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Le canon du sommeil

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XIV. JE DEVIENS SUR UN REGISTRE LE MARI DE MA BIEN-AIMÉE

Bruxelles! Trois ou quatre heures d’arrêt… Nous arrivons au milieu d’une grande fête des associations catholiques flamandes. La Brabançonne, ce chant national belge, alterne avec des cantiques.

Des défilés de ces jolis soldats belges, si bien habillés, succèdent à des processions dominées par des bannières ornées de dentelles merveilleuses, sorties des doigts de fée des dentelières bruxelloises.

Voilà ce que nous entrevoyons en nous rendant au Grand Hôtel, où nous procéderons à une toilette rendue nécessaire par une journée de voyage sur route. Je commence véritablement ici mon «association» avec miss Tanagra.

Au bureau de l’hôtel, je deviens le baronnet Willms, voyageant pour son agrément avec sa sœur Lydia.

Et d’être baronnet me paraît tout à fait folâtre, bien que ma chère compagne m’ait gravement affirmé que, peut-être, nous sommes espionnés, et que ce déguisement de noms a pour but de dépister les surveillants possibles.

À onze heures vingt-cinq du soir, l’automobile emmène le baronnet Willms et sa sœur à la gare du Midi, par les boulevards Anspach et du Hainaut, lesquels, malgré l’heure tardive, sont encombrés par une foule bruyante et joyeuse.

À la gare, nous nous séparons de notre watman et du landaulet qui m’est devenu cher. N’est-ce point dans cette maison roulante que j’ai engagé mon avenir.

Et quand il s’éloigne, j’ai un petit chagrin. Il me semble qu’il emporte un peu de mon souvenir; que quelque chose de moi est demeuré dans sa carrosserie.

Mais, miss Tanagra me rappelle que «le train n’attend pas». Sa voix dissipe mes velléités de mélancolie. Qu’importent les souvenirs quand la réalité est là, auprès de moi, adorable et douce.

Le quai, le train, nous nous installons.

Bruit de ferraille, sifflets, mouchoirs agités par des personnes qui restent après avoir accompagné celles qui s’éloignent. Le train a quitté la gare; un moment encore il circule au milieu des constructions de la capitale belge, puis il roule dans la campagne, projectile haletant parcourant l’ombre.

Au jour, nous entrons dans Central-Bahnhof, la gare de Strasbourg.

Je distingue confusément la ville, qui ne se console pas d’être séparée de la France, ce que ma qualité d’Anglais ne m’empêche pas de trouver parfaitement raisonnable.

Nous sautons d’un train dans un autre. Et à toute vapeur, à travers les plaines d’Alsace, du duché de Bade, des massifs de la Schwarzwald, cette pittoresque chaîne de montagnes boisées de la Forêt Noire. À présent nous avons passé dans le Wurtemberg. Je reconnais cela aux parements des uniformes des gendarmes, qui, revolver à la ceinture, se tiennent immobiles dans les gares, tels des statues chargées de rappeler aux hommes que la loi est respectée en Allemagne, et qu’il en cuirait à quiconque s’aviserait de l’oublier.

Quelques tours de roue encore. Nous sommes en Bavière. Des soldats au casque de cuir surmonté de la chenille noire, semblent avoir été placés là tout exprès pour nous donner ce renseignement géographique.

Munich! tout le monde descend!

Je traduis, n’est-ce pas, Car tout le monde ne comprend pas les Allemands lorsqu’ils expriment cela dans leur langue:

– München! Alles aussteigen!

Une voiture nous conduit dans un hôtel parfaitement tenu, édifié sur la rive de l’Isar, la rivière bleue qui traverse la cité.

Nous allons pouvoir nous reposer, car l’Express-Européen, qui doit nous acheminer sur Vienne, ne passera que le lendemain dans l’après-midi.

Mais les mœurs des hôteliers sont les mêmes dans tous les pays.

Au bureau de l’hôtel, avant même que nous ayons, miss Tanagra et moi, dit ce que nous souhaitons comme logement, on nous présente un registre et l’on nous invite à y inscrire nos noms, prénoms, profession, lieu de provenance, lieu de destination.

