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A fond de cale

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CHAPITRE XXIX

Jaugeage du tonneau

Je rangeai d'abord tous les biscuits, opération indispensable, car j'étais si à l'étroit qu'ils occupaient la moitié de ma cabine et m'empêchaient de me retourner. Pour les faire tenir dans la caisse, je fus obligé d'en faire des piles régulières, et de les remettre avec soin, tels que le fournisseur les y avait placés; lorsque j'eus compté mes trente et une douzaines, plus quatre biscuits, il ne resta d'autre vide que l'espace où avaient été les huit que j'avais fait disparaître.

J'avais maintenant le compte exact de mes provisions de bouche, du moins quant au solide. Je résolus de ne jamais dépasser ma ration (deux biscuits par jour), et de la rogner toutes les fois que, par une cause ou par une autre, je me sentirais plus capable de supporter la faim. Cette disposition économique, si toutefois je l'observais avec fidélité, rejetterait l'époque du dénûment absolu bien au delà des six mois du voyage ordinaire.

Il n'était pas moins indispensable de régler ma portion d'eau quotidienne; mais il restait toujours à établir la quantité contenue dans la futaille, afin de la diviser en autant de rations que j'avais de parts de biscuit. Comment arriver là? C'était une ancienne tonne de vin ou d'eau-de-vie, du moins, je le présumais, car, sur les navires de cette espèce, c'est en général ce qui sert à embarquer la provision d'eau pour l'équipage. Si j'avais pu savoir quelle sorte de liquide elle avait contenu jadis, il m'aurait été facile de faire mon calcul, et d'une façon exacte: je possédais sur le bout du doigt ma table des liquides, la plus difficile de toutes. Elle m'avait valu tant de coups de férule, que j'avais fini par la répéter d'un bout à l'autre sans me tromper d'un gallon11. Pipes, tonneaux, pièces et futailles, barils de liqueurs, tonnes de vin, je savais distinguer tous ces termes, et j'en pouvais dire la capacité, pourvu toutefois qu'ils fussent qualifiés par leur contenu. Était-ce du rhum, de l'eau-de-vie, du gin, ou du porto, du malaga, du ténériffe, du madère, qu'il y avait eu dans ma tonne? Je m'imaginais reconnaître le parfum du xérès; c'eût été alors une belle et bonne pipe de cent huit gallons. Mais ce pouvait être le bouquet du madère, du vin du Cap, ou de Marsala, et ma pipe ne serait plus alors que de quatre-vingt-douze gallons et si c'était du porto, mieux encore du whisky d'Écosse, j'aurais en cent vingt gallons. Quant à cela, je ne m'y serais pas trompé; j'aurais reconnu tout de suite, en buvant, cette saveur particulière que le whisky donne à l'eau, quelle que soit sa dose infinitésimale.

Après tout, il était possible que je ne m'en fusse pas aperçu; j'avais tellement soif, que je n'avais pensé qu'à boire et à me désaltérer. J'ôtai le fausset et goûtai l'eau avec réflexion: elle avait un zeste liquoreux, cela ne faisait pas le moindre doute; restait à dire lequel; et du madère au xérès, la différence (je parle de la dimension de la pipe) était trop grande pour baser mon calcul sur un soupçon que rien ne venait justifier. Il fallait chercher autre chose.

Heureusement qu'à l'école de mon village, notre bon magister avait joint quelques principes de géométrie à nos leçons d'arithmétique.

Je me suis demandé bien des fois comment il se fait qu'on néglige d'enseigner les éléments scientifiques les plus indispensables, tandis qu'on a grand soin de faire entrer dans la tête de nos malheureux enfants tant de vers irrationnels, pour ne rien dire de plus. J'ai la persuasion, et je le déclare sans hésiter, que la connaissance d'une simple loi mathématique, apprise en huit jours, est plus utile à l'humanité que l'étude complète de toutes les langues mortes de la terre. Le grec et le latin! que d'obstacles n'ont-ils pas mis au progrès scientifique.

