compagnie, mais il était trop tard pour discuter. Il se résigna.

Comme son associé, il se rendit chez les parents du mort, leurs débiteurs! Ceux-ci parurent reconnaissants de la visite, et selon l’usage du pays, convièrent les voyageurs à venir insulter la veuve du défunt.

Dans une case isolée la malheureuse était enfermée, revêtue de ses plus beaux atours. L’akantzou de soie brodée, sorte de veston court, le lamba de même étoffe, les gorgerins, les bracelets contrastaient avec sa tignasse ébouriffée, ses joues tachées de meurtrissures. Elle frissonna en entendant les visiteurs.

Il y avait de quoi. Chacun à son tour lui administra un soufflet. Pour ne pas se faire remarquer, Canetègne frappa aussi fort que les autres; puis la bande se retira en insultant la pauvre créature.

– C’est ainsi que l’on traite les veuves à Madagascar? interrogea l’Avignonnais.

– Sans doute.

– C’est pour leur faire regretter leur mari?

– Non, pour marquer que la femme est l’être pernicieux qui abrège les jours de l’homme. Ainsi elle porte le deuil pendant des semaines, des mois, parfois des années. Après quoi les parents prononcent le divorce, afin qu’elle n’ait plus rien de commun avec le trépassé.

Le négociant murmura:

– À leur place je ne me marierais pas.

– Personne ne les y contraint, répliqua Ikaraïnilo. Jusqu’au jour où il lui plaît de se choisir un maître, la jeune fille malgache est aussi libre que les jeunes hommes. Si elle se marie, c’est que la liberté lui pèse, voilà tout.

Avec de grandes démonstrations les visiteurs prirent congé de la famille en larmes, et reprirent ostensiblement le chemin de Port-Louquez. Mais lorsque le village eut disparu à leurs yeux, le Hova donna un ordre, et la petite troupe, obliquant à droite, suivit une sente difficile qui serpentait au flanc d’un massif rocheux.

Des lianes aux fleurs rouges, dont la corolle mesurait au moins vingt centimètres de diamètre, poussaient dans les interstices et se déroulaient sur les parois de granit. Canetègne allongea la main pour cueillir un de ces superbes calices rubescents, mais un Sakalave lui saisit le poignet et le repoussa en arrière avec ce mot:

– Freadilavar!

Étonné, le négociant l’interrogea du regard.

– La plante-tonnerre, expliqua Ikaraïnilo. Quand on la touche, on ressent une commotion électrique quelquefois assez forte pour déterminer la mort.

– Bigre! fit le commissionnaire en s’écartant prudemment des lianes.

– Dans la saison sèche, continua le général, la freadilavar jaunit, s’étiole. On peut alors en faire la récolte. Elle sert à combattre la fièvre sous forme d’infusion.

– Une infusion de tonnerre! Merci, je préfère la bourrache.

À l’horizon le soleil était près de disparaître.

Le crépuscule n’existant pas dans les contrées intertropicales, la nuit allait venir dans quelques minutes.

– On n’y verra plus, et on risquera de frôler une de vos satanées plantes, grommela le négociant.