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Les enfants des bois

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CHAPITRE IV
CAUSERIE SUR LES CRIQUETS

Ce fut une nuit d'anxiété dans le kraal du porte-drapeau. Si le vent tournait à l'ouest, il était certain que les sauterelles couvriraient le lendemain ses domaines et détruiraient ses moissons. Peut-être même en ce cas toute la végétation serait-elle perdue à cinquante milles à la ronde. Alors comment nourrir ses bestiaux? Ils périraient d'inanition avant qu'on eût le temps de les conduire dans un autre pâturage.

De pareils désastres ne sont pas invraisemblables, et plus d'un cultivateur de la colonie du Cap a perdu ainsi ses troupeaux.

Justement inquiet, Von Bloom sortait par intervalle pour observer le vent. Une douce brise soufflait toujours du nord. La lune était brillante, et ses clartés se réfléchissaient sur les corps polis des sauterelles. Le rugissement du lion se mêlait au cri perçant du chacal et au ricanement de la hyène. Ces animaux, avec beaucoup d'autres, prenaient part à un grand festin.

Ne remarquant aucun changement dans le vent, Von Bloom commença à se rassurer et à s'entretenir tranquillement avec sa famille du phénomène de la journée. Swartboy tint le dé de la conversation. Il avait été à même d'observer plusieurs fois les locustes et en avait mangé plusieurs boisseaux; il était naturel de supposer qu'il les connaissait à merveille.

Mais d'où venaient-elles? C'était ce dont il n'avait jamais pris la peine de s'informer. Le savant Hans se chargea d'expliquer leur origine.

– Elles viennent du désert. Les œufs qui les produisent sont déposés dans les sables, où ils restent jusqu'à la saison des pluies. Quand l'herbe pousse, les sauterelles éclosent, et après l'avoir consommée, elles sont forcées d'aller chercher ailleurs une nourriture. Telle est la cause de leurs migrations.

– J'ai entendu raconter, dit Hendrik, que les fermiers allumaient des feux autour de leurs champs pour les préserver des locustes; mais quand même on établirait des haies de feu, je ne vois pas comment on arrêterait ces insectes qui ont des ailes, et qui passent aisément par-dessus.

– Cette précaution, répondit Hans, ne peut être utile que contre les sauterelles dépourvues d'ailes, larves de celles que nous voyons. Ces larves, qui rampent et qui sautent sur la terre, ont aussi leurs migrations, souvent plus destructives que celles des insectes parfaits. Guidées par leur instinct, elles suivent une direction invariable. La mer et les grands fleuves peuvent seuls les arrêter; elles traversent à la nage les rivières, gravissent le long des murs et des maisons, et dès qu'elles ont franchi un obstacle, elles continuent leur route toujours tout droit. En essayant de passer les grands cours d'eau rapides, elles se noient en quantité et sont emportées dans la mer. Si leur bande est peu nombreuse, les fermiers réussissent parfois à les éloigner au moyen de feux, comme on vous l'a dit, mais si l'émigration est importante, c'est peine perdue.

– Comment peuvent-elles faire, demanda Hendrik, pour traverser ces feux, est-ce qu'elles sautent par-dessus?

– Non, répondit Hans, les feux qu'on allume sont de trop grande dimension pour cela.

– Alors je n'y comprends rien, dit Hendrik.

– Ni moi non plus, dit le petit Jan.

– Ni moi, dit Gertrude.

– Des milliers d'insectes, reprit Hans, se jettent dans les brasiers et les éteignent.

– Comment, sans se brûler! s'écrièrent tous les auditeurs.

– Il y en a un nombre inimaginable de brûlés. Leurs corps entassés étouffent les feux; mais les premiers rangs de la grande armée sont sacrifiés, et les autres passent impunément sur les victimes. Vous voyez donc que les feux ne peuvent arrêter la marche des locustes quand elles sont en grand nombre.

