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L'eau profonde; Les pas dans les pas

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IV

Il disait, où à peu près: – «… Vous comprendrez le saisissement dont je vous ai donné le spectacle, – je m'en excuse, – quand vous saurez que cette personne avec qui j'ai rêvé de me marier, ici même, s'appelait Mlle Miomandre. Irène Miomandre,» répéta-t-il, «Irène Miomandre!.. J'ai eu la folie, la niaiserie, si vous voulez, de venir chercher ici son fantôme, un peu de l'attendrissement que j'ai éprouvé auprès d'elle. Quand vous vieillirez, vous connaîtrez ces nostalgies!.. Et puis cette rencontre est-elle assez grotesque, de ce grotesque navrant comme la vie seule en invente! Que reste-t-il de son passage ici? Cette antique rosse, que j'ai trop bien reconnue, quand cet ivrogne a prononcé son nom, ce fut le charmant cheval sur lequel je l'ai vue galoper, non pas une fois, mais dix, mais vingt, son frère et moi la suivant, sur toutes les routes de ce pays, tenez, dans ce chemin même où nous sommes!.. Tout le temps que nous avons mis à longer l'étang, je m'hypnotisais à le revoir, ce cheval, tel qu'il était: si coquettement doublé, ses larges reins souples, son garrot nettement attaché, sa tête qu'il portait si bien, ses jambes de cerf, et Irène sur la selle, sa taille ronde et mince, sa grâce un peu sauvage… Elle était là, me regardant de ses yeux clairs, très gris, presque pâles, dans son visage un peu long, aux traits menus, dont l'expression habituelle était un attirant mélange de curiosité et de réserve, de caprice et de surveillance de soi. Elle n'était pas très régulièrement jolie, mais si intéressante, par ce que l'on devinait en elle de frémissant et de contenu, de spontané et de réfléchi, tout ensemble. On la sentait si honnête, si chaste, et si attirée par la vie en même temps, si naïve et si intelligente! Je revoyais ses cheveux blonds, massés sous le chapeau rond, son teint frais sous son voile, son sein qui battait sous le corsage ajusté après des courses trop rapides, sa petite main qui tenait légèrement les rênes, et, sous elle, son cob, si allant, si perçant et si sage, si heureux, eût-on dit, de la porter… Et maintenant, cette pauvre chose, cette échine pelée dans ces ignobles harnais, cette tête pendante, ces épaules écorchées, ces boulets gros comme mon poing… Le cheval est devenu cela. Et elle?..»

Il s'arrêta une minute, en fermant les paupières. La vision de la morte dans son tombeau, plus hideusement dégradée encore que sa monture d'autrefois, avait surgi devant lui. Les sensibilités les plus frivoles éprouvent cette amertume, quand elles réalisent la vieillesse, la déchéance inévitable et la fin. Ce frisson animal, qui est une des formes secrètes de la peur de la mort, ne frémissait-il pas dans la petite révolte nerveuse de cet épicurien? Il l'avait tant connu, lui aussi, cet attrait de la vie dont il venait de me parler à propos de cette jeune fille. Il s'y était si librement abandonné, et il arrivait à l'âge où il faut apprendre à dire adieu. Pourtant, sa mélancolie avait une nuance plus noble. La suite de son récit le prouvera:

– «… Comment le père d'Irène avait-il trouvé cette bête admirable pour sa fille, alors qu'il s'y connaissait en chevaux à peu près comme en peinture, et que nous autres, qui avons monté toute notre vie, nous sommes régulièrement enrossés? Où avait-il découvert ce cheval étonnant, qui tenait du cob du pays de Galles et du cob de la New-Forest. Vous savez? Ces poneys qui descendent de quelques étalons andalous de l'Armada, jetés sur la côte anglaise par la tempête?.. Surtout, comment avait-il eu cette fille, si fière et si fine, si demoiselle, dans le sens aristocratique de ce joli vieux mot, aujourd'hui gâté? Il avait fort honorablement fait une fortune dans la commission et l'exportation. Vous avez dû voir, comme moi, des annonces: «Maison Miomandre, Richard frères et fils, Successeurs.» C'était un bon vivant, très infatué de son argent, bouffi de vanité naïve, aimant à rappeler sans cesse qu'il était le fils de ses œuvres, lui; qu'il avait commencé sans un sou de capital, lui… Enfin, c'était le type du parvenu qui étale ses origines, plus insupportable que le parvenu qui les cache. Le snobisme est un hommage rendu à la bonne éducation par la mauvaise. M. Miomandre était du moins, les manières à part, un très brave homme, et sympathique à force de cordialité. Il était veuf, avec un fils qui lui ressemblait et une fille qui ressemblait sans doute à sa mère. Il faut pourtant bien tenir de quelqu'un… Comment je les avais connus? Oh! c'est très simple et très terre à terre. J'avais eu, en plein décembre, à Paris, une forte crise d'influenza. Mon médecin, me voyant traîner des crises d'insomnie qui n'en finissaient pas, prononce le grand mot de surmenage. Il m'envoie dans le Midi, en m'ordonnant une station calme, où je n'eusse pas d'émotions. Vous connaissez encore cette formule, qu'ils vous édictent doctoralement: Pas d'émotions!.. Ils en parlent à leur aise. C'était m'interdire Monte-Carlo, Cannes, Nice. Je débarque donc à Hyères, toujours sur le conseil de la faculté. J'arrive à une heure. A deux je m'installe dans mon hôtel. A trois, j'avais rencontré un camarade de Paris, comme vous venez de me rencontrer. A quatre et demie, il me mène au cercle. A cinq, j'avais fait la connaissance de Miomandre et de son fils, – il s'appelait Gaston, je me rappelle, – et d'un neveu, René, le fils d'une sœur. A six j'avais figuré dans une partie de «poker,» avec deux des hommes. A sept, en nous quittant, le père Miomandre nous avait dit, à mon ami et à moi: «On fait un peu de musique à la maison, ce soir, voulez-vous y venir?» Mon ami avait accepté, moi aussi, malgré ma ferme intention de ne pas me rendre à cette invitation, lancée tout de go, avec cette bonhomie bourgeoise que j'abomine. Un peu de cérémonie, quelle prime d'assurance contre les raseurs! Et puis, mon ami insiste: «Venez donc, ça ne vous engage à rien, et il y a une fille charmante.» Bref, à neuf heures et demie, j'entrais dans l'énorme villa – la plus riche de l'endroit bien entendu – que les Miomandre occupaient, avec la tante et le neveu René. Un autre trait de mœurs bourgeoises que j'abomine plus encore, cette vie en tribu! Et à neuf heures trente-cinq, j'étais présenté à Irène… L'entendez-vous, le médecin: «Un endroit calme… Pas de monde, pas de jeu, pas de petites dames… Pas d'émotions surtout… Pas d'émotions!»

– «Celles-là ne sont pas bien dangereuses,» interrompis-je. Avouerai-je que j'étais déçu? L'expérience aurait dû me l'apprendre depuis longtemps: toutes les histoires d'amour se ressemblent, ou presque, comme tous les printemps et toutes les roses. C'est exquis quand on est en train d'en jouir, et très banal quand on essaie de ressusciter ce charme pour d'autres. J'avais attendu mieux, d'un Perron-Duménil, que cette aventure d'un Parisien de la haute vie rencontrant dans une ville d'hiver la fille d'un industriel enrichi, se laissant piper par ses beaux yeux, ayant envie de l'épouser, et, à fin de saison, reprenant sagement le train pour réintégrer son appartement de célibataire… Donc, pensant malgré moi tout haut: «C'est égal, je ne vous vois pas gendre chez les Miomandre! En voilà un mariage qui aurait fait du bruit!»