Je vous disais donc que mon vieux maître d'école m'avait donné quelques notions de géométrie: je connaissais le cube, la pyramide, le cylindre, le sphéroïde et les sections coniques; je savais qu'un baril est formé de deux cônes tronqués, se rencontrant par la base.

Pour m'assurer de la capacité de mon tonneau, il me suffisait dès lors d'en connaître la longueur, ou même la moitié de cette dernière, plus la circonférence de l'un des bouts, et celle du milieu, ou de la partie la plus grosse. Avec ces trois dimensions, je pouvais dire; à peu de chose près, combien la futaille renfermait de pouces cubes d'eau; je n'aurais ensuite qu'à diviser mon total par la capacité de la mesure que je voulais employer comme étalon.

Il ne me restait plus qu'à prendre les trois dimensions dont j'ai parlé; mais c'était là toute la difficulté: comment faire pour obtenir ces mesures?

La longueur était facile à connaître, puisqu'elle se déployait devant moi; mais les deux circonférences m'échappaient totalement: j'étais trop petit pour atteindre le sommet de la futaille, et les ballots qui le bloquaient de chaque coté m'empêchaient d'en mesurer le bout.

Autre obstacle: je n'avais pas de mètre, pas de ficelle, rien qui pût servir de base à mon opération; comment savoir le chiffre des mesures que j'aurais prises si rien ne me l'indiquait?

J'étais cependant résolu à ne pas abandonner mon problème, avant d'y avoir bien réfléchi. Ce travail de tête me distrairait, chose importante dans ma triste position. Mon vieux maître d'école m'avait encore appris cette vérité précieuse, qu'avec de la persévérance on mène à bien ce qui paraît impossible. Je me rappelais ses conseils à cet égard, et je me promis de ne renoncer à mon entreprise qu'après avoir épuisé toutes les ressources de mon imagination; et en y consacrant moins de temps que je n'en ai mis à vous expliquer tout cela, je trouvai le moyen d'arriver à mon but.

CHAPITRE XXX

Ma règle métrique

C'est en examinant la futaille avec la ferme résolution de la mesurer que je fis précisément la découverte que je cherchais. Ce qu'il me fallait, c'était une broche, une baguette de longueur suffisante pour traverser la barrique dans sa partie la plus épaisse. Il était évident que si j'introduisais cette broche dans le tonneau, et que je le fisse toucher les douelles de la paroi opposée, je connaîtrais la mesure exacte du diamètre, puisque la broche serait le diamètre même. Je n'aurais plus qu'à multiplier celui-ci par trois pour avoir la circonférence, qui, du reste, ne m'était pas nécessaire, l'un ou l'autre de ces deux termes ayant absolument les mêmes propriétés arithmétiques: divisez l'un, ou multipliez l'autre par trois, et vous aurez toujours le même chiffre. Rappelons-nous cependant que ce résultat n'est pas d'une exactitude mathématique; mais il suffit pour toutes les opérations usuelles.

Il arrivait justement que l'une des ouvertures que j'avais faites à mon tonneau se trouvait dans la partie la plus convexe de la douelle. En y introduisant un bâton, j'aurais donc mon diamètre, comme je le disais tout à l'heure.

«Vous pouviez, direz-vous, arriver au même résultat en plantant votre baguette à côté de la futaille, et en lui faisant une marque au niveau du point culminant de cette dernière.» J'en conviens; mais il fallait pour cela que mon tonneau reposât sur une surface unie, que rien ne dérangeât ma baguette de sa position verticale, et qu'il y eût assez de lumière pour que je pusse voir l'endroit où elle atteignait le niveau qu'il s'agissait d'y marquer. Mais il n'y fallait pas songer: le bas de la futaille s'enfonçait entre les planches de la cale, et ma règle ne m'aurait plus donné qu'une section du diamètre.

Je fus donc obligé de m'en tenir au moyen que je vous indiquais d'abord, et j'en revins à l'introduction de ma baguette par l'ouverture centrale que j'avais pratiquée à la futaille.

