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La Chèvre d'Or

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XLVII
EN ROUTE POUR LA CALANQUE

Un matin, arrive M. Honnorat, joyeux, bruyant, en équipage de pêche.

– «Allons, debout, tout est fini! le médecin autorise une sortie. La lune nouvelle a fait son apparition cette nuit, et les châtaignes de mer doivent être pleines.»

Tout convalescent est sensible à la gourmandise. Ce mot de châtaignes de mer éveilla soudain je ne sais quelles gastronomiques nostalgies endormies au fond de mon être.

Depuis six mois au moins, M. Honnorat me la promettait cette pêche, et bien des fois, levés avant le soleil, nous étions descendus vers la Calanque, dans l'espérance d'un temps favorable.

Mais, chaque fois, une malicieuse petite brise, frisant la surface de l'eau, nous avait obligés à renvoyer la partie. Pour le genre de pêche que nous voulions faire, il faut absolument un calme plat.

Ce matin-là, tout s'annonçait à souhait: pas un souffle dans l'air, et, là-bas, sur la mer, pas une ride.

– «Il s'agirait donc de traquer l'oursin?

– Précisément! Dans un quart d'heure, nous partons tous, le gros de l'équipage à pied, vous, pour ne pas vous fatiguer, sur Saladin que Galfar prête. Nous devrions être rendus déjà aux Aygues-Sèches, où nous attend une surprise. On pêchera jusqu'à ce que la chaleur arrive et l'on fera la bouillabaisse sous les pins.»

J'accepte de grand cœur. Norette s'obstine à me fuir quand je veux lui parler; chemin faisant, je trouverai bien l'occasion de m'expliquer avec Norette.

Pendant toute la longue descente, Norette, qui marchait à côté de ma monture, n'a pas même daigné m'adresser la parole. Elle s'entretenait avec son père, indifférente, d'un procès qui les appelle à Arles et, sans doute, nécessitera un long séjour. Peut-être même, par suite d'intérêts nouveaux, leur faudra-t-il quitter, à tout jamais, le Puget-Maure. Et moi, alors, que deviendrai-je?

Mais Norette ne me voit pas.

Norette s'inquiète peu de mes peines.

Elle est bonne, pourtant; le sort de Misé Jano l'inquiète.

– «Bah! lui dit M. Honnorat, nous en ferons cadeau à Peu-Parle; ce maniaque aime les bêtes, Misé Jano ne peut qu'être heureuse avec lui.»

Et Mlle Norette approuve tout en caressant de la main, sa main brune et souple que j'ai pressée, le poil bourru de Saladin.

Comme cela ressemble peu à l'aurore de notre amour, à nos courses dans la montagne, quand j'étais jaloux de Ganteaume et que Misé Jano nous suivait!

La surprise, c'est patron Ruf avec Tardive qui, avertis par cet excellent M. Honnorat, nous attendent dans la grande barque.

– «Eh quoi, patron Ruf? Quoi, Tardive?..»

Embrassades! Ganteaume exulte, et M. Honnorat, qui savait tout, feint de s'étonner le plus fort.

Moi seul ne puis être joyeux et continue à faire grise mine. Heureusement, pour m'excuser, j'ai le prétexte de ma maladie.

XLVIII
PÊCHE A L'OURSIN

Cependant patron Ruf s'impatientait.

– «A la fin, t'avanceras-tu, méchant mousse, voilà deux heures qu'on t'espère?»

Je crus d'abord qu'il s'adressait à Ganteaume. Mais aussitôt patron Ruf ajouta:

– «Le Tonnerre de Dieu me cure, on ne fera jamais rien de cet animal!»

Je m'étonnai que le brave patron Ruf, si réfléchi, de si bonnes manières, parlât ainsi, surtout à son fils. Mais je m'aperçus qu'il riait en dessous, malgré qu'il fît la grosse voix, et compris que sa colère était feinte.