– «Vous n'avez pas connu Irène,» répondit-il, gravement et tristement. «Mais je sais… Une grâce de femme, on ne la fait pas comprendre. Vous jugerez pourtant de ce qu'elle était, par ce qui me reste à vous dire… On venait à Hyères, dans cette famille, à cause du cousin, qui était délicat de la poitrine. Il était fiancé à Mlle Miomandre, mais sans qu'on en parlât. L'ami qui m'avait servi d'introducteur ne put donc m'avertir. Sans quoi je ne me serais point laissé prendre aux jolies manières de cette enfant. Je n'ai pas, dans mon existence, troublé un seul bonheur arrangé. Je remarquai bien, dès le premier soir, que ce jeune homme regardait souvent sa cousine. Il avait une physionomie souffrante et plus menue que celle des autres membres de la tribu, plus analogue à celle de la jeune fille. Je pensai qu'il avait pour elle le sentiment classique du petit cousin, et je n'y pris pas garde davantage, tout occupé que j'étais à m'étonner, quand tant de princesses ont un air de femme de chambre, que cette fille d'un bourgeois si voisin du peuple eût naturellement cet air de princesse… Un fait vous résumera mon impression de cette soirée. Irène m'avait raconté que son grand plaisir était de faire de longues promenades à cheval. Le lendemain matin j'envoyais une dépêche, pour qu'on m'adressât une jument que vous m'avez connue, une baie, avec trois balzanes… Vous ne vous rappelez pas? Non? Je l'ai gardée si longtemps!.. Et, quatre jours après cette présentation, Mlle Miomandre, sortie avec son frère, me rencontrait, comme par hasard, trottant avec Manette sur ces routes si dures, si dures! La pauvre bête a failli y laisser ses pieds… Et la semaine d'après, nous commencions, elle, le frère, et moi, à faire ensemble des expéditions quasi quotidiennes, et je me sentais devenir aussi bêtement amoureux que si je n'eusse pas gagné la neurasthénie que la faculté m'avait envoyé guérir en Provence, à collectionner un nombre convenable de gentils souvenirs féminins…»

– «Et le petit-cousin, que disait-il de ces promenades?» demandai-je.

– «Il me faisait très froide mine,» reprit Perron-Duménil, «et je continuais à n'y prendre pas garde, d'autant plus que les attitudes de la jeune fille à mon égard furent tout de suite assez singulières pour ne plus me permettre de penser à rien, sinon à elle, et encore à elle. Je vous ai dit qu'il y avait dans son délicat visage un mélange inexprimable de curiosité et de réserve. C'étaient aussi les deux traits marquants de son caractère, et je reconnus vite qu'elle était, en effet, l'une et l'autre avec moi: – une curieuse à qui le prestige de ma toute modeste situation parisienne en imposait, – une sauvage à laquelle une intimité grandissante, avec un homme différent de ceux qu'elle voyait d'habitude, infligeait un frisson de crainte… Vous le savez comme moi, mieux que moi, puisque c'est votre métier d'observer: les sphères diverses du monde, ou plutôt des mondes français, se pénètrent très peu. Vous savez aussi quelle fascination puissante certaines de ces sphères exercent sur certaines autres… Une petite Miomandre a beau n'avoir d'autres relations que le milieu de commerçants cossus où elle est née, elle est allée aux courses quelquefois, au spectacle, à Trouville une semaine l'été, à Nice et à Monte-Carlo une semaine l'hiver. Elle a lu dans les journaux des comptes rendus de toutes les «premières», – celles du théâtre et les autres. Elle s'est formé ainsi une vague et fantastique idée d'un Olympe social, et la présence d'un personnage, si mince soit-il, dont elle a vu le nom imprimé parmi les figurants de cet Olympe, ne peut pas ne pas émouvoir un peu sa jeune imagination, surtout si ce personnage lui laisse voir qu'il s'intéresse à elle, qu'elle l'impressionne, elle aussi, d'une façon toute particulière. Je lisais cet intérêt grandissant dans ses jeunes yeux clairs. Je voyais qu'ils se fixaient sur moi, quand elle me croyait occupé ailleurs, avec un regard d'une observation minutieuse et enfantinement étonnée. Je m'approchais, et elle commençait à me poser toutes sortes de questions, sur des choses du monde, sur mes voyages, sur des écrivains et des artistes célèbres… Puis elle se taisait subitement, elle me quittait et à peine me répondait-elle, si je m'avisais de vouloir causer de nouveau. Qu'elle fût ainsi dans les réunions où je fréquentais à cause d'elle, je le comprenais à cause des commentaires possibles. Mais il en était de même dans ces courses à cheval où nous n'étions que trois, et son frère comptait si peu! Quoiqu'il montât fort convenablement, et une bête si paisible qu'Irène l'avait surnommée «Fauteuil», il était toujours pendu à la bride, et il commentait, pour notre plus grande joie, à sa sœur et à moi, les moindres incidents du chemin. Je crois l'entendre: «Pas si vite, Irène, je ne peux pas tenir mon cheval… Bon! Le chemin de fer! Il va avoir peur… Un tronc d'arbre coupé; il ne les aime pas, il va me faire un écart…» Et le cob rouan ralentissait son allure pour que Fauteuil n'allongeât pas trop la sienne, et l'on attendait, à distance, que le train fût passé, et l'on évitait les jonchées d'arbres coupés, quitte à converser devant le peureux, comme s'il n'était pas là, sans qu'il pensât à rien qu'aux mobiles oreilles de son cheval, inquiet quand elles se penchaient et quand elles se tenaient droites. Le chaperonnage de ce bouffe rendait plus significatives encore les sautes d'humeur de la jeune fille. Elle eût été une coquette finie qu'elle ne s'y fût pas prise d'une autre manière. Il y eût eu pourtant cette différence que je ne me fusse sans doute pas laissé duper à son jeu. L'ensorcellement qu'elle exerça bientôt sur moi venait de ce que ces caprices de sa sympathie, tantôt donnée, tantôt retirée, n'étaient justement pas de la coquetterie. Elle se montrait comme elle était, inégale, parce qu'elle éprouvait tour à tour de l'attrait vers moi et des remords d'avoir cédé à cet attrait, – tantôt gracieuse à m'enlever le peu de raison qui me restait, parce que je lui plaisais infiniment, ou, sinon moi, la sorte d'existence que je lui représentais; – tantôt maussade, parce qu'elle ne voulait pas être entraînée au delà d'un point, ni dans ses manières, ni surtout dans son cœur. Ce point, elle était sans cesse au delà ou en deçà… Autour de ce petit drame sentimental que je sentais s'ébaucher en elle, d'une âme de jeune fille qui palpite d'ardeur et de terreur, qui veut et ne veut pas, qui va aimer et qui n'aime pas encore, imaginez la lumière et les horizons de cette merveilleuse Provence. Vous la connaissez, et la prise qu'elle a sur tout l'être, par ses alternances de journées idéalement tièdes et de soirées si fraîches, par la qualité vibrante de son air et l'ivresse qu'elle vous met au sang, par la morsure caressante de ses brises, où l'on sent à la fois des arômes de fleurs et la crudité des neiges des montagnes… Tenez: celle de maintenant… Et vous comprendrez qu'il arriva un moment où je vis dans la vulgarité du père Miomandre la plus délicieuse bonhomie, dans la nigauderie de Gaston la plus aimable simplicité. Bref, je vous répète que si jamais j'ai pensé au mariage sérieusement, c'est cette fois… Je savais toutes les objections. Elles se dispersaient en poussière comme les mottes de terre sous les sabots du cob rouan, de Manette ou de Fauteuil, dans nos chevauchées le long de ces grèves… Cet enfant n'avait pas d'alliances? Je n'aurais pas les bénéfices d'un beau cousinage? Soit! On la recevrait d'abord à cause de moi; puis, quand on l'aurait vue une fois, à cause d'elle… Et déjà elle m'apparaissait, dans le costume de l'équipage dont je suis, chassant à côté de moi, et son succès, et mon orgueil!.. Et sans succès et sans orgueil, je me l'imaginais mienne, tout simplement, et j'avais le petit frisson qui précède les grands bonheurs… ou les grandes sottises…»

 

Comme il prononçait ces mots, nous étions arrivés à un carrefour. Il s'arrêta un instant, pour s'orienter. Il prit à gauche, et nous nous trouvâmes dans une espèce de vallonnement que traverse une petite rivière, avec deux berges assez abruptes. Il s'arrêta derechef, parut hésiter et, me montrant l'endroit:

– «… Nous y sommes.» dit-il, sans se soucier de continuer son récit avec ordre. «J'arrive tout de suite à l'épisode définitif. Ce fut d'ailleurs le premier et le dernier, et il se passa ici… oui, ici… Essayez donc de vous figurer Irène Miomandre telle que je vous l'ai décrite, et voyez-la qui débouche du bois, et qui arrive au galop de son cob, droit sur cette petite rivière, moi à dix pas, sur Manette, et le frère là-bas, tirant sur le filet, tirant sur le mors, les bras cassés à retenir Fauteuil, qui s'obstine à suivre le train de ses camarades… Irène est devant la rivière. Le cob hésite. Elle l'enlève. Il saute. Manette saute aussi, et Fauteuil aurait bien envie d'en faire autant. Son cavalier ne le lui permet pas. Il nous interpelle. Il est furieux. – «Où vais-je vous retrouver maintenant?..» – «A la plage,» lui crie sa sœur. «Va plus bas chercher le pont…» et, se tournant vers moi, aussitôt que nous avons fait quelque dix mètres sous bois: « – J'ai voulu que nous fussions seuls, Monsieur Duménil,» commença-t-elle, «parce que je dois avoir avec vous un entretien très grave…» Il y avait deux mois que durait, en s'aggravant chaque jour, cet étrange état que j'ai essayé de vous peindre. Il y avait une semaine qu'à la suite d'un bal où elle avait été presque familière, mieux encore, presque tendre, elle avait affecté de me fuir. Pourtant c'était elle-même qui, par son frère, m'avait fait demander de sortir avec eux ce matin, – dans quel but? L'audacieuse action qu'elle venait de se permettre pour nous assurer un tête-à-tête avait dû coûter beaucoup à sa modestie. Quand je ne l'aurais pas deviné à son regard, un signe me l'aurait révélé: les secouements de tête de son cheval indiquaient qu'elle lui tourmentait la bouche, sans même s'en apercevoir, par la nervosité de sa main, d'ordinaire si fixe. Qu'allait-elle me dire? L'évidence que je touchais à une minute solennelle de cette étrange aventure, où je m'étais laissé entraîner, me fit, à moi aussi, battre le cœur. Jamais elle n'avait été plus jolie, et le frémissement que je sentais courir dans ses fines épaules, l'émoi qui lui gonflait la gorge, l'impatience de son pied qui, involontairement, touchait sans cesse du talon le flanc de son cob et le faisait se grandir, animaient sa beauté virginale d'une vie passionnée et pure tout ensemble. Elle était si jeune fille, et cependant c'était la femme qui allait me parler, je le sentais – «ma femme,» pensais-je, «si je le veux…» Et le rêve se faisait réalité dans mon désir, tandis que je lui répondais:

– «Je suis prêt à vous écouter, Mademoiselle…» et j'ajoutai, dans un demi-sourire, pour encourager sa timidité, et la mienne peut-être. A quelque âge que l'on soit, on ne devient jamais amoureux, sans devenir timide: «Et j'ai un peu peur…»

– «J'ai d'abord un aveu à vous faire,» dit-elle: «Si je vous l'avais fait plus tôt, rien de ce qui arrive ne serait arrivé. Je n'ai pas été libre de parler. Ma famille, vous avez pu le constater, a des idées très strictes sur certains points. Mon père et ma tante n'admettent pas que l'on annonce des fiançailles, sans annoncer en même temps la date du mariage… Je suis fiancée, depuis un an, à mon cousin René. Nous devons nous marier quand il sera rétabli. Je vous demande de me garder le secret. Maintenant que vous le savez, je peux parler librement…»

– «Je vous garderai le secret, Mademoiselle, je vous en donne ma parole, mais…» – et la subite douleur dont cette déclaration inattendue m'avait frappé passa dans ma voix, quoi que j'en eusse. – «Mais c'est vrai. Vous me deviez peut-être de m'apprendre plus tôt que vous n'étiez pas libre…»

– «Oui,» répliqua-t-elle avec une fermeté singulière, celle de quelqu'un qui, obéissant à l'appel impérieux de sa conscience, ne ménage plus rien ni personne: «Je vous le devais, et je me le devais à moi-même. Mon excuse est que je n'ai pas compris d'abord ce qui se passait en moi… Monsieur Duménil…» Et elle me regardait bien en face, de ses grands yeux, où je lisais une angoisse: «Si vous êtes un honnête homme, quittez Hyères, allez-vous-en…»

– «Quitter Hyères? M'en aller?» répétai-je. Elle avait un sens si clair, cette phrase! Du moins, le sens m'en paraissait si clair, que j'osai ajouter: «Ah! Mademoiselle, si mon attitude a pu fournir un prétexte à la malveillance, je suis prêt à vous obéir, mais cette promesse même que je vous fais de partir, si vous l'exigez vraiment, me donne le droit de vous dire, moi aussi, des paroles que je ne me serais jamais permises… Pensez à celles que vous venez de prononcer… Si ce n'est pas à cause des propos qui ont pu courir que vous me demandez de renoncer à une intimité si douce, pour moi, plus que douce maintenant, nécessaire, si c'est parce que vous redoutez ce qui se passe en vous, – pardon, ce sont vos mots, – alors, permettez-moi…»

– «Non, je ne vous permets pas,» interrompit-elle, et un flot de sang empourpra ses joues minces. «Ce qui se passe en moi, ce n'est pas ce que vous croyez… J'irai jusqu'au bout,» continua-t-elle, après un visible effort de tout son être, en me regardant de nouveau fièrement et bien en face. «Mes sentiments ne sont pas ceux d'une jeune fille qui, ayant engagé sa parole à un homme, s'aperçoit qu'elle s'est trompée et n'ose pas se dégager. Non, je ne me suis pas trompée. Non, je n'ai pas cessé d'aimer mon fiancé. Je l'aime, et je n'aime personne d'autre, entendez-vous, personne d'autre… C'est la vraie Irène qui vous parle en ce moment, c'est la vraie Irène qui sent et qui pense ainsi… Mais il y a une autre Irène en moi, je l'avoue, que je ne connais pas, que je ne comprends pas, qui m'épouvante… Elle a toujours existé, un peu. J'ai toujours, malgré moi, rêvé d'un autre sort, d'un autre milieu, d'autres émotions. A ces chimères, je l'avoue encore, votre arrivée ici a donné comme une forme… Oui. J'ai entrevu une autre existence… Je l'ai entrevue,» répéta-t-elle, d'une voix profonde, «et je n'en veux pas. Je ne l'aurais pas plutôt qu'elle me ferait horreur, à cause de ce qu'il aurait fallu sacrifier pour l'avoir… Déjà la souffrance que je lis dans les yeux de René au retour me rend insupportables nos innocentes promenades. Que serait-ce, si… Et puis…» Elle semblait avoir oublié ma présence maintenant, et elle se parlait tout haut sa pensée: «Et puis, ce monde où j'entrerais, ce ne serait pas mon monde… J'ai tant réfléchi, ces jours derniers, tant compris pourquoi celles de mes amies qui se sont mariées hors de leur cercle de famille ont été malheureuses… Elles n'avaient été fidèles ni à elles-mêmes, ni aux leurs… Je vous le répète, Monsieur Duménil…» Elle était redevenue pâle et une résolution implacable brillait dans ses prunelles. «J'aime mon fiancé, je l'aime profondément, absolument, avec ce que j'ai de meilleur en moi… Si vous êtes un honnête homme, ne me tentez pas… Quittez Hyères, allez-vous-en…»

Je crois bien vous avoir répété presque exactement les termes dont se servit cette étrange fille. Je ne peux pas vous rendre son accent, son visage, la souffrance dont elle était évidemment déchirée, et qui se traduisit soudain par la seule action dont elle fût capable après ce discours: elle s'enfuit. Avant que je n'eusse eu même le temps de commencer à lui répondre, elle avait raccourci les rênes de son cheval, frappé de sa cravache presque avec violence l'épaule du cob, qui bondit en avant sous cette brutalité inusitée. Cette mince allée cavalière que vous voyez serpenter sous bois existait déjà. Irène s'y enfonçait au grand galop de sa bête… J'avais mis, moi-même, ma jument au galop, épouvanté pour elle du train dont nous allions dans ce sentier, étroit et sinueux, à travers des troncs d'arbres si rapprochés… Tout à coup je pousse un cri. Je venais de voir Mlle Miomandre plier en arrière, et glisser de sa selle, tandis que le «cob» rouan, à qui elle avait sans doute, en tombant, donné sur la bouche un à-coup violent, bondissait de côté. Il s'arrêta net, d'ailleurs, et attendit, les naseaux frémissants, la tête droite, comme s'il eût compris le danger de sa maîtresse. Je sautai à terre, en poussant de grands cris pour que le frère arrivât au plus tôt vers Irène. L'accident, qui l'avait jetée à bas de son cheval, aurait pu être mortel. Il avait été rendu inoffensif par un de ces très petits hasards d'où notre vie dépend dans ces secondes-là. Elle avait donné de la tête, dans ce galop fou, contre une branche d'un des pins, tendue à travers la route, juste à la hauteur du rebord de son chapeau, qui avait ainsi amorti le choc. Elle était toute décoiffée, un peu pâle du saisissement de sa chute. Mais, à mes cris, elle avait retrouvé l'énergie de se redresser. Quand j'arrivai auprès d'elle, je la vis qui, déjà assise, essayait de me sourire, et comme, moi-même, la terreur que j'avais ressentie de sa chute et la joie de constater qu'elle n'avait rien, me bouleversaient, je dus m'appuyer à un tronc d'arbre. Je me sentais m'évanouir, et elle me dit:

 

– «Vous voyez bien qu'il faut que vous vous en alliez… pour vous aussi!..»

Elle n'attendit pas ma réponse. Elle s'était levée et élancée au-devant de son frère, appelé par mes cris, et qui nous rejoignait, effrayé, aux grandes allures du paisible Fauteuil. En ce moment, ce petit tableau est aussi réel pour moi que cette forêt et que ce ciel… Le cob rouan était là, près de cet arbre, qui arrachait maintenant des pointes de branches et les mangeait en verdissant son mors, son filet et sa gourmette avec délice. Le soleil dorait les cheveux d'Irène, qui courait en relevant son amazone, avec une élégance svelte de jeune page. Son grand dadais de frère l'écoutait, en poussant des exclamations de surprise, penché sur l'encolure de son cheval gris… Une heure après nous étions revenus à Hyères, et j'avais pris congé d'Irène à la porte de sa villa, en lui disant un «Adieu, Mademoiselle,» auquel elle avait répondu un «Adieu» jeté de nouveau d'une voix bien étouffée… Je me rappelle être resté chez moi, après cet adieu, plusieurs heures seul, en proie à une tempête d'émotions contradictoires, qui se termina sur une volonté de départ immédiat, comme elle me l'avait demandé. La certitude s'imposait à moi qu'Irène avait trop raison. Nous étions sur un chemin sans issue. La disputer à son cousin, essayer de transformer l'intérêt qu'elle me portait déjà en un sentiment plus tendre, je pouvais l'essayer. Y réussirais-je? Et ensuite?.. Je n'étais plus très jeune. La prendre à sa famille, à son milieu, à ses habitudes, c'était m'engager à lui remplacer ce que je lui ferais perdre. La fantaisie tendre qu'elle avait émue en moi était-elle assez profonde pour tourner à un dévouement absolu, celui que supposait un tel mariage, où je devrais être tout pour elle. J'avais vécu, beaucoup vécu. Je savais que d'un être humain, d'une femme surtout, il ne faut pas attendre des impressions toujours exquises. Je venais d'en éprouver par cette jeune fille de si complètes, de si rares, tandis qu'elle me parlait et que je la sentais à la fois si prise et si révoltée, si vibrante de cette dualité sentimentale dont elle s'effrayait, qu'elle n'acceptait pas, qu'elle subissait cependant. Qui sait? Du fiancé ou de moi, si nous entrions en lutte ouverte, maintenant, peut-être le fiancé l'emporterait-il? Peut-être, s'étant ressaisie, m'en voudrait-elle du trouble qu'elle m'avait montré, et arriverait-elle à ne plus nourrir pour moi que de l'antipathie, à ne plus me regarder qu'avec des yeux où je verrais luire une autre âme?.. Et je suis parti le soir même, et je ne l'ai jamais revue!.. Vous savez le reste, par ce qu'a raconté le cocher. De tous les fantômes qui hantent ma mémoire, aujourd'hui que je suis de l'autre côté de ma vie, il n'en est pas auquel j'aime davantage à me caresser le cœur. Ce n'est qu'une ébauche d'amour, les quelques lignes d'un dessin, jetées presque au hasard… – et c'est la perle du musée!.. Je vous le répète. Vous vieillirez, et vous saurez cela, nos meilleurs bonheurs ne sont pas ceux que nous avons réalisés. Ce sont ceux que nous avons rêvés… Alors, vous comprendrez pourquoi ce pauvre cheval, retrouvé ainsi, m'a donné l'impression d'une ironie trop dure…»