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La Chèvre d'Or

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VI
DANS LE VALLON

Patron Ruf m'a dit: «Le vallon passe juste sous le village; en le remontant tout droit, au bout de deux petites heures, vous serez rendu au Puget.»

Un berger de quinze ans qui, laissant son chien faire la garde, s'amusait à tailler en figurines les nodosités baroques d'un bâton de caroubier, confirme ces renseignements.

Le voyage est charmant d'abord dans ce lit de torrent qui, au lieu d'eau, roule sous la brise venue de la mer ses grandes fleurs et ses herbes grises.

Par malheur, ni patron Ruf, ni le berger, ne m'ont averti d'un point important. C'est qu'un peu plus haut, l'orage, mauvais ingénieur, a laissé en route les trois quarts au moins des cailloux roulés et des rochers que son flot boueux devait charrier à la grève. De sorte que, maintenant, ma marche vers le Puget-Maure n'est plus qu'une série de périlleuses escalades à travers des cascades sèches, amas de pierrailles et de blocs traîtreusement polis que rend plus glissants encore un tapis d'aiguilles de pins.

Combien durèrent les deux heures? je l'ignore! le temps passe vite lorsqu'on fait ce ridicule métier de s'accrocher, sans repos ni trêve, des pieds, aux aspérités de la pierre, des mains, à quelque touffe de ciste, de lentisque, à quelque branche de figuier sauvage, dont les feuilles froissées m'entêtaient de leur forte odeur.

Toujours est-il que le soleil, violent encore, baissait déjà quand à un détour le Puget-Maure m'apparut. Il me semblait tout près, à portée de la main, derrière ce dernier promontoire. Mais le promontoire franchi, un autre aussitôt se dressait, puis disparaissait, laissant voir ce fantastique petit village que je m'imaginais toujours être sur le point d'atteindre, et qui, à chaque fois, s'éloignait.

Le paysage avait changé. Je m'en aperçus seulement à l'heure où, à bout d'énergie, je m'étendis, le dos dans l'herbe, sous un bloc.

Ce n'étaient plus les blancheurs calcaires des falaises au bord du golfe; mais – comme si un antique volcan eût déversé là ses coulées – deux hautes murailles porphyriques dont les innombrables paillettes s'allumaient aux reflets rouges du couchant. Sur ce terrain de feu où les rayons se concentraient: une végétation africaine, de grands aloès, des cactus, et, çà et là, martyr écorché, le tronc saignant d'un chêne-liège. La chaleur devenue intense, à la tombée du jour, faisait partout craquer les écorces, pleurer les résines, et se mourir dans un crescendo exaspéré l'aride chanson des cigales.

Il faut croire que je m'endormis.

Je m'endormis, et fis tout de suite un rêve étrange, longtemps continué, pendant lequel il me sembla vivre des années et des années.

En quête de trésors cachés, je parcourais des pays inconnus, des royaumes chimériques; mais toujours le rêve me ramenait dans une vallée fermée, aux parois couleur de braise, incrustés d'escarboucles, où, souffrant d'une soif ardente, je poursuivais la Chèvre d'Or.

J'étais même sur le point de la saisir, j'apercevais distinctement, à deux pas de moi, entre deux buissons, ses yeux malicieux, ses cornes et son front têtu…

Mais un chevrotement rapproché, un léger tintement de clochettes me réveillèrent. J'ouvris les yeux et crus d'abord qu'une hallucination prolongeait mon rêve.

Non! Quoique s'assombrissant de minute en minute sous le crépuscule survenu pendant ce long sommeil, je reconnaissais le paysage admiré tantôt dans sa splendeur ensoleillée; et c'était bien une vraie chèvre, une chèvre en chair et en os qui, à la cime d'une roche aiguë, les quatre pieds joints, me regardait. Ses cornes luisaient, ses sabots luisaient, sa toison avait des tons fauves.

J'avançai doucement, ma familiarité l'offensa. Elle fit un bond, disparut un instant, puis reparut sur une autre roche.

A la place qu'elle quittait, où ses sabots avaient posé, la pierre rouge semblait frottée d'or. Et je me disais:

«Voilà qui semble donner tort aux railleries de patron Ruf! Si j'avais cependant, pour mes débuts dans ce pays, rencontré la Chèvre d'Or de la légende?»

Cependant, l'espiègle chèvre jaune, tout comme eût fait la Chèvre fée, semblait m'attendre, me provoquer.

J'avançai encore; elle repartit, cornes en avant cette fois, dans un épais fourré de lentisques où, d'abord, elle s'empêtra. Je la tenais déjà, je caressais son poil rude et roux, quand d'un simple effort, rompant l'obstacle des branchages, elle retomba, bondissante et libre, de l'autre côté.

Quelque chose tinta, sa clochette sans doute qui s'était détachée. Car je trouvai, sous le buisson, une de ces clavettes en forme de demi-croissant dont les bergers se servent pour boucler le collier de bois que les chèvres portent au cou. Je cherchai vainement la clochette. Plus lourde, elle avait dû rebondir et rouler dans un creux, où, parmi les pierres, riait un peu d'eau.

La chèvre était loin, elle courait. Piqué au jeu, intéressé par le mystère, je me mis à courir aussi, sans trop buter pourtant: maintenant nous suivions une manière de chemin! Et j'étais déjà tout près d'elle, quand, sous la lune se levant, d'un dernier saut, comme par miracle, je la vis soudain disparaître dans la masse même du roc qui semblait barrer le vallon.

En même temps, au-dessus de moi, à cinquante pieds, j'entendis un bruit de voix, un son d'angelus; et, levant la tête, je m'aperçus, au déchiquetage des toits sur le ciel, à la silhouette des gens causant accoudés en haut d'une terrasse, que ce que j'avais pris pour un roc, était probablement un village.

– «Holà! criai-je, est-ce ici le Puget?

– Ici même, vous n'avez qu'à suivre le sentier, monter l'escalier et passer la porte.»

Je suivis un étroit sentier que continuaient, mauvais aux pieds, des degrés taillés dans la pierre. Je passai sous un portail bas, veuf de ses battants, mais encore surmonté de vagues armoiries. Une vieille femme m'indiqua l'auberge.

Et, malgré les sinistres prédictions de patron Ruf, je pus, après un souper que l'appétit me fit trouver délicieux, dormir dans un lit blanc dressé au beau milieu d'une chambrette plus blanche encore, dont les ogives bizarres, jusqu'au moment où la fatigue ferma mes paupières, m'avaient donné l'illusion d'un accueillant et rustique Alhambra.

VII
LA CHÈVRE D'OR

J'avais oublié la chèvre. Ganteaume, au matin, me la rappelle.

Arrivés tard avec Arlatan, il a couché, Tardive aussitôt repartie, chez cet ancien capitaine dont patron Ruf hier me parlait.

Ganteaume m'apporte ma valise.

En la posant sur la table, il découvre un fragment de rocher rouge, brillant de paillettes, ramassé par moi machinalement à l'endroit où la chèvre m'était apparue. Il s'extasie, il me demande si toutes ces paillettes sont du vrai or.

La clavette aussi l'intéresse. Généralement les clavettes sont en buis taillé au couteau, et Ganteaume me fait remarquer que celle-ci est en ivoire.

Puis il me quitte pour aller chercher mes livres. Demeuré seul, je réfléchis.

Bien avant les récits de patron Ruf, je la connaissais sa légende, et dans tous les coins de Provence j'avais rencontré la Chèvre d'Or.

Aux Baux, pendant les nuits de lune, à travers les palais abandonnés, le long des abîmes; non loin d'Arles, à Cordes, autour du mystérieux souterrain taillé dans le roc, en forme d'épée; et près de Vallauris, du val d'or, sur ce plateau semé d'étranges ruines, qu'on appelle également Cordes ou Cordoue, et d'où la vue s'étend si belle, par delà les bois d'orangers qui font ceinture au golfe Juan, jusqu'aux îles de Lérins: Sainte-Marguerite, Saint-Honorat, blanches au milieu de la mer.

Partout la légende se rattachait aux souvenirs de l'occupation sarrasine; partout il s'agissait de cette chèvre à la toison d'or, habitant une grotte pleine d'incalculables richesses, et menant à la mort l'homme assez audacieux pour essayer de la suivre ou de s'emparer d'elle.

Ainsi ma demi-hallucination s'explique de la façon la plus naturelle du monde.

La chaleur était accablante sous les pins; et, la tête encore lourde des bavardages de patron Ruf, il n'est pas étonnant que, m'étant endormi, j'aie rêvé trésors et qu'au réveil j'aie un instant pris pour la Chèvre d'Or la première chèvre venue.

Les chèvres rousses ne sont pas rares. A Naples, je me souviens d'en avoir vu tout un troupeau au pied du tombeau de Virgile.

