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Le canon du sommeil

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Brusquement, l’étrange personnage replaça, – je dis le mot juste, car il semblait porter la jeune fille, – il replaça «miss Tanagra» sur sa chaise avec cet avertissement:

– Deux heures! attention!

Le timbre sonna deux fois. Avant que la vibration sonore fût éteinte, la porte du salon s’ouvrit. Un laquais parut, et s’effaçant pour laisser passer le visiteur attendu, il annonça:

– Son Excellence, M. le comte Strezzi.

XVIII. TROIS VICTIMES POUR UNE, PLACEMENT DE HAINE

L’ennemi se montrait exact.

Il entra, salua avec aisance. X. 323, lui, était redevenu absolument calme, il indiqua un fauteuil au visiteur d’un geste courtois, puis d’un ton où l’on ne retrouvait plus trace de l’ardente émotion qui devait encore palpiter en lui-même.

– Vous avez désiré me faire connaître votre volonté, comte Strezzi; je vous écoute.

Le directeur des services de Reconnaissances et d’Aviation militaires d’Autriche-Hongrie ne put réprimer un mouvement de surprise.

– Ma volonté, c’est beaucoup dire, commença-t-il.

Mais son interlocuteur ne lui permit pas de continuer.

– À quoi bon torturer les mots pour en masquer votre pensée. Parlons net, cela abrégera la conversation et évitera des froissements absolument inutiles.

– Vous jugez donc, comme moi, que j’ai partie gagnée?

X. 323 s’inclina.

– En capturant notre Ellen. En nous affirmant qu’elle serait l’otage, la victime expiatoire, vous saviez bien que nous nous rendrions à merci. Je le reconnais moi-même. Donc, dédaignons les circonlocutions et venons au fait. Qu’exigez-vous?

Le comte ferma un instant les yeux.

J’en profitai pour considérer miss Tanagra. Elle se tenait immobile, renversée dans son fauteuil, la tête rejetée en arrière. Elle était pâle, d’une pâleur terrifiante, ses paupières s’étaient nuancées de tons bleuâtres, et comme ses lèvres, elles étaient agitées d’un tremblement continu.

Je fus sur le point de me dresser, de courir à elle. D’une main impérieuse, X. 323 me cloua sur place.

À ce moment, Strezzi rouvrait les yeux, les fixait sur moi et lentement:

– Sir Max Trelam ne m’assure pas les mêmes garanties de silence, que vous, M. X.323.

Cela me fit sursauter. Un désir fou d’assister à l’entretien m’envahit tout entier.

– Je vous engage ma parole que, moi vivant, je ne révélerai jamais ce qui aura été dit dans ce salon.

– Cela suffit, ricana le comte. Moi vivant, je n’en demande pas davantage.

Et tandis que je me rasseyais, les jarrets coupés par une détente soudaine des nerfs, il reprit, une ironie aiguë perçant en son accent:

– Cela m’assure trois victimes au lieu de deux. Dans le combat, il est doux de faire le plus de mal possible à l’ennemi.

Puis remarquant un geste d’impatience de X.323.

– Oh! restez paisible, continua-t-il. Je sais que la situation m’oblige à être très dur. Je sais que je ne devrai rien retrancher de ma volonté une fois exprimée. Et mon cœur saigne du déplaisir que je suis contraint de vous infliger.

Tanagra poussa un soupir. On eût cru que son âme s’exhalait.

– Je tiens en mon pouvoir miss Ellen, dit le comte d’un ton paisible. (Il n’eût pas demandé deux morceaux de sucre pour une tasse de thé avec plus de flegme). Si vous repoussez mes propositions, personne ne pourra empêcher l’accomplissement des ordres donnés par moi. La jeune fille est en lieu et en mains sûrs.

Peut-être jugez-vous que vous pourriez m’échapper en me supprimant? Erreur, je vous en avertis de suite, afin d’éviter tout malentendu. Si je disparaissais seulement vingt-quatre heures, miss Ellen serait sacrifiée.

Du reste, il ne serait pas si aisé que cela de me détruire. Je suis bien armé, et sur la défensive.

Cependant, puisque je laisse mon revolver en poche, vous devez en inférer que mes précautions sont bien prises et que je suis persuadé, en outre, que je vous tiens trop sous mon genou, pour que vous tentiez de mordre.

– Passons, répliqua X. 323, sans la moindre trace de mécontentement. Mes premières paroles vous ont démontré que j’appréciais la situation de même que vous. Je vous ai jugé comme adversaire. Je suis certain que vous avez pris vos mesures. Vous nous tenez… Cela est entendu. Donnez vos ordres.

Strezzi s’inclina cérémonieusement, pour approuver.

– C’est plaisir de causer avec un être aussi net que vous, seigneur X. 323, aussi me conformerai-je à votre invitation.

Il prit un temps. Sa face perfide se stria de mille petites rides. On eût dit un mufle de tigre crispé en une terrifiante gaieté.

– Ce que je veux, je vais vous l’apprendre. Mais auparavant, je tiens à vous dire ce que je vise à cette heure. Ceci est utile, car vous comprendrez que toute discussion serait inutile. Vous ne pouvez me répondre que par oui ou par non. Oui, sauve miss Ellen; non, la perd.

Je joue cartes sur table, parce je crois que mon otage est suffisant. Si je me trompe, tant pis pour moi.

Mon dirigeable Strezzi et la mort par le rire sont deux choses qui se tiennent étroitement, je vous le confirme sans difficulté. Une phrase de la comtesse de Graben-Sulzbach, lorsque j’eus le plaisir de la rencontrer à la gare de l’Ouest, m’a démontré que vous l’aviez deviné.

Je vous dirai donc tout. Penser que vous aviez seul en Europe pressenti la vérité vous sera consolant. Dans un voyage… diplomatique que je fis à Saint-Pétersbourg, je rencontrai un certain Moriski, un savant de premier ordre, ancien médecin qui s’était fait condamner aux mines sibériennes pour exercice… disons un peu trop libre de la médecine, et s’était fait gracier, en trahissant des nihilistes prisonniers comme lui. Il était entré alors dans la police russe, s’était affilié pour les trahir encore aux associations révolutionnaires. Seulement, comme il avait de grands besoins d’argent, et que ses convictions intimes ne l’entraînaient ni vers l’empereur, ni vers la révolution, il trompait les uns et les autres, moyennant rétribution. Le service de la police et les comités révolutionnaires percèrent son jeu à jour presque en même temps, et le digne Moriski méditait tristement sur la fin qui lui était réservée: lente agonie dans les mines de Sibérie, ou exécution plus prompte devant un tribunal révolutionnaire, quand je le rencontrai. J’appris que ce savant, (car il l’est au plus haut degré) avait trouvé le moyen de préparer un projectile dont la combinaison est telle qu’en cas d’explosion, il se fragmente en impalpable poussière, ne permettant pas de connaître sa nature. Mais le génial de sa découverte consistait dans la charge de ce projectile. Du protoxyde d’azote liquide, qui par sa soudaine expansion pour redevenir gazeux, produisait à la fois un froid intense congelant instantanément tout dans un rayon déterminé et figeant sur les traits des défunts, cette contraction joyeuse, qui a valu au gaz protoxyde d’azote, le surnom chimique de gaz hilarant. Ceci n’était rien encore. Le docteur Moriski avait réussi à ensemencer ses projectiles des bacilles ou microbes de diverses maladies contagieuses, et à assurer la vie de ces atomes dangereux dans le gaz comprimé jusqu’à la liquéfaction. Le projectile explose: les assistants meurent de rire; ceux qui pénètrent plus tard dans la salle, emportent avec eux les germes de maladies terribles, germes qui ont conservé toute leur virulence.