»Dans certaines parties de l'Afrique où le sol est cultivé, les indigènes sont pris d'une terreur panique aussitôt qu'ils voient apparaître les insectes voyageurs. Ils les redoutent autant qu'un tremblement de terre ou toute autre grande calamité.

– Nous comprenons sans peine, dit Hendrik, le sentiment qu'ils éprouvent.

– Les sauterelles volantes, poursuivit Hans, ne suivent pas une direction aussi constante que leurs larves; elles semblent être guidées par le vent, qui les emporte souvent dans la mer, où elles sont englouties. Sur quelque partie de la côte, on a trouvé en quantités incroyables leurs cadavres rejetés par le flux. Des voyageurs dignes de foi affirment en avoir vu sur une plage une bande de quatre pieds de hauteur sur cinquante milles de long. Les émanations de cette masse énorme répandaient une infection sensible à cent cinquante milles dans l'intérieur.

– Il fallait tout de même avoir bon nez, s'écria le petit Jan.

Tout le monde rit de cette observation, à l'exception de Von Bloom, qui avait en ce moment des idées noires. Gertrude s'en aperçut, et lui dit, pour tâcher de le distraire:

– Papa, la Bible dit que Jean-Baptiste vivait, dans le désert, de miel et de sauterelles. Etaient-ce les mêmes que celles que nous voyons?

– Je le crois, répondit laconiquement le père.

– Permettez-moi de vous contredire, repartit Hans; mais l'analogie n'est pas complète. La sauterelle de l'Ecriture est le véritable criquet émigrant (gryllus migratorius); celle de l'Afrique méridionale en est une variété. Toutes deux appartiennent au genre des orthoptères et à la famille des sauteurs.

Quelques auteurs ont d'ailleurs nié que saint Jean mangeât des insectes, et les Abyssiniens prétendent qu'il se nourrissait de graines brunes du faux acacia, nommé par eux arbre aux sauterelles.

– Et quel est votre avis? demanda Hendrik, qui avait foi dans l'instruction de son frère.

– Je crois qu'il n'y a pas matière à discussion. Ce n'est qu'en torturant le sens d'un mot qu'on arrive à supposer qu'il s'agit de fruits et non d'insectes. Ce sont évidemment ces derniers que mentionne l'Ecriture. Nous avons des preuves nombreuses que du temps de Jésus-Christ les sauterelles et le miel sauvage entraient dans l'alimentation de ceux qui parcouraient le désert; et de nos jours encore ces deux mets font partie de la nourriture de plusieurs tribus nomades. Il est donc naturel d'admettre que saint Jean, habitant du désert, en suivit forcément le régime; c'est ce qui est arrivé à des voyageurs modernes en traversant les solitudes qui nous environnent.

J'ai lu beaucoup d'ouvrages relatifs aux sauterelles; mais, puisqu'on a cité la Bible, je dois dire que je ne connais pas de description de ces insectes aussi vraie et aussi belle que celle du livre saint. Faut-il la lire, mon père?

– Certainement, répondit le porte-drapeau, satisfait de la tournure que prenait la conversation.

Gertrude courut à la chambre voisine et en rapporta un énorme volume relié en peau de canaa et solidifié par deux gros fermoirs de cuivre. C'était la Bible de famille; et qu'il me soit permis de faire observer à ce propos qu'on trouve presque chez tous les boors un livre semblable, car les colons hollandais sont des protestants pleins de ferveur. Leur zèle est tel, qu'ils n'hésitent pas à faire quatre fois par an un voyage de cent milles pour assister au nacht-maal ou souper des grandes fêtes solennelles. Qu'en dites-vous?

Hans ouvrit le volume et chercha le livre du prophète Joel. La facilité avec laquelle il trouva le passage auquel il avait fait allusion prouvait que l'étude de l'Ecriture lui était familière.

Il lut ce qui suit:

«La sauterelle a mangé les restes de la chenille, le ver les restes de la sauterelle, et la nielle les restes du ver.