À ma profonde surprise, ma compagne me prend la plume des mains et se penche sur le carnet. Pourquoi? J’aurais aussi bien qu’elle même écrit baronnet Willms et sa sœur Lydia. A-t-elle craint que j’aie oublié ce nom depuis Bruxelles?

Ah! by Jove! Ce n’est pas cela. Il paraît que dans le parcours, j’ai perdu la qualité de baronnet, et je crois bien aussi celle d’Anglais.

Elle écrit:

«Comte de Graben-Sulzbach, de Vienne (Autriche) et son épouse.»

Mon épouse! C’est stupide quand on souhaite tendrement une chose, d’éprouver pareille angoisse à lire ce qui est le but de l’existence.

Mon épouse! Je rougis jusqu’à la racine des cheveux.

Miss Tanagra aussi doit avoir ressenti une pointe d’émotion, car sa main n’est plus aussi assurée lorsqu’elle trace au-dessous de nos nouveaux noms, cette ligne d’une vérité relative:

«Venant de Biarritz, se rendant à Vienne».

Pour Vienne, c’est vrai; mais pour Biarritz!!!

Une question du directeur de l’hôtel tombe au milieu de mes réflexions, les met en débandade, à l’instar d’un pavé jeté dans une assemblée de grenouilles. Cet homme, raisonnablement obèse, une barbe de fleuve, rouge ainsi que ses cheveux clairsemés entre lesquels la peau du crâne apparaît rose comme l’épiderme d’un petit porc de lait, cet homme questionne obséquieusement:

– Quelles chambres mettrai-je à la disposition de M. le comte et de Gnädige Frau comtesse.

Gnädige, peste! On voit bien que l’Allemand a le respect inné des titres.

Mais ma compagne de voyage répliqua sans s’émouvoir.

– Un appartement… deux chambres et un salon.

L’homme à la barbe ardente s’inclina tout à fait bas. Les Allemands ont aussi le respect des gens qui font de la dépense.

– J’ai cela au premier, la vue sur la rivière, très pittoresque, exposition unique.

– Alors, faites monter les bagages, je vous prie.

Et je suis le Hansknecht (garçon) qui nous guide vers l’appartement, qu’il nous confie mystérieusement être réservé à la Noblesse.

Ce garçon là n’ignore certainement pas que tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute.

Miss Tanagra et moi, nous sommes seuls dans le salon qui sépare nos chambres respectives. Nous allons entrer chacun chez soi. Je la retiens un moment, pour lui dire:

– Vous espérez donc, miss Tanagra, que X. 323 sera de notre avis?

– Ah! murmura-t-elle tendrement, si l’espoir n’existait pas…

– Oh! il existe… Car, sur le registre de l’hôtel, sauf les noms imaginés, vous avez écrit ce qui doit être la vérité de demain.

Sans doute, elle ne voulait pas s’avancer sans avoir consulté X. 323, car elle ne retint qu’une partie de ma phrase.

– Vous vous méprenez. Graben-Sulzbach n’est pas un nom imaginé.

– Que voulez-vous dire, fis-je l’accompagnant docilement sur le terrain qu’elle paraissait choisir de préférence?

– À Vienne, à la Cour et dans la ville, je suis bien réellement comtesse de Graben-Sulzbach.

Je ne pus retenir une exclamation stupéfaite.

– Comme vous étiez, à Madrid, marquise de Almaceda, sans doute.

Je riais, lui montrant ainsi que les noms m’importaient peu, car je lui en avais attribué un plus joli que tous les autres, l’Aimée.

Mais elle secoua la tête, et lentement:

– À Madrid, je suis marquise de Almaceda, par licence courtoise de mon frère, détenteur du titre. À Vienne, je suis comtesse de Graben-Sulzbach, parce que titre et nom m’appartiennent en propre.

