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Un Coeur de femme

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– «C'est bien simple, monsieur, et je ne vous retiendrai pas longtemps; je voulais uniquement vous demander si vous avez quelque raison particulière pour me dévisager comme vous venez de le faire tout à l'heure, à plusieurs reprises, avec une insistance qui, j'ai le regret de vous le dire, ne saurait en aucune manière me convenir.»

– «Il y a un malentendu entre nous, monsieur,» répliqua Poyanne. Il était devenu très pâle et faisait un visible effort pour garder la plus tranquille politesse devant un si étrange discours. «Car j'ignorais, voici cinq minutes, que vous fussiez dans la salle…»

– «Je suis désolé de devoir vous contredire, monsieur,» repartit Raymond. «Vous m'avez fixé, je vous le répète, à plusieurs reprises, et comme ce n'est pas la première fois que pareille chose arrive, j'ai voulu en avoir le cœur net et vous avertir que je suis prêt, au besoin, à vous défendre de me regarder ainsi…»

À mesure qu'il prononçait ces paroles d'une si gratuite et d'une si extraordinaire insolence, il pouvait suivre, sur le visage du comte, la lutte qui se livrait, dans le gentilhomme, la lutte entre la fierté outragée et l'absolue résolution de ne rien relever. Poyanne venait, en effet, d'apercevoir, avec la rapidité de raisonnement qui s'éveille en nous dans de semblables moments, cette vérité: «Casal sait que Mme de Tillières l'a renvoyé à cause de moi. Donc, il sait aussi mes relations avec elle. Un homme capable de cette inqualifiable algarade est aussi capable de la nommer si nous nous battons… Il faut à tout prix éviter cela…» Et il eut l'énergie de se dompter à nouveau et de répondre:

– «Encore une fois, monsieur, je vous affirme qu'il y a entre nous un malentendu. Je n'ai jamais eu aucun motif pour vous regarder d'une façon qui puisse vous gêner, et je n'ai pas l'intention de commencer après un entretien qui n'a par conséquent plus la moindre raison de se prolonger et que je vous prie de vouloir bien interrompre…»

– «En effet!» dit Casal, «je vois que je n'ai pas à causer davantage avec un lâche…» Cette phrase d'insulte lui partit des lèvres malgré lui. Elle était absolument contraire à son plan de simple enquête. Mais c'est qu'à trouver le comte si troublé à la fois et si maître de ce trouble, si sensible et si délibérément disposé à éviter une querelle, il avait eu de nouveau, comme dans sa conversation avec Mme de Candale, une seconde d'évidence. Cette seconde suffit pour que la fureur de la jalousie lui arrachât le mot irréparable après lequel un homme de cœur, qu'il soit ou non l'amant d'une femme, ne recule plus. De si pâle, le visage du comte était devenu pourpre.

– «Monsieur,» dit-il, «je vous ai répondu comme j'ai fait tout à l'heure, parce que j'ai cru que vous vous trompiez de bonne foi… Je vois que vous me cherchez une mauvaise querelle et que vous désirez une affaire. Vous l'aurez… J'ignore pour quel motif vous voulez bien vous occuper de quelqu'un qui ne s'est jamais occupé de vous. Mais je n'admets pas que personne au monde me parle comme vous venez de me parler, et j'aurai l'honneur de vous envoyer deux de mes amis, à une seule condition,» ajouta-t-il impérieusement, «c'est que vous exigerez des vôtres ce que j'exigerai des miens, leur parole que cette affaire demeure absolument secrète…»

– «Cela allait de soi, monsieur,» dit Casal; et comme pour prouver à son interlocuteur la sincérité de cette promesse, il interpella Mosé qui passait, pour lui demander:

– «Voyons, Alfred, vous rappelez-vous exactement à quelle date on jouait ici la pièce de Feuillet, où Bressant était si étonnant? L'Acrobate, je crois, – le même sujet que ce chef-d'œuvre de La Petite Marquise, mais en romanesque. Nous discutions là-dessus, M. de Poyanne et moi. Il tient pour 1872 et moi pour 1873…»