»Réveillez-vous, hommes enivrés; pleurez et criez, vous tous qui mettez vos délices à boire du vin, parce qu'il vous sera ôté de la bouche.

»Car un peuple fort et innombrable vient fondre sur ma terre. Ses dents sont comme les dents d'un lion.

»Il réduira ma vigne en un désert; il arrachera l'écorce de mes figuiers, il les dépouillera de toutes leurs figues, et leurs branches demeureront toutes sèches et toutes nues.

»Pleurez comme une jeune femme qui se revêt d'un sac pour pleurer celui qu'elle avait épousé étant fille.

»Les oblations du blé et du vin sont bannies de la maison du Seigneur; les prêtres, les ministres du Seigneur pleurent.

»Pourquoi les bêtes se plaignent-elles? pourquoi les bœufs font-ils retentir leurs mugissements, sinon parce qu'ils ne trouvent rien à paître et que les troupeaux, même de brebis, périssent comme eux?

»Jour de ténèbres et d'obscurités, jour de nuages et de tempêtes! comme la lumière du matin se répand en un instant sur les montagnes, ainsi un peuple nombreux et puissant se répandra tout d'un coup sur toute la terre.

»Il est précédé d'un feu dévorant, et suivi d'une flamme qui brûle tout. La campagne qu'il a trouvée comme un Eden n'est, après lui, qu'un désert affreux, et nul n'échappe à sa violence.

»A les voir marcher, on les prendrait pour des chevaux de combat, et ils s'élanceront comme des cavaliers.

»Ils sauteront sur le sommet des montagnes avec un bruit semblable à celui des chariots armés et d'un feu qui brûle de la paille sèche; et ils s'avanceront comme une puissante armée qui se prépare au combat.

»Les peuples, à leur approche, trembleront d'effroi; on ne verra partout que des visages ternis et plombés.

»Ils courront comme de vaillants soldats, ils monteront sur les murs comme des hommes de guerre; ils marcheront serrés dans leurs rangs, sans que jamais ils quittent leur route.

»Ils ne se presseront point les uns les autres; chacun gardera la place qui lui a été marquée; ils se glisseront par les moindres ouvertures, sans avoir besoin de rien abattre.

»Ils pénétreront dans les villes; ils courront sur les remparts; ils monteront jusqu'au haut des maisons, et ils entreront par les fenêtres comme un voleur.

»La terre tremblera devant eux, les cieux seront ébranlés, le soleil et la lune seront obscurcis, et on ne verra plus l'éclat des étoiles.»

 

L'ignorant Swartboy lui-même fut frappé de la beauté poétique de cette description; mais, tout en admirant les inspirations de Joel, il voulut aussi dire son mot sur les sauterelles.

– Le Bosjesman ne craint pas les sauterelles. Il n'a ni jardin, ni maïs, ni sarrasin, ni rien que les sauterelles puissent manger. Ce sont elles qui sont mangées par le Bosjesman, et il s'en engraisse. Toutes les créatures mangent de même les sauterelles; toutes deviennent grasses pendant la saison des sauterelles. Vivent les sauterelles!

Les observations de Swartboy étaient assez justes. Les criquets émigrants servent de nourriture à presque tous les animaux connus du sud de l'Afrique. Non-seulement les carnivores s'en repaissent avec plaisir, mais encore elles sont la proie des antilopes, des lions, des chacals, des perdrix, des poules de Guinée, des outardes, et, ce qui est étrange, du géant des bois africains, du monstrueux éléphant. Tous ces animaux entreprennent de longs voyages à la suite des insectes voyageurs, dont les moutons, les chevaux, les chiens, les poules sont également avides.

Chose plus étrange encore! les locustes se mangent entre elles. Qu'une d'elles soit blessée et fasse obstacle à la marche, les autres se jettent immédiatement sur la malheureuse et s'en rassasient!

Les peuplades indigènes, Hottentots, Bosjesmans, Damaras, grands et petits Namaquas, font subir aux sauterelles une préparation culinaire qui n'est pas exempte de raffinement. Swartboy passa la soirée à faire cuire celles qu'il avait ramassées. Il mit dans une marmite une très petite quantité d'eau, et laissa mijoter ses insectes à la vapeur pendant deux heures consécutives. Il les retira, les mit sécher et les secoua dans une poêle jusqu'à ce que les pattes et les ailes fussent détachées des corps. Il ne restait plus qu'à les vanner. Les grosses lèvres du Bosjesman soufflèrent tant et si bien que les ailes et les pattes s'envolèrent.

Les sauterelles étaient bonnes à manger. Il ne fallait plus qu'un peu de sel pour les rendre plus savoureuses. Tous les assistants s'en régalèrent, et les enfants leur trouvèrent un excellent goût. Beaucoup de personnes considèrent les locustes ainsi préparées comme préférables aux crevettes.

Quelquefois, quand elles sont parfaitement sèches, on les broie en y ajoutant de l'eau, et l'on en fait une espèce de bouillie. Une fois desséchées, elles se gardent pendant longtemps, et forment souvent la base de l'alimentation des pauvres indigènes pendant toute une saison.

Un grand nombre de tribus, principalement celles qui ne s'adonnent pas à l'agriculture, accueillent avec joie l'apparition des sauterelles. Ils sortent de leurs villages avec des sacs et des bœufs de somme, pour ramasser la manne que le ciel leur envoie, et ils en récoltent d'immenses monceaux qu'ils emmagasinent comme du grain.

L'entretien roula sur ces détails jusqu'à l'heure du repos. Le porte-drapeau retourna observer le vent; puis la porte du kraal fut fermée et toute la famille s'endormit.

CHAPITRE V
LE LENDEMAIN

Le porte-drapeau eut un sommeil agité. Il rêva de locustes, de criquets, de sauterelles, de toute sorte d'insectes aux longues pattes et aux yeux à fleur de tête.

Il fut heureux de voir le premier rayon de lumière pénétrer par la petite fenêtre de sa chambre.

Il sauta en bas de son lit, prit à peine le temps de s'habillier; et sortit à la hâte. Les ténèbres luttaient encore avec les clartés, mais il n'avait pas besoin de jour pour voir le vent, pour agiter une plume ou tendre son chapeau.

La réalité était, hélas! trop évidente.

Une forte brise s'était élevée, et soufflait de l'ouest!

Eperdu, Von Bloom courut plus loin pour être plus sûr de son fait. Quand il fut hors de l'enceinte qui entourait le kraal et le jardin, il s'arrêta et fit une nouvelle expérience qui malheureusement confirma la première.

La brise venait directement de l'ouest, et lui amenait les sauterelles. Il sentait les exhalaisons des odieux insectes.

Le doute n'était plus possible.

Von Bloom, au désespoir, certain de ne pouvoir échapper à la terrible visitation, rentra chez lui, et donna ordre de serrer avec soin dans les armoires le linge, les hardes, les vêtements de la maison.

Les sauterelles auraient pu les dévorer, car elles ne sont pas difficiles. Tous les végétaux leur conviennent; les feuilles amères du tabac sont autant de leur goût que les tiges succulentes du maïs! elles mangent la toile, le coton, la flanelle même, tout aussi bien que les tendres bourgeons des plantes. Les pierres, le fer, le bois dur, sont à peu près les seuls objets qui échappent à la dent de ces intrépides gastronomes.

Von Bloom avait entendu parler de leur voracité; Hans en avait lu des récits; Swartboy la connaissait par expérience. En conséquence, tout ce qu'elles pouvaient détruire fut serré avec soin.

On déjeuna en silence; l'abattement qui se peignait sur les traits du chef de la famille se communiquait à tous. Quel changement en quelques heures! La veille encore, le porte-drapeau et les siens jouissaient d'un bonheur sans mélange.

Il restait pourtant un faible espoir. S'il pleuvait, si le temps se refroidissait, les sauterelles n'auraient pas la force de reprendre leur vol; et avant le retour de la chaleur et de la sécheresse il pouvait y avoir une saute de vent. Plaise à Dieu que le ciel se couvre de nuages, que la température s'abaisse, que la pluie tombe par torrents.

Vœux superflus! vaine espérance! le soleil se leva dans toute sa splendeur africaine, et les rayons qu'il dardait sur l'armée endormie la rendirent à la vie et à l'activité. Les locustes se mirent à ramper, à sautiller, et comme si elles eussent obéi à un même signal, elles montèrent par myriades dans les airs.

La brise les poussait du côté des plants de maïs condamnés.

Cinq minutes après avoir pris leur essor, elles s'abattaient sur le kraal, et couvraient les champs d'alentour. Leur vol était lent; elles descendaient doucement, et présentaient aux yeux des spectateurs placés au-dessus, l'aspect d'une neige noire, tombant à gros flocons. Au bout de quelques instants, le sol disparut; les tiges de maïs, les plantes, les buissons, les herbes des pâturages furent bientôt chargés d'épaisses pelotes d'insectes; et comme le gros de leur armée passait à l'est de la maison, le disque du soleil fut caché par eux comme par une éclipse!

Ils étaient disposés en échelons. Les bataillons placés à l'arrière volaient à l'avant-garde; puis s'arrêtaient pour manger. Ils étaient ensuite guidés par d'autres qui passaient par-dessus leurs têtes. Le bruit produit par leurs ailes ressemblait à celui d'une roue hydraulique, ou d'une forte brise à travers les forêts.

Le passage dura deux heures. Pendant ce temps, Von Bloom et sa famille restèrent presque constamment enfermés, les portes et les fenêtres fermées, pour éviter cette pluie vivante qui fouette souvent les joues de manière à causer une sensation douloureuse. En outre, il leur était désagréable d'écraser sous leurs pieds la masse d'insectes qui jonchait le sol.

Malgré les précautions qu'ils prirent, quelques-uns des envahisseurs parvinrent à se glisser dans la maison par les fentes de la porte et des fenêtres, et dévorèrent avec avidité toutes les substances végétales qu'ils trouvèrent.

Quand le gros de l'armée eut passé, le soleil reparut, mais il ne brillait plus sur des champs verts et sur un jardin en fleurs. Autour de la maison, au nord, au sud, à l'est, à l'ouest, l'œil s'arrêtait sur une scène de désolation. On n'apercevait pas un brin d'herbe, pas une feuille; les arbres eux-mêmes, dépouillés de leur écorce, semblaient avoir été flétris de la main de Dieu. Le sol n'aurait pas été plus nu ni plus aride s'il eût été balayé par un incendie. Il n'y avait plus de jardin, plus de maïs, plus de sarrasin, plus de ferme. Le kraal était au milieu d'un désert!

Les paroles sont impuissantes à reproduire les émotions qu'éprouva en ce moment Von Bloom. Quel changement en deux heures! Il pouvait à peine en croire ses sens. Il doutait de la réalité. Il avait bien prévu que les locustes mangeraient ses légumes et ses céréales, mais son imagination n'avait pas conçu l'épouvantable dévastation qu'il avait sous les yeux. Tout le paysage s'était métamorphosé. Les arbres dont la brise venait d'agiter le feuillage avaient un aspect plus triste qu'en hiver. Le sol même semblait avoir changé de forme. Certes, si le fermier, absent pendant le passage des sauterelles, était revenu sans savoir ce qui s'était passé, il n'aurait pas reconnu l'emplacement de son habitation.

Avec le flegme particulier à sa race, Von Bloom s'assit et demeura longtemps sans mouvement et sans voix. Les enfants se groupèrent autour de lui, le cœur gros et les larmes aux yeux. Ils ne pouvaient apprécier toute l'étendue de leur malheur, et leur père lui-même ne la comprit pas tout d'abord. Il ne songea qu'à la destruction de ses belles récoltes; et si on tient compte de sa situation isolée, cette perte irréparable suffisait pour l'accabler.

– Tout le fruit de mes travaux est perdu! s'écria-t-il d'une voix altérée. O fortune, fortune, c'est la seconde fois que tu es cruelle pour moi!

– Ne vous lamentez pas, mon père, lui dit une douce voix; nous sommes sains et saufs auprès de vous.

C'était la voix de Gertrude, dont la petite main blanche se posa sur son épaule.

Il lui sembla qu'un ange lui souriait. Il prit l'enfant entre ses bras et la pressa avec effusion contre son cœur, et ce cœur se sentit soulagé.

– Apporte-moi le livre, dit-il à l'un de ses fils.

On apporta la Bible; les fermoirs massifs furent rouverts, et des hymnes pieux montèrent du milieu du désert.

Après avoir chanté un psaume, tous prièrent à genoux pendant quelques minutes. Quand Von Bloom se releva et promena les yeux autour de lui, le désert lui parut embeaumé comme la rose.

Telle est la magique influence de la résignation et de l'humilité sur le cœur humain.

CHAPITRE VI
L'ÉMIGRATION

Malgré toute sa confiance dans la protection de l'Etre suprême, Von Bloom connaissait le proverbe: Aide-toi, le Ciel t'aidera. La religion ne lui avait pas appris à s'abandonner passivement à la Providence, et il s'occupa immédiatement de prendre des mesures pour se tirer d'embarras. Sa position était non-seulement triste, mais encore périlleuse. La plaine au milieu de laquelle il se trouvait s'étendait à perte de vue, sans la moindre trace de végétation; mais au-delà de ces limites, le pays n'était pas sans doute moins dévasté. Il était certain que l'armée d'insectes dont il était victime pouvait être comptée au nombre des plus considérables, et il savait que les sauterelles ravagent parfois une superficie de plusieurs milliers de milles.

Il était impossible de songer à rester au kraal. Les chevaux, les bœufs, les moutons ne pouvaient vivre sans nourriture; et s'ils périssaient, où la famille trouverait-elle sa subsistance? Il fallait quitter le kraal et se mettre sans retard à la recherche d'un pâturage. Déjà les animaux, retenus à l'étable plus tard que de coutume, beuglaient, hennissaient ou bêlaient pour demander leur délivrance. Ils n'allaient pas tarder à avoir faim, et il était difficile de dire comment on pourrait leur procurer des aliments.

Il n'y avait pas de temps à perdre; les minutes elles-mêmes étaient précieuses. Von Bloom se demanda s'il monterait un de ses meilleurs chevaux et partirait seul à la recherche d'un pâturage, ou s'il ferait atteler sa charrette pour déménager immédiatement. Son hésitation ne fut pas longue. Comme dans tous les cas il était forcé de quitter tôt ou tard son domaine, il se décida à partir sans délai, avec sa famille, ses domestiques, ses dieux lares et ses bestiaux.

– Qu'on attelle la charrette? cria-t-il à Swartboy.

Le Bosjesman, fier de la réputation qu'il avait acquise comme cocher, s'empressa de prendre son fouet au manche de bambou, à la longue lanière de cuir, et y mit une nouvelle mèche taillée dans la peau d'une antilope.

– Oui, baas, je vais atteler, dit-il en faisant claquer son fouet, et posant le manche contre le mur de la maison, il alla chercher les bœufs de trait.