Puis avec un sourire qui corrigeait l’ironie du ton:

– Si vous le voulez bien, dans une demi-heure, nous parcourrons la ville. Munich vaut qu’on l’admire. C’est une belle et fière cité.

Elle avait disparu avant que j’eusse songé à répondre.

En vérité, je me trouvais devant elle un étrange état d’esprit. Elle bouleversait mon sang-froid, comme jamais je n’aurais supposé qu’il pût l’être.

Je me sentais à la fois son appui et son esclave.

Oh! Tanagra, Tanagra, aujourd’hui encore, est-ce que je sais bien ce que mon cœur éprouve en face de vous!

Mais elle avait parlé. Je pénétrai dans la chambre qui m’était réservée, afin d’être prêt pour la promenade au moment indiqué par ma chère compagne.

Et dans la capitale bavaroise, parmi les passants qui ne le comprendraient pas, nous promènerions l’aurore d’un doux bonheur d’amour.

Seulement toutes les aurores ne sont pas exemptes de nuages.

La nôtre devait avoir le sien, qui troubla notre tête-à-tête à travers la ville. Dans l’espèce, la nuée fut un groupe de camelots criant je ne sais quelle feuille quotidienne.

Étant donné que les journaux allemands comptent surtout pour exister sur leurs abonnements, c’est-à-dire, sur une base que les presses anglaise et française estiment représenter au maximum 33 pour cent du tirage, on ne crie le quotidien allemand en vue d’attirer l’attention de l’acheteur au numéro que lorsqu’il contient une nouvelle tout à fait sensationnelle.

C’est ce que me fit remarquer miss Tanagra, et j’achetai le journal un zeitung quelconque, qu’aujourd’hui encore je voue à l’exécration des fiancés, car il m’apportait le premier avertissement de la cruelle vérité: le bonheur est chose fragile, plus fragile que la neige fondante sur le toit exposé au soleil.

Ne critiquez pas la comparaison, je vous prie. Elle ne sort pas des tiroirs imaginatifs de Max Trelam. Son père est un certain Goethe que l’universalité des hommes, sur la foi de quelques-uns qui l’ont lu, proclament une des plus éclatantes manifestations du génie humain.

Mais j’en reviens à mon zeitung. Pourquoi jeta-t-il une ombre sur notre pérégrination à travers Munich?

Oh! tout simplement à raison de deux entrefilets encadrés, l’un en première colonne; l’autre en quatrième.

Celui-là annonçait que Herr Haute Naissance Comte Strezzi, conseiller privé d’Autriche, administrateur général des services de Reconnaissances et d’Aviation militaires Austro-Hongroises, etc., venait d’effectuer aux environs de la frontière austro-serbe, des expériences de marche de son ballon dirigeable, le Strezzi, qui laissait loin derrière lui, et pour la vitesse et pour la maniabilité, l’aérostat similaire si populaire en Allemagne dû à l’inventeur Zeppelin.

 

L’autre relatait que de nouvelles victimes de la mort par le rire avaient été découvertes à Belgrade, en Serbie. Les chefs du parti patriote avaient été frappés par l’inexplicable maladie, et la peste bubonique touchait les habitants depuis la funèbre trouvaille.

Et comme miss Tanagra, le visage soudainement attristé, lisait à demi-voix les deux articulets qu’elle soudait l’un à l’autre, je me hasardai à lui dire:

– Que la mort hilare et la peste soient des phénomènes connexes, je le crois. Mais que peut avoir de commun avec ces phénomènes, une expérience de dirigeable.

Elle me répondit d’un ton dont la tristesse ne me parut pas justifiée:

– La mort aussi est dirigeable entre les mains d’un criminel audacieux.

– Oh! Un personnage comme ce comte Strezzi ne saurait s’adonner à si odieuse besogne.

Elle me toisa avec une évidente ironie. Ses lèvres s’agitèrent comme si elles allaient prononcer des mots de lumière, mais elle réfléchit sans doute et feignant l’enjouement revenu:

– Continuons notre promenade. Après demain, à Vienne, je penserai à haute voix devant vous. Il faut auparavant que mon frère, mon chef, le permette.

Et puis, une anxiété soudaine, inexplicable, voilant le timbre argentin de son organe, elle reprit mon bras qu’elle avait abandonné pour déployer le journal… Elle m’entraîna vivement. On eût dit que nous fuyions un danger invisible pour ma personne.

– Deux jours d’attente, ou de répit, soupira-t-elle. Buvons les roses de ces jours d’espoir. Pourquoi le bonheur, le plus grand, le plus doux des bonheurs n’en marquerait-il pas le terme!

J’avoue que je ne voyais pas pourquoi nous ne trouverions pas la félicité en gare de Vienne. Il me semblait qu’aucun dirigeable, qu’aucun trépas hilare ne pourrait nous désunir.

XV. UNE MÉTAMORPHOSE QU’OVIDE NE PRÉVIT PAS

– Kaiserin Elisabeth, West banhof Terminus.

Ce qui se traduit:

– Station de l’Impératrice Elisabeth. Gare terminus de l’Ouest!

C’est ce que crie un employé du chemin de fer, à la porte du wagon où miss Tanagra et moi avons pris place la veille, à Munich.

Le grand Express Européen n’a pas une minute de retard.

En eût-il d’ailleurs que je lui serais indulgent. J’ai été si parfaitement heureux durant le trajet effectué à une allure vertigineuse.

Miss Tanagra me marquait une gratitude infinie de ma recherche.

Pauvre chère chose, elle me savait gré de ne point partager les sots et injustes préjugés du commun des mortels, de cette horde d’inférieurs à qui les Latins attribuaient cette étiquette si méprisante en sa concision: Vulgum pecus! De la gratitude d’elle à moi… Bah! Cela n’était pas matière à discussion. Quand on a toute sa vie pour adorer un ange, on peut bien lui passer la fantaisie de vous tresser des couronnes pendant cinq minutes.

– West banhof terminus!

À ce cri, je sautai sur le quai. Ma compagne m’y joignit, et suivis à trois pas par un homme de peine chargé de nos valises, nous nous acheminâmes vers la sortie.

Nous étions à Vienne. Dans quelques instants nous serions en présence de X. 323, et notre engagement deviendrait définitif. Tanagra serait l’engagée, la fiancée de Max Trelam.

Quand le cœur chante l’épithalame des fiancés, les lèvres se taisent…

Nous marchions en silence, l’un près de l’autre. Pourquoi faire bruire dans l’air des paroles inutiles. Est-ce que nos âmes avaient besoin de mots pour s’entendre, se comprendre, se confier les adorables espérances?

Nos tickets remis à l’employé préposé au contrôle, je murmurai d’un ton plaisant:

– Chère aimée comtesse de Graben-Sulzbach, vous accompagnerai-je au logis de votre frère le marquis de Almaceda X. 323, ou bien me faudra-t-il attendre un signe de vous dans l’endroit qu’il vous plaira de me désigner.

Elle allait répondre dans la même note, je le voyais au sourire épanoui sur sa bouche exquise.

Tout à coup, son sourire, se figea. Une expression de détresse crispa sa physionomie. Je suivis la direction de ses regards et je demeurai moi-même stupéfait.

Agathas Block, si adroitement laissé à l’hôtel Royal de Boulogne, était là devant nous, en gare de Vienne.

Je remarquai machinalement qu’il était vêtu avec la suprême élégance d’un parfait gentleman; un monocle à monture d’or ajoutait à l’expression ironiquement cruelle de sa physionomie.

Il nous considérait avec insistance. On eût dit qu’il nous attendait.

Comment se trouvait-il là? Par quel hasard malencontreux nous joignait-il alors que nous nous étions donné tant de mal pour croiser nos traces?

Je n’eus guère le loisir de me livrer à ma manie coutumière des points d’interrogation. Agathas Block se chargea d’y répondre.

Il vint à nous, salua ma compagne et du ton le plus aimable, affectant l’attitude d’un ami recevant des amis à la descente du train:

– Comtesse de Graben-Sulzbach, commença-t-il… J’ai eu une douloureuse émotion à Boulogne. Je me suis demandé un instant si la plus brillante fleur de la société Viennoise avait renoncé à ses domaines pour entrer en religion.

– Monsieur Agathas, fis-je avec impatience, permettez…

– Que je me présente à vous, sir Max Trelam, – et s’inclinant derechef: Comte Strezzi.

– Strezzi!

Je répétai ce nom sans en avoir conscience. Les articulets du zeitung de Munich se représentèrent à mon esprit. Le dirigeable Strezzi, la mort par le rire, l’épidémie de peste de la capitale serbe, Belgrade.

Mes idées tourbillonnaient. L’instinct m’avertissait qu’une catastrophe était suspendue sur ma tête.

Le comte imperturbable continuait.

– J’avais un doute, depuis longtemps. Grâce à votre concours, tout involontaire qu’il soit, sir Max Trelam, ce doute n’existe plus. Je vous marquerai ma reconnaissance, vous le verrez.

Puis, revenant à miss Tanagra, alias comtesse de Graben-Sulzbach.

– J’ai pensé, jolie comtesse, que si votre frère et vous même ne pouviez être pris en faute, j’aurais peut-être chance de vous atteindre par un de vos amis.

– Moi, bégayai-je les dents serrées, me rendant compte que je devais être affreusement pâle.

Il eut un sourire moqueur, je dirais satanique si l’épithète n’avait une saveur vieillotte dix-huit cent trente, et d’un accent protecteur:

– Ne m’interrompez pas, dear sir, un instant mon confrère. Je joue cartes sur table. Vous saurez donc tout sans questions oiseuses, dont le seul effet serait de ralentir mon explication.

Puis rivant son regard sur ma compagne:

– Sir Max Trelam devait être mon guide, adorable comtesse. J’étais sûr que vous le convieriez à la bataille contre la mort de rire. C’est tout naturel. On soigne la gloire de ses amis. En m’attachant aux pas de sir Max Trelam, j’étais assuré d’arriver jusqu’à vous. En dépit de votre adresse, il a bien fallu qu’il disparût à Boulogne, en même temps que certaine religieuse; je n’insiste pas par respect pour le vêtement sacré. Et comme j’étais certain également que l’honorable gentleman reparaîtrait à Vienne, j’y suis venu directement et je vous attendais.

Dire la colère qui bouillonnait en moi est impossible.

Je comprenais confusément que dans un duel indéterminé, engagé entre le comte Strezzi et mes amis, j’avais joué sans le savoir le rôle d’appeau qui les avait attirés dans un piège.

Mais je tressaillis. Elle parlait, elle semblait avoir recouvré son sang-froid.

– Vous vous exprimez à la façon des charades, cher comte, et vous m’obligez à un aveu pénible. Je ne devine pas le mot.

– Ne cherchez pas, je vous en prie. Je vais vous le donner, je ne me pardonnerais pas de vous imposer un travail qui semble vous déplaire.

Ah! le sourire de cet homme. J’y lisais qu’il était certain de «tenir à sa discrétion celle qui aurait pu être une si adorée mistress Trelam».

– Je souhaite avoir ce soir un entretien avec vous et avec M. votre frère.

– Mon frère, vous savez mal la généalogie des Graben-Sulzbach… Il n’y a pas de comte Graben.

– Je n’ai pas dit qu’il y ait un personnage de ce nom, comtesse, remarquez-le… J’ai dit votre frère, rien de plus. Ajouterai-je une désignation qui vous sera peut-être plus familière: X.323.

J’attendais ce nom et cependant, en l’entendant sortir de la bouche de ce damné comte Strezzi, je frissonnai de tout mon être.

Il me sembla que toute la personne de mon aimée subissait un flottement, on eût cru qu’elle allait perdre l’équilibre, telle une personne fouettée par un coup de vent violent; mais elle se raidit, parvint à appeler un sourire sur ses lèvres décolorées par l’angoisse.

– Ce nom, en effet, a été prononcé, notamment dans les articles si remarqués de M. Max Trelam, au Times, articles qui m’ont si préoccupée qu’au risque de sembler romanesque, j’ai voulu en connaître l’auteur. L’examen lui a été pleinement favorable, et je me fais un plaisir de vous annoncer à vous le premier notre prochain mariage. Ce secret sentimental vous explique mon voyage, mon désir de fuir un témoin gênant, si galant homme qu’il soit. Mais de là à conclure que j’entretiens des relations avec un monsieur X. 323, il y a un abîme. Pourquoi voulez-vous que je connaisse ce héros d’aventures espagnoles, que sir Max Trelam, si j’ai bien lu ses articles, a déclaré lui-même ne pas connaître bien qu’il l’eût rencontré plusieurs fois.

J’étais louché de la vaillance de la courageuse jeune fille, j’en éprouvais une fierté. Et puis ne venait-elle pas de proclamer notre prochaine union. Cela m’incitait à me réjouir presque de l’intervention du comte Strezzi.

Ô égoïsme d’amour, sentiment à vue courte!

L’interlocuteur de ma «fiancée» l’avait écoutée avec l’attention la plus courtoise. Aucun geste de protestation ne lui avait échappé. Au risque de passer pour naïf, je déclare que je le croyais convaincu, ou tout au moins, réduit à paraître tel.

Et je fus encore affermi dans cette croyance, quand il insista:

– Alors, chère comtesse, je n’ai qu’à implorer le pardon de mon erreur, puisque vous ne connaissez pas le seigneur X.323.

– Oh! pas du tout.

– Vous êtes bonne. Vous pardonnerez quand j’aurai ajouté que mon erreur entraîne avec elle, pour moi-même, une cruelle déception.

– Oh! fit-elle en riant, rassurée apparemment par la tournure de l’entretien. Une déception de ne pas trouver en moi l’amie d’un personnage intéressant, je n’en disconviens pas, mais qui en somme est un… espion.

– De haute valeur, comtesse… N’oubliez pas qu’en Autriche, nous avons faite nôtre, la théorie si juste de l’Empire d’Allemagne: Celui qui sert son pays doit être honoré quelles que soient les armes qu’il tourne contre l’ennemi. L’espion est encore un soldat.

Elle riposta d’un ton léger:

– Peut-être cela est-il juste. Mais je ne pourrai jamais arriver à assimiler un espion à un soldat. Cela tient sans doute à la faiblesse de mon intelligence féminine.

– Chacun juge selon sa conscience, fit le comte Strezzi d’un ton doctoral. Moi, je proclame mon admiration pour l’espion X. 323 … Admiration réelle, agissante, car, je vous le confesse, chère comtesse, si je cherche actuellement à le joindre, c’est uniquement pour lui être agréable.

– Vous voulez lui être agréable, s’exclama miss Tanagra d’un ton qui trahissait une surprise extrême.

– Oui, jugez-en. Je souhaite lui donner des nouvelles de miss Ellen, disparue depuis six jours du Trilny-Dalton-School de Londres.

Il n’avait pas achevé, qu’avec un cri sourd, ma «fiancée» se renversait en arrière. Elle fut tombée sur le trottoir si je ne l’avais reçue dans mes bras.

Des passants s’arrêtaient, curieux comme tous les habitants des agglomérations humaines, mais un fiaker (voiture de place à deux chevaux) appelé par un signe du comte, vint se ranger le long du trottoir.

– Portez cette jeune dame dans la voiture, me dit Strezzi d’un accent de commandement contre lequel je ne songeai pas à me révolter, tant j’étais bouleversé par cette répercussion inattendue de l’enlèvement de la Trilny-Dalton-School.

J’obéis… Je pris place auprès de ma chère aimée, toute blême, sans connaissance, frissonnant fébrilement entre mes bras.

Le comte s’assit sur la banquette de devant après avoir jeté cette adresse au cocher.

– Graben-Sulzbach haüs! (hôtel de Graben-Sulzbach.)