Un homme à barbe grise sortit des tamaris. Il tenait de chaque main une dourgue vernissée qu'il venait de remplir à la source, et, quoique vêtu en simple matelot, il portait la rosette rouge à la boutonnière.

– «C'est vous, colonel! s'écria M. Honnorat. Quel bon vent, quel heureux hasard?..»

Mais patron Ruf ne donna pas au colonel le temps de répondre.

– «Allons, mousse, passe-moi la dourgue, et plus vite que ça, la langue me pèle!»

Le mousse de cinquante ans passés, officier de la légion d'honneur, passa la dourgue. Patron Ruf avait l'air de s'amuser beaucoup. Il fit semblant de se calmer après avoir bu un coup d'eau fraîche, et le mousse colonel put nous donner des explications.

Ils étaient comme cela, dans Antibes, une douzaine de vieux officiers en retraite qui subissaient la même destinée que lui.

Pris de la folie de la mer, passant les trois quarts de leur vie sur l'eau, ces terriens, pour échapper aux tyrannies d'un règlement qui n'est pas doux à l'endroit des marins amateurs, et se soustraire, une fois pour toutes, aux vexations et aux amendes du terrible commissaire du port, avaient résolu de prendre le brevet de patrons pêcheurs.

Mais, avant d'être patron, il faut, selon l'ordonnance de Colbert, toujours en vigueur sur nos côtes, avoir fait son stage de mousse.

Et ils faisaient leur stage de mousse avec sérieux, les braves gens, chez des patrons amis qui voulaient bien d'eux. Les patrons, naturellement, les traitaient en mousses.

– «Pour ma part, disait philosophiquement le colonel, je n'ai pas encore trop à me plaindre. Patron Ruf crie, mais il est bon homme. J'en sais qui sont tombés plus mal.»

A ce moment patron Ruf se remit à tempêter:

– «La fiole d'huile, les paniers, les rames.

– A vos ordres, voilà! Le patron se fâche, embarquons.»

J'étais un peu surpris de ne pas voir le moindre filet dans le bateau.

– «Avec quoi diantre pêche-t-on les oursins?

– Patience! nous trouverons, dans les canniers de Vau-Méjane, plus d'engins qu'il ne nous en faut.

En effet, comme nous longions Vau-Méjane, le colonel, tout à ses devoirs de mousse et bien qu'un peu humilié par la présence de Norette, prit terre bravement et coupa, dans une haie de roseaux échevelés et frémissants, plusieurs cannes de belle longueur.

Puis, s'étant rembarqué, il dépouilla les cannes de leurs feuilles, il les fendit en quatre par un bout, il introduisit dans ce bout, pour tenir les quatre sections écartées, un caillou rond ramassé exprès sur la plage; il tailla, ficela, cira, et se trouva avoir fabriqué, de la sorte, des ustensiles assez pareils aux cueilloirs à fruits dont se servent les jardiniers.

Le mieux réussi fut pour Norette.

Pendant cette importante opération, patron Ruf, aidé de Ganteaume et employant tantôt la voile, tantôt la rame, nous avait doucement conduits à l'endroit désiré.

Sur un fond de roches et d'algue, à travers l'eau d'un vert lumineux, on voyait se promener les oursins, lentement, un peu de côté, à l'aide de leurs piquants mobiles, en sorte qu'on eût dit de gros marrons vivants hérissés dans leur coque.

Il ne nous restait plus qu'à les cueillir, ce qui, au premier abord, paraît simple.

Vous plongez le roseau dans l'eau, vous visez l'animal: maintenant, foncez, ramenez… Eh! mais pas déjà si facile que cela! M. Honnorat, Ganteaume et Norette ont la main à cet exercice et manquent rarement leur coup. Le colonel et moi nous le manquons à chaque fois. C'est le diable que de diriger sous l'eau, à près de deux brasses, un roseau que la réfraction vous fait paraître cassé en deux.

Je m'aveugle, couché sur le ventre, à scruter ces claires profondeurs, scintillantes, pénétrées de soleil, où roulent des émeraudes fondues.