Strezzi se frottait les mains, évidemment très satisfait de son exposé.

Certains êtres sont dépourvus à ce point de conscience, qu’ils ne semblent pas concevoir l’horreur de leurs actes.

Je le considérais terrifié. Ce grand seigneur me faisait l’effet d’une créature diabolique, vomie sur la terre par un enfer moyenâgeux.

Strezzi ne parut pas remarquer notre attitude. Il continua:

– J’enlevai Moriski dans mon dirigeable. Je lui confiai la direction d’une usine en un coin parfaitement abrité contre les regards curieux… Vous ne l’avez pas découverte, n’est-ce pas, X. 323? malgré votre merveilleuse habileté.

L’interpellé marqua un geste négatif et Strezzi continua:

– Alors, j’ai vu les chanceliers des deux grands empires du centre, et leur ai tenu ce langage: Jusqu’à présent, vous avez joué de la brutalité, de la puissance de vos armes pour régenter l’Europe. Quel est le résultat? Vous avez amené tous les peuples, lassés de votre hégémonie, à se confédérer contre vous. Vous êtes isolés au milieu des nations hostiles. Combien vous seriez plus les maîtres, et avec quelle sécurité, s’il vous plaisait d’être aimables, gracieux au grand jour, tandis que dans l’ombre vous saperiez la puissance de vos voisins et sèmeriez la division chez eux. La guerre civile, voilà le vrai moyen de commander. Avec de l’or, on sème les grèves, les conflits de castes, ruine du commerce, des industries de l’étranger, avec mon terrible engin, vous ferez le jeu des oppositions, qui puiseront une force dans les désastres que les gouvernements seront impuissants à empêcher et à guérir.

Il avait parlé à des directeurs de peuples. Ils avaient prêté l’oreille à pareil langage! non cela était impossible. Les chefs des nations sont des hommes et non des fauves!

– Or, continua aimablement le comte, saluant X. 323 de la main, ceci vous flattera infiniment…; on me répondit: X. 323… Oui, mon cher adversaire… Certes, me dit-on, vous nous apportez la maîtrise du monde…; mais aussi l’écroulement de notre influence, la coalition de toute la terre civilisée contre nous, le jour où seraient divulguées nos… opérations… À l’aide de mon Strezzi, je me fis fort durant dix ans d’échapper à toutes les preuves. – On haussa les épaules: en six mois, me dit-on, X. 323 saura tout.

J’avoue que cela me blessa au vif. Que diable! on a son petit amour-propre, et je m’écriai vivement: «Je réduirai X. 323 à l’impuissance…» On me déclara alors: «Si vous réussissiez cela, comte, vous seriez prince le jour même, et par une contribution spéciale, des millions seront mis à votre disposition.»

 

Le misérable se tut un instant. On eût cru qu’il voulait nous permettre de réfléchir à ses dernières paroles. Après quoi, il résuma ainsi sa pensée:

– Le titre de prince, la pluie de millions, voilà ce que je puis gagner. Vous concevez que pour atteindre un tel but, rien ne soit susceptible de m’arrêter.

Personne ne répliqua.

Ainsi que moi-même, mes amis devaient être écrasés par la cynique révélation.

– Parfait, murmura Strezzi. Vous comprenez que votre impuissance ne doive faire doute pour aucun de mes augustes… clients. Je veux donc que vous soyez mes alliés, mes complices… Je crois savoir que vous êtes esclaves d’un serment, d’un honneur à reconquérir. Eh bien, je veux que vous ne puissiez plus tard me démasquer, sans vous perdre, ce qui n’est rien, mais sans jeter en outre une honte nouvelle sur la tombe en question.

X. 323 poussa une sorte de rauquement. C’était l’angoisse terrible dont il était étreint qui, malgré lui, grondait dans sa gorge.

Ceci ne fit rien perdre de son calme à l’odieux orateur.

– Oh! dit-il avec un sourire, s’il n’y avait que cela, peut-être refuseriez-vous, mais il y a encore miss Ellen… Vous lutterez contre votre âme, mais vous céderez, car, vous ne savez pas encore ce que je lui réserve.

Je frissonnai jusqu’aux moelles. Quel supplice inédit avait donc imaginé l’horrible individu?

Il s’était levé, nous dominant de toute sa hauteur.

– Voici ce que je veux, fit-il d’une voix stridente… La comtesse de Graben-Sulzbach deviendra comtesse Strezzi d’ici à huit jours.

– Elle?

– Votre femme, moi?

Ces deux mots nous échappèrent à miss Tanagra et à moi. Mais nous n’ajoutâmes rien. Avec une autorité surhumaine, X. 323, aussi blême que nous-mêmes, avait prononcé:

– Silence!

– Le mariage célébré, poursuivit imperturbablement Strezzi, le voyage de noces s’impose. Je vous l’offrirai original, nous l’exécuterons dans mon dirigeable.

– Et miss Ellen?

– Je vous réunirai à elle, cela je m’y engage formellement. Les deux sœurs vivront l’une près de l’autre. Je ne m’opposerai même pas à ce que vous, seigneur X. 323, et vous comtesse, vous gagniez encore de la réputation en utilisant vos talents contre tous autres que moi-même. Seulement, quand vous vous éloignerez de ma surveillance, miss Ellen demeurera comme otage.

– Ah! gémit Tanagra, parlant comme on rêve, mon frère, exigez-vous que je devienne la femme de cet homme?

Dans l’excès de douleur qui m’annihilait, je le jure, je ne songeais pas à moi. Je comprenais, non pas que ma fiancée était perdue pour moi, mais seulement qu’elle serait contrainte à un hymen odieux.

Que se passait-il derrière le masque impassible de X.323. Quelle terrible puissance mon ami doit avoir sur lui-même. Pas un muscle de son visage n’avait tressailli, et sa voix sonna grave et douce, ne marquant aucun de ces frissons qui font hoqueter l’accent des plus rudes jouteurs.

– Est-il indispensable que ma sœur vous épouse, comte Strezzi?

– C’est la seule façon d’expliquer honorablement sa présence, la vôtre, dans ma maison…, où il faut qu’elle soit, afin que ma surveillance se puisse exercer. Je joue ma tête contre la vôtre.

X. 323 courba la tête. L’argument était sans réplique. Il demanda encore:

– Et si la pauvre enfant ne s’en sentait pas le courage; si son cœur…

Strezzi eut un ricanement sinistre:

– N’ajoutez rien. Qui vous dit que je ne l’aime point… Cela importe peu, du reste. Elle, sera comtesse, puis princesse Strezzi, ou bien miss Ellen sera inoculée de la lèpre. Elle mettra deux années à mourir de la lente pourriture de ce mal immonde.

Ma parole d’honneur, je compris, pour la première fois de ma vie, que l’on pût perdre connaissance.

Ainsi qu’au fond d’un rêve, je perçus encore ces répliques:

– Je vous laisse quatre heures pour vous décider… À six heures, je passerai dans la rue. Un mouchoir attaché à la barre d’appui de la croisée de ce salon m’informera que vous acceptez, et miss Ellen me deviendra sacrée, comme la plus chère des belles-sœurs.

J’entendis des pas glisser sur le tapis, le bruit assourdi de la porte qui se refermait.

Et puis plus rien. Un silence de mort. X. 323, miss Tanagra, moi-même demeurions sans mouvement, abasourdis, hypnotisés par la vue de cette porte qui venait de se refermer sur notre ennemi disparu.

XIX. À TRAVERS LE BROUILLARD

Onze jours de véritable délire. J’ai vécu dans un brouillard moral, depuis l’instant où Strezzi a quitté le petit salon Louis XVI de l’Hôtel de Graben-Sulzbach, jusqu’à celui où je me retrouvé devant la Porte du Géant s’ouvrant entre les deux hautes tours des Païens, dans la façade de Stephankirche, la cathédrale de Vienne consacrée à Saint-Étienne.