La charrette de Van Bloom était une de celles que tous les fermiers du Cap s'enorgueillissent de posséder; c'était une tente roulante, un véhicule de première classe que le porte-drapeau avait fait faire au temps de sa prospérité. Il s'en servait autrefois pour mener sa femme et ses enfants au nacht maal ou au wolikheids. En ses beaux jours, huit chevaux choisis traînaient rapidement l'énorme voiture. Hélas! des bœufs devaient les remplacer, car Van Bloom n'avait que cinq chevaux qu'il avait conservés comme montures. Quant à la charrette, elle était en aussi bon état que lorsqu'elle excitait l'envie de tous les boors du comté de Graaf-Reinet. Elle avait des coffres par devant, par derrière et sur les côtés, des poches intérieures et une couverture blanche comme la neige.

 

La caisse avait conservé sa solidité, et les roues étaient un chef-d'œuvre de charronnage; c'était, en somme, ce qui restait de meilleur au porte-drapeau, car elle valait à elle seule tout son bétail.

Pendant que Swartboy et Hendrik attachaient douze bœufs au timon avec des harnais de peau de buffle, le boor, aidé par ses autres enfants, chargeait sur la voiture les meubles et les ustensiles de ménage, qui étaient en trop petit nombre pour que ce fût une tâche difficile. Au bout d'une heure environ, la précieuse charrette eut reçu tous les bagages; les bœufs furent attelés, les chevaux sellés, et tout fut prêt pour le voyage.

Mais de quel côté se diriger? Jusqu'à ce moment Von Bloom n'avait pensé qu'à franchir les frontières de la solitude désolée qui l'environnait. Il devenait nécessaire de déterminer la direction à prendre. Il importait d'éviter celle d'où étaient venues les sauterelles et celle qu'elles avaient suivie en s'éloignant. Des deux côtés on était sûr de ne pas trouver une poignée d'herbe pour les animaux affamés. En choisissant une autre route, les voyageurs avaient plus de chance de rencontrer un pâturage, mais ils n'étaient pas certains d'avoir de l'eau, dont la privation les exposait à périr avec leurs bestiaux.

Von Bloom eut d'abord l'idée de se rendre aux établissements; mais ils étaient à l'est du kraal, et la contrée qu'il fallait traverser avait dû être ravagée par les sauterelles. D'ailleurs, dans cette direction, le cours d'eau le plus voisin était à une distance de cinquante milles, et les bestiaux périraient infailliblement avant de l'avoir atteint. Au nord s'étendait le désert de Kalihari, où l'on ne connaissait point d'oasis; et puis c'était de là qu'étaient venues les sauterelles, qui dérivaient au sud au moment où on les avait aperçues pour la première fois.

Il ne restait plus que l'ouest, pour lequel Von Bloom se décida. A la vérité les insectes émigrants s'étaient montrés au bout de l'horizon occidental, mais ils y avaient été amenés par une saute de vent, et elle avait été trop subite pour leur laisser le temps de faire de grands ravages.

Von Bloom savait que dans l'ouest, à une distance de quarante milles, se trouvait un bon pâturage arrosé par une source limpide. Il avait quelquefois poussé ses excursions jusqu'à cette source, près de laquelle il aurait été tenté de s'établir, si elle n'eût été trop éloignée du centre de la colonie, avec laquelle les communications seraient devenues trop difficiles. Quoique son kraal actuel fût au delà des frontières, il entretenait encore des relations avec les établissements, et voulait, autant que possible, ne pas les perdre. Ces considérations de voisinage étaient peu de chose en présence d'une imminente nécessité; aussi, après quelques minutes de délibération, le boor donna l'ordre de marcher à l'ouest.

Le Bosjesman monta sur le siège, fit claquer son fouet puissant et s'avança dans la plaine. Gertrude et le petit Jan s'assirent à ses côtés, ayant derrière eux la jolie springbok, qui allongeait la tête et promenait autour d'elle ses yeux ronds avec une inquiète curiosité. Hans et Hendrik, à cheval, assistés de leurs chiens, chassaient devant eux les bœufs et les moutons.

Jetant un dernier regard sur son kraal désolé, Von Bloom lâcha la bride à son cheval et suivit silencieusement la charrette.