Victoire! fourrageant à tort et à travers, enfin mon roseau remonte avec un oursin au bout. Un oursin bleu, hélas! Au lieu d'être couleur d'acajou, le mien, à chacune de ses pointes, lesquelles ne piquent pas, porte une perle de turquoise du ton le plus délicat.

Très joli à voir l'oursin bleu, mais d'un goût positivement détestable.

Tous me raillent pour ce bel exploit, et Norette plus que les autres. Mais patron Ruf prend pitié de moi; il me relève de mes fonctions de pêcheur et me confie la fiole à huile.

La brise s'est levée, la mer commence à rire, et l'on voit trouble au fond de l'eau. Avec une barbe de plume, suivant l'immémorial usage que les Provençaux tiennent des Grecs, j'asperge de quelques gouttes d'huile les vagues autour de la barque. L'huile s'étale, les vagues s'effacent, et la mer, au milieu des flots remués, redevient, sur un espace de quelques pieds, unie comme une glace légèrement irisée.

Des oursins, et puis des oursins! Les douzaines succèdent aux douzaines. Enfin patron Ruf dépose sa lance, allume une pipe et déclare qu'en voilà de reste et qu'il se fait temps de déjeuner.

Neuf heures, le soleil est déjà haut. On débarque, on s'installe à l'ombre sous une roche grise et lavée que parsèment des aiguilles de pin.

Là-bas, au loin, par delà le golfe, la côte arrondit sa noble ligne entre la mer d'azur et les Alpes violettes dentelées de neige. Paresseuse, la mer soupire. Les pins répondent à la mer.

Alors, oubliant les oursins, regardant Mlle Norette toujours impassible et hautaine, je me mets à envier le colonel. Il ne songe point aux amours; un encouragement de patron Ruf est plus doux à son cœur que tous les sourires de Norette; et je voudrais, comme lui, être mousse, oui! bon vieux mousse à barbe grise avec l'ami Ruf pour patron.

XLIX
LE SACRIFICE

Un cent d'oursins, dégustés au bord de la mer, ne comptent guère que comme apéritif. Il s'agirait maintenant de pêcher dans les anfractuosités du rivage le pey San-Péiré, la rascasse et autres savoureux poissons de roche, indispensables éléments de la bouillabaisse projetée que nous mangerons au dîner, c'est-à-dire vers midi. Car ici on dîne à midi, chaque peuple ayant ses usages.

Patron Ruf me passe une ligne, une poignée de mourédus, et me voilà essayant des expériences d'équilibre au grand soleil sur les avancements escarpés, les arêtes coupantes et blanches de la rive.

Mais j'avais trop présumé de mes forces. La danse des rayons dans l'eau, mon attention à regarder, m'ont brouillé les yeux et troublé la tête. L'odeur mêlée des pins résineux et de l'algue, cet air du large que je respire avec délices, achèvent encore de me griser. J'éprouve un besoin de dormir, un irrésistible besoin d'immobilité et de bien-être; et, ma ligne cédée au colonel, c'est en chancelant comme un homme ivre que je vais m'étendre au fond de la barque amarrée en un creux de falaise.

 

La barque se balance au clapotis du flot et gémit. Sur ma tête, cachant le soleil, surplombe une voûte humide, incrustée de sel, où des cailloux luisent, où vivent des patelles, où, sur l'immobile ligne d'étiage, des mousses aux senteurs amères et des plantes marines ont poussé.

J'ai fermé les yeux.

N'est-ce point ici, dans ce golfe, au plus profond de l'abîme bleu, que disparut, il y a des siècles, avec ses portiques, ses tours de marbre, la fabuleuse cité, antique souvenir des Atlantes, dont patron Ruf, un jour, me décrivait les splendeurs?

Mais la mer doucement s'écoule sous la barque; et la barque, descendant en même temps qu'elle, me dépose sur un fond de sable d'or, semé de perles.