J’ai beau interroger mon souvenir, je ne puis coordonner les faits durant cette période de onze fois vingt-quatre heures.

Des stations douloureuses, entre des lieues de ténèbres, se précisent seules dans mon souvenir.

Les premières minutes après que Strezzi a ordonné, cela est clair, oh oui! Clair et cependant cela a une allure de songe. C’est du fond d’un anéantissement de mon être que j’ai perçu ce dialogue de miss Tanagra et de X.323.

– Frère, frère, a-t-elle dit, j’ai caressé l’espoir irréalisable…

Sa main tremblante me désignait, moi, immobile, incapable de faire un mouvement, de proférer une parole.

– Ce qui vient de se passer m’a prouvé que je ne saurais être la compagne d’un gentleman. Celle qui appartient à une œuvre comme la nôtre, se trompe lorsqu’elle rêve de devenir l’épouse, la mère, la gardienne et la tendresse du foyer. Je reconnais mon erreur, je marche sur mon cœur… Je délivrerai ce bon, ce digne Max Trelam de la tentation de vêtir l’espionne de sa respectabilité… Vous le voyez, je me punis d’avoir cru être une jeune fille comme les autres ou presque, une Fräulein pouvant édifier des «châteaux d’avenir». Je fus folle, j’endosse le cilice de la raison. N’est-ce point assez pénible… N’est-ce point une expiation suffisante d’avoir pu croire aux sourires, aux clartés fleuries, d’avoir aimé. Oui, oui, je m’excuse, je fus coupable. Mon cœur appartient à notre œuvre. Je l’ai oublié un instant, au lieu de vous regarder, vous, qui vous êtes donné tout entier… Je me punis, frère… Mais vous n’exigerez pas davantage. Je renonce à qui j’aime, ne me contraignez pas à m’unir à qui je hais. Il y aurait là un raffinement d’horreur qui ne me permettrait pas de vivre.

J’entendais cela et je restais immobile. Mon cœur semblait absent, mon émotion à cette minute était toute cérébrale. Sagesse de la nature peut-être, car mon cœur se serait déchiré.

Je m’intéressais aux personnages, mais comme à des étrangers. Et je ne me révoltai point lorsque X. 323 répondit:

– Il faut, petite sœur.

Elle eut un cri d’épouvante, d’angoissante répulsion.

Il s’approcha d’elle, l’enveloppa de ses bras et avec une douceur plus tragique qu’une lamentation:

– Il faut, petite… C’est le seul moyen de sauver notre Ellen, c’est le seul espoir de vaincre.

Ah! les natures héroïques. J’eus l’impression que, à cet espoir de victoire, miss Tanagra se redressait.

– De vaincre… quoi, frère, vous espérez encore?

Il la berçait doucement, pressée contre sa poitrine et lentement.

– Si je pouvais prendre pour moi seul la souffrance, je le ferais, vous n’en doutez pas.

– Ce serait douter de vous, frère, et je ne pourrais pas.

– Et si je vous demande le sacrifice, petite chérie, ce n’est pas uniquement pour préserver Ellen. Entre mes deux sœurs, l’une, la mignonne qui ignore tout de ma pensée, l’autre la confidente, l’alliée qui est, pourrais-je dire, un prolongement de mon âme, je n’aurais pas le courage de choisir.

– Vrai, fit-elle?

– Mais il y a chance ou présomption de rencontrer la minute où le misérable, le bandit exceptionnel, qui nous bâillonne à cette heure, nous fournira les moyens de débarrasser l’humanité de sa sinistre personnalité.

Et persuasif.

– Si vous refusez sa main, en sommes-nous moins perdus. Et en nous perdant, nous entraînons Ellen, le monde, dans un abîme. Votre sacrifice, chère pauvre sœurette, c’est un nouveau calvaire… Vous immolez la victime sur l’autel de la solidarité humaine.

