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L'Écuyère

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Qu'ils se fussent rencontrés dans la route aux «têtes de chats» ou sur la piste des obstacles, les deux jeunes gens, une fois échangé leur second «bonjour» du matin, partaient ensemble, au trot rassemblé de leurs bêtes. Sans s'être concertés, ils avaient choisi, pour ces innocentes, mais trop fréquentes chevauchées, le moment dont j'ai déjà parlé, où les habitués élégants du Bois n'y sont pas encore, où ceux que l'on peut appeler les habitués professionnels n'y sont plus. Ils rencontraient bien, de-ci de-là, quelque personne de leur connaissance. Plus d'un regard, curieux ou railleur, les suivait, de temps à autre, à un détour d'allée. Hilda était trop profondément Anglaise pour s'en inquiéter. Parmi les bons ou les mauvais côtés de cette race – «comme il vous plaira,» eût dit leur Shakespeare, – le plus marqué est ce mépris du qu'en-dira-t-on? Et Jules se considérait comme dégagé de toute responsabilité vis-à-vis de son «amie» par l'exactitude avec laquelle il se conformait au programme, passablement humiliant pour son orgueil de séducteur, qu'elle lui avait imposé. Il ne s'avouait pas qu'au fond, très au fond, sa fatuité éprouvait un assez vilain, mais trop naturel sentiment de revanche, à l'idée que leur attitude vis-à-vis l'un de l'autre prêtait à une équivoque. Il se fût, certes, indigné – car il avait de l'honneur – que l'un de ses camarades vînt lui dire, avec la délicatesse d'expression dont la jeunesse dorée de cette aube de siècle était déjà coutumière: – «Hein! La petite Campbell? Ça y est, mon Julot, et dans les grands prix…» Mais il n'était pas mécontent de deviner que les gens pensaient ainsi – dernière mesquinerie de vanité masculine qui ne l'empêchait pas d'être absolument sincère dans son abandon à l'attrait de ce qu'il dénommait, tout bas et pour lui seul, son «flirt équestre.» Ce flirt ne consistait, pourtant, qu'en privautés d'un ordre bien idéal: écouter Hilda qui racontait indéfiniment les détails de son enfance et de sa première jeunesse, – et répondre, lui, par d'autres détails, plus ou moins romancés, sur sa propre enfance et sa vie actuelle; – discuter sur des sujets aussi disparates que ceux-ci: la comparaison entre l'Eglise anglaise et le catholicisme, – entre la cuisine d'outre-Manche et celle de Paris, – entre le mariage là-bas et le mariage chez nous, – entre les étoffes des tailleurs de Londres et des tailleurs de Paris, – entre la reine Victoria et le président Loubet, – entre les romans de la collection Tauchnitz et ceux qui s'étalent aux devantures de nos gares, – entre les cuirs des selleries britanniques et ceux de nos harnais, – entre leurs races de chiens et nos races à nous!.. La conversation de la pauvre Hilda n'avait rien de commun avec celle de ces gavrochines du monde, du demi-monde ou du quart de monde, qui ont instinctivement, en pensant, tout haut, l'esprit mordant d'un Forain ou la fantaisie d'un Donnay. En véritable fille d'Albion, elle pensait et causait «faits». Elle pavait aussi volontiers, pour parler comme lesdites gavrochines. – Cette pittoresque métaphore d'argot définit si justement ces entretiens où les phrases succèdent aux phrases, comme les coups de la demoiselle du paveur sur les cubes de pierre, enfonçant encore et encore la même idée dans le même coin, avec le même monotone effort. – Quand elle abordait un sujet, elle ne le quittait qu'après en avoir épuisé tout le détail. Rien de plus contraire au tour d'esprit d'un Parisien, et mâtiné de Polonais! – Cela fait deux légèretés et deux frivolités l'une sur l'autre.

Mais, pour émettre ces discours, elle remuait deux lèvres rouges dont Jules sentait, rien qu'en les regardant, qu'elles avaient la fraîcheur et la saveur d'un fruit… Mais sa voix avait cet accent un peu enfantin, presque zézayant, propre à certaines femmes de son pays… Mais l'azur de ses yeux fixant sa pensée prenait des douceurs et des profondeurs de rêve… Mais les horizons du Bois, si clairement verts maintenant, s'harmonisaient si délicatement à la transparence de son teint… Mais de chacun de ses gestes émanait, pour celui qui l'écoutait se raconter ainsi, un ensorcellement, et puis l'antithèse était si complète entre les petites dames qu'il avait si volontiers fréquentées et cette primitive. Il ne doutait plus de son absolue sincérité, à présent. Au cours de ces promenades, les trois noms jetés, par la malveillance des Portille et des Longuillon, dans les profondeurs soupçonneuses de sa pensée, avaient été prononcés entre eux: l'un par suite du hasard d'une rencontre, les deux autres intentionnellement. De ces trois épreuves, Hilda était sortie si intacte, si évidemment elle avait été calomniée!.. C'était un matin, et l'écuyère venait de faire exécuter à un pur sang, à peine débourré, une série de sauts d'obstacles horriblement imprudents. Jules l'avait suivie sur Chemineau, qui n'avait pas non plus été très commode devant la barrière. Ils rentraient, laissant aller les bêtes au pas pour les rafraîchir quand ils croisèrent, trottinant sur un cob choisi exprès, et qui ressemblait plus à un fauteuil d'invalide qu'à un cheval, un personnage à mine tragique, Machault lui-même, l'ancien héros des salles d'armes et des hippodromes, le plus leste et le plus vigoureux des athlètes de la grande vie, voici trente ans. Une attaque d'hémiplégie l'avait terrassé l'année précédente. Il en était sorti, la bouche tirée du côté gauche, l'œil désorbité, le bras à demi paralysé. Suivi d'un groom, il essayait, pourtant, de reprendre un de ses exercices favoris, juché sur cette bête de tout repos, lui qui avait tant aimé les chevaux fringants et les périlleuses fantaisies de la haute école. Ses cheveux et sa barbe, outrageusement teints, rendaient plus sinistre encore sa face hagarde, guettée par la mort. Les deux jeunes gens passèrent à côté de ce pantin macabre, qui les dévisagea sans les reconnaître. A rencontrer ce spectre d'un de ses grands aînés, qu'il avait encore vu, quelques mois auparavant, portant beau à soixante ans passés, – aujourd'hui, quelle épave! – l'amoureux de Hilda eut un frisson d'autant plus intense qu'il s'y mélangeait les souvenirs des propos salissants auxquels il avait cru un peu tout de même. Leur infamie lui revint et lui fit mal, si mal, qu'il ne put se retenir de jeter un coup de sonde dans la conscience de sa compagne, en lui demandant:

– «C'est ce pauvre Machault. Vous ne vous êtes pas trouvée aux chasses avec lui autrefois?.. Je parle quand il était lui… Car maintenant, vous avez vu…»

– «Ruin'd piece of nature!..»10, répondit Hilda. Ses minces épaules s'étaient crispées, tandis qu'elle employait instinctivement, pour traduire son impression de pitié, une phrase du poète qui est, pour tout Anglais, ce que Dante est pour tout Italien: la source inépuisable des citations. Puis, fixant l'espace devant elle, avec son regard de fille de puritains, puritaine elle-même: «Comme mon père a raison de toujours citer le verset de Paul: Je me suis réservé la vengeance, dit le Seigneur.»

– «Quelle vengeance?», interrompit Jules. «Je ne vous comprends pas.»

– «Ce n'est pas bien intéressant à raconter,» fit-elle, avec un demi-sourire un peu amer. «Vous vous souvenez, quand vous vous étiez trompé sur mon compte, que je vous ai parlé de gens qui ont essayé de me dire ce que je ne devais pas écouter?.. Un des pires a été M. Machault. Un jour, à la chasse, justement, dans la forêt de Rambouillet, nous nous sommes trouvés assez loin des autres… Il a essayé de m'embrasser. J'ai dû le frapper de ma cravache, au visage… C'était un bien mauvais homme! Comme il est puni!..»

Ce court récit, commencé impulsivement, parut lui avoir infligé soudain une émotion presque insoutenable. Toute la pudeur d'une fille de cœur qu'un insolent a froissée avait frémi dans sa voix. Rendons cette justice à Jules: il ne mit pas en doute, une seconde, la véracité de la charmante et sauvage enfant. Mais l'occasion était trop tentante d'exorciser à jamais toutes les flétrissantes idées dont il appréhendait secrètement qu'elles ne revinssent l'obséder quelque jour, et il dit:

– «Je le savais.»

– «Que M. Machault m'avait manqué de respect?», demanda-t-elle. Ce n'est pas possible…»

– «Qu'il vous avait fait la cour,» répondit-il. Puis, après une seconde d'hésitation: «Lui et M. de La Guerche…»

– «M. de La Guerche?..», répéta Hilda. Et avec quelles délices le jeune homme vit une mutinerie gaie remplacer, sur cette physionomie transparente, la révolte attristée de tout à l'heure. «On vous a raconté que M. de La Guerche m'avait fait la cour?.. Oh! ça n'a pas été de la même manière… M. de La Guerche était un gentleman, lui… Mais comme il montait à cheval si comiquement, et comme il avait peur, Jack et moi, nous nous amusions, à lui donner des bêtes un peu cabochardes, – oh! pas méchantes, mais qui dansaient… Il se risquait sur leur dos, en geignant, pour me suivre. Savez-vous qu'il m'a proposé de m'épouser, tout bonnement!»

– «Et vous avez refusé?»

– «Je ne l'aimais pas,» répondit-elle.

Elle avait donné cette raison de son refus à un établissement – aussi prodigieux pour elle que jadis, pour Lauzun, l'union avec la cousine du roi, – de son même petit air posé et ferme. Ce n'était pas le sublime sacrifice d'une étalagiste de grands sentiments. C'était l'affirmation presque ingénue d'une manière d'être qui lui semblait très simple, celle d'une fille qui a la conscience de se suffire par son propre travail et qui se mariera d'après son cœur. La maison Campbell lui versait tant par mois pour ses services d'écuyère, comme si elle n'eût pas appartenu à la famille du patron. Sur cette somme, elle s'habillait, payait sa pension à son père très régulièrement, se blanchissait, et elle trouvait encore le moyen de mettre quelque argent de côté. Jules ne douta pas une seconde qu'en lui parlant de cette offre de mariage et de sa réponse, elle ne lui dît la vérité. Pourtant, il n'eut pas de cesse qu'il n'eût aussi tiré au clair l'histoire du bijou offert par le Rajah.

 

– «Et l'on m'a conté quelque chose encore,» dit-il, sans chercher d'autres procédés diplomatiques pour poser sa dernière question. «Oui,» insista-t-il, «que si vous aviez voulu, vous seriez maintenant Ranee aux Indes. C'est bien le nom que l'on donne aux femmes des Rajahs?»

– «Je n'aurais jamais cru que l'on pût tant s'occuper d'une pauvre petite Hilda Campbell,» dit-elle en riant à belles dents. «Moi, Ranee? Mais je n'ai jamais quitté l'Europe. Il est vrai que nous avons eu en pension, ici, les chevaux d'un des Rajahs qui étaient allés au dernier jubilé de la reine… Il a passé six mois à Paris, avant de retourner en son pays. Il a donné, à mon père et à Jack, en s'en allant, des épingles de cravate étonnantes, et, à moi, un diamant, mon seul diamant! – Pour devenir la Ranee de ce Rajah, il aurait fallu me faire mahométane. Il était musulman.»

Un détail eût achevé de convaincre de son absolue sincérité un plus défiant qu'un amoureux de vingt-cinq ans, trop épris, d'ailleurs, pour ne pas être crédule. Cet entretien achevé, elle montra une totale absence de curiosité sur ceux ou celles qui avaient communiqué ces renseignements – ou d'autres, qu'il n'avait pas dits – à son interlocuteur. La pure enfant était si forte de son innocence, qu'elle ne pensait pas à se défendre contre les calomnies. Elle ne les imaginait pas comme possibles, même quand on les lui rapportait. Surtout, elle n'imaginait pas que son compagnon de promenade y eût prêté attention une minute. Elle pensa qu'il les lui avait répétées, pour en rire ensemble. Ainsi avaient-ils fait.

Quand ils se séparèrent, ce jour-là, – comme tous les jours et suivant une espèce de convention tacite, – de façon à revenir rue de Pomereu chacun de son côté, à un quart d'heure de distance, elle eut, pour lui dire adieu, son regard habituel, si droit, si franc, et rien de cette insistance inquisitoriale qui laisse deviner, chez une femme accusée, l'anxiété de savoir s'il reste encore, dans celui qu'elle aime, un doute contre elle. Elle était trop sûre qu'en fouillant son passé, semaine par semaine, heure par heure, son pire ennemi n'y découvrirait rien qui permît de seulement l'incriminer. Pour la première fois, à cet instant-là, et comme il la contemplait s'éloignant sous les branches, si souple et si fine, aux balancements de la croupe de sa monture, le plus chimérique des projets traversa l'esprit si influençable du fils de la douairière de la rue de Monsieur. Le soleil, perçant à travers les feuillages, découpait, sur le sable de l'allée, une dentelle mouvante de points d'ombre et de points de lumière. Ce même réseau de reflets obscurs et de clartés vives enveloppait l'amazone et son cheval en train de disparaître, et Maligny songeait:

– «On se donne beaucoup de mal pour arranger, dans le monde, des mariages qui tournent mal… Ne serait-il pas bien plus sage de donner son nom à une créature comme celle-là, si vraie, si naïve, si pure?.. La Guerche n'aurait-il pas mieux fait de suivre son idée et d'épouser cette petite que d'aller prendre cette grue d'Hélène qui, un de ces matins, le trompera avec Gorrevod l'aîné, si ce n'est déjà fait?..» Il venait à peine d'acquérir la preuve de la légèreté avec laquelle on déchire, à Paris, une réputation de femme, et il s'empressait d'ajouter foi à d'autres propos de club et de bar sur le ménage d'un de ses camarades. «Avec une Hilda, on serait sûr, au moins, de n'être pas trahi… Une Hilda? Mais on n'épouse pas une pauvre petite Hilda Campbell, comme elle a dit… On n'épouse pas? Pourquoi? C'est ce que je me demande… Pourquoi?.. Parce que la vie est arrangée en dépit du bon sens. C'est l'œuvre du diable devenu fou, racontait cet autre… Décidément, mon cousin Gorka n'a pas tort, avec son éternel nitchevo. Vivons toujours. Il arrivera demain n'importe quoi…»

Il faut avoir le courage de traduire, en langage vulgaire, ce mystérieux nitchevo du steppe. Dépouillé de sa grâce slave, il est l'équivalent de l'affreux vocable de l'argot parisien: le je m'en fichisme des cabarets de Montmartre et des petits théâtres. C'est la raison pour laquelle les Polonais et les Russes, que le hasard amène à vivre à Paris, y prennent si vite leurs grandes lettres de naturalisation. Tous ils sont plus ou moins atteints de cette étrange maladie qui est comme une anesthésie morale. Des bords de la Vistule ou de la Volga, ils passent à Maxim's ou aux Folies-Bergère, et ils y sont aussitôt chez eux. Il est curieux d'observer, au contraire, qu'après des années de vie parisienne, un Anglo-Saxon, même de médiocre moralité, reste dépaysé dans cette atmosphère des allures faciles et du plaisir goûté au jour le jour, qui est celle, non pas de toute la France ni même de Paris tout entier, grâce à Dieu, – mais du Paris où l'on s'amuse. L'Anglo-Saxon se déprave avec lourdeur, avec sérieux, si l'on peut associer des mots qui semblent jurer d'être rapprochés. Il n'arrive jamais à la désinvolte gaie dans les habitudes et les sentiments. Qu'est-ce, alors, quand il est demeuré intact dans son rigorisme d'outre-Manche! Peu s'en faut qu'il ne considère cette légère façon de pratiquer l'antique conseil:

Glisser, mortels, n'appuyez pas,

du regard dont les fidèles du Covenant jugeaient les débauchés des cavaliers. Quelle mission donnait Cromwell à ses gouverneurs militaires? D'exécuter les rebelles, sans doute, mais, surtout, de faire observer le repos du dimanche, d'empêcher les combats de coqs et les courses de chevaux, de fermer les maisons de boisson, de jeux et de rendez-vous. Le Protecteur et ses partisans avaient cet état d'âme que caractérisent si bien ces lignes de l'écrit trouvé dans le chapeau de Felton, l'assassin du duc de Buckingham: «Que personne ne me loue pour l'avoir fait, mais que plutôt tous s'accusent eux-mêmes, comme ayant été la cause de ce que j'ai fait. Car, si Dieu ne nous avait pas rendus sans cœur pour la punition de nos péchés, cet homme n'aurait pas été si longtemps impuni…» Et qu'avait donc fait le favori du malheureux Charles Ier que d'être, comme a dit un de ses historiens, et qui n'est pas suspect, «beau, présomptueux, magnifique, léger avec hardiesse, également incapable de vertu et d'hypocrisie»?.. Mais, précisément, cette légèreté hardie, cet audacieux sourire de défi aux sévérités du scrupule, ont toujours froissé les consciences puritaines plus encore que le péché. Cela soit dit sans assimiler les impardonnables fautes d'un ministre d'Etat comme l'élégant, mais funeste Georges Villiers, avec les imprudences d'un Jules de Maligny, compromettant, sans trop s'en soucier, une «pauvre petite Hilda». Soit dit aussi sans comparer davantage la sombre haine d'un meurtrier politique et l'aigreur d'un John Corbin. On l'a deviné: ces réflexions se rapportent à l'effet produit sur le cousin de miss Campbell par les assiduités du nitcheviste de la rue de Monsieur. – Osons créer ce mot, pour ne pas en employer un plus sévère, à l'égard d'un étourdi, qui se serait fait pardonner bien d'autres égarements par le charme de son naturel, préservé à travers tout. – Mais un Anglais, et un Anglais amoureux, ne connaît pas ces indulgences-là, lorsqu'il s'agit d'un rival, et qu'il peut satisfaire la plus passionnée jalousie sous forme de jugement moral. Ce devait être le cas du cousin de miss Campbell, en cela, très logique. Non moins logique était l'aimable nitcheviste en se sentant un peu gêné par cette haine, même dans son insouciance, lui qui ne savait pas se passer de sympathie. Les jours allaient et, avec l'intimité grandissante, cette gêne grandissait devant le reproche muet que dardaient les sévères prunelles de ce rude et rogue Corbin. Ce regard pénétrant allait, malgré le nitchevo et ses indifférences, troubler, chez le jeune homme, le coin profond d'honneur qu'il portait en lui, en dépit de lui-même. Un petit fait qui aurait dû le rassurer, semblait-il, augmentait encore ce malaise. Dans les tout premiers temps, il lui arrivait, au Bois, soit qu'il galopât seul à la rencontre de Hilda, soit que la jeune fille et lui trottassent ensemble, d'apercevoir soudain, surgissant au détour d'un sentier, l'écuyer et son falot profil à la Don Quichotte. Maintenant, ces rencontres ne se produisaient plus jamais. Corbin se cachait-il pour épier les deux jeunes gens? Ou bien affectait-il, au contraire, de s'effacer, afin de laisser la place libre à un rival préféré? A une question, jetée comme au hasard, sur cette absence, assez singulière, en effet, de la part de quelqu'un dont le métier consistait, comme celui de sa cousine, à monter au Bois, la jeune fille avait répondu:

– «Il préfère dresser les bêtes dans le manège. C'est son nouveau, fad, à présent. Mon père et moi, nous croyons qu'il se trompe et que la promenade libre vaut mieux pour des chevaux dont la plupart doivent chasser. Mais, quand John a une idée, là, sous le front, on lui casserait le crâne avant de la lui ôter…»

Son transparent visage était demeuré clair et candide, pour donner, des faits et des gestes de l'excentrique neveu de Bob Campbell, cette explication toute professionnelle. Evidemment, Hilda était de bonne foi. N'avait-elle donc jamais deviné que l'affection de ce taciturne camarade de son enfance s'était transformée avec l'épanouissement de sa beauté? Le personnage était si taciturne, en effet, une si impassible froideur enveloppait tout son être, que Jules n'arrivait pas à se rendre compte, lui non plus, des vrais sentiments que ce garçon portait à la fille de son oncle. En revanche, comment eût-il pu mettre en doute l'aversion de l'écuyer pour lui? Chaque jour, elle se dissimulait un peu moins… Jules arrivait-il le matin? Il voyait les hautes épaules de Corbin disparaître dans les profondeurs d'un box, et il ne pouvait pas s'illusionner: ce soudain intérêt autour de la mangeoire ou des paturons de l'hôte de ce box n'était qu'un subterfuge pour n'avoir pas à le saluer. C'était la moindre insolence du cousin jaloux. A peine sa maigre et osseuse figure s'inclinait-elle quand les circonstances ne lui permettaient pas de faire autrement, si, par exemple, Jules et lui se rencontraient, face à face, dans le bureau de Bob Campbell. Très souvent, Maligny venait y passer une demi-heure, à la fin de l'après-midi, avec l'espérance d'entrevoir de nouveau le sourire ami de Hilda.

Le demi-Slave déployait, à inventer des prétextes pour justifier ces réapparitions rue de Pomereu, une Imaginative toujours en éveil. Tantôt il s'agissait d'un fructueux marché à faire conclure au gros Bob; – tantôt il voulait de lui un tuyau sur une prochaine course; – une autre fois, il avait à le consulter sur un achat de porto; et il apportait avec lui l'échantillon… – Tantôt… Mais à quoi bon énumérer des contes sans intérêt dont le jeune homme aurait pu s'épargner l'invention s'il n'avait tenu de ses atavismes ce goût d'inventer des fables —lust zum fabulieren, disait Gœthe avec un euphémisme tout philosophique! – Qui trompait-il, par ces racontars?.. Bob Campbell? Mais le gros Bob l'aurait accueilli du même guttural bonjour quand il serait venu sans prétexte aucun. Pas une seconde, il n'aurait pensé à s'étonner. La présence de Chemineau dans l'écurie justifiait tout. Bob trouvait parfaitement naturelle la visite biquotidienne, triquotidienne, à n'importe qu'elle heure, d'un cavalier à son cheval… Hilda? Mais la sensible Hilda était déjà trop passionnément éprise pour éprouver, devant l'apparition de Jules, autre chose qu'une émotion si douce. Et le motif lui était bien indifférent… Jack Corbin?.. Ah! Jack Corbin ne se laissait pas prendre, lui, à ce qu'il appelait tout bas d'«ignobles mensonges». Il n'eût pas été complet dans son type s'il n'eût pas haï la fourberie, petite ou grande. Cette facilité de son heureux rival à justifier ses survenues des fins de l'après-midi par des raisons notoirement fausses indignait le rigide garçon, presque autant que la joie évidente de sa cousine. Il sortait de la pièce avec une brusquerie qui ne pouvait pas, elle, être suspectée de mensonge. Tout au plus s'il ne claquait pas la porte. Les yeux émus de la jeune fille demandaient pardon à Jules, lequel aurait volontiers dit merci au cousin boudeur, – tant ce regard implorateur éclairait ce délicieux visage d'une lumière qui lui faisait chaud à toute l'âme. Ces fraîches lèvres frémissantes lui auraient dit: «Je vous aime…», que cet aveu n'aurait été ni plus certain, ni plus entier, ni plus tendre.

 

Etant données ces conditions de violente hostilité mal déguisée, on jugera de l'étonnement dont Maligny fut saisi quand, un jour, vers une heure de l'après-midi, le concierge-cocher, qui gardait l'hôtel de sa mère et soignait le cheval, vint l'appeler avec une mine de mystère et lui dire:

– «C'est le milord qui prenait des nouvelles de monsieur le comte, quand monsieur le comte était malade… Il veut absolument parler à monsieur le comte… Il est à cheval. Puis-je mettre sa bête dans l'écurie de Galopin?..»

Sur quels indices ce psychologue de la loge avait-il deviné que son jeune maître s'engageait dans un nouveau roman et qu'à ce nouveau roman le silencieux Anglais était intimement mêlé? Il l'avait deviné, justifiant ainsi la spirituelle boutade de ce délicat et génial observateur que fut Henri Meilhac. Vous rappelez-vous la Mi-Carême? Le viveur Boislambert a tenu, par caprice, un soir de carnaval, la place de portier chez une demi-mondaine dont il est fou. «Ah!» gémit-il, épouvanté des complications qu'il vient de constater dans l'existence de la dame durant cette courte séance de cordon, «j'ai été l'amant de Marguerite pendant vingt-deux mois. J'ai été son portier pendant cinq minutes. Eh, bien! il me semble que j'en ai beaucoup plus appris sur elle, en étant son portier pendant cinq minutes, qu'en étant son amant pendant vingt-deux mois.» Et le portier de répondre, en hochant la tête: «Jugez, monsieur, jugez ce que vous auriez appris, si vous aviez été son amant pendant cinq minutes et son portier pendant vingt-deux mois!..» Le maître Jacques de la rue de Monsieur n'avait peut-être pas une philosophie aussi avertie, passant ses journées à introduire dans la vieille cour du vieil hôtel de vieux messieurs cérémonieux et de vieilles dames du gratin qui n'avaient rien de commun avec Boislambert et Mlle Marguerite. N'empêche. Il avait eu grand soin de venir en personne avertir Jules, et en se cachant soigneusement de la mère. On était au mois de juin, maintenant, et la veuve se tenait avec son fils, comme c'était leur habitude après le déjeuner, par les très beaux jours, dans un petit salon ovale, sur le derrière de l'hôtel. La porte-fenêtre de cette pièce ouvrait sur un jardin, une merveille autrefois, quand, au delà du mur du fond, d'autres jardins verdoyaient, et ainsi de suite, indéfiniment, jusqu'à la rue Vanneau, – alors rue de Mademoiselle, – et, plus loin, c'était l'immense parc de l'actuelle ambassade d'Autriche. Depuis quelques années, une haute cheminée et les hangars d'un grand entrepreneur de menuiserie coupaient cet horizon. Le soleil ne pénétrait plus dans ce jardin qu'à de certaines heures et lorsqu'il était très haut dans le ciel. Sa lumière, alors, touchait le gazon peu ratissé de la pelouse, les allées semées d'herbes sauvages, les arbres rarement taillés des massifs, d'une caresse qui transfigurait cette déchéance. Il pénétrait, ce chaud soleil, dans le petit salon et rajeunissait jusqu'à l'étoffe élimée des bergères, jusqu'aux moulures dévernies des boiseries, jusqu'au visage flétri de la douairière patiemment penchée sur son ouvrage. Justement, à la minute où le concierge était venu, parler tout bas à Jules, elle le regardait, ce fils aimé, par-dessus ses besicles, fumer paresseusement une cigarette, et, comme le vénérable Homère dit naïvement de ses héros, elle se réjouissait dans son cœur. Le séjour, à La Capite n'avait-il pas transformé le jeune homme? jadis, à peine sorti de table, il disparaissait pour ne rentrer qu'à l'heure du dîner, – quand il dînait à la maison, – et repartir, sitôt, le dîner fini. A présent, il semblait que son plaisir fût de tenir compagnie à sa mère, indéfiniment. La bonne dame ne soupçonnait pas quel amour – plus dangereux encore pour l'avenir de son fils, d'après ses idées, que ses précédentes folies, – assagissait les après-midi et les soirées du jeune homme. Elle ignorait quelle silhouette passait et repassait à travers les bleuâtres vapeurs du tabac, tandis qu'il tirait, de son papyros, de lentes bouffées en rêvant de Hilda. Le concierge, lui, ne partageait pas les illusions de la douairière. Il connaissait son jeune maître, d'abord, et puis, il avait eu la mission, plusieurs fois, de conduire Galopin rue de Pomereu. Là, il avait vu la jolie écuyère. C'en était assez pour qu'il crût devoir annoncer, avec ces précautions diplomatiques, la visite du soi-disant «milord». Un détail le confirma dans ses méfiances. Il entendit le fils dire à sa mère:

– «Je reviens tout de suite, maman c'est un de mes amis qui me demande…» Et, à peine hors du salon: «Mais oui, attache le cheval dans l'écurie, et fais monter ce monsieur chez moi…»

– «Un de mes amis?», grommelait le concierge en retournant exécuter cet ordre. «Si ce milord-là a l'air d'un ami, quelle figure ont donc les ennemis?.. Il arrivera quelque chose à notre monsieur Jules un de ces jours, à courir toujours… Beau garçon comme il est, il pourrait si bien se marier et nous amener ici une jolie petite comtesse, et riche, encore. On requinquerait l'hôtel, qui en a besoin, et ma loge, par la même occasion… Bon sang de bon sort! Que cet Anglais a l'air méchant!.. Pendant que les Iroquois y étaient à le scalper, – car c'est chez les Indiens que ça lui est arrivé, pour sûr, – ils auraient bien dû le finir…»

Tout en monologuant de la sorte, le fidèle serviteur avait traversé la cour. Il était de nouveau devant la porte à transmettre au visiteur la réponse attendue. Le sombre Corbin – si comiquement qualifié de «milord» – offrait, en effet, au regard de son interlocuteur, à cet instant, Une physionomie plus revêche encore, plus bougonne qu'à l'ordinaire. Il ne desserra pas la bouche pour un merci, Quand l'autre lui eut dit qu'il pouvait mettre son cheval à l'écurie, il ne manifesta pas davantage sa gratitude pour cette complaisance, et il se mit en demeure d'attacher lui-même sa bête sans se laisser aider. – C'était couper d'avance tout espoir de pourboire dans l'âme du Caleb de la noble et pauvre maison Maligny. – Un regard de mépris, jeté par l'étranger sur le pauvre Galopin, qui collant son mufle aux barreaux, hennissait de joie à la pensée d'un compagnonnage inattendu, acheva d'exaspérer le susdit Caleb. Aussi, quand il eut introduit le fils de la perfide Albion dans la pièce qui était censée servir de cabinet de travail à son maître, demeura-t-il quelques minutes sur le palier. Sa curiosité – c'était celle des gens de sa condition, et c'est tout dire, – n'allait pas, cependant, jusqu'à écouter aux portes. Il avait une trop haute idée du respect que se doit à lui-même un ancien soldat, décoré de la médaille militaire, qui a l'honneur de servir un comte authentique, – même très désargenté. Mais il était réellement inquiet, de l'entrevue entre «son Monsieur Jules» comme il l'appelait avec une affection vraie, et il écoutait si quelque bruit suspect ne lui arrivait point.

– «Ça se passe plus en douceur que je ne croyais,» dit-il enfin, après avoir constaté le caractère chimérique de ses craintes et, regagnant la loge: «C'est égal, à la place de M. le comte, j'aimerais mieux me marier par-devant le notaire et le curé et avoir ma bourgeoise à moi, comme tout le monde…»

Si aucun éclat de voix ne perçait la cloison derrière laquelle le dévoué Firmin – c'était le nom du vieux soldat tombé de la caserne à la loge – épiait ainsi, l'entretien entre les deux amoureux de la jolie Hilda n'en était pas moins singulièrement vif et passionné. Mais Jack Gorbin était de ces Anglais muets qui soutiendraient un assaut de boxe sans même pousser le classique: Heavens!.. Il était entré dans la pièce, avec son éternelle casquette sur la tête. Jules n'avait pas pensé à s'offenser qu'il ne l'otât point, tant cette calotte plate, à courte visière, – d'une étoffe velue et brouillée, – semblait faire partie intégrante de son originale personne. Leurs mains s'étaient pourtant touchées; mais, tandis que Jules tendait la sienne grande ouverte, à peine si Jack Corbin avait allongé un de ses énormes doigts gantés d'une peau jadis rouge, toute noire, maintenant, de la pression des rênes. Puis, à la question de Maligny: «Qu'y a-t-il pour votre service, monsieur Corbin? Vous savez, si je peux vous être utile, disposez de moi…», il avait simplement répondu par le monosyllabe: «Thanks.» Puis, tirant de sa poche un morceau de papier, il l'avait posé devant Jules. Avec stupeur, celui-ci constata que c'était une bande d'envoi d'un journal. Il lut ces mots, tracés d'une écriture volontairement renversée:

10Oh! fragment ruiné de la nature!.. C'est l'admirable cri de Glocester devant le roi Lear, devenu fou et paré de fleurs sauvages. Lear, IV, 6.

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