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Un Coeur de femme

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– «Madame la marquise n'est pas chez elle…»

– «Je devais m'y attendre,» se dit Casal, «et ce n'est pas fier d'être venu me faire dire cela…»

Il s'en allait sur cette pensée, du pas mélancolique d'un homme qui n'a aucun but devant lui, lorsque, en fouillant la rue de cet œil aiguisé qui fonctionne quasi mécaniquement chez les chasseurs, les pêcheurs et les escrimeurs, tous gens dressés à une observation continuelle du détail des choses autour d'eux et devant eux, il aperçut, marchant en sens inverse, sur l'autre trottoir, quelqu'un qu'il ne reconnut pas bien d'abord, et avec lequel il échangea un coup de chapeau presque hésitant.

– «Parbleu,» se souvint-il tout d'un coup, «c'est le comte Henry de Poyanne… C'est juste… Il est lié avec Mme de Tillières… Je me rappelle avoir entendu Mme de Candale ou Juliette, je ne sais plus, dire qu'il revenait ces jours-ci… Il va peut-être chez elle… Je verrai bien s'il est reçu… S'il l'est, je ne pourrai plus douter que la porte me soit fermée…»

Il se retourna pour suivre des yeux celui dans lequel il ne soupçonnait pas encore un rival, et il vit que Poyanne, arrêté sur le seuil de la maison de Mme de Tillières, s'était, lui aussi, retourné, pour le suivre également des yeux. Les deux hommes demeurèrent quelques secondes, immobiles, à se dévisager. Puis le comte poussa le battant de la porte et ne reparut plus.

– «Allons,» pensa Casal, «ça y est… Elle le reçoit et elle ne me reçoit pas… Mais pourquoi diable a-t-il fait ainsi attention à moi? Au temps où nous nous voyions chez Pauline de Corcieux, à peine si nous nous adressions la parole et si j'avais l'air d'exister pour lui, tandis que maintenant… Mme de Tillières lui aurait-elle raconté qu'elle m'a consigné? Dans quels termes sont-ils? C'est le seul de ses amis que je n'aie pas vu avec elle… Nous en avons parlé. Dans quelles circonstances?..»

Il se souvint alors tout d'un coup, et avec une exactitude extrême, d'une petite scène qui, sur le moment, avait passé pour lui inaperçue; – mais cette rencontre à cette porte la fit ressusciter soudain dans le champ de sa vision intérieure, comme si elle eût daté de la veille. C'était chez Mme de Candale. Juliette se montrait gaie et rieuse. La comtesse avait par hasard prononcé le nom du grand orateur monarchiste, et Casal s'était mis à le plaisanter. Avec son tact habituel, il avait tout de suite senti qu'il faisait fausse route, car les deux amies n'avaient pas relevé un seul de ses mots et les sourcils de Mme de Tillières s'étaient subitement froncés. Puis la causerie avait changé et la jeune femme ne s'y était plus mêlée que distraitement. Casal se rappela encore ce détail. Quel rapport pouvait bien rattacher ses préoccupations d'aujourd'hui à son impression d'alors? Il ne s'en rendait pas compte, mais l'image de cet homme debout sur la porte de Juliette et qui l'accompagnait, lui, l'évincé, de son regard, lui resta présente toute l'après-midi qu'il passa au jeu de paume des Tuileries. Là, ayant rencontré le jeune marquis de La Môle, député de la droite comme le comte Henry, il lui demanda:

– «Tu connais Poyanne, toi, Norbert?»

– «Beaucoup. Pourquoi cela?»

– «Parce que je dois dîner avec lui un de ces jours. Quel homme est-ce?»

– «Du talent, mais…» et le jeune marquis fit avec sa raquette le geste d'un barbier qui vous rase le visage… «dans les grands prix…»

– «Et sous le rapport des femmes?..»

– «Un prédestiné… Tu sais que la sienne l'a lâché et qu'elle vit à Florence avec un des Bonnivet, m'a-t-on dit… Quant à lui, nous ne lui connaissons pas de maîtresse… Pourtant,» ajouta-t-il en riant, «j'ai bien cru autrefois que Mme de Candale en tenait pour lui… Elle était là, dans la tribune, toutes les fois qu'il devait parler, avec une de ses amies que l'on voit quelquefois dans sa baignoire, à l'Opéra, une blonde, un peu fade, d'assez beaux yeux. Tu ne saisis pas?..»

– «Pas du tout,» répondit Raymond qui venait de reconnaître Mme de Tillières à ce signalement rapide. «Mais,» ajouta-t-il, «c'est justement chez Mme de Candale que nous devons ou devions dîner. Il était absent, et tout a été remis…»

– «Il est revenu il y a quatre ou cinq jours,» reprit La Môle, «nous sommes de la commission de l'armée ensemble… Il est allé dans le Doubs faire une campagne qui n'a pas réussi…»

Ce bout de dialogue entre ces deux artistes dans l'art de couper la balle fut interrompu par la reprise d'une partie où Raymond commit fautes sur fautes. Il venait d'apercevoir nettement une piste nouvelle de douloureux soupçons, et il sentait qu'il allait lui être impossible de ne pas s'y engager aussitôt. Il se produit dans tout homme chez qui s'éveille la défiance un phénomène d'hyperacuité des sens analogue à cet instinct du sauvage en guerre à qui n'échappe ni le froissement d'une herbe, ni le bris d'une branche, ni un fil accroché à un buisson, ni un caillou déplacé par un pied hâtif. Que celui-ci avait marché vite, conduit ainsi de petits signes en petits signes sur le fatal chemin! La rencontre avec Mme de Nançay l'avait fait douter du prétexte imaginé par Juliette. Ce doute sur ce premier point l'avait amené au doute sur le mystérieux serment, et il en était à suspecter tout le caractère de celle en qui, depuis deux mois, il avait tant cru, lorsque le regard échangé avec Poyanne avait appelé son attention sur cet ami mystérieux de Mme de Tillières. D'apprendre que le comte n'avait aucune maîtresse connue, que les discours du célèbre orateur étaient assidûment suivis par Juliette, enfin que le retour de ce personnage coïncidait absolument avec son exclusion à lui, – n'était-ce pas assez pour provoquer une autre crise d'imagination jalouse? Son expérience de Parisien, si longtemps endormie par l'ensorcellement de son nouvel amour, devait rendre cette crise plus intense encore. Il avait trop vécu pour ne pas savoir qu'avec les femmes tout est toujours possible, et pourtant Juliette lui était si chère que de concevoir qu'elle avait, elle, un amant, lui paraissait presque monstrueux, et il se raisonnait au soir de cette fatale conversation dans le jeu de paume, couché sur un des divans de son petit salon, s'empoisonnant de tabac, contre toutes ses habitudes, et incapable de supporter même la société d'Herbert Bohun:

– «Oui, il y a un homme derrière cette résolution… C'est trop net, trop carré, trop absolu… Pour que Juliette ne m'ait pas prié simplement d'espacer mes visites, il faut que quelqu'un soit intervenu qui ait dit: – Ou lui ou moi… Et ce quelqu'un serait Poyanne? Averti par qui? Mais par d'Avançon, cela va de soi. Encore l'autre jour, il me regardait d'une manière… Je le repincerai au demi-cercle, ce voyageur-là… Donc Poyanne débarque chez elle… Il la met au pied du mur. Mais de quel droit, s'il n'est pas son amant? Et elle n'a pas d'amant. Non. Elle n'en a pas. Ou bien c'est une coquine comme je n'en ai pas rencontré… Allons donc!» Et il se raidit contre sa propre douleur. «Et pourquoi ne serait-ce pas une allumeuse?» Il éprouvait un atroce plaisir à salir son sentiment par ce terme odieux. «Ça l'aura amusée de me rouler, moi, Casal, de m'avoir là, par terre, sous ses petits pieds, à cause de tout ce qu'on lui avait dit de moi… Elle était inoccupée, ce printemps, j'ai fait un intérim; l'autre, le vrai, est revenu… La vieille mère, la foi jurée, le vague fantôme du mari mort, on m'a tout servi, j'ai tout gobé, – et le tour est joué… Hé bien! non, elle était sincère. Il a fallu la croix et la bannière pour forcer sa porte dans les commencements… Dans cette première visite, sa pâleur, puis sa rougeur, – sa manière d'être à l'Opéra, puis chez Mme de Candale, puis chez elle, tout a été si naturel de sa part, et si peu fair… Puis sa tristesse ces derniers temps? Mais si elle est la maîtresse de Poyanne et si elle ne peut pas le quitter pour une raison quelconque, tout en m'aimant? Cela encore est possible. – La maîtresse de Poyanne?» Il répétait ces mots à haute voix, avec une amertune infinie, et, de même qu'il recommençait d'employer, en pensant à Juliette, des paroles brutales, il retrouva dans sa fièvre de défiance ce pouvoir de flétrir l'image qu'il se formait d'elle, abandonné dès le premier jour. Il se contraignit à se la figurer dans les détails d'un rendez-vous de galanterie, et cette vision exaltant son trouble intime jusqu'à la frénésie:

– «Cela ne peut pas durer ainsi,» conclut-il après des heures de pareilles allées et venues de sa pensée, «je veux savoir et je saurai…»

Que de maris, que d'amants tourmentés ainsi par les affres du doute, angoissantes comme celles de la mort, se sont prononcé la même phrase et se sont heurtés au même indéchiffrable problème! Savoir, tenir la preuve, quelle qu'elle soit; mais la preuve, après laquelle on comprend du moins l'être dont on souffre, – c'est pour le jaloux le rêve de l'eau pour le marcheur du désert, de la maison close pour le vagabond de la route, de la terre ferme pour le marin en détresse. Par un étrange illogisme de la passion, le malheureux qui soupçonne a pour suprême désir de connaître avec certitude la chose dont la simple imagination le désespère. C'est dans ces minutes-là que se commettent des infamies qui révèlent l'arrière-fond criminel de tout cœur exaspéré. Espionner, briser des cachets de lettres, forcer des serrures, le soupçon conçoit tout, il ose tout. La première idée de Casal fut qu'il mettrait à la poursuite de Mme de Tillières quelqu'un de ces limiers de police privée, dont l'existence presque avouée est une des hontes du Paris moderne. Puis le jeune homme éprouva comme un haut-le-cœur à la pensée de livrer le nom de celle qu'il aimait si profondément à travers ses défiances, aux infâmes exécuteurs de ces basses œuvres de jalousie. Il y avait en lui cette droiture native qui se retrouve aux heures tragiques de la vie, et que révoltent les abjections de certains compromis. Après avoir creusé dans tous les sens cette question des rapports de Poyanne et de Juliette, Raymond en vint à cette évidence que Mme de Candale, elle, savait la vérité. C'était aussi la seule personne avec laquelle il eût un champ libre d'action. Mais comment arracher à cette loyale amie un secret qu'elle devait garder avec plus d'énergie encore que s'il eût été le sien propre? Voici le procédé auquel il s'arrêta au sortir d'un de ces accès de méditation concentrée qui finissent, devant un problème infiniment compliqué, par vous faire mettre le doigt sur la solution simple, et c'est le plus souvent la juste. Mme de Candale aimait vraiment Mme de Tillières. En admettant qu'une liaison cachée existât entre son amie et Poyanne, elle devait se demander avec une certaine anxiété ce que Raymond pouvait en soupçonner. Dans ces conditions il était assuré de la bouleverser, s'il allait droit à elle, lui dire: «Je sais tout…» Puis il profiterait de ce bouleversement pour nommer quelqu'un dont il connaissait les relations avec Juliette comme certainement innocentes. La comtesse défendrait Mme de Tillières. Ce serait le moment alors de lui nommer Poyanne et de constater si cette seconde défense était exactement identique à la première. Toute maîtresse d'elle-même que fût la jeune femme, il y avait beaucoup de chances pour qu'elle fût déconcertée, et elle se laisserait aller à repousser plus vivement celle des deux accusations qui serait vraie. L'ingéniosité de ce plan parut si forte à Casal, qu'il résolut de l'exécuter le jour même, et, dès les deux heures, il entrait dans le salon de la rue de Tilsitt, où il avait goûté, entre Mme de Candale et son amie, de si douces heures de conversation. Ce souvenir lui fit mal, à revoir la figure connue de la pièce, la disposition des meubles, le buste du vieux maréchal, et, assise dans son fauteuil préféré, Gabrielle qui n'était pas seule. Alfred Mosé se trouvait là, et un détail prouvera le déraillement moral de Raymond: lui qui considérait avec justice le petit-fils du célèbre banquier comme le plus fin des hommes et le plus difficile à tromper, à peine put-il cacher son impatience de rencontrer un tiers entre lui et la comtesse. Heureusement, Mosé possédait, au service de sa conduite mondaine, un tact d'une finesse supérieure, et il ne resta que dix minutes après l'arrivée du nouveau visiteur, – juste assez de temps pour ne point paraître se douter qu'il était de trop. L'effort que fit Mme de Candale pour le retenir le trompa cependant, car il crut cet effort joué, au lieu que la pauvre femme, à qui les yeux de Raymond avaient causé une épouvante, appréhendait réellement de rester seule avec le nouveau venu.

 

– «Ah çà!» se disait donc Alfred en descendant l'escalier, «y aurait-il quelque chose entre la jolie comtesse et Raymond?»

Tandis que ce subtil observateur, aussi habile diplomate dans la manœuvre de ses propres intérêts que d'Avançon l'était peu, repassait en esprit les diverses observations qui pouvaient donner un corps à son hypothèse, Casal, lui, commençait déjà l'attaque, avec cette brusquerie qu'il jugeait, non sans raison, le meilleur procédé pour surprendre le secret dont la possession devait, lui semblait-il, tuer du coup son amour. Car il s'était bien juré, s'il acquérait la preuve d'une intrigue entre Poyanne et Juliette, de considérer cette dernière comme morte pour lui. Il y penserait sans plus d'émotion que s'il se fût agi d'une petite actrice ou d'une fille par laquelle il eût été roulé.

– «Savez-vous,» dit-il, lorsque la porte se fut refermée derrière la mince silhouette de Mosé, après une minute d'un de ces silences de tête-à-tête si gros d'orages, «savez-vous, madame, que vous n'avez pas été gentilles, Mme de Tillières et vous, de vous moquer de moi comme vous avez fait?..»

Il avait pris, pour lancer cette phrase, son ton le plus détaché, celui d'un homme qui a été victime d'une mystification, qui l'a démasquée et qui s'apprête à la rendre au mystificateur. Mais il n'avait pu changer l'expression de ses prunelles claires, plus dures encore à cette minute qu'à son entrée, et ce fut avec une anxiété singulière que Gabrielle répondit:

– «Expliquez-vous.» Et elle ajouta: «Et puis n'ayez pas votre air persifleur. Quand il s'agit de mon amie et de moi, vous savez qu'il est très déplacé…»

À tout hasard, la brave et fière petite comtesse se préparait à se fâcher, afin de couper court à l'entretien, et tout net, s'il tournait du côté qu'elle appréhendait déjà. Casal soupçonnait quelque chose, voilà qui était évident, – mais quoi?

– «Non,» reprit Raymond, «vous n'avez pas été gentilles. Pourquoi avez-vous imaginé de mêler Mme de Nançay à toute cette histoire, quand il était si simple à votre amie de me dire tout bravement, tout uniment: – Monsieur, vous êtes un galant homme, je m'en fie à votre honneur… Je ne suis pas libre. Vous me gênez en venant chez moi, vous bouleversez toute ma vie. Ne venez plus?»

– «Vous continuez à parler par énigmes,» dit Mme de Candale en fronçant le sourcil et avisant sur la table un ouvrage commencé, «mais cela vaut peut-être mieux… Vous m'avez négligée depuis quelques jours, vous êtes retourné dans votre bande et j'ai bien peur qu'en venant ici aujourd'hui, vous ne vous soyez trompé d'adresse.»

– «Hé bien!» répondit-il avec un accent de plus en plus âpre, «puisque vous voulez que je mette les points sur les i, madame, j'irai droit au fait… Je sais, entendez-vous bien? je sais que Mme de Nançay n'est pour rien dans la résolution de Mme de Tillières… C'est un homme qui a exigé que je fusse consigné à la porte, parce qu'il en a le droit, – et cet homme, je connais son nom…»

S'il avait espéré surprendre une émotion quelconque sur le délicat visage de la comtesse, cette attente était bien trompée, car les petites mains, qui avaient pris le crochet, continuaient d'en faire courir la pointe dans la laine sans un tressaillement. La bouche demeurait immobile et empreinte d'une expression de demi-dégoût. Les yeux suivaient le travail des mains, et c'était la plus naturelle attitude du monde: celle d'une femme à laquelle un fâcheux débite un récit parfaitement insignifiant. Seules les épaules se soulevaient, avec ce joli geste qui ne daigne même pas s'indigner contre une accusation insensée. Mais, si fidèle amie que fût Mme de Candale et si prudente, elle était femme et curieuse, et elle commit la faute de laisser Raymond parler encore, pour en savoir davantage. Elle avait échappé au premier des deux pièges qu'il avait résolu de lui tendre. Accepter que le jeune homme continuât, c'était lui permettre de dresser le second.

– «Ah!» insistait-il, «vous ne me répondez pas… Et vous avez raison. Vous comprenez que c'est un peu dur tout de même d'être sacrifié aux jalousies de qui? d'un monsieur Félix Miraut, un cabotin de peinture qui se croit un grand seigneur de la Renaissance parce qu'il s'habille en velours pour copier trois brins de lilas et une rose, d'un industriel en couleurs qui se fait cent mille francs de rente à coup de visite…»

Il allait, allait, traçant du brave artiste une de ces caricatures atroces et faussement ressemblantes, comme l'envie excelle à en dessiner, d'après les traits visibles des hommes célèbres. Il lui suffit d'interpréter en mal quelques-uns des innocents enfantillages presque toujours inséparables du talent. Les ennemis de Miraut lui reprochaient en effet l'excentricité de ses costumes d'intérieur comme un cabotinage, et le goût du monde comme une marque de vilaine diplomatie. Il portait ces costumes, parce qu'il s'en amusait, et il allait dans les salons, parce qu'après sept heures, et fatigué de travail, cet artiste très raffiné aimait à reposer ses yeux sur un joli décor. En outrant, dans ce cas, la critique contre un homme encore assez jeune pour plaire et assez intimement lié avec Mme de Tillières pour être suspecté sans trop d'invraisemblance, Casal comptait bien tromper la finesse de son interlocutrice, d'autant plus qu'en parlant de Miraut, il pensait à l'autre, à son vrai rival; et sa voix n'avait pas de peine à se faire railleuse et dure, sa physionomie à exprimer une souffrance dont la comtesse fut la dupe; car, soudain rassurée sur la piste suivie par la défiance de Raymond, elle se prit à lui sourire indulgemment comme à un malade:

– «Mais vous êtes fou, mon pauvre ami,» répondait-elle, «fou à enfermer. Miraut jaloux de vous! Miraut ayant des droits sur Mme de Tillières!.. Voyez, je ne peux même pas me fâcher contre vous… Miraut! Pourquoi pas d'Artelles? Pourquoi pas Prosny? Pourquoi pas d'Avançon? Tenez, pendant que vous y êtes, vous devriez vous défier de d'Avançon… Je vous assure que les assiduités d'un homme aussi dangereux sont un beau sujet de méditation pour un connaisseur en caractères comme vous vous montrez en ce moment.»

– «Alors, si ce n'est pas Miraut…» dit Casal avec une ironie qui fit soudain se refroncer les sourcils de Mme de Caudale.

– «Si ce n'est pas Miraut?..» répéta-t-elle.

– «C'est peut-être bien l'ami qui est revenu précisément le jour où l'on m'a donné congé… M. de Poyanne, je crois.»

– «Écoutez, Casal,» répondit la jeune femme en haussant de nouveau les épaules, mais cette fois sans sourire, «je vous ai toujours défendu quand on vous attaquait, j'ai toujours dit que vous valiez mieux que votre réputation, qui est détestable. Tout à l'heure encore je n'ai pas voulu vous prendre au sérieux… Mais si vous l'êtes, sérieux, si vous soupçonnez vraiment d'une aussi vilaine façon une femme qui est ma meilleure amie, que vous avez connue par moi et chez moi, et si vous allez colportant vos calomnies comme vous venez le faire ici, c'est une abominable action, entendez-vous, et que je n'admettrai pas… Mme de Tillières a été avec vous d'une loyauté parfaite. Elle nourrissait des préventions qu'elle a dominées par égard pour moi. Elle vous a reçu et n'a eu avec vous aucune coquetterie. Des difficultés avec sa mère lui rendent vos rapports pénibles, presque impossibles… Elle vous en prévient loyalement, et voilà qu'au lieu de lui obéir, vous la calomniez, et que vous exercez votre imagination à salir les amitiés qui l'entourent… C'est une indignité, entendez-vous? une indignité…»

– «Vous avez raison, madame,» dit Raymond, après un nouveau silence, «et je vous demande pardon… Je vous promets,» ajouta-t-il d'une voix sourde, «que je ne vous parlerai plus jamais de Mme de Tillières…»

– «Et que vous ne penserez plus d'elle ce que vous venez d'en dire?» insista la comtesse.

– «Et que je ne le penserai plus…» dit Casal; et il eut la force de continuer l'entretien sur un autre ton, en abordant un autre sujet, mais cette fois, il n'arriva plus à tromper Gabrielle qui pourtant ne chercha pas à en savoir davantage. Elle se reprochait déjà de n'avoir pas suivi le seul procédé vraiment efficace pour dérouter une inquisition jalouse: le silence. Elle sentit, sans bien comprendre cependant la force de la ruse employée par le jeune homme, qu'elle avait trop parlé. Aussi, lorsque Casal eut pris congé d'elle, demeura-t-elle longtemps, longtemps, le front dans sa main, à se faire des reproches et à se demander si elle devait ou non prévenir Juliette. Un danger menaçait son amie. Elle le sentait, par le même instinct qui lui faisait apercevoir maintenant dans Raymond des abîmes de passion auxquels elle n'eût pas cru avant cette visite:

– «Oui,» conclut-elle, «j'irai rue Matignon, et tout de suite, la mettre en garde… Après tout, que peut-il faire, sinon l'ennuyer d'une lettre ou d'une scène? Mais comment a-t-il découvert la vérité?»

Non. Casal ne l'avait pas entièrement découverte, cette vérité cruelle. – L'épreuve pourtant avait réussi et Mme de Candale, en défendant son amie d'une façon si légère à propos de Miraut, puis si vive à propos de l'autre, venait de préciser le champ de recherches où cette jalousie en éveil allait opérer: c'était bien du côté de Poyanne qu'il fallait poursuivre le secret de la vie de Mme de Tillières. Trop évidemment, la comtesse n'avait pas attaché une importance égale aux deux accusations. Pourquoi, sinon parce que la seconde touchait à quelque chose de vrai, et l'autre non? Quand le jeune homme se retrouva face à face avec lui-même, au sortir de cette visite, il subit la crise de souffrance dont s'accompagne chaque progrès de la jalousie vers la certitude. Un fait nouveau était acquis et Raymond l'interpréta aussitôt, comme il arrive aux cœurs tourmentés, dans le sens de ses pires imaginations. «Plus de doute,» se disait-il en marchant du côté du Bois pour dompter son anxiété par une de ces promenades forcenées qui, dans ces heures-là, ne fatiguent même pas le corps, «non, plus de doute, Poyanne est son amant.»

 

Les visions affreuses qu'il avait essayé de fuir en hasardant son étrange démarche auprès de Mme de Candale lui revinrent, sans qu'il luttât contre elles, cette fois. Elles le hantaient, elles l'obsédaient de nouveau, le soir, assis à table avec son inséparable lord Herbert. Elles ne devaient pas le quitter durant les jours qui suivirent, et qu'il employa tour à tour à lutter contre sa peine à force d'excès, puis à prendre et reprendre encore les idées d'où naissait cette peine. Ne possédant pas les données qui lui eussent permis de reconstituer toute l'histoire de Juliette depuis dix années, il ne devinait en aucune manière le drame qui s'était joué dans cette âme, ce duel entre l'amour et la pitié, cette lutte entre la soif du bonheur personnel et un besoin de fidélité à des engagements pris. Cette créature si fine lui apparaissait comme une énigme de duplicité d'autant plus monstrueuse qu'il l'avait sentie plus charmante. S'était-il assez abandonné à sa merci! L'avait-il assez sottement jugée noble, fière, délicate, pure! et elle s'amusait à tromper avec lui le loisir que lui laissait l'absence d'un amant! – «Oui, d'un amant,» insistait-il, apercevant, à mesure que les jours succédaient aux jours, s'efforçant d'apercevoir plus d'indiscutable signification dans l'attitude de Mme de Candale. Puis, à de certaines minutes, il était bien contraint de se dire:

– «Non, ce n'est pas encore une preuve absolue, la preuve… Mais l'a-t-on jamais, à moins d'avoir vu?..»

Telles étaient les dispositions d'esprit où se trouvait cet homme malheureux en gagnant, une semaine environ après sa visite chez Mme de Candale, son fauteuil du Théâtre-Français, le dernier mardi de la saison. Malgré son malaise intime, étant de la race de ceux qui ne se rendent pas, il multipliait les occasions de ne pas rester seul, et, après avoir vaqué toute la journée à des occupations de sport, il s'entraînait le soir à des corvées de vie élégante, comme s'il n'eût pas porté dans son cœur la lancinante plaie du plus affreux soupçon. Et puis, en allant dans les endroits comme l'Opéra ou la Comédie qu'il détestait le plus jadis, et à cette époque de l'année, il recherchait, – sans se l'avouer, – la possibilité de revoir Mme de Tillières. Il ne l'avait pas rencontrée une seule fois depuis que, réveillée de son évanouissement, elle l'avait renvoyé de chez elle. En vain se tendait-il à ne pas écouter la voix qui plaidait dans son cœur pour la jeune femme. Elle éveille en nous un écho si tendre, cette voix qui défend notre amour contre nous-mêmes! Et, malgré lui, Casal voyait dans la réclusion que supposait cette constante absence un signe que son trouble de la dernière entrevue n'avait pas été joué. Une de ces superstitions inexplicables et invincibles, comme en ont les amants, l'empêchait de croire qu'elle eût quitté Paris, quoiqu'il y eût bien des probabilités pour qu'elle eût pris ce sage parti. Mais non, tout ne pouvait pas être ainsi fini entre eux, sans une nouvelle et décisive explication, et, ce soir encore, il était là dans une stalle, n'écoutant pas la pièce et fouillant les loges de sa lorgnette, bien qu'il eût déjà constaté que la baignoire de Mme de Candale, où Mme de Tillières venait toujours, restait désespérément vide. Tout d'un coup, à trois rangées de fauteuils de lui, en avant, ses yeux rencontrèrent le visage, tourné de son côté, de quelqu'un qui le regardait lui-même, et il reconnut Henry de Poyanne. Comme dans la rue Matignon, et sur le seuil de la maison de Juliette, ce croisement de regards ne dura qu'une seconde, et aussitôt le comte parut uniquement occupé à suivre le dialogue et le jeu des acteurs. Raymond, lui, n'avait pas besoin de se détourner pour continuer à considérer son rival. Il lui suffisait de se pencher un peu, et il voyait les cheveux blonds par places et grisonnants à d'autres du célèbre orateur, son profil perdu, ses maigres épaules, la main sur laquelle cet homme appuyait son menton, sans doute pour se donner une contenance, et cette main fine serrait la lorgnette avec une nervosité qui révélait une émotion contenue. Du moins Casal se l'imagina ainsi. Lui-même était bouleversé. Il y a dans la présence du rival que nous soupçonnons de posséder ou d'avoir possédé la femme dont nous sommes épris, un principe de répulsion qui va chez certains êtres jusqu'à l'anéantissement et qui chez d'autres éveille de ces rages froides auxquelles un crime ne coûterait pas. De telles rencontres remuent dans notre nature amoureuse tout l'arrière-fond féroce du mâle qui tue plutôt que de partager. Les volontés les plus étranges en jaillissent qui nous étonnent, plus tard, comme si c'était un autre qui les avait conçues et exécutées. Ainsi et tandis qu'il contemplait avec l'avidité de la jalousie cet homme assis à quelques mètres de lui et l'objet de ses plus douloureuses rêveries depuis des heures et des heures, une singulière, une folle idée s'empara soudain de Casal. Il eut l'intuition qu'il la tenait, cette preuve tant désirée. Cette fois il allait pouvoir achever en évidence absolue les probabilités, encore douteuses malgré tout, de son entretien avec Mme de Candale. Il n'ignorait pas que Poyanne s'était battu en héros pendant la guerre. Il savait, d'autre part, le duel de Besançon, auquel le comte avait su contraindre l'amant de sa femme. Il avait donc devant lui quelqu'un de trop brave pour supporter le moindre affront:

– «Raisonnons,» se dit-il. «Si je l'aborde dans l'entr'acte et que je lui fasse, de lui à moi, et sans témoins, une de ces demi-avanies qu'un homme de son caractère ne peut tolérer sans obéir pour cela à des raisons impérieuses, je saurai tout enfin… S'il est l'amant de Mme de Tillières et si c'est lui qui m'a réellement fait mettre dehors, à tout prix il voudra que le nom de cette femme ne soit prononcé ni entre nous, ni à propos de nous, et il s'arrangera pour éviter une rencontre. S'il n'y a rien entre eux, il m'arrêtera au premier mot, et puis je lui donnerai ou il me donnera un coup d'épée… On ne sait jamais… Ça m'amusera de me battre en ce moment, et ce risque vaut bien la chance d'avoir ma preuve… Car s'il file doux, c'est bien une preuve, cette fois, et indiscutable.»

Ce projet insensé n'eut pas plus tôt saisi cette âme frénétique que l'accomplissement en devint inévitable. À de certaines minutes, – et Casal en était à une de ces minutes-là, – il semble que l'amour ressuscite en nous le sauvage primitif pour lequel concevoir et agir ne font qu'un, et un peu du calme impassible du sauvage se mélange en effet à ces fureurs lucides d'un instant. Si tous les nerfs de Raymond étaient tendus comme pour un combat au couteau, personne ne s'en aperçut parmi les camarades qui lui serrèrent la main, lorsque, la toile tombée, il alla se poster à l'entrée du couloir, afin d'attendre Poyanne au passage, et il l'abordait avec les formes les plus courtoises:

– «Me ferez-vous l'honneur, monsieur,» lui dit-il, «de m'accorder un instant d'entretien?.. Ici, voulez-vous?» Et il lui indiqua un angle dans ce couloir à l'écart des allants et venants: «Nous serons plus seuls…»

– «Je vous écoute, monsieur,» répondit le comte, visiblement stupéfait de cette entrée en matière. Il eut la sensation immédiate que son interlocuteur inattendu voulait lui parler de Juliette, puis il se dit: «C'est impossible. D'abord, il ne sait rien, et puis, malgré tout, il est trop gentleman pour cela.» Cependant l'autre reprenait, toujours à mi-voix, et du même ton que s'il se fût agi d'une petite confidence échangée entre deux indifférents du monde sur une histoire de cercle ou de salon: