Kostenlos

Le crime de Lord Arthur Savile

Text
iOSAndroidWindows Phone
Wohin soll der Link zur App geschickt werden?
Schließen Sie dieses Fenster erst, wenn Sie den Code auf Ihrem Mobilgerät eingegeben haben
Erneut versuchenLink gesendet

Auf Wunsch des Urheberrechtsinhabers steht dieses Buch nicht als Datei zum Download zur Verfügung.

Sie können es jedoch in unseren mobilen Anwendungen (auch ohne Verbindung zum Internet) und online auf der LitRes-Website lesen.

Als gelesen kennzeichnen
Schriftart:Kleiner AaGrößer Aa

NOUVELLES PUBLIÉES EN AMÉRIQUE

Ces trois nouvelles Ego te Absolvo, Old Bishop's, La Peau d'orange, ont été publiées dans une revue américaine après la mort d'Oscar Wilde, et sous sa signature. Nous les traduisons ici bien que l'authenticité nous en paraisse éminemment suspecte.

EGO TE ABSOLVO

I

Sous leurs bérets bleus noircis par la poudre, souillés par la poussière des chemins, les soldats de Miralles ont des mines de bandits, avec leur peau bistrée, leurs barbes et leurs cheveux incultes. Depuis cinq longues semaines, ils traînent les routes, presque sans sommeil, presque sans repos, faisant à toute heure le coup de feu avec une rage croissante.

N'en finira-t-on pas avec ces bandits républicains? Don Carlos leur avait, cependant, promis qu'après les fatigues d'Estella, l'Espagne serait à eux.

Tous, ils ont soif de vengeance et de sang, et c'est la joie de verser le sang qui les maintient debout, si las, si épuisés qu'ils se sentent.

Basques, Navarrais, Catalans, fils d'exilés morts de faim et de misère sur le sol étranger, ils ont des colères de fauves contre ces réguliers qui leur disputent la route des plateaux de Castille, la voie des palais où ils ont juré de replacer le roi légitime pour se partager, sur les marches du trône rétabli, les dignités du royaume et les richesses des vaincus.

Entre ces montagnards et les hommes des nouveaux partis, il n'y a pas que des rancunes politiques: il y a surtout et avant tout un vieux compte de meurtres impunis, de pillages sans rançon, d'incendies sans revanche.

Aussi, quand un soldat de Concha leur tombe aux mains, malheur à lui! Il paie pour les autres, pour ceux qui s'échappent.

– Frère, il faut mourir, lui dit-on en le collant à une roche.

L'homme esquisse un signe de croix et, sitôt que sa main redescend dans un plus lent ainsi soit-il, les fusils, alignés à dix pas de sa poitrine, crachent la mort.

L'homme s'affaisse comme une vieille chiffe et l'on n'en parle plus.

Les vautours des Pyrénées font le reste.

Si, sa soutane retroussée, le curé Miralles, un petit homme replet et courbé, les yeux bridés, passe à portée des fusilleurs, il accroche son fusil à sa ceinture et absout ou bénit le mourant d'un geste rapide.

Parfois, sans enlever de ses yeux la lunette marine, qui lui sert à inspecter rochers ou bois de chênes, il confesse le prisonnier.

Dame, un général est responsable de la vie de sa troupe!

Républicain soit, mais catholique, le régulier ne semble pas surpris de cet étrange double rôle du prêtre soldat.

Il faut bien qu'on le confesse puisqu'on va lu fusiller et n'est-il pas tout naturel qu'on le fusille, puisqu'il s'est laissé prendre et que s'il avait pris il fusillerait.

Cette logique satisfait pleinement les faibles exigences de son cerveau de paysan arraché à la glèbe pour se courber sous le harnais militaire.

Puis, à quoi bon raisonner avec ce fait brutal, la mort menaçante, immédiate, inéluctable!

Puisque cela doit arriver, il s'agit uniquement de bien faire ses paquets pour se présenter en bon ordre quand on fera son entrée dans l'inévitable là-bas.

II

Ce soir-là, comme le soleil se couchait, Pedro Carrega était en sentinelle au chaos de Mallorta quand une femme et un mulet tournèrent le sentier de Buenavista.

Au hasard il tira.

Ce fut le mulet qui tomba. La femme courut à lui avant qu'il n'eut le temps de recharger son coup et, quand il la tint au bout de son fusil, le Navarrais ne sut point tirer.

La femme était belle, désirable, avec ses longs cheveux, noirs descendant en cascade jusqu'à ses mollets, ses lèvres rouges, ses yeux brillants.

Pedro Carrega, pour sa prisonnière, oublia la querelle de don Carlos et de la République.

La femme, qui avait peur, lui jura d'ailleurs qu'elle adorait le rey neto. Elle lui prouva qu'elle ne détestait pas les caresses parfumées à la poudre de guerre et que Pedro Carrega était sinon le plus beau des mortels, du moins le plus choyé des vainqueurs, entre les grosses masses de pierre du chaos de Mallorta.

Les deux bras de la prisonnière enserraient encore d'un collier presque mordoré le cou halé de Carrega, quand Joaquin Martinez vint prendre sa faction.

– Eh! doucement, fit-il, part à deux, señor caballero. Les nuits sont fraîches. Il n'est pas bon de dormir sans manteau, camarade. Je vois que tu es homme de précaution: pavillon de cheveux, pour mouchoir de cou des bras tièdes et couverture de chair molle. A mon tour, l'ami!

Carrega se leva et poussant derrière lui sa prisonnière:

– Ton tour, freluquet. Où règne Carrega, il n'y a pas deux rois. Si les nuits sont fraîches, va te chauffer contre cette mule que ma carabine a abattue, ou bien abats-en une autre. Mon butin est à moi, comme la Navarre est au roi Carlos, fils de Juive!

Joaquin Martinez épaula son arme et il allait tirer quand la femme, d'un bond de sauvagesse, détourna le fusil et envoya la balle se perdre dans les nuages.

Haussant les épaules, Martinez jeta l'arme déchargée et, d'un coup de navaja en plein ventre, coucha à terre la prisonnière de Carrega.

– Corps de Dieu! hurla le Navarrais se lançant en avant en brandissant sa carabine.

Mais un nouveau coup de la terrible navaja suspendit sur ses lèvres la kyrielle des blasphèmes.

Une écume blanche au coin de la bouche, il s'affaissa dans la mare de sang que rendait le corps de la femme éventrée.

Au bruit du coup de feu, Miralles, suivi de quelques hommes, accourait.

Martinez n'essaya pas de nier la querelle.

De ses yeux aux arcades presque dénudées de sourcils par un crachement de mauvais fusil, le curé bandoulier embrassa toute la scène.

– Porcs! grommela-t-il. Voyons la femelle! Belle fille mal accommodée d'un sale coup de couteau! Ça t'a bien servi, beau niais! Au moins Carrega en a eu pour son plaisir. Allons, mon garçon, reprit-il en s'adressant à Martinez, dont l'oeil ne le quittait pas, c'est du joli de vouloir voler le butin de son camarade. Holà! vous autres, laissez-moi confesser ce païen: on n'a pas besoin de vous par ici. Dis ton confiteor, Martinez, et fais ton acte de contrition.

– Ego te absolvo, murmura Miralles dans un geste de bénédiction… Porcs, satanés fils de catins, qui s'égorgent pour une femelle!

Puis, braquant brusquement son fusil sur l'homme, il lui brûla la cervelle sur les deux cadavres.

– Si on laissait faire ces gaillards, bougonna-t-il, bientôt le roi Carlos n'aurait plus d'armée!

OLD BISHOP'S

C'était un soir à l'Épatant.

Ce vieux maniaque de Loiselier causait sur un des grands canapés avec lord Stephen Algernon Sydney, l'étrange exilé volontaire, qui a fui de ce côté de la Manche les dénonciations furieuses d'un père, comme on n'en voit guère.

Tout à coup, Algernon Sydney, jetant la cigarette qu'il roulait toujours entre ses doigts, sans jamais l'allumer, éleva la voix:

– Connaissez-vous Nottingham, messieurs? À moins que vous ne soyez fabricant de dentelles, tisseur de tulle ou marchand de charbon, il y a bien des chances pour que vous me répondiez par la négative?

– Permettez, interrompit de Cerneval, le globe-trotter que les lauriers de Philéas Fogg ont si souvent empêché de dormir qu'il a réussi, l'an passé, après trois tentatives moins heureuses, à faire son tour du monde en 76 jours 22 heures 37 minutes 9 secondes, permettez, je ne suis ni fabricant, ni tisseur, ni charbonnier et je connais Nottingham. «Nottingham, chef-lieu du comté de ce nom, au confluent de la Leen et de la Trent, à 200 kilomètres N.O. de Londres, ville fort ancienne fortifiée par Guillaume le Conquérant, siège de plusieurs parlements. Fabriques de châles, soieries, lainages, tulles, dentelles, faïences, grains, fer, charbons, fromages et bestiaux. Ruines, château et musée, magnifiques hôpitaux. 193,591 habitants.» Ceci pour vous prouver, mon cher lord, qu'il y a au moins un Français à l'Épatant qui sait sa géographie.

– Croyez bien, mon cher comte, que je n'ai nullement songé à contester vos connaissances géographiques, pas plus que je n'ignore que vous avez parcouru probablement dix fois plus de chemin que je n'en parcourrai dans les années qu'il me reste à vivre, mais la science géographique ou la vue dans l'espace des édifices d'une ville sont choses différentes, et je ne m'attendais pas à trouver ici un homme pour qui la caverne de Robin Hood et The Forest n'ont plus de secrets.

De Cerneval, qui était de méchante humeur, ce soir-là, esquissa un geste railleur:

– Les beaux secrets que ceux de la caverne, disons la grotte de Robin Hood, ou que ceux de cette forêt qui n'est qu'un vulgaire champ de course.

– Un champ de course, mon cher comte, où l'on… flirte à 9 heures du soir, comme on ne flirte pas sur le champ de course de Longchamps, et si je dis flirte, c'est parce que nous sommes en Angleterre, au pays du cant. En Italie, cela s'appellerait autrement. Peu importe, d'ailleurs, car, si l'on y flirte à 9 heures du soir, à la face de la lune et des policemen qui, pour un peu, s'excuseraient de déranger les flirteurs, à minuit on y égorgille ou plutôt on y égorgillait, il y a encore quelques lustres, car les bonnes traditions se perdent partout, vous le savez, mon cher comte, vous qui avez traversé les plazas de Montevideo et les calles de Buenos-Ayres sans redouter le lazzo des caballeros de la noche.

– Si vous nous promenez de la sorte, Algernon, nous visiterons ce soir en votre compagnie les campos-santos de l'Italie, les plazas de la Constitucion de toutes les capitales de l'Amérique du Sud, et nous ne serons pas plus avancés, interjeta à son tour le gros Loiselier, que l'antipathie bien connue de Cerneval pour lord Algernon ne semblait plus amuser. Vous avez une façon de conter parfaitement anglaise, quoiqu'elle ressemble fort à celle de l'Intimé.

 
 
Il dit fort posément ce dont on n'a que faire
Et court le grand galop quand il est à son fait,
 

Et cette façon-là est absolument désagréable à un homme qui digère. Contez, je le veux bien, mais contez d'une manière harmonique, comme disait cet animal de Lippmann.

– Ne vous fâchez pas, Loiselier, ne vous fâchez pas. Se fâcher est encore plus mauvais pour un homme qui digère et, vous le savez, mon cher, à la première colère, c'est l'apoplexie qui vous guette. Ainsi écoutez-moi, calmement, posément, gracieusement, comme si j'étais la gentille Jeanne Printemps ou votre petite farceuse de Melcy. Voyons, la bouche en cul de poule, mon gros père… Je suis, d'ailleurs, au coeur de mon sujet et, quand je vous parle des caballeros de la noche de Montevideo, il faut votre myopie pour me croire éloigné des cavaliers du brouillard de Nottingham, qui sont les héros de mon anecdote, – car ce n'est qu'une anecdote.

Vous le savez, j'ai fréquenté bon nombre de gens mal famés dans mon existence.

Je n'ai pas à ce sujet les préjugés vulgaires.

J'ai plus d'estime pour un Jack l'éventreur quelconque que pour l'opulent bijoutier aux aiguilles. Était-ce un bijoutier, Loiselier? Ce devait être plutôt un banquier, n'est-ce pas, mon cher? Je serre plus volontiers la main d'un professionnel que celle d'un escroc comme ce Ladislas Téligny que vous avez expulsé l'autre mois et qui avait dupé jusqu'à monsieur de Cerneval.

J'ai cependant rarement connu dans ce monde fort peu chrétien un personnage qui m'inspirât de prime abord autant d'antipathie que l'ancien geôlier Dickson, mais cette honnête crapule, cent fois pire à coup sûr que le pire de ceux qu'il avait charge de maintenir sur la paille humide des «cachots,» avait un répertoire de souvenirs tous plus attrayants les uns que les autres et quand on l'avait chambré en compagnie de deux ou trois bonnes bouteilles de rhum authentique, il vous en dégoisait une vraie fanfare.

J'ai lu les mémoires de notre bourreau Barry, l'homme qui avait pendu en quinze ans 973 criminels. Eh bien! c'est de la petite bière à côté des souvenirs de mon Dickson. Je ne parle pas du talent du conteur. Barry ou son teinturier n'en n'ont aucun. L'éducation des bourreaux est singulièrement négligée de notre temps. Dickson, au contraire, avait au suprême degré le don de la présentation: il faisait vivre les héros de ses historiettes.

Pauvre Dickson, il était comme la vierge de votre poète, celle qui aimait trop le bal, il goûtait trop le rhum, c'est ce qui l'a tué. Moi je goûtais trop ses récits. De la sorte un jour nous avons entamé la cinquième bouteille, Dickson en resta ivre mort et ne s'est plus réveillé.

Ce fut vraiment dommage, car je ne doute pas qu'il n'eut encore matière à quelques semaines de récits, rien qu'avec ses souvenirs du Old Bishop's de Nottingham où s'était écoulée son enfance près de son geôlier de père.

J'avais pensé à lui élever une statue en face de celle de William Morfield, le philanthrope qui gagnait 400 mille livres sterlings par an à exploiter ses ouvriers et voulait bien leur en restituer 500 sous forme de subventions aux hôpitaux et aux asiles de vieillards.

La municipalité de Nottingham a jugé déplacé ce rapprochement du grand homme local et du grand ivrogne non moins local; moi, c'est ce rapprochement qui me charmait.

Mon excellent père, dans son mémoire contre moi a mis cette proposition, qu'il qualifie d'infâme, au premier rang des preuves irréfutables de mon immoralité.

Loiselier grimaça un sourire, tandis que de Cerneval partait d'un franc éclat de rire.

– Eh bien? messieurs, j'en reviens aux cavaliers du brouillard de The Forest. Il y en avait, voici 80 ou 100 ans, je ne sais plus au juste, une demi douzaine confiés aux bons soins du père de mon ami Dickson sous les voûtes épaisses de Old Bishop's, quand il reçut la visite d'un chirurgien connu de Nottingham.

Il faut vous dire, messieurs, qu'en Angleterre on a un culte obstiné pour ce que l'on appelle les droits personnels.

Chez vous, quand on parle de la dignité humaine, c'est, je crois, à un point de vue tout moral: de l'autre côté du détroit, on place la dignité humaine ailleurs. Simple question de latitude.

Cela n'empêche ni de guillotiner ni de pendre: si je ne vois pas bien au fond la différence pour le guillotiné ou le pendu.

Mais tandis qu'à Paris le corps d'un guillotiné est en quelque sorte livré de droit aux expériences de la faculté, de même que les morts de vos hôpitaux appartiennent aux amphithéâtres d'autopsie, – ce qui est bien plus naturel puisqu'étant miséreux ils sont plus coupables que les scélérats, – en Angleterre on n'oserait disposer sans express consentement du corps d'un pendu.

D'où la nécessité pour les chirurgiens, qui ont le goût de l'étude, de visiter nos prisons et d'y faire leur cour aux gentlemen condamnés, afin de les décider à passer un bon petit acte en forme pour vendre non pas leur âme, mais leur guenille.

C'est là que mène le respect de la dignité du pays de mon vénéré père.

Les cavaliers du brouillard de Old Bishop's étaient tout aussi pénétrés que notre législation de ce sentiment de la dignité humaine. Ils consentaient à être pendus parce qu'ils ne pouvaient faire autrement, mais vendre leur corps au chirurgien, jamais, monsieur.

Ni or, ni banknotes, ni alléchantes promesses de «beuveries et franches lippées», comme dit votre Rabelais, n'y firent rien: les seigneurs cavaliers furent intraitables et notre chirurgien se retirait tout navré de son insuccès, quand il songea à demander au père Dickson si Old Bishop's ne contenait aucun condamné à mort.

– Nous en avons encore un, votre Honneur, mais ce n'est pas un gentleman, celui-là!.. C'est un failli fils du diable, reprit Dickson, en se grattant l'oreille, comme un homme qui a quelque chose de difficile à dire.

Vous savez, Loiselier, la jolie petite cage d'écureuil, cet amour de moulin où les condamnés se livrent à tour de rôle à une si expressive mimique, vous avez cru peut-être que c'était là un supplice du moyen âge: pas du tout, mon cher. C'est une pénalité moderne, une amélioration. Le supplice ancien était plus cruel; mais aussi en ces temps reculés il n'y avait pas plus de télégraphistes ad usum principis, que de pages d'opéra pour les financiers de votre genre.

L'estimable prisonnier de Old Bishop's attendait l'heure du bourreau.

Après son complet insuccès dans les autres cachots, le chirurgien fut tout surpris de trouver dans le «failli fils du diable» un homme à qui il ne répugnait nullement d'accepter trois guinées.

Un quart d'heure plus tard, il quittait la prison avec son parchemin bien en règle.

Trois jours s'écoulèrent.

Le client du chirurgien faisait bombance.

La première guinée s'était fondue comme par enchantement.

Une nouvelle demi-couronne venait de descendre dans le creuset sous forme de liquides aussi variés qu'alcoolisés, qu'absorbait le gosier du prisonnier.

A le voir si bien boire, Dickson, aussi ivrogne que sa progéniture, sentait crouler son mépris pour le «failli fils du diable».

Le soir, ne pouvant plus retenir sa langue et surtout sa gorge qui brûlait de convoitise, il se décida à lier conversation avec son hôte et comme une politesse en vaut une autre, les nouveaux amis se partagèrent dès lors des rasades.

– Mais enfin, disait mélancoliquement Dickson tandis qu'ils vidaient ensemble la dernière bouteille, maintenant tout est bu et il vous faudra supporter la pensée que ce ladre de chirurgien va charcuter votre chair. Cela me déchire le coeur, mon pauvre ami, sanglota Dickson avec un attendrissement d'ivrogne.

– Pas si bête, repartit le client du chirurgien. Ma sentence porte: «sera étranglé pour être ensuite brûlé au lieu des exécutions.» Je connais les lois, mon cher ami, il ne dépend de personne, même du banc du roi, d'en changer les dispositions. Le chirurgien disséquera mes cendres si bon lui semble. J'entends être brûlé et je serai…

Le petit La Salcète entra comme une bombe, son chapeau sur l'oreille à son habitude.

– Vous bavardez, messieurs, et l'Opéra-Comique flambe.

En un clin d'oeil, tout le monde fut debout et, comme c'est ce soir-là que lord Stephen Algernon Sydney eut la tête broyée par une poutre en travaillant à tirer des flammes le petit sujet Cavanier première, nous n'avons jamais su ni comment mourut le malin client du chirurgien de Nottingham, ni ce qu'il fallait penser de l'abominable réputation que le père de lord Algernon avait faite à son fils et qu'en un si fier mépris du cant anglais, il affichait avec une sorte de bravade.

LA PEAU D'ORANGE

I

J'étais tout fraîchement en possession de mon diplôme de doctorat, et, la clientèle venant lentement, j'avais de longues heures pour flâner dans les cliniques.

C'est là que je connus John Mérédith.

Médecin non pas, chimiste de premier ordre, simple amateur de médecine, le jeune Anglais me charma par son esprit primesautier et nous fûmes en quelques semaines aussi intimes qu'on l'est à vingt-trois ans entre jeunes gens du même âge et des mêmes goûts.

J'emmenai Mérédith chez mes cousins Carterac où je m'imaginais avoir découvert ma moitié d'orange, comme disent les Espagnols, dans cette petite bécasse d'Angèle qui entra au couvent avant que je fusse bien fixé sur mes sentiments.

Mérédith, lui me présenta chez lord Babington, son oncle et son tuteur. Il habitait, avec la très jeune femme, au printemps de laquelle il eut la sottise d'unir son hiver, une petite maison, festonnée de lierres et de glycines, dans un grand parc, à faible distance de la gare de Ville-d'Avray, et, chaque dimanche, nous arrivions sur les onze heures et demie, Mérédith et moi, comme madame Babington, qui était française et catholique, rentrait de la messe, dite à cette charmante église de Ville-d'Avray qui est pleine d'oeuvres d'art à faire honte aux cathédrales de province.

Nous passions la journée sur la terrasse embaumée de senteurs de citronnelles, à bavarder avec le vieux lord ou à écouter le piano de lady Marcelle qui nourrissait nos nonchaloirs de sa berçante harmonie, ou bien nous allions dans les bois cueillir les chèvrefeuilles en fleurs ou les premiers lilas.

Généralement lord William prenait mon bras et nous laissions Mérédith se faire le chevalier servant de madame Marcelle.

Ils partaient en avant d'un pied leste et nous rattrapaient au retour, les bras chargés de bouquets et de verdure.

Chose étrange, la tante et le neveu ne paraissaient s'entendre que pour et pendant les promenades: au logis, sur les routes, ils en étaient à cette politesse un peu agressive qui n'est pas rare entre la jeune femme d'un vieil oncle et le neveu qui doit hériter de cet oncle.

Mérédith, à qui j'avais fait l'observation du contraste des deux attitudes, que j'avais remarquées en eux, me répondit avec une spontanéité pleine d'humour.

– Cher ami, comme vous le dites, je n'aime pas ma tante. Sa présence auprès de mon tuteur m'irrite et m'importune. Madame Marcelle déteste cordialement son neveu: mes visites à son mari l'ennuient. Mais quand nous partons pour les bois, il n'y a plus en nous que deux camarades qui aiment la marche, les grands arbres, la brise fraîche, l'air irrespiré des hauteurs, les fleurs silvestres. Madame Marcelle a vingt-deux ans, un esprit pétillant. Je ne suis pas de beaucoup son aîné et l'on ne me dit point sot. Bref, nous ne songeons qu'à nous amuser et à jouir de la vie pendant notre promenade, quittes à reprendre nos attitudes d'hostilité courtoise en nous rapprochant du logis.

Je répliquai à Mérédith que je ne comprenais pas que l'amie dans les bois ne fût pas l'amie à la maison et que sa psychologie me semblait bien subtile.

– Je n'ai pas dit amie, me répliqua-t-il, j'ai dit camarade et c'est tout différent. Il n'y a pas d'amitié possible entre la femme de mon oncle et moi: la camaraderie n'engage à rien.

Quand je scrute mon moi de ce temps-là, je songe que peut-être au fond j'étais suffisamment amoureux de madame Marcelle pour demeurer enchanté que Mérédith lui battit si froid.

Ce sentiment, dont je ne me rendais point compte, était probablement ce qui me paralysait dans mes desseins premiers sur Angèle.

Un dimanche, – il y avait un peu plus de trois mois que je fréquentais le toit hospitalier de lord William, – c'était le 14 juin 188., – nous déjeunions tous quatre dans la petite salle à manger Renaissance.

 

Nous en étions au dessert et madame Marcelle, à la mode anglaise, fit apporter les vins.

Généralement elle restait à table et se préoccupait d'empêcher lord William, qui y avait quelque penchant, d'absorber trop de sherry ou de Corton.

Mais, ce jour-là, elle me parut plongée dans une profonde distraction.

Comme j'ai toujours été un très petit buveur, je laissai les deux Anglais se faire raison et j'observai ma voisine.

Elle jouait avec la peau de l'orange qu'elle venait de sucer quartier par quartier.

D'abord, avec son couteau à fruits, elle la découpa en longues lanières; puis, elle subdivisa les lanières en petits losanges; enfin, elle réunit les petits losanges en un tas au milieu de son assiette.

Et, paraissant alors s'intéresser soudain à la conversation de son mari, elle coupa de deux ou trois observations brèves le récit, qu'il faisait, d'une croisière dans les mers de Chine.

Puis, elle reprit son couteau, l'éleva un instant sur son assiette et s'absorba dans l'exécution d'un dessin très compliqué d'ornementation, disposant les petits losanges tout autour et au fond de l'assiette.

Elle me posa ensuite quelques questions banales sur la pièce à la mode, comme se désintéressant de son travail d'arabesques, éleva le couteau sur son assiette d'un air de badinage et d'un petit geste décidé ramena les losanges au centre de l'assiette.

De nouveau, le manège du couteau recommença et, cette fois, deux losanges seuls s'alignèrent. Un instant, le couteau reposa sur l'assiette au-dessus des deux losanges, pour reprendre bientôt la position verticale.

Et alors, brusquement, madame Marcelle bouleversa les fragments de peau d'orange et les remit en tas.

Le jeu était fini.

Lord William continuait l'interminable récit de ses querelles avec lord Elgin. Mérédith, d'apparence insoucieux, buvait lentement son sherry.

Autorisé d'un geste de la jeune femme, j'allumai une niña.

Il n'y avait pas de doute: le jeu de la peau d'orange était un système organisé de correspondance et cette correspondance ne pouvait s'adresser qu'à Mérédith.

Mais à quoi bon puisque dans les bois les correspondants avaient tout loisir de causer loin des indiscrets?

Dans une bouffée de fumée de mon cigare, je me décidai à jeter un coup d'oeil sur madame Marcelle. Son regard impératif ne quittait pas Mérédith, comme si elle attendait une réponse.

– Votre sherry est excellent, mon oncle, mais un marcheur ne doit pas en abuser. Je voudrais aujourd'hui que nous poussions le plus près possible de Vaucresson. Qu'en disent vos jambes?

– Elles disent, mon garçon, qu'elles ont besoin du bras de ton ami le docteur.

– A votre disposition, lord William.

– Eh bien! En ce cas, préparons-nous au départ. Milady, tâchez de ne pas mettre plus d'une heure à votre toilette, conclut lord William d'un ton malicieux.

Et nous partîmes comme à l'accoutumée. Mais j'observai que la tante et le neveu, sitôt qu'ils prirent de l'avance, eurent une vive altercation, madame Marcelle multipliant les gestes impératifs, tandis que Mérédith semblait riposter par des dénégations.

II

Après une promenade de trois heures, nous revînmes, lord William et moi, à Ville-d'Avray mais nous ne fûmes point rejoints par Mérédith et madame Babington.

Sans doute ils s'étaient attardés à boire de la limonade dans quelque bouchon campagnard et, sans nous inquiéter de ces marcheurs intrépides, lord William, qui soignait ses malaises de vieillard d'après des procédés spéciaux, se fit servir un bitter.

Il pouvait bien être six heures et demie quand une sorte de guimbarde pénétra jusque devant la terrasse.

Madame Marcelle en sauta avec une légèreté d'oiseau.

– Venez vite, me cria-t-elle, secourez ce pauvre Mérédith qui s'est foulé le pied. Supprimé le train de minuit, beaux sires! Vous voilà nos prisonniers jusqu'à demain où l'on avisera au moyen de transporter Mérédith chez lui! Je vais faire préparer votre chambre, car vous partagerez celle de Mérédith, docteur, la plus belle lady de France et d'Angleterre ne pouvant vous offrir que ce qu'elle a.

Et madame Marcelle se précipita vers l'escalier.

Aidé des domestiques, je portai Mérédith sur le divan oriental à côté du piano.

Il refusa d'aller plus loin prétendant que c'était bien assez de souffrir sans s'ennuyer. On le monterait quand il serait l'heure de se coucher, mais il entendait sinon dîner, du moins assister au repas.

J'obtins seulement de lui de visiter son pied. Il était peut-être un peu gonflé par un excès de marche, mais je n'y vis rien d'inquiétant, rien même qui décelât nettement la cause des douleurs dont il se plaignait.

– Ce n'est pas une foulure, affirmai-je, peut-être une crampe violente. Les élèves d'Eton sont-ils devenus des demoiselles qu'ils se mettent à la diète pour si peu de chose? Vous allez dîner, Mérédith, et, je le souhaite, de bon appétit.

Madame Marcelle reparut au salon, à peine avais-je décidé Mérédith à substituer à ses fines chaussures de grosses pantoufles de repos.

Elle paraissait fort gaie, milady, plus rieuse et plus taquine que d'ordinaire, mais elle semblait à son habitude se soucier fort peu de Mérédith.

Après le dîner, où lord William ne manqua pas de faire apporter du Champagne pour boire à la guérison de son neveu, le rival de lord Elgin s'endormit dans son fauteuil, tandis que madame Marcelle, au piano, jouait des polonaises et des berceuses de Chopin, son maître favori.

Mérédith fumait silencieusement. Accoudé sur le Pleyel, je tournais les feuillets, échangeant de temps en temps un mot avec la musicienne.

Sur les onze heures, lord William se réveilla et donna le signal de la retraite.

Nous montâmes Mérédith au deuxième étage, éclairés par madame Marcelle qui me recommanda, notre chambre n'ayant pas de sonnette, de frapper au plancher si Mérédith avait besoin de quoi que ce fût.

– Ma chambre est immédiatement sous celle-ci et je préviendrai les domestiques, car malheureusement, Jeanne, ma femme de chambre, qui couche habituellement dans mon cabinet de toilette, est en congé jusqu'à demain soir.

J'aidai Mérédith à se coucher, et, une fois les lumières éteintes, je ne tardai pas à m'endormir.

Quand je m'éveillai, il faisait une nuit noire et sans lune.

Je frottai une allumette pour consulter ma montre.

Il était deux heures et quart.

J'allais souffler la bougie quand, n'entendant pas la respiration de Mérédith, je tournai presque machinalement la tête vers son lit.

Le lit était vide.

«Voilà, pensai-je, qui m'explique cette foulure bizarre. Mon Mérédith est un bon comédien et madame Marcelle, avec ses losanges de peau d'orange qui m'ont tant intrigué, lui marquait tout simplement l'heure du berger! Allez croire après cela à la vertu des tantes et au serment des neveux: «Je n'aime pas ma tante, elle me déteste cordialement.» Il n'y aurait pas besoin d'aller bien loin pour en avoir la preuve, si j'avais comme le diable boiteux la faculté de décoiffer les maisons de leurs toits et les chambres de leurs plafonds. Et, cependant, lord William dort du sommeil du juste: c'est dans l'ordre. Mais aussi ce vieillard de soixante-cinq ans avait bien besoin d'aller épouser une femme de vingt ans… N'importe, si mon ami Mérédith allait donner cette nuit un héritier à son oncle, il la trouverait sans doute mauvaise. Docteur, mon ami, tous les hommes sont fous. Toi-même, tu bats la breloque. N'es-tu pas dans ton lit pour dormir et non pour philosopher? Eh bien! dors sans te préoccuper des vicissitudes de la vie d'autrui.

Mais ces beaux raisonnements ne me rendirent pas le sommeil et ce n'est qu'au petit jour que je pus enfin dormir…

III

Je fus réveillé par un cri d'appel auquel répondit une exclamation angoissée de Mérédith qui s'élança vers l'escalier. Sitôt que je fus en état de me présenter décemment, je le suivis.

– Qu'y a-t-il? demandai-je à une servante que je rencontrai sur le palier du premier étage.

– Lord Babington, me dit-elle, est mort ou mourant.

Je pâlis atrocement. Je pensai soudain au couteau posé sur l'assiette sous les deux losanges de peau d'orange.

La voix de Mérédith, une voix blanche, m'appelait de la chambre entr'ouverte.