«Mais où trouver cette baguette?» La chose était facile. Le couvercle de la caisse où étaient mes biscuits m'en fournissait la matière, et je me mis à l'œuvre aussitôt que j'y eus pensé.

La planche en question n'avait guère, il est vrai, qu'une longueur de soixante centimètres, et la futaille paraissait bien avoir le double d'épaisseur; mais avec un peu de ressources dans l'esprit, on pouvait y remédier: il ne fallait pour cela que faire trois baguettes, les amincir par le bout et les réunir ensuite, pour former un bâton d'une longueur suffisante.

C'est à quoi je m'appliquai. Il était facile de couper la planche en suivant les fibres du sapin; et avec de l'attention, grâce au peu de dureté du bois blanc, je parvins à entailler mes baguettes sans diminuer plus que de raison l'épaisseur que je devais laisser à la portion amincie.

Une fois mes trois bâtons bien arrondis, bien lisses, et la pointe en biseau, je n'avais qu'à me procurer de la corde pour les attacher. C'était pour moi ce qu'il y avait de plus facile: j'avais des brodequins lacés avec deux petites courroies en veau, ayant un mètre chacune; c'était précisément l'affaire. Je pris mes lacets, je complétai mon ajustage, et me trouvai possesseur d'une jauge d'un mètre et demi, dimension plus que suffisante pour traverser mon tonneau dans sa plus grande largeur.

«Enfin, m'écriai-je, en me levant pour procéder à mon opération, je vais savoir à quoi m'en tenir!» Je m'approchai de la futaille, et je renonce à dépeindre mon désappointement, lorsque tout d'abord je fus arrêté par un obstacle imprévu. Impossible d'introduire ma baguette dans la barrique; non pas que l'ouverture que j'avais pratiquée fût trop étroite, mais l'espace me manquait pour manœuvrer ma jauge. Si ma cabine avait deux mètres de longueur, elle avait tout au plus soixante centimètres de large, et c'était dans le sens de son petit diamètre que je devais fourrer mon bâton dans la futaille. Il n'y avait pas moyen d'y songer. Courber cette baguette inflexible, c'eût été la rompre immédiatement.

 

J'étais vexé de ne pas m'en être aperçu; j'aurais dû le voir avant de rien entreprendre; mais j'avais encore plus de chagrin que de dépit, en songeant qu'il fallait renoncer à mon entreprise. Toutefois un nouveau plan se dessina bientôt dans ma tête, et vint m'apprendre qu'il ne faut jamais s'arrêter à des conclusions irréfléchies. Je venais de découvrir le moyen de faire entrer ma jauge sans la courber le moins du monde, et sans la raccourcir.

Je n'avais qu'à en démonter les trois morceaux, à passer d'abord le premier dans l'ouverture de la barrique, à y attacher la seconde pièce, que je pousserais ensuite, et à procéder de la même façon pour compléter la jauge, en y ajoutant la dernière partie.

Quand j'eus posé ma dernière courroie, je dirigeai ma baguette de manière à toucher la douelle opposée, bien en face de l'ouverture où je l'avais introduite, et, l'assujettissant d'une main ferme, je lui fis une entaille au niveau de la douelle; je défalquai ensuite l'épaisseur que celle-ci pouvait avoir, et j'eus la mesure exacte dont j'avais besoin pour établir mon calcul.

J'avais retiré ma broche pièce à pièce, comme je l'avais introduite, en ayant soin de marquer l'endroit où se trouvaient les jointures, afin de pouvoir lui rendre absolument la même dimension qu'elle avait dans le tonneau; car une erreur d'un centimètre aurait produit dans mon total une différence considérable, et il était important d'avoir une donnée avant de rien commencer.

Je possédais le diamètre de la base de mon cône, il me fallait maintenant celui du bout de la futaille, qui en faisait le sommet tronqué. Rien n'était plus facile. Je n'aurais pas pu mettre le bras entre le tonneau et les caisses dont il était environné, mais je pouvais y passer ma jauge, l'appuyer contre le rebord du côté opposé, y marquer le petit diamètre, ainsi que j'avais fait précédemment; et ce fut l'affaire d'une minute.

Restait à m'assurer de la longueur de la futaille, et cette opération, très-simple en apparence, ne m'en donna pas moins beaucoup de peine. «Cela se bornait, direz-vous, à placer la baguette parallèlement à la tonne, et à y faire aux deux bouts une entaille qui en indiquât la longueur.» Rien n'est plus vrai; mais il aurait fallu, comme je l'ai dit plus haut, que ma cabine fût assez éclairée pour me permettre de voir à quel endroit de ma baguette correspondait l'extrémité de la barrique, dont je ne distinguais pas même l'ensemble. Dans la nuit profonde où je me trouvais alors, il ne m'était possible de découvrir les objets qu'au moyen de l'attouchement; c'était avec les doigts que je pouvais dire où commençait la futaille, et il n'y avait pas moyen d'en sentir l'extrémité en même temps que celle de la baguette, puisqu'il y avait entre les deux un espace beaucoup plus grand que ma main. Autre difficulté, la jauge pivotait sur le ventre du tonneau, et pouvait, en décrivant une diagonale, me causer une erreur qui annulerait tous mes calculs. Impossible d'opérer sur une base aussi incertaine, et je fus pendant quelques instants fort embarrassé pour résoudre mon problème.

J'étais d'autant plus contrarié de ce nouvel empêchement, que je ne l'avais pas soupçonné. J'avais regardé comme beaucoup plus difficile d'obtenir la base et le sommet que la hauteur de mon cône, et je m'irritais de cet obstacle inattendu.

Mais la réflexion vint encore à mon aide, et je finis par trouver le moyen de vaincre la difficulté. Je n'avais qu'à me fabriquer une autre baguette, en coupant deux longueurs à ma planche de sapin, et en les réunissant comme j'avais déjà fait.

Cette besogne terminée, j'appliquai ma première jauge à l'extrémité de la futaille, de la même manière que si j'avais voulu de nouveau en prendre le diamètre. Elle en dépassa le dernier cercle de trente ou quarante centimètres. Je pris alors ma seconde règle, en appuyai le bout contre la partie saillante de la première, de façon à former un angle droit dont le grand côté se prolongeât parallèlement à la longueur du tonneau; je fis une marque à l'endroit le plus renflé de celui-ci, par conséquent au milieu, et, déduction faite de l'épaisseur du rebord et de celle du fond, j'eus la demi-longueur de la capacité de la futaille, ce qui me suffisait parfaitement, puisque deux demies font un entier.

Je possédais enfin les éléments du problème et n'avais plus qu'à en chercher la solution.

CHAPITRE XXXI

Quod erat faciendum

Trouver le contenu de la futaille en pieds ou en pouces, et le réduire ensuite par gallons ou par quarts, n'était qu'une opération arithmétique devant laquelle je ne me serais pas arrêté. Je n'avais pour la faire ni crayon, ni ardoise, ni plume, ni encre; j'en aurais eu, d'ailleurs, qu'il faisait trop noir dans ma cabine pour qu'ils pussent me servir; mais je n'en avais pas besoin. Il m'était souvent arrivé de faire des calculs de tête, et d'additionner, de soustraire, de multiplier ou de diviser des sommes importantes, sans avoir recours au papier; le problème qu'il s'agissait de résoudre aurait employé peu de chiffres, et aurait été pour moi d'une solution facile.

Remarquez-le bien, je parle au conditionnel, ce qui suppose une difficulté quelconque. Effectivement, je rencontrais un nouvel obstacle. Avant de chercher quel pouvait être le contenu de ma barrique, une opération préliminaire était indispensable. J'avais pris trois mesures: la hauteur et les deux diamètres de l'un de mes cônes: mais quelles étaient ces mesures? Il fallait d'abord les ramener à des chiffres, afin de savoir ce qu'elles représentaient. Je les supputais bien d'une manière approximative; mais à quoi bon? les calculs ne se font pas avec des à peu près. Toute la peine que je m'étais donnée resterait donc inutile jusqu'au moment où j'aurais le chiffre exact des mesures que j'avais prises.