Si les sabots de ma chèvre luisaient avec des reflets de diamant, c'est que, sans doute, elle les avait polis à galoper dans l'herbe sèche et les pierrailles. Si ses cornes luisaient aussi, c'est qu'elle aimait fourrager, tête en avant, au milieu du feuillage dur des myrtes et des lentisques. Quant aux traces laissées par ses sabots, j'étais assez géologue pour constater, au seul examen du peu précieux caillou admiré de Ganteaume, qu'il s'agissait simplement d'un fragment de porphyre rouge où s'incrustaient des grains de mica.

La clavette pourtant m'intriguait. Je la montrai à l'aubergiste.

– «Ceci, me dit-il, en prenant un air grave, est une clavette de sonnaille; mais bien qu'ayant, dans le temps, gardé les troupeaux, je n'en vis jamais de pareille. D'abord, si je ne me trompe, on la croirait en fin ivoire. Et puis remarquez ces dessins: les bergers d'aujourd'hui ne savent plus travailler ainsi. Ça m'a l'air vieux comme les chemins. L'homme qui fit la clavette doit être mort depuis longtemps, et aussi la bête qui la portait au cou.»

Je jugeai inutile de détromper l'hôtelier en lui racontant que la chèvre qui avait perdu la clavette se trouvait vivante, et bien vivante.

– «Que la clavette soit ou non ancienne, un morceau d'ivoire aura toujours pu tomber par hasard entre les mains d'un pâtre qui se serait amusé à le sculpter.»

Il n'en est pas moins vrai que si le pâtre en question, un pâtre quelconque, ou Ganteaume, en faisant la même trouvaille, avait vu, comme moi, fuir dans les braises du couchant une chèvre aux poils rutilants et fauves, si comme moi il avait remarqué, sur les pierres que ses sabots effleuraient, des taches d'un éclat métallique, aucun raisonnement ne l'eût empêché de croire que réellement la Chèvre d'Or lui était apparue.

 

J'aurais voulu être ce pâtre.

Je serais retourné au vallon chaque soir, ému de terreur et d'espérance, pour la guetter, pour la traquer, malgré périls et précipices, par les lieux sauvages qu'elle hante, jusqu'au trésor, jusqu'à la grotte. Et cette naïve illusion aurait, du moins pendant quelques heures, quelques mois, illuminé ma vie.

VIII
AU BACCHUS NAVIGATEUR

Ganteaume ne revenant pas, je pris le parti de visiter le village.

Vrai nid à pirates, ce Puget, haut perché sur son roc d'où l'on voit la mer au lointain à travers les lances aiguës des végétations barbaresques.

Pas de remparts: les maisons en tenaient lieu, s'alignant au ras de l'abîme et percées de rares et étroites fenêtres qui pouvaient, au besoin, servir de meurtrières.

J'ai voulu faire tout le tour, descendre au vallon parcouru hier; j'ai reconnu la vieille porte par laquelle j'étais entré.

Au dedans, des ruelles en escalier, de longs couverts sombres et frais, puis, avec la fontaine et le lavoir, une placette entourée d'arcades blanches. Beaucoup de maisons vides, ouvertes à tous les vents. L'herbe y croît, la marjolaine y embaume dans les débris des plafonds effondrés; et c'est, entre les fenêtres sans volets ni vitres, les toits dont les trous laissent voir le bleu du ciel, un chassé-croisé d'hirondelles.

Si je m'aventurais dans ce dédale? j'essaye, attiré par le pittoresque, mais je dois bientôt battre en retraite.

Hommes et femmes, assis sur les seuils, me regardent, oh! sans malveillance, mais avec un étonnement marqué. Voilà bien les demi-sauvages que m'avait annoncés patron Ruf. Ils me saluent pourtant lorsque je les salue. Mais la rue leur appartient et je me sens intrus chez eux. Vite, retournons à la placette!

Ganteaume était là. Il me cherchait. «Depuis plus de deux heures!» ajoute-t-il en bon Méridional amplificateur qu'il est déjà.

Quelqu'un me demande, paraît-il, M. Honnorat Gazan, le capitaine ami de patron Ruf.

Tardive lui a parlé de moi, et il a tenu à me faire le premier sa visite.