Puis avec un sourire dont la douloureuse ironie me fit frissonner.

– Le devoir se résout presque toujours en une opération mathématique. J’ai deux façons d’agir. Laquelle assurera la plus grande somme de bien, non pas à moi personnellement, mais aux autres? Tel est l’énoncé du problème du devoir. Et le problème ainsi posé, c’est de votre cœur, de votre loyauté, ma courageuse aimée, que j’attends la solution.

Tanagra eut un sanglot. Elle enlaça plus étroitement son frère, puis d’une voix aux vibrations étranges, voix d’être projeté hors de lui-même, voix extra-humaine, elle prononça:

– Frère, attachez à la barre d’appui de la croisée, le mouchoir qui doit signifier que j’accepte.

Un instant tous deux demeurèrent confondus dans une étreinte suprême. On eût cru deux statues de la douleur. Ils pleuraient l’un sur l’autre sans doute.

Enfin, ils se séparèrent. X. 323 tenait un mouchoir à la main. Sur le point d’atteindre la fenêtre, il s’arrêta, me désigna de la main, comme si je n’étais pas là. Peut-être avec son merveilleux sens d’observation avait-il compris que j’étais absent, que mon corps seulement se trouvait dans ce salon, mais que mon moi pensant était emporté par la tempête morale.

– Mais lui, fit-il avec une inflexion d’immense pitié, lui?

Elle aussi fixa sur moi le regard vert bleu de ses grands yeux.

– Lui, il pourra être consolé… Il peut me retrouver dans une autre, une autre bienheureuse, car elle est libre de devenir la compagne; aucune fatalité ne pèse sur elle.

– Quoi, vous voudriez qu’Ellen…?

– S’il consent à la substitution, Ellen aura rencontré le plus noble cœur, le plus loyal fiancé qui soit… et de me savoir seule en proie au désespoir, j’éprouverai peut-être un bonheur relatif.

Il la saisit de nouveau dans ses bras, faisant sonner sur son front de petits baisers pressés, rythmant l’halètement d’une pensée éperdue.

– Chère et bonne petite sœur… Je suis orgueilleux de vous… Ah! combien je déplore d’être impuissant à vous éviter le mal.

Mais comme s’il avait peur de se laisser aller à son émotion, il reprit d’un ton rude.

– Allons. La plainte est inutile. La force des choses nous domine. Allons!

La fenêtre s’ouvrit et se referma.

Sur la barre d’appui, un mouchoir blanc flottait maintenant.

Le signal indiqué par Strezzi, porterait au misérable la certitude du triomphe.

Alors, le frère et la sœur se levèrent.

En passant, miss Tanagra se pencha vers moi. Ses lèvres s’appuyèrent sur mon front, me donnant la sensation d’un baiser glacé. D’une voix éteinte, elle murmura:

– Adieu au rêve.

Puis elle se redressa et s’appuyant au bras de son frère, elle sortit avec lui du salon.

Ici une des lacunes que j’ai annoncées.

Trois ou quatre journées dont je ne retrouve aucune trace. J’ai eu beau m’acharner, c’est la nuit dans mon esprit. Pas une lueur, pas un point de repère. Mon cerveau a dû subir une véritable paralysie.

Donc, le quatrième jour, une période de lucidité a coupé la léthargie intellectuelle où j’étais plongé.

J’ai eu la conscience atroce de la réalité.

L’idée de me retrouver devant ma chère Tanagra, de presser sa main dans les miennes, et, la tenant ainsi de me sentir inexorablement séparé d’elle, m’affole. Je ne veux pas subir cette agonie… Comme une bête traquée, mon instinct me pousse à fuir au loin droit devant moi, sans but… Qu’importe le but… Aller loin, voilà tout.

Résolution stupide. Le fauve peut espérer dépister la chasse. Elle est en dehors de lui, elle ne suit pas fatalement sa «passée»… Tandis que moi, j’emporterai ma désolation avec moi.

Si loin que j’aille, si rapidement que je coure, elle sera partout et toujours en moi.

Je quitte ma chambre… Je n’ai revu ni Tanagra, ni X. 323 depuis quatre jours.

Le suisse, cette énorme et placide brute, pour qui les orages de la sentimentalité sont évidemment lettre morte, me salue au passage de son sourire benêt.

J’éprouve une colère contre cet homme, contre ceux qui prônent ce mensonge des être humains frères et identiques.

Ah! misérables fous, détraqueurs des âmes embryonnaires des foules. Les hommes ne sont pas une espèce unique; mais une série d’espèces, séparées les unes des autres par les abîmes de la faculté de penser, de comprendre, de souffrir.

 

Toujours Cambridge qui me remonte à la tête! Fâcheuse université!

Me voici dans la rue Rothenthau.

Un gai soleil éclaire la large voie… Les passants ont l’air heureux. De là-bas, au bout de la rue, les sonneries des tramways parcourant le quai de François-Joseph, circulant le long du Wiener-Donau-Kanal (Canal de la Wien au Danube), me parviennent comme une protestation de la vie contre mon découragement.

Je tourne le dos au quai. Je me dirige à l’opposite, vers la Stephansplatz.

J’ai parcouru cent mètres. On me touche le bras.

Je m’arrête court, avec le grelottement intérieur de qui est réveillé en sursaut.

Un jeune homme, correctement vêtu, vingt ans à peine, est auprès de moi. Je le regarde.

C’est curieux, on croirait que je considère le comte Strezzi rajeuni de vingt cinq ans.

– Monsieur, me dit le personnage, je remplis une mission de confiance qu’il ne m’était pas loisible de refuser. On m’a dit: Sir Max Trelam sort, remettez lui cette lettre et priez-le de vous faire connaître sa réponse.

Je prends la lettre qu’il me tend. Je l’ouvre. Elle est écrite à la machine dactylographe et je lis:

«La soumission de qui vous savez n’est profitable que si elle se double de la vôtre. Si donc, vous vous éloignez, personne n’y fera obstacle; mais vous attirerez sur vos amis tous les malheurs, que la solution amiable intervenue peut écarter.

«Réfléchissez et restez près d’eux jusqu’au jour prochain où il me sera permis de lever cette consigne.»

Je comprends… le comte Strezzi a peur d’un bavardage de reporter. Oh être vil, qui me suppose capable de livrer mes amis pour la stérile satisfaction d’une gloriole professionnelle. Il faut obéir, mais je veux auparavant lui donner une leçon de loyauté.

– Vos instructions vous permettent-elles de m’accompagner quelques instants, monsieur?

Le jeune homme inclina courtoisement la tête.

– Alors venez.

Je l’entraîne dans une rue voisine. Les fils télégraphiques convergeant vers un immeuble m’indiquent qu’il y a là un bureau des Postes. Sous les yeux de mon compagnon, je rédige la dépêche suivante:

«Direction Times – Londres – Angleterre.

«Toujours rien de nouveau sur affaire. Suis sur le point d’entreprendre long parcours. Ne pas attendre nouvelles de longtemps. Ceci pour éviter impatience, votre vraiment.

«Max Trelam»

Puis la dépêche expédiée.

– Voilà ma réponse, monsieur. Ajoutez que je retourne à l’hôtel de Graben-Sulzbach et que je n’en sortirai plus.

Et brusquement, une curiosité irrésistible me poussant:

– Puis-je savoir à qui j’ai eu l’honneur de parler depuis un quart d’heure?

Le jeune homme sourit.

– Karl, vicomte de Stassel, fils de M. le comte Strezzi.

Je salue machinalement. J’avais eu raison de reconnaître dans mon interlocuteur le comte Strezzi, rajeuni de vingt-cinq ans.