Cette difficulté me parut insurmontable. Si l'on considère que je n'avais pas de pied, pas de mètre, pas d'échelle graduée, on en conclura que je devais renoncer à mon problème. Je ne pouvais pas m'établir de règle métrique sans avoir un étalon connu, en rapport avec la solution demandée.

Dans ma position n'était-ce pas s'évertuer à la recherche de l'impossible?

Je l'avais cru d'abord, et maintenant je savais le contraire. Tout le travail que j'avais fait, mes baguettes si bien polies, si soigneusement ajustées, mes trois mesures relevées avec tant d'exactitude, allaient enfin me servir. Au fond, croyez bien que je l'avais su avant de me donner tant de peine. Si j'ai eu l'air d'avoir été inquiet au moment de jouir de mes efforts, c'était simplement pour vous intriguer à cet égard, et parce que, dans le premier instant, j'avais bien eu la crainte de ne pas triompher de cet obstacle.

Vous demandez comment j'ai fait?

La chose était bien simple.

Quand j'ai dit plus haut que je ne possédais pas de mètre, j'exprimais littéralement la vérité; mais j'en étais un moi-même. Vous rappelez-vous que je m'étais mesuré sur le port, et que j'avais quatre pieds juste? De quelle valeur cette connaissance n'était-elle pas dans le cas dont il est question?

Dès que j'étais sûr d'avoir quatre pieds12 je pouvais marquer cette longueur sur l'une de mes baguettes, et en faire la base de mes calculs.

Pour en arriver là, je m'étendis bien par terre, la plante des pieds posée verticalement contre l'une des côtes du vaisseau; après avoir placé la baguette sur moi, je l'appuyai d'un bout à la planche où s'appliquaient mes pieds, de l'autre sur mon front: et de la main qui était libre, indiquant le sommet de ma tête, je marquai avec mon couteau l'endroit qui correspondait sur la baguette avec le dessus de mon crâne.

Mais il se présentait de nouvelles difficultés; ma règle de quatre pieds, ou de cent vingt centimètres, ne me servait pas encore à grand'chose. Il aurait fallu, pour qu'elle me fût utile, que les parties mesurées se fussent trouvées précisément de cette longueur, sans quoi elle ne pouvait m'en indiquer la dimension. Or, en supposant que l'une d'elles fût précisément de quatre pieds, comme elles différaient toutes les trois, il y en avait au moins deux qui me seraient restées inconnues; d'où le besoin de diviser en pouces, et même en fraction de pouces, l'échelle que je venais d'obtenir. Grande affaire que de diviser quatre pieds en quarante-huit pouces et d'en marquer la division sur la baguette qui les représentait!

Cela vous semble facile. La moitié de mes quatre pieds m'en donnaient deux, qui, partagés en deux, m'en donnaient un; la moitié de celui-ci marquait six pouces, que je pouvais diviser encore en deux, puis en trois, pour avoir l'unité, qui devait me suffire, et qu'à la rigueur je pouvais réduire en deux moitiés de quatre lignes13.

En théorie, cela paraît très-simple; mais il est difficile de le mettre en pratique sur une baguette unie, et dans les ténèbres les plus profondes.

Comment trouver le milieu de cette baguette de quatre pieds, le milieu exact? car il fallait que ce fût juste. Comment ensuite diviser et subdiviser mes deux pieds avec assez de précision pour trouver dans chacun les douze pouces de rigueur, tous égaux, cela va sans dire, ou pas de calcul possible?

J'avoue que cette difficulté m'embarrassa vivement, et que j'eus besoin d'y réfléchir.

Néanmoins, au bout de quelques minutes, voici le moyen que je mis en œuvre.

