Kostenlos

Sodome et Gomorrhe

Text
iOSAndroidWindows Phone
Wohin soll der Link zur App geschickt werden?
Schließen Sie dieses Fenster erst, wenn Sie den Code auf Ihrem Mobilgerät eingegeben haben
Erneut versuchenLink gesendet

Auf Wunsch des Urheberrechtsinhabers steht dieses Buch nicht als Datei zum Download zur Verfügung.

Sie können es jedoch in unseren mobilen Anwendungen (auch ohne Verbindung zum Internet) und online auf der LitRes-Website lesen.

Als gelesen kennzeichnen
Schriftart:Kleiner AaGrößer Aa

Mais je vis que c’était avec Mlle d’Ambressac qu’il allait causer et j’éprouvai du chagrin à la pensée qu’il m’avait menti sur leurs fiançailles possibles. Je fus rasséréné quand j’appris qu’il lui avait été présenté une demi-heure avant par Mme de Marsantes, qui désirait ce mariage, les Ambressac étant très riches.

« Enfin, dit M. de Charlus à Mme de Surgis, je trouve un jeune homme instruit, qui a lu, qui sait ce que c’est que Balzac. Et cela me fait d’autant plus de plaisir de le rencontrer là où c’est devenu le plus rare, chez un des mes pairs, chez un des nôtres », ajouta-t-il en insistant sur ces mots. Les Guermantes avaient beau faire semblant de trouver tous les hommes pareils, dans les grandes occasions où ils se trouvaient avec des gens « nés », et surtout moins bien « nés », qu’ils désiraient et pouvaient flatter, ils n’hésitaient pas à sortir les vieux souvenirs de famille. « Autrefois, reprit le baron, aristocrates voulait dire les meilleurs, par l’intelligence, par le cœur. Or, voilà le premier d’entre nous que je vois sachant ce que c’est que Victurnien d’Esgrignon. J’ai tort de dire le premier. Il y a aussi un Polignac et un Montesquiou, ajouta M. de Charlus qui savait que cette double assimilation ne pouvait qu’enivrer la marquise. D’ailleurs vos fils ont de qui tenir, leur grand-père maternel avait une collection célèbre du XVIIIe siècle. Je vous montrerai la mienne si vous voulez me faire le plaisir de venir déjeuner un jour, dit-il au jeune Victurnien. Je vous montrerai une curieuse édition du Cabinet des Antiques avec des corrections de la main de Balzac. Je serai charmé de confronter ensemble les deux Victurnien. »

Je ne pouvais me décider à quitter Swann. Il était arrivé à ce degré de fatigue où le corps d’un malade n’est plus qu’une cornue où s’observent des réactions chimiques. Sa figure se marquait de petits points bleu de Prusse, qui avaient l’air de ne pas appartenir au monde vivant, et dégageait ce genre d’odeur qui, au lycée, après les « expériences », rend si désagréable de rester dans une classe de « Sciences ». Je lui demandai s’il n’avait pas eu une longue conversation avec le prince de Guermantes et s’il ne voulait pas me raconter ce qu’elle avait été.

– Si, me dit-il, mais allez d’abord un moment avec M. de Charlus et Mme de Surgis, je vous attendrai ici.

En effet, M. de Charlus ayant proposé à Mme de Surgis de quitter cette pièce trop chaude et d’aller s’asseoir un moment avec elle, dans une autre, n’avait pas demandé aux deux fils de venir avec leur mère, mais à moi. De cette façon, il se donnait l’air, après les avoir amorcés, de ne pas tenir aux deux jeunes gens. Il me faisait de plus une politesse facile, Mme de Surgis-le-Duc étant assez mal vue.

Malheureusement, à peine étions-nous assis dans une baie sans dégagements, que Mme de Saint-Euverte, but des quolibets du baron, vint à passer. Elle, peut-être pour dissimuler, ou dédaigner ouvertement les mauvais sentiments qu’elle inspirait à M. de Charlus, et surtout montrer qu’elle était intime avec une dame qui causait si familièrement avec lui, dit un bonjour dédaigneusement amical à la célèbre beauté, laquelle lui répondit, tout en regardant du coin de l’œil M. de Charlus avec un sourire moqueur. Mais la baie était si étroite que Mme de Saint-Euverte, quand elle voulut, derrière nous, continuer de quêter ses invités du lendemain, se trouva prise et ne put facilement se dégager, moment précieux dont M. de Charlus, désireux de faire briller sa verve insolente aux yeux de la mère des deux jeunes gens, se garda bien de ne pas profiter. Une niaise question que je lui posai sans malice lui fournit l’occasion d’un triomphal couplet dont la pauvre de Saint-Euverte, quasi immobilisée derrière nous, ne pouvait guère perdre un mot.

– Croyez-vous que cet impertinent jeune homme, dit-il en me désignant à Mme de Surgis, vient de me demander, sans le moindre souci qu’on doit avoir de cacher ces sortes de besoins, si j’allais chez Mme de Saint-Euverte, c’est-à-dire, je pense, si j’avais la colique. Je tâcherais en tout cas de m’en soulager dans un endroit plus confortable que chez une personne qui, si j’ai bonne mémoire, célébrait son centenaire quand je commençai à aller dans le monde, c’est-à-dire pas chez elle. Et pourtant, qui plus qu’elle serait intéressante à entendre ? Que de souvenirs historiques, vus et vécus du temps du Premier Empire et de la Restauration, que d’histoires intimes aussi qui n’avaient certainement rien de « Saint », mais devaient être très « Vertes », si l’on en croit la cuisse restée légère de la vénérable gambadeuse. Ce qui m’empêcherait de l’interroger sur ces époques passionnantes, c’est la sensibilité de mon appareil olfactif. La proximité de la dame suffit. Je me dis tout d’un coup : « Oh ! mon Dieu, on a crevé ma fosse d’aisances », c’est simplement la marquise qui, dans quelque but d’invitation, vient d’ouvrir la bouche. Et vous comprenez que si j’avais le malheur d’aller chez elle, la fosse d’aisances se multiplierait en un formidable tonneau de vidange. Elle porte pourtant un nom mystique qui me fait toujours penser avec jubilation, quoiqu’elle ait passé depuis longtemps la date de son jubilé, à ce stupide vers dit « déliquescent » : « Ah ! verte, combien verte était mon âme ce jour-là… » Mais il me faut une plus propre verdure. On me dit que l’infatigable marcheuse donne des « garden-parties », moi j’appellerais ça « des invites à se promener dans les égouts ». Est-ce que vous allez vous crotter là ? demanda-t-il à Mme de Surgis, qui cette fois se trouva ennuyée. Car voulant feindre de n’y pas aller, vis-à-vis du baron, et sachant qu’elle donnerait des jours de sa propre vie plutôt que de manquer la matinée Saint-Euverte, elle s’en tira par une moyenne, c’est-à-dire l’incertitude. Cette incertitude prit une forme si bêtement dilettante et si mesquinement couturière, que M. de Charlus, ne craignant pas d’offenser Mme de Surgis, à laquelle pourtant il désirait plaire, se mit à rire pour lui montrer que « ça ne prenait pas ».

– J’admire toujours les gens qui font des projets, dit-elle ; je me décommande souvent au dernier moment. Il y a une question de robe d’été qui peut changer les choses. J’agirai sous l’inspiration du moment.

Pour ma part, j’étais indigné de l’abominable petit discours que venait de tenir M. de Charlus. J’aurais voulu combler de biens la donneuse de garden-parties. Malheureusement dans le monde, comme dans le monde politique, les victimes sont si lâches qu’on ne peut pas en vouloir bien longtemps aux bourreaux. Mme de Saint-Euverte, qui avait réussi à se dégager de la baie dont nous barrions l’entrée, frôla involontairement le baron en passant, et, par un réflexe de snobisme qui annihilait chez elle toute colère, peut-être même dans l’espoir d’une entrée en matière d’un genre dont ce ne devait pas être le premier essai : « Oh ! pardon, monsieur de Charlus, j’espère que je ne vous ai pas fait mal », s’écria-t-elle comme si elle s’agenouillait devant son maître. Celui-ci ne daigna répondre autrement que par un large rire ironique et concéda seulement un « bonsoir », qui, comme s’il s’apercevait seulement de la présence de la marquise une fois qu’elle l’avait salué la première, était une insulte de plus. Enfin, avec une platitude suprême, dont je souffris pour elle, Mme de Saint-Euverte s’approcha de moi et, m’ayant pris à l’écart, me dit à l’oreille : « Mais, qu’ai-je fait à M. de Charlus ? On prétend qu’il ne me trouve pas assez chic pour lui », dit-elle, en riant à gorge déployée. Je restai sérieux. D’une part, je trouvais stupide qu’elle eût l’air de se croire ou de vouloir faire croire que personne n’était, en effet, aussi chic qu’elle. D’autre part, les gens qui rient si fort de ce qu’ils disent, et qui n’est pas drôle, nous dispensent par là, en prenant à leur charge l’hilarité, d’y participer.

– D’autres assurent qu’il est froissé que je ne l’invite pas. Mais il ne m’encourage pas beaucoup. Il a l’air de me bouder (l’expression me parut faible). Tâchez de le savoir et venez me le dire demain. Et s’il a des remords et veut vous accompagner, amenez-le. À tout péché miséricorde. Cela me ferait même assez plaisir, à cause de Mme de Surgis que cela ennuierait. Je vous laisse carte blanche. Vous avez le flair le plus fin de toutes ces choses-là et je ne veux pas avoir l’air de quémander des invités. En tout cas, sur vous, je compte absolument.

Je songeai que Swann devait se fatiguer à m’attendre. Je ne voulais pas, du reste, rentrer trop tard à cause d’Albertine, et, prenant congé de Mme de Surgis et de M. de Charlus, j’allai retrouver mon malade dans la salle de jeux. Je lui demandai si ce qu’il avait dit au Prince dans leur entretien au jardin était bien ce que M. de Bréauté (que je ne lui nommai pas) nous avait rendu et qui était relatif à un petit acte de Bergotte. Il éclata de rire : « Il n’y a pas un mot de vrai, pas un seul, c’est entièrement inventé et aurait été absolument stupide. Vraiment c’est inouï cette génération spontanée de l’erreur. Je ne vous demande pas qui vous a dit cela, mais ce serait vraiment curieux, dans un cadre aussi délimité que celui-ci, de remonter de proche en proche pour savoir comment cela s’est formé. Du reste, comment cela peut-il intéresser les gens, ce que le Prince m’a dit ? Les gens sont bien curieux. Moi, je n’ai jamais été curieux, sauf quand j’ai été amoureux et quand j’ai été jaloux. Et pour ce que cela m’a appris ! Êtes-vous jaloux ? » Je dis à Swann que je n’avais jamais éprouvé de jalousie, que je ne savais même pas ce que c’était. « Hé bien ! je vous en félicite. Quand on l’est un peu, cela n’est pas tout à fait désagréable, à deux points de vue. D’une part, parce que cela permet aux gens qui ne sont pas curieux de s’intéresser à la vie des autres personnes, ou au moins d’une autre. Et puis, parce que cela fait assez bien sentir la douceur de posséder, de monter en voiture avec une femme, de ne pas la laisser aller seule. Mais cela, ce n’est que dans les tout premiers débuts du mal ou quand la guérison est presque complète. Dans l’intervalle, c’est le plus affreux des supplices. Du reste, même les deux douceurs dont je vous parle, je dois vous dire que je les ai peu connues ; la première, par la faute de ma nature qui n’est pas capable de réflexions très prolongées ; la seconde, à cause des circonstances, par la faute de la femme, je veux dire des femmes, dont j’ai été jaloux. Mais cela ne fait rien. Même quand on ne tient plus aux choses, il n’est pas absolument indifférent d’y avoir tenu, parce que c’était toujours pour des raisons qui échappaient aux autres. Le souvenir de ces sentiments-là, nous sentons qu’il n’est qu’en nous ; c’est en nous qu’il faut rentrer pour le regarder. Ne vous moquez pas trop de ce jargon idéaliste, mais ce que je veux dire, c’est que j’ai beaucoup aimé la vie et que j’ai beaucoup aimé les arts. Hé bien ! maintenant que je suis un peu trop fatigué pour vivre avec les autres, ces anciens sentiments si personnels à moi, que j’ai eus, me semblent, ce qui est la manie de tous les collectionneurs, très précieux. Je m’ouvre à moi-même mon cœur comme une espèce de vitrine, je regarde un à un tant d’amours que les autres n’auront pas connus. Et de cette collection