Et voici Norette, coiffée de corail, en costume de fée Océane, qui me prend par la main, me conduit dans l'immense ville, me montre son palais, ses trésors…

Toujours des rêves, toujours des trésors, et toujours Norette!

Un choc interrompt mon léger sommeil.

La barque a heurté le rocher, quelqu'un a sauté dans la barque.

Je me dresse, je reconnais Norette qui me fuyait depuis huit jours et qui me cherche maintenant.

Ganteaume l'accompagne, il détache l'amarre.

– «Viens, Ganteaume, tu rameras.»

Puis, s'adressant à moi:

– «Nous serons mieux au large, plus seuls, j'ai des choses graves à vous confier.»

Je me sentis rougir, et n'aurais pu dire pourquoi! en écoutant sa voix émue, en subissant le long regard de ses beaux yeux voilés moins de courroux que de tristesse.

Elle ajouta:

– «C'est à propos de la Chèvre d'Or!»

A ces seuls mots, dans une soudaine vision, je devinai enfin les trop justes motifs de son attitude envers moi. Une honte mêlée de remords m'envahit. Je voulais parler et ne trouvais point de paroles.

– «Ne niez rien, n'expliquez rien! Il est des choses irréparables. Plût au ciel que vous fussiez mort du coup de fusil de Galfar! J'en serais peut-être morte aussi; et si la terre noire n'eût pas voulu de moi, je restais du moins votre veuve avec l'éternel deuil au cœur d'un amour auquel j'aurais cru. Mais votre fièvre a rêvé tout haut, trop haut pour mon bonheur, puisque, hélas! je l'ai entendue. De l'or, des diamants, la chèvre, la clochette… Et toute une longue nuit qui me semblait ne devoir plus finir, à votre chevet, sur vos lèvres où j'épiais, heureuse, un souffle de vie, j'ai cueilli, syllabe par syllabe, cette douloureuse et humiliante certitude qu'aimé de moi, le sachant, vous ne m'aimiez pas.»

Elle était belle ainsi et digne de tous les désirs, cette fière enfant, en qui un dépit passionné éveillait la femme.

J'essayai de baiser ses mains, je les mouillai de larmes qui n'étaient point feintes.

Elle me repoussait, secouant la tête doucement, avec une obstination désolée.

– «A quoi bon? puisque je sais, puisque tout est fini, puisque, même disant la vérité, je refuserais de vous croire.»

L'absolu du décret me révolta, et ce sentiment de révolte éveilla en moi quelque courage.

– «Écoutez-moi, Norette, je serai franc! Ce que je vais avouer, je vous l'avouerais à genoux, si ma blessure le permettait et si tant de coques d'oursins ne jonchaient la cale. Oui, une série de hasards étranges, parmi lesquels, en premier lieu, ma trouvaille de la clochette, m'ont fait deviner, oh! sans préméditation de ma part, et votre origine orientale, et le secret par vous possédé du trésor des rois de Majorque. Le trésor, j'y croyais à peine quand je vous connus. Peu à peu, je m'habituai, sans réfléchir, à vous confondre tous les deux, le trésor et vous, dans les mêmes vagues projets de conquête. Pourquoi ne vous l'avoir point dit? Mon silence fut mon seul crime! Crime involontaire que j'expie, puisqu'il me coûte votre amour. Mais s'il est vrai que vos paroles d'aujourd'hui présagent une séparation éternelle, je jure ici, devant Dieu, en présence de Ganteaume, que nul calcul ne guidait mes pas, quand je suivais le torrent pierreux qui me conduisit au Puget-Maure: je jure que, la première fois que je vous vis, prêt à vous aimer déjà, Norette! j'ignorais, certes, l'existence et le nom même de la Chèvre d'Or.»

Il y avait, dans mon plaidoyer, un peu de vérité avec beaucoup de mensonge, mais les faits étaient si lointains et mes sentiments tellement transformés depuis, que mensonge et vérité pouvaient, en conscience, se confondre.

Norette songeait: – «S'il croyait pourtant dire vrai?»

Moi: – «Si pourtant elle feignait de me croire?»

Deux amants sont bien près de s'entendre, quand leurs désirs ont de ces muettes complicités.

Mais Norette ne céda point.

Ganteaume, fort troublé de tous ces discours, avait, en quelques coups de rame, doublé la pointe d'un petit cap dont la masse, aride et blanche près du flot, coiffée de myrtes à sa cime, nous mettait à l'abri des regards.

– «Vous ne vous êtes pas trompé, le trésor existe, continuait Norette. Depuis la défaite et l'embarquement, le secret en resta dans notre famille. Longtemps conservé par tradition, c'est au quatorzième siècle seulement qu'un de nos arrière-grands-pères, maître Michel Gazan, astrologue et médecin de la reine Jeanne, fondit et grava, de peur qu'à la fin ce secret ne se perdît, le fameux talisman figurant une clochette à la mode sarrasine… Prenez-le, prenez, le voici! rouge de votre sang comme quand vous l'avez arraché à Galfar.

«Prenez donc! Pourquoi hésiter? n'aurez-vous pas ainsi tout ce que vous désiriez de Norette?»

Je pris la clochette. Norette pâlit; mais un éclair de joie illumina l'œil mélancolique de Ganteaume. Accepter le trésor, c était renoncer à Norette. Et, moi faisant cela, Ganteaume pouvait espérer.

Je m'étais dressé. La clochette d'argent, reluisante, tremblait un peu entre mon index et mon pouce, et le soleil, les reflets de l'eau, allumaient des turquoises et des diamants aux intailles de l'inscription en arabesque qui courait autour de ses bords.

A ce moment, j'aurais pu la lire; mais une larme, venue je ne sais d'où, troublait ma vue, et c'est ce qui m'en empêcha.

– «Alors, demandai-je à Norette, ceci nous sépare éternellement?

– Éternellement! répondit-elle.

– Rien ici-bas ne vaut l'amour. Pourquoi attrister notre vie de ce qui empêche d'aimer. La mer, sous la barque, est profonde, je n'ai qu'à desserrer les doigts pour que le secret de la Chèvre d'Or s'y ensevelisse pour toujours.

– Vous êtes le maître!» soupira Norette.

Je tins la clochette encore un instant suspendue; puis, me penchant, je desserrai les doigts. Lentement, doucement, comme à regret, la clochette descendit, se balançant, et, blanche étoile qui se meurt, finit par disparaître sous les profondeurs de l'eau transparente. Les trésors du roi de Majorque rejoignaient ceux de patron Ruf.

Du haut du cap, parmi les myrtes, M. Honnorat nous criait:

– «Allons, les enfants, la brise creuse, et Tardive a déjà servi la bouillabaisse!»

Ganteaume, le plus misérable, ayant perdu amour et trésors, mêlait l'averse de ses pleurs aux gouttes rejaillies dont s'emperlaient les rames.

Mais Norette était dans mes bras, et, tout au divin égoïsme de l'amour, nous ne voyions pas les pleurs de Ganteaume.

L
JOURNÉE DE JOIE ET SOIR DE DEUIL

C'est triste et l'âme en mélancolie, que je reprends, me l'étant promis, ces mémoires six mois durant interrompus par le bonheur.

Le bonheur?

Oui, je l'ai connu du jour où j'épousai Norette: un bonheur tranquille, ingénu, que rien n'eût altéré sans le deuil qui, subit, vint ennuager de ses ombres la douce lumière persistante de notre lune de miel.

Le mariage accompli – que de poudre brûla la Bravade, à cette occasion, et que de peaux fraîches écorchées enguirlandèrent le portail de la demeure des Gazan! – un certain calme, après tant d'événements, régnait de nouveau sur le Puget-Maure.

Ganteaume, désillusionné, s'en est retourné à la Petite-Camargue. Un peu d'amour le tient encore, mais la mer le consolera. Il monte nous voir, une fois par semaine, tantôt avec Tardive, tantôt avec patron Ruf, et nous apporte du poisson ou des coquillages. Nous avons, d'ailleurs, le projet d'aller passer tout un printemps dans leur cabanette agrandie, et Norette s'enthousiasme à l'idée de dormir sous le joli plafond de velours vert sombre que fait l'envers d'une toiture en roseaux d'étang longs empanachés.

La maison ici est restée la même, toujours vieille et blanche, avec sa cour si fraîche qu'une treille recouvre, son étroit jardin suspendu que parfument la sauge et le romarin. On n'a seulement pas touché aux pavés du passage d'âne, bien que Galfar, décidément vaincu par ma générosité, ait cédé l'écurie du fond et mis ainsi fin à des dissensions séculaires, avant d'entreprendre un voyage aux Indes, dont M. Honnorat a voulu faire les frais.

Saladin nous appartient. Il habite l'écurie en compagnie de Misé Jano; Saladine, insensiblement, s'accoutume à lui donner le nom de son défunt mari.

J'essaie de me remettre au travail, et le bon abbé Sèbe, comme autrefois, m'emprunte mon fusil quand l'occasion s'en présente.

Du reste, nos chasses archéologiques, nos stations devant des pierres frustes ont cessé d'offusquer les paysans. Personne ne songe plus aux trésors du roi de Majorque, personne, sauf Peu-Parle qui, un instant troublé par ces aventures, retourne maintenant s'asseoir à sa place ordinaire, dessous le rocher de la Chèvre, et, taciturne, tant que le soleil dure, continue son rêve interrompu.

Quant à Norette, que dirai-je? Norette ne ment point aux pronostics contenus dans le panier des trois vieilles femmes. Toujours bonne comme le pain, pure comme le sel, laborieuse comme la quenouille, j'espère que d'ici à peu elle va faire honneur au quatrième souhait.

Elle m'en a dit quelque chose à l'oreille. Patron Ruf sera le parrain.

M. Honnorat ne tient pas en place depuis qu'il a l'espoir de se voir grand-père. Le Turc qui était en lui disparaît. Plus de sieste l'après-midi, plus de ces interminables heures oisives qu'il passait assis, sans penser, en fumant des pipes. Un besoin continu de mouvement, une activité toute juvénile.

– «Soyons vivaces!» répète-t-il. M. Honnorat veut que son petit-fils ait la fortune; et, dans ce très louable dessein, il s'est mis en tête de reconstituer les vignobles du Puget-Maure. D'après lui, le vin autrefois coulait par les ruelles du village comme coule l'eau après qu'il a plu. C'est pour cela que toutes les maisons ont de si vastes caves, avec des cuves briquetées pareilles à des tours, et des tonneaux de pierre taillée, en prévision des années exceptionnelles où les tonneaux de bois ne suffisaient pas. Mais voilà, à force de trop lui demander, l'homme a fini par fatiguer la vigne.

Dire que depuis Noé, nous avons toujours marché par bouture, et que jamais l'idée n'est venue à personne de rajeunir, à l'aide de semis, ces plants je ne sais combien de fois centenaires? Comment veut-on qu'avec une telle hygiène le divin bois tordu ait conservé sa force et puisse, désormais plus mou que l'amadou, résister à la dent vorace des invisibles ennemis qui, de tous côtés, s'abattent sur lui? Aussi l'oïdium, le Milo-Diou, le phylloxéra, que sais-je encore, ont raison de cette proie facile. «Rendons à la vigne des moelles fermes, une dure écorce, rien de tout cela n'y mordra plus!» Théorie d'une simplicité vraiment lumineuse!

M. Honnorat, par patriotisme, répugne à l'emploi des plants d'Amérique, lesquels, d'ailleurs, ne produisent qu'un faux vin. M. Honnorat sèmera des pépins de grappes françaises choisies parmi les meilleurs crus. L'angle du jardin, chaud comme une serre, est déjà tout en plates-bandes. Il faudra peut-être cinq ans, dix ans, avant que ces pépins aient convenablement raciné. Qu'importe? la mère des jours n'est pas morte.

En attendant, pour occuper son impatience, M. Honnorat dirige une escouade de paysans dont la mission est d'arracher avec soin, sans offenser le chevelu, au fond des vallons, sous les taillis, tout pied de labrusque emmêlant, aux branches d'un pin ou d'un chêne, ses flexibles sarments chargés de raisins aux grains menus et rares. «La vigne sauvage est la vraie vigne et vaut tous les Jaquez du monde!»

Après quoi, on repique à grands frais les pieds ainsi conquis sur une lande caillouteuse, inculte immémorialement, et dont M. Honnorat s'est découvert propriétaire.

 

Excellent M. Honnorat.

Je n'ai pu résister à la démangeaison de railler un peu sa méthode.

– «Bah! répondit-il, ce ne sont là que des essais, et pour triompher, je compte avant tout sur les graines.»

Puis me montrant la dégringolade des collines qui descendent de sa vigne future jusqu'à la mer, il ajouta, riant de son rire:

– «En tout cas, mauvais ou bons, si le phylloxéra veut manger mes plants, il faudra, pour grimper si haut, qu'il ait soin de se commander une paire de jambes neuves.»

Un soir, M. Honnorat est rentré ruisselant et transi, ayant voulu, malgré la pluie, une pluie d'automne glacée! rester à surveiller ses planteurs de labrusques.

Il a boudé la soupe, lui d'ordinaire si gai mangeur; il a regagné sa chambre, symptôme grave! sans allumer sa pipe. Le lendemain, M. Honnorat a gardé le lit et Saladine s'est alarmée.

– «Gazan couché, Gazan perdu! répétait-elle en cachant ses larmes, je ne m'y trompe pas: c'est le troisième dans la maison dont j'aurai été la triste habilleuse.»

Hélas! que Saladine avait raison! Au bout d'une semaine, malgré nos soins, M. Honnorat s'est éteint, tranquille, presque sans agonie.

Peu d'instants auparavant, très affaibli, mais en possession de toute sa raison, il me faisait mille recommandations à propos des vignes et plaisantait avec Norette. Il ne se plaignait pas de souffrir, mais rester immobile l'ennuyait.

Il a voulu boire; et, surpris, sans transition aucune, nous nous aperçûmes qu'il délirait. Il croyait être enfant, il parlait de sa mère, et, revivant dans l'éclair d'une vision ses années, il appelait d'anciens amis, partait pour de lointains voyages.

Puis il s'est tu, ma main qu'il serrait s'est glacée.

– «Père! où es-tu?.. Papa…» sanglotait Norette à genoux.

Les Prieurs, des paysans vêtus en moines, sont venus prendre le cercueil et l'ont porté, se relayant, jusqu'à l'église et jusqu'au cimetière. L'abbé Sèbe chantait les prières. Nous suivions avec patron Ruf et Ganteaume accourus dès la triste nouvelle, avec Peu-Parle et tout le village.

Au retour, j'ai retrouvé Norette, en compagnie de Tardive, dans la chambre où se consumaient les trois cierges, et qu'elle n'avait pas voulu quitter. Le soleil entrait par la fenêtre grande ouverte, caressant du même rayon le lit sur lequel M. Honnorat venait d'expirer, et le front pâle de ma femme, ses yeux pleins de larmes, mais agrandis, animés déjà par l'étonnement et l'orgueil des premières maternités. Quel que soit l'excès de douleur, la vie proteste contre la mort, et toujours à la trame de nos deuils se mêle celle de nos joies! Alors, songeant au pauvre mort qui ne verrait plus ce soleil, qui ne connaîtrait pas ce petit-fils d'avance tant aimé, j'ai senti soudain tout mon courage s'évanouir, et, venu pour consoler, j'ai pleuré moi-même.