Je commençai par couper un troisième bâton ayant un peu plus de deux pieds, ce qui m'était facile d'une manière approximative; je l'appliquai sur la baguette de quatre pieds, ainsi qu'on fait pour mesurer quelque chose dont la dimension outrepasse le mètre dont on se sort. La première fois, deux longueurs de ce bâton avaient dépassé l'entaille qui marquait la première mesure. Je raccourcis ma nouvelle baguette, et recommençant l'opération, je m'éloignai moins de l'entaille. Je répétai le procédé, si bien qu'à la cinquième épreuve mes deux longueurs correspondirent exactement avec les quatre pieds de la mesure primitive, et je pus la diviser avec certitude par une coche exactement faite au milieu.

Si le moyen était bon, il faut convenir qu'il exigeait beaucoup de patience; mais le temps ne me manquait pas; j'étais heureux de l'employer, et j'avais trop d'intérêt à ce que mon opération fût précise pour regarder au soin qu'elle demandait.

Cependant, malgré le peu de valeur que le temps avait pour moi, j'en vins à simplifier la besogne, en substituant à la baguette d'essai un cordon qui, une fois à la longueur voulue, n'avait plus besoin que d'être plié en deux pour me fournir la division cherchée.

Rien n'était meilleur pour cet objet que les lacets de cuir de mes bottines, dont le grain serré ne permettait pas qu'on les allongeât. Un pied en ivoire ou en buis n'aurait pas fait une règle plus exacte.

Je les réunis par un nœud solide, afin de contrôler les premières mesures que j'avais prises, et je recommençai mon examen jusqu'à certitude complète. J'ai dit quel préjudice une erreur pouvait porter à mes calculs; toutefois elle était bien moins dangereuse en divisant les quatre pieds qu'en partant de la multiplication des pouces: dans le premier cas l'erreur s'amoindrissait à chaque subdivision, tandis qu'elle se serait doublée à chaque partie de l'opération inverse.

J'étais facilement arrivé à couper ma lanière à la longueur d'un pied; il m'avait suffi de la diviser deux fois en deux parties égales; mais arrivé là, je pliai mon lacet en trois, et ce ne fut pas sans peine: il est beaucoup plus difficile de prendre le tiers que la moitié; cependant j'y parvins à ma satisfaction. J'avais pour but d'obtenir trois morceaux de quatre pouces chacun, afin de n'avoir plus qu'à les plier en deux, puis à les diviser une seconde fois, pour arriver à la mesure exacte du pouce, très-difficile à se procurer, à cause de sa petitesse.

Pour être plus certain de l'exactitude de mon opération, j'en fis la preuve en divisant la moitié de la courroie à laquelle je n'avais pas touché, et ce fut avec une joie bien vive que j'obtins le même résultat, sans qu'il y eût la différence de l'épaisseur d'un cheveu entre les points correspondants.

 

J'avais donc tout ce qu'il fallait pour compléter la graduation de ma baguette, et, au moyen des morceaux de cuir exactement taillés, je marquai sur ma jauge les quarante-huit divisions de mes quatre pieds, représentant quarante-huit pouces. Cette dernière besogne fut longue et délicate, mais je fus récompensé de mon travail par la possession d'une règle métrique sur laquelle je pouvais enfin compter, chose importante, puisque cela devait me permettre de résoudre un problème qui, pour moi, pouvait être une question de vie ou de mort.

Je fis immédiatement mes calculs, et sus bientôt à quoi m'en tenir. J'avais mesuré mes deux diamètres, pris la moyenne de leur longueur totale, et, de cette moyenne, fait une mesure de surface, en multipliant par huit et divisant par dix. J'eus alors la base d'un cylindre égal à la troncature d'un cône de même altitude; et en multipliant ce résultat par la longueur, j'obtins la masse cubique dont je voulais connaître le volume.

Je divisai cette masse par soixante-neuf, et j'eus le contenu de ma futaille.

Quand celle-ci était pleine, elle renfermait un peu plus de cent gallons, près de cent huit. Je ne m'étais pas trompé, ce devait être une ancienne pipe de xérès.

114 litres et demi.
12Le pied anglais équivaut à 30 centimètres et demi.
13Le pouce anglais se compose de huit lignes.