X
AVANT LE DUEL

Le lendemain du jour où avait eu lieu dans les couloirs du Théâtre-Français cette scène impossible à prévoir et qui jetait brusquement la tragédie à travers le roman tout sentimental de la faible Juliette, elle était, elle, à suivre seule, vers les deux heures de l'après-midi, l'allée circulaire de son petit jardin. Les grappes rosées des acacias en fleur parfumaient l'air de leur arome sucré que la songeuse respirait longuement. Elle regardait les feuillages verdoyer sous la lumière du soleil d'été, le massif épanoui des roses rouges et blanches dressées sur leurs tiges, le frémissement du lierre sur la muraille, et le vol d'un oiseau qui de temps à autre se posait sur le gazon pour s'enfuir ensuite aux branches prochaines. Depuis sa conversation avec Casal, elle n'avait pas cessé de se sentir souffrante, et ç'avait été pour elle un comble de peine dans cette peine de ne pouvoir entièrement cacher à Poyanne la mélancolie où elle s'enfonçait, où elle se noyait un peu plus avant chaque jour. Et comment tromper tout à fait l'inquiète lucidité de cet homme? Il était si tendre que cela semblait aisé; mais, à un certain degré d'intensité, la tendresse devient si maladivement susceptible qu'elle équivaut à la plus perspicace défiance, et, dès le premier de leurs nouveaux rendez-vous, Poyanne n'avait-il pas soupçonné sa maîtresse d'être venue là pour lui et non pour elle, par pitié et non par amour? D'ailleurs, est-ce que cela s'imite, l'amour véritable, cet élan de tout l'être, ce ravissement intime qui fait que la présence adorée est réellement pour nous le terme du monde et du temps, la sensation suprême, celle au delà de quoi nous ne concevons rien, tant notre âme est remplie par elle jusqu'à la dernière limite de sa capacité. Non, la comédie de ces extases du cœur n'est pas possible à jouer. La voix d'une femme saura s'adoucir pour prononcer des phrases plus douces encore que cette voix, ses yeux apprendront à ressembler à ces phrases. Elle aura soif de persuader à son amant qu'elle est heureuse – pour qu'il soit heureux. Stérile mensonge! Si cet amant aime véritablement, il aura bientôt, par une douloureuse magie de divination, discerné sous l'accent ému l'arrière-fond caché d'effort, dans les prunelles la brisure du regard, et ce qu'il y a de cruellement factice dans cette volonté de tendresse. Hélas! Peut-il se plaindre d'un mensonge qui prouve encore tant d'affection à défaut d'un trouble plus passionné? Avons-nous le droit de reprocher à un être de ne pas sentir comme nous voudrions qu'il sentît, comme il croit quelquefois sentir? Et l'on se tait de cet étrange malaise, et l'on retombe, comme fit Henry de Poyanne dès le lendemain de ce rendez-vous de Passy, dans cette silencieuse et folle scrutation des moindres nuances où une parole, un geste, un jeu distrait de physionomie deviennent des preuves à l'appui de cette affreuse et fixe idée: «Je suis plaint, je ne suis plus aimé…» Pour le comte cette idée se doublait d'une autre plus affreuse encore et qu'il tentait vainement de chasser. Un nouvel entretien avec d'Avançon lui avait révélé que Casal était définitivement consigné à la porte. Le vieux diplomate ne s'y était pas trompé:

– «Je n'ai qu'à voir la tête qu'il me fait au petit club,» avait-il dit en se frottant les mains, «pour en être sûr.»

Ainsi, Mme de Tillières avait tenu sa promesse. Elle ne recevait plus le jeune homme. Même sans confirmation d'aucune sorte et sans enquête nouvelle, Henry en était sûr. Sa rencontre avec Raymond, presque au seuil de la porte, le lui avait d'ailleurs prouvé. Il avait vu, d'une extrémité de la rue, Casal entrer puis ressortir aussitôt, et son imprudent regard pour accompagner le visiteur éconduit n'avait pas été exempt de cet orgueil masculin dont même les plus nobles amants subissent parfois la mauvaise ivresse. Mais si, après avoir exécuté Casal, Juliette ne le regrettait pas, pourquoi donnait-elle tous les signes d'une consomption intérieure, inexplicable sinon par la morsure cachée d'une douleur constante? Ils sont si amers à constater pour un amant épris, ces signes-là, même lorsqu'il connaît la cause du ravage qu'ils révèlent. Voir le visage de l'être qui vous est si cher pâlir et comme se fondre, ses paupières se lasser, ses joues se creuser, ses tempes jaunir, ses lèvres se décolorer, partout la preuve que la flamme de cette vie adorée tremble et vacille!.. Dieu! si elle allait s'éteindre! Et quel frisson à la pensée que l'objet de tant d'amour est si fragile, que tout notre cœur est suspendu au souffle d'une créature mortelle! Le supplice de cette inquiétude s'exaspère parfois en des lancinations si aiguës que l'on souhaite de cesser d'aimer comme un malade crucifié par la névralgie souhaite de ne plus vivre. Que devenir lorsque cette torture de voir s'en aller heure par heure la femme que l'on aime s'augmente de cette autre:

– «Elle meurt peut-être de chagrin à cause d'un autre…»

C'est la grande forme de la jalousie, celle-là, et c'est la seule que connaissent les âmes nobles qui s'attachent, non pas, comme les esprits positifs et vulgaires, aux actions, mais aux sentiments. Elle a pour principe non plus la vision impure des caresses, mais la certitude que nous ne suffisons pas au bonheur de ce que nous aimons. Elle ne produit pas les crises des résolutions violentes, les flétrissantes enquêtes comme celles que poursuivait Casal à cette même période. Mais lentement, inévitablement elle épuise toutes les forces du cœur. Elle nous enveloppe d'une atmosphère irrespirable d'où nous sortirons, si nous en sortons, incapables d'espérance, impuissants à la joie, le cœur tari et comme usé. Beaucoup de jours ne s'étaient pas écoulés entre la matinée où d'Avançon était venu faire rue Matignon son dangereux métier de dénonciateur volontaire et la soirée du Théâtre-Français où Raymond avait abordé Poyanne, – et ce peu de temps avait suffi pour que ce dernier tombât dans une détresse intime encore plus déprimante que celle de son voyage à Besançon. Il était arrivé à cette hypothèse pour lui terrible et qu'il sentait vraie:

 

– «Elle aime Casal sans se l'avouer; et moi, si elle me garde, c'est par honneur, c'est peut-être par charité surtout.»

Ah! quand ces mots se prononçaient en lui, presque malgré lui, comme il retrouvait contre cette détestable aumône de pitié ses révoltes d'amant toujours amoureux! Et chaque matin il se promettait d'avoir une explication définitive – qu'il reculait de nouveau dès qu'il avait vu le pauvre visage amaigri de sa maîtresse. Il tremblait qu'un tel entretien ne lui fît mal, et il se taisait. Mais le regard de ses yeux, le pli de son front, ses silences mêmes révélaient assez sa rechute dans la tristesse de la défiance, et la jeune femme, de son côté, interprétait, elle aussi, ces signes d'une anxiété secrète avec ce qu'elle savait du caractère du comte, et elle se disait:

– «Il n'est même pas heureux… J'ai brisé pour lui un sentiment qui m'était déjà si cher! À quoi bon? À quoi bon avoir rejeté l'autre dans son indigne vie d'autrefois?..»

Elle était sûre, en effet, que Casal, à ce même moment, cherchait l'oubli dans la reprise de ses avilissantes débauches. Elle le voyait, en imagination, auprès d'une fille ou d'une autre Mme de Corcieux. Elle se sentait alors jalouse à son tour. Une femme qui ne s'est pas donnée à celui qu'elle aime professe parfois de ces jalousies aussi douloureuses qu'iniques pour celles avec qui cet homme l'oublie… À ces minutes-là, et sous l'impression de ces souffrances complexes, Juliette comprenait, avec une épouvante jamais calmée, la vérité de sa situation morale: elle avait bien pu simplifier sa vie dans les faits en sacrifiant loyalement son amour nouveau aux restes douloureux de son ancien amour, en renonçant à ce qui eût été son bonheur pour la satisfaction de la pitié la plus passionnée. Mais ce parti pris n'avait pas guéri son cœur malade, – son cœur qui palpitait, qui saignait à la fois par ces deux êtres, et elle ne pouvait même pas rendre heureux celui auquel sa volonté immolait l'autre!

Elle en était à cette station de son calvaire, quand ce dernier coup l'accabla: Gabrielle venant lui apprendre que Casal était sur la voie de la vérité. Le saisissement fut si fort que son énergie la trahit, – cette nerveuse énergie des femmes frêles qui suffisent des jours et des jours aux plus épuisantes émotions; puis elles payent cette résistance par des maladies devant lesquelles la science reste désarmée, tant l'organisme a été ruiné jusqu'en son fond dernier par cette série d'emprunts de force. Elle passa quarante-huit heures au lit, comme tuée, incapable de bouger, de penser, de sentir, devant ce que cette découverte lui représentait d'inconnu et de redoutable. Elle était encore toute brisée de cette crise, par cette claire après-midi d'été, où elle se promenait dans le petit jardin, écoutant les oiseaux, regardant les fleurs, mais toujours, toujours obsédée de cette question qui maintenant la hantait à chaque heure du jour et de la nuit:

– «Raymond connaît ma liaison avec Henry. Que pense-t-il? Que va-t-il faire?»

Ce qu'il pensait? Cela, elle le devinait trop bien, et que, ne pouvant s'expliquer les nuances d'âme par lesquelles elle avait passé, il la méprisait certainement d'avoir été coquette avec lui alors qu'elle était la maîtresse d'un autre. Dans le délire de révolte que lui infligeait l'idée de ce mépris, elle allait jusqu'à concevoir les projets les plus dangereux, les plus étrangers à sa nature comme à ses principes: lui écrire pour se raconter tout entière, l'appeler à un nouveau rendez-vous… Et puis elle se disait: «Non, il ne me croira pas, et, si je le revois, je suis perdue…» Elle comprenait qu'après sa faiblesse au cours de leur dernière entrevue, se retrouver seule avec lui c'était se mettre à sa merci. Elle ne se sentait plus sûre d'elle-même. Et puis dans les yeux de cet homme autrefois remplis d'un tel culte, elle lirait l'outrage d'une horrible certitude. Quelle certitude? Comment avait-il acquis la preuve de son intrigue? Ce mystère par-dessus l'autre confondait sa raison, et c'est alors qu'elle se demandait: «Oui, que va-t-il faire?..» Et un frisson de peur la secouait qu'elle combattait en vain par des raisonnements fondés sur la délicatesse des procédés que Casal avait employés vis-à-vis d'elle. À cette époque-là il ne soupçonnait rien, et maintenant?.. Maintenant elle était sur le bord des conflits tragiques et elle en ressentait la terreur anticipée, tandis qu'elle foulait dans sa marche monotone le gravier de l'étroite allée, et le soleil continuait de briller, les acacias de secouer leurs parfums, et le temps d'aller, rapprochant la seconde où elle expierait si cruellement la faiblesse de n'avoir ni osé ni su bien lire en elle-même. L'absorption de la promeneuse était si complète qu'elle ne voyait pas Mme de Candale qui, debout sur la porte du salon, la regardait avec une émotion singulière. Sans doute la petite comtesse arrivait porteuse d'une nouvelle bien sérieuse, car elle semblait reculer le moment de parler à son amie, qu'elle finit pourtant par appeler deux fois de son nom. Mme de Tillières releva la tête, elle aperçut Gabrielle, et elle ne se méprit pas une minute sur l'expression de cette physionomie qui lui était si familière.

– «Qu'y a-t-il?» demanda-t-elle aussitôt qu'elle fut dans le petit salon. Mme de Candale l'avait prise par le bras et entraînée hors du jardin dans l'appartement, par peur des yeux de Mme de Nançay, qui pouvait être assise derrière la fenêtre du premier étage, à suivre, comme elle faisait souvent, d'un tendre regard, les allées et venues de sa fille chérie.

– «Il y a,» répondit la visiteuse, d'une voix étouffée, «qu'il se passe des choses très graves, si graves que je ne sais comment te les dire… Prends mes mains et vois comme je tremble… As-tu du courage?..»

– «Oui,» fit Juliette, «mais parle, parle…»

– «C'est moi qui perds la tête,» reprit la comtesse. «Je devrais te calmer et je t'affole. Allons, assieds-toi. Comme tu es pâle!.. Tu vas juger par toi-même si j'ai eu raison de venir tout de suite… Nous étions ce matin, à neuf heures, Louis et moi, à prendre le thé, quand on apporte une lettre. «C'est de M. Casal,» dit le domestique, «on attend la réponse.» – «De Casal,» fait Louis, «qu'est-ce qu'il peut bien me vouloir, lui qui n'écrit jamais?» Il ouvre l'enveloppe et commence sa lecture. Je le suis des yeux, pendant ce temps-là… Je vois un étonnement passer sur son visage. Il répond: «Dites que je serai rue de Lisbonne dans une demi-heure.» Quand nous sommes seuls, je lui demande, comme toi tout à l'heure: «Qu'y a-t-il?» – «Mais rien qui vous intéresse, une présentation au cercle.» Il avait, en me disant cela, son regard qui ment, celui qu'il prend pour me raconter sa journée quand il a eu un rendez-vous avec Mme Bernard. J'en ai trop souffert, de ce regard-là, pour ne pas le connaître. Je fus sur le point de t'écrire dès ce matin pour te raconter cela, à tout hasard. Mais c'était si peu de chose!.. Quand nous nous sommes retrouvés à déjeuner, j'ai jugé aussitôt que Louis continuait d'être extrêmement préoccupé. Tout à coup il me demande: «Est-ce qu'Henry de Poyanne va toujours beaucoup chez Mme de Tillières?» – «Oui,» lui dis-je; «pourquoi cette question?» – «Pour rien,» fait-il, «pour savoir;» puis il retombe dans son silence. Je te l'ai répété souvent: il ne peut rien garder. Il fuit, comme dit ma sœur. Je le laissai se taire, bien sûre qu'avant la fin du déjeuner il lâcherait quelque nouvelle phrase qui me mettrait sur la voie du secret. Car il y avait un secret, et qui se rapportait certainement au billet du matin. Cela n'a pas manqué. «Et Casal,» m'a-t-il demandé encore et si gauchement, «est-ce qu'il a vu souvent Mme de Tillières depuis qu'ils ont déjeuné ensemble ici?» – «Je n'en sais rien,» lui ai-je répondu. «Mais m'expliqueras-tu pourquoi tu t'intéresses tant aujourd'hui à savoir qui va ou qui ne va pas chez Juliette?» – «Moi,» dit-il en rougissant, «quelle idée!..» Et comme il prononçait ces mots, le domestique demande si «Monsieur peut recevoir lord Herbert Bohun,» cet Anglais, l'alter ego de Casal, qui depuis des années ne m'a seulement jamais mis une carte… Je les ai laissés enfermés à discuter dans le cabinet de Louis, j'ai pris un fiacre et me voici…»

– «En effet!» dit Juliette, «c'est étrange, c'est bien étrange… S'il s'agissait d'un duel?.. Si ton mari et cet Anglais étaient les témoins de Raymond contre Henry?.. Mais c'est clair comme le jour… Ils vont se battre!.. N'est-ce pas, que tu l'as pensé? Réponds…»

– «Hé bien! oui,» dit la comtesse, «je l'ai pensé; mais, je t'en supplie, ne t'exalte pas… Nous pouvons nous tromper… C'est si invraisemblable en soi. Pense donc. Casal et Poyanne ne vont jamais dans le même monde. Ils ne sont pas des mêmes cercles, sinon du Jockey, où ils ne vont guère ni l'un ni l'autre, et tu ne les vois pas se prenant de querelle, ni là ni dans un lieu public… Il faudrait qu'il y eût eu entre eux un échange de lettres… C'est encore bien difficile… Il y a quelque chose, pourtant, je le crois, je le sens, mais quoi?.. Voilà, il faudrait savoir… Par qui? Louis a des défauts, il est très imprudent, maladroit au delà de tout, mais s'il a donné sa parole de se taire, il est gentilhomme… Je voudrais que tu voies Poyanne… Et c'est pour cela que je suis venue si vite…»

– «Merci,» reprit Juliette en embrassant son amie. «Tu me sauves. Un duel entre eux, je n'y survivrais pas… Ah! je vais savoir… Henry devait être ici à deux heures… Il ne m'a pas écrit pour déplacer ce rendez-vous. C'est qu'il viendra… Dieu! j'ai la fièvre; mais tu as raison, je dois être forte.»

Malgré cette résolution et quoique le sentiment subit d'un grand péril possible eût en effet rendu un calme relatif à la jeune femme, comme il arrive aux natures que soutient, dans les moments suprêmes, le sang courageux d'une bonne race, jamais, depuis le jour où elle attendait la dépêche lui donnant des détails sur le premier combat auquel assistait son mari, Juliette n'avait été la proie d'une anxiété aussi dévorante. Les quinze minutes qui s'écoulèrent entre le départ de son amie et l'arrivée de son amant lui parurent si longues qu'elle faillit envoyer un domestique chez le comte, parce que l'heure du rendez-vous était un peu dépassée. Elle regretta d'avoir laissé Gabrielle s'en aller, quoique cette dernière eût dit avec beaucoup de bon sens:

– «Il vaut mieux que Poyanne ne me trouve pas ici… Dans ces situations-là, plus il y a de personnes dans le secret, plus l'amour-propre entre en jeu… Tu m'écriras aussitôt pour me tranquilliser…»

– «Deux heures dix…» songeait Juliette, en suivant sur la pendule la marche de l'aiguille. «Si à deux heures un quart il n'est pas arrivé, c'est qu'il ne viendra pas… Et comment savoir, alors? Mais on a sonné… On ouvre la porte d'entrée… Celle du grand salon… Ah! c'est lui…»

C'était en effet Henry de Poyanne, qui s'excusa de n'avoir pu se dégager plus tôt d'un rendez-vous d'affaires. En réalité, il quittait ses deux témoins, qui étaient son collègue de Sauve et le général de Jardes. La rencontre était réglée pour le lendemain, à des conditions fixées par lui-même et de celles qui font réfléchir les plus braves: quatre balles à vingt pas, au commandement, avec des pistolets à double détente. – On fabriquait les derniers à cette époque. – Le comte devait donc se dire qu'il voyait peut-être son amie pour la dernière fois. Pourtant sa physionomie, que Juliette scruta aussitôt du plus avide regard, ne trahissait aucune espèce d'anxiété. En se montrant ainsi, tranquille jusqu'à l'indifférence, à la veille d'un duel avec un adversaire redoutable, cet homme ne s'imposait pas un rôle. Cette tranquillité était sincère. À la suite de la scène inattendue de la veille, il avait éprouvé comme une singulière sensation d'apaisement. Incapable de s'imaginer le vrai motif pour lequel Casal lui avait cherché une si extravagante querelle et si contraire à tout procédé de galant homme, – ce délire d'une curiosité affolée, – il y avait vu l'effet d'un délire, mais de jalousie. C'était la colère d'un séducteur professionnel, habitué aux succès faciles, et qui, renvoyé par une femme, s'en prenait brutalement au rival par l'influence duquel il se croyait expulsé. Et que prouvait cette colère, sinon que Raymond ne conservait plus d'espoir? Donc Juliette ne lui avait témoigné aucun intérêt trop vif. Quoique le comte n'eût jamais mis en doute la fidélité même morale de sa maîtresse, ce lui fut une douceur infinie d'en tenir là un signe qu'il jugeait irréfutable, et une étrange douceur aussi de constater une souffrance exaspérée jusqu'à la déraison chez Casal. Ah! ce Casal, il le détestait si profondément, depuis ces quelques jours, que la perspective de le tenir au bout de son pistolet achevait de lui donner une instinctive, une invincible satisfaction. Il en oubliait et que le secret de ses relations avec Mme de Tillières avait été surpris, et que les chances du combat étaient plus favorables à Raymond. En allant chez Gastinne, le matin même, se démontrer qu'il n'avait pas trop oublié le maniement de l'arme par lui choisie, il avait pu voir affiché au mur, parmi les trophées des tireurs hors pair, un carton avec une mouche déchiquetée comme à l'emporte-pièce, et au-dessous cette inscription: «Sept balles au visé par M. Casal.» Mais quoi? Il avait bravé la mort de plus près en 1870, et d'ailleurs le danger devait lui procurer, comme à son ennemi, et pour les mêmes motifs, après cette longue crise de rongement d'esprit, une sorte d'impression de bien-être particulière. L'action, même tragique, nous soulage quand nous avons trop vécu sur notre propre pensée. Elle a cela du moins pour elle, de nous reposer, par sa précision forcée, de cette intolérable incohérence que produit l'abus de la réflexion.

 

Mme de Tillières se heurta donc, durant les premiers instants de cette visite, à un masque de sérénité grave qui l'eût déroutée s'il ne se fût pas agi pour elle d'un intérêt capital. Il ne lui suffisait pas, dans une pareille circonstance, de s'arrêter à une hypothèse. Elle avait faim et soif de savoir. Elle tenait un moyen assuré pour être bien certaine que Poyanne ne se battait pas le lendemain. Il suffisait de lui demander qu'il passât auprès d'elle cette journée, et, après quelques phrases de banale politesse sur le temps, sur leur santé, elle lui dit, avec une coquetterie câline dans le geste et dans la voix dont elle l'avait bien déshabitué:

– «J'espère que vous allez être content de votre amie… Vous me reprochiez de ne plus jamais sortir, de ne pas prendre l'air… Hé bien! maman et moi, nous allons demain à Fontainebleau voir ma cousine de Nançay qui s'y est établie l'autre semaine. Et savez-vous qui nous avons choisi comme cavalier?..»

– «D'Avançon,» fit le comte avec un sourire.

– «Vous n'y êtes pas,» reprit-elle en badinant. «Notre cavalier, c'est vous. Ne dites pas non… Je n'admets pas d'excuses…»

– «C'est malheureusement impossible,» répondit-il. «Je suis de commission, à deux heures, au Palais-Bourbon.»

– «Vous me sacrifierez votre commission,» dit-elle, «voilà tout… Vous savez que je ne vous demande pas grand'chose. Mais cette fois, j'exige… J'ai mes raisons pour cela,» ajouta-t-elle finement.

– «Avouez,» reprit-il, afin de maintenir la conversation sur un ton de plaisanterie, et la regardant, pour deviner si elle soupçonnait quelque chose, «avouez que j'ai au moins le droit de les connaître, ces raisons?»

– «Et moi, je ne peux pas vous les donner,» répliqua-t-elle, «mais je veux… Et quand ce ne serait qu'un caprice de malade, refuseriez-vous d'y satisfaire?.. Vous savez,» continua-t-elle avec un sourire triste, «il faut me gâter… Vous ne m'aurez peut-être pas toujours…»

– «Vraiment, non,» dit-il sérieusement, «je ne peux pas… Voyons, Juliette, soyez raisonnable. Si c'est un caprice, vous ne voudrez pas que j'y sacrifie un devoir de conscience…»

Il s'était levé pour échapper à l'extrême acuité du regard que les prunelles de sa maîtresse avaient lancé tout d'un coup. Était-elle réellement plus souffrante? Alors elle cédait, comme elle l'avait dit, à une de ces fantaisies de despotisme où se révèle le déséquilibre nerveux des organismes touchés. Ou bien avait-elle appris la scène de la veille, et ses suites? Mais comment? Par qui? Elle ne lui laissa pas le temps de réfléchir davantage à cette double hypothèse, car elle s'était levée à son tour, et, marchant droit sur lui, les yeux fixes, la voix saccadée, elle reprenait:

– «Ah! Henry, que vous mentez mal!.. Non, vous ne pouvez pas être libre demain. Je le savais, et je sais aussi le vrai motif, et je vais vous le dire, moi, et voir si vous oserez me démentir: c'est que demain vous vous battez… et avec qui, je le sais encore… Faut-il vous le nommer?..»