Je gagne donc l'auberge, et gravis, toujours précédé de Ganteaume, son beau perron en pierre froide, à qui les chaussures paysannes et les glissades des gamins ont donne le poli du marbre vert, après avoir admiré, détail qui m'échappa ce matin, l'étonnante enseigne: —Au Bacchus navigateur, – représentant un enfant joufflu, coiffé de raisins, à cheval sur un tonneau qu'assiègent les flots en furie.

En effet, M. Honnorat m'attendait, tranquillement d'ailleurs, auprès d'une bouteille de muscat, dans la grande salle du Bacchus aussi obscure qu'un café arabe, les volets en étant fermés par crainte du soleil et des mouches.

On se serre la main à tâtons; mais les yeux peu à peu s'habituent au demi-jour, et la connaissance, grâce au muscat, se trouve, au bout d'un moment, faite et parfaite.

M. Honnorat, Gazan Honnorat, est justement le maire du Puget. En cette qualité, il a la garde des archives, c'est-à-dire qu'il détient la clef d'un vieux coffre relégué dans un galetas.

– «Si vous n'avez peur ni de la poussière ni des rats, votre visite arrive à point. En fouillant dans nos paperasses vous leur rendrez un vrai service. Saladine, ma gouvernante, vieillit et les néglige. Elles doivent avoir grand besoin d'être époussetées.»

Au fond, M. Honnorat est plus savant qu'il ne voudrait le paraître. Comme j'expose mes projets, il m'avoue avoir lui-même, dans le temps, entrepris, puis abandonné un travail analogue à celui que je rêve: la monographie du Puget-Maure, ainsi nommé, m'assure-t-il, parce que grâce à une situation naturellement fortifiée, des Sarrasins s'y maintinrent même après la suprême défaite et la destruction du Fraxinet.

– «C'est fort curieux, et vous auriez dû…

– Oui! j'aurais dû continuer. Mais que voulez-vous? Les Provençaux, ceux d'ici en particulier, sont tous les mêmes. Jusqu'à cinquante ans, de la poudre! et puis la paresse vous gagne, on engraisse et on devient Turc.»

M. Honnorat me donne des détails.

Trop éloignés de la mer pour fuir, les habitants du Puget-Maure avaient dû se faire respecter. Assez tard, vers le xve siècle, ils s'étaient convertis tant bien que mal et mêlés aux gens du voisinage. Mais la race subsistait ainsi que certaines coutumes caractéristiques. M. Honnorat citait des familles: les Quitran, les Goiran, les Roustan, les Autran. – «Tous ces noms en an, disait-il, sentent leur origine arabe. Nous en tenons aussi, nous autres les Gazan; et, si vous avez de bons yeux, vous pourrez distinguer, sur notre porte, un restant d'écusson de tournure assez maugrabine.»

Je n'ai pas eu le temps de vérifier la valeur des théories ethnographiques et linguistiques du brave M. Honnorat.

En tout cas, ces maigres et bruns paysans, d'une distinction si sauvage sous leurs habits de laine couleur de la bête, représenteraient aisément des pirates fort convenables. Et M. Honnorat lui-même, avec son grand nez, son air calme et digne, les sentences fatalistes qui, lorsqu'il retire sa pipe pour parler, roulent le long de sa forte barbe, plus rare près des oreilles et autour des lèvres, me fait par moment tout l'effet d'un vieux serviteur du Prophète.

Mais le muscat est terminé, M. Honnorat, à toute force, veut me montrer son château, me présenter sa fille. Il est veuf, paraît-il, et possède une fille charmante. Nous voilà donc nous dirigeant vers le château planté au coin de la placette, château qui ressemblerait à toutes les maisons sans un assez beau portail d'aspect féodal et rustique et sans une tour à terrasse, jadis forteresse, aujourd'hui colombier, dont les murs, revêtus sur trois faces, par le soleil, d'une croûte couleur de brioche, s'effritent rongés par l'air salin du côté qui regarde la mer.

IX
LES PAPILLONS BLANCS

– «Norette! Norette!» criait, de son creux d'ancien caboteur, M. Honnorat debout au pied de la tour. – «Norette!..» Mais Norette ne répondait point.

– «Ah! vous pouvez bien l'appeler jusqu'à demain, interrompit une voix irritée, mademoiselle a quitté le four, me laissant seule, avec tout le souci, aussitôt la fougasse faite. Maintenant Mademoiselle est sous les toits, à son grainage; et quand Mademoiselle est à son grainage, le Père Éternel pourrait tonner qu'elle ne se dérangerait pas.»

La personne qui, sans qu'on l'en priât, se mêlait ainsi à la conversation, suivant le patriarcal usage de Provence, était une grande femme maigre et sèche en qui tout de suite et même avant que M. Honnorat ne lui eût dit: «Posez donc nos pains pour vous fâcher plus à l'aise, Saladine!» j'avais deviné, aussi dévouée que tyrannique, la gouvernante du château des Gazan.

Sur sa tête, classiquement couronnée du petit coussin rond des cariatides, elle portait en équilibre une large planche couverte de pains fumants et tenait sous le bras, dans une serviette, un de ces gâteaux minces, faits avec la pâte du pain que les ménagères étalent, le picotant du bout des doigts et l'arrosant d'huile, devant la gueule ouverte du four.

– «Voilà! soupirait M. Honnorat, voilà ce qu'il nous aurait fallu pour faire passer le muscat. On y pensera une autre fois; goûtons-y tout de même en attendant.»

Je rompis un angle et déclarai, sans avoir besoin de mentir, la fougasse délicieuse. M. Honnorat, lui, ne se prononçait pas:

– «On y a peut-être épargné l'huile?..» Mot imprudent qui aussitôt redéchaîna les fureurs de Saladine.

– «Épargné l'huile? si vous pouvez dire! La bouteille entière y a passé, une bouteille d'huile vierge dont chaque goutte vaut son pesant d'or. Seulement nous avons trouvé là cinq ou six femmes qui cuisaient, et Mlle Norette, comme toujours, a voulu arroser leur fougasse. C'est un gaspillage, un massacre. Ah! quand la pauvre Madame Gazan vivait!..»

M. Honnorat m'avait pris par le bras:

– «Je connais Saladine. Elle en a encore pour une bonne petite heure à tempêter: sauvons-nous sous les toits, vous verrez grainer, c'est intéressant.»

Un escalier noir, un palier noir; puis une porte qui s'ouvre, et, dans le carré clair de la porte, un fourmillement d'argent et d'or.

– «Mademoiselle Gazan… l'ami de patron Ruf…»

Instinctivement, je salue; et, la première surprise des yeux passée, je regarde autour de moi et me rends compte.

Nous sommes au grenier, un grenier où de toutes parts le soleil entre comme chez lui.

L'or, c'est des chapelets de cocons suspendus à des barres transversales et si serrés qu'ils forment tenture; l'argent, des papillons blancs accrochés le long des cocons.

Prudemment, baissant la tête pour ne rien heurter, nous pénétrons dans le sanctuaire à la suite de Mlle Norette et de Ganteaume qui, depuis hier, s'est constitué son page.

M. Honnorat me raconte que Mlle Norette, la soie étant à vil prix et la graine au contraire se vendant très cher, a eu l'idée de faire exclusivement du grainage. Elle y réussit, paraît-il. L'argent qu'elle gagne est pour elle. De tout temps, dans les familles de bonne bourgeoisie, l'élevage du ver à soie a été considéré comme occupation noble à laquelle on peut se livrer sans déchoir. La graine du Puget-Maure est recherchée, car on ne fabrique pas de bonne graine partout. C'est un travail d'attention et de conscience. Il faut trier les cocons avec grand soin; il faut examiner au microscope, suivant la méthode Pasteur, les papillons douteux ou malades…

Et le voilà qui m'explique tout en détail: les cocons de choix mis en chapelets, en filanes, délicatement, l'aiguille dans la bourre, sans qu'elle offense le cocon; les papillons qui sortent, mâles et femelles, la femelle immobile, attendant, le mâle frissonnant du corps et des ailes; comme quoi les uns s'accouplent d'eux-mêmes, comme quoi il faut marier les autres et après cela les démarier, noyant les mâles inutiles désormais, tandis que les femelles, sur un cadre garni de toile, pondent leurs œufs, la graine! pareils à un semis serré de petites perles incolores d'abord, puis jaune paille, puis violettes, puis gris de plomb. D'autres ont des procédés compliqués, des sacs en mousseline, des casiers où chaque cocon est isolé. Lui s'en tient aux procédés simples…

Mais je ne l'écoute que vaguement.

Je regarde Mlle Norette, brune, frêle, presque une enfant, sauf la précocité orientale du corsage, Mlle Norette qui s'est remise au travail, et, souriante, sans penser à mal, avec une ingénue chasteté, une cruauté ingénue, de ses fins doigts ambrés, marie et démarie les papillons femelles dont visiblement le cœur s'ouvre, les mâles tout vibrants d'une palpitation de désir.