Si éveillée que fût depuis le début de cet entretien la défiance de Poyanne, il ne put se retenir de laisser paraître, tandis qu'elle parlait, un étonnement qui, à lui seul, était un aveu. D'ailleurs, une idée cruelle s'empara aussitôt de son esprit qui lui rendit la dissimulation impossible. Si Juliette savait tout, ce n'était point par ses témoins, dont il était sûr. Il fallait donc que les témoins de Casal eussent parlé? ce n'était guère vraisemblable; ou Casal lui-même. «Et pourquoi non? Il a voulu se venger d'elle,» pensa-t-il; «peut-être l'avait-il menacée de ce duel avec moi, auparavant?.. Il lui aura tout écrit… Ah! le misérable!..» Il ne s'arrêta pas à vérifier ce que cette imagination avait de chimérique. Il ne se dit pas que la ruse de Juliette prouvait simplement un vague soupçon. La rancune contre son rival était si forte que de penser à une nouvelle vilenie de cet homme l'affola de fureur, et il répondit, les yeux durs, la voix âcre:

– «Puisque vous êtes si bien renseignée, vous savez aussi les motifs de cette rencontre et qu'elle est inévitable…»

– «C'est donc vrai!..» s'écria-t-elle en le prenant dans ses bras. La soudaine certitude que vraiment les deux hommes allaient se battre l'un contre l'autre l'avait frappée de ce coup de panique qui ne permet plus la réflexion, et elle continuait, tremblant de tous ses membres et serrant Henry contre elle avec la force que donne la fièvre: «Non, ce duel n'aura pas lieu. Vous ne vous battrez pas… Toi contre lui, non, non, je ne veux pas… Ah! si tu m'aimes, tu trouveras le moyen d'empêcher que cette chose monstrueuse n'ait lieu… Vous deux! L'un contre l'autre!.. Non, non, non, ce n'est pas possible, jure-moi que ce ne sera pas… Entends-tu? Je ne le veux pas… J'en mourrais… Vous deux!.. Vous deux!..»

Toi contre lui!.. Vous deux!.. – Le comte l'écoutait jeter ces mots et révéler ainsi l'affreuse dualité de cœur qu'il soupçonnait depuis des jours, qu'elle s'était tant appliquée à lui cacher. Elle avait vu ces deux êtres, qui lui étaient si chers l'un et l'autre, dans un même éclair d'épouvante, et elle la disait, sa double vision, dans ce saisissement de la terreur affolée qui montre le fond entier des âmes. Cet amant malheureux sentit frémir en lui à cette évidence toutes les jalousies morales dont il avait trop souffert; il se dégagea de cette étreinte, il repoussa presque avec dureté ces bras qui le pressaient, ces mains qui s'attachaient à ses vêtements, et il répondit:

– «Nous deux!.. Vous voyez, vous ne savez pas si vous tremblez pour lui ou pour moi! Vous ne savez pas lequel vous aimez!.. Ou plutôt si…» continua-t-il avec une amertume d'accent qui arrêta du coup Juliette et la fit se tenir immobile sous la secousse d'une nouvelle terreur. Les paroles de Poyanne résonnaient en elle avec le dur accent de la vérité. «Si, vous le savez; et lui aussi, lui, il le sait… Je comprends maintenant pourquoi, ne voyant plus entre lui et votre cœur qu'un obstacle, ce dernier reste d'affection pour moi, il a voulu le supprimer en me supprimant… Mais puisqu'il vous a dit, contre la parole qu'il m'avait donnée, que nous nous battions demain, vous a-t-il bien raconté qu'il s'était permis de m'appeler lâche? – Lâche, entendez-vous, et me demandez-vous d'accepter cette injure? Et puis, voulez-vous que je vous dise tout? Il ne me l'aurait pas fait, ce mortel outrage, que je ne laisserais pas échapper cette occasion de jouer ma vie contre la sienne, car je le hais, cet homme!.. Ah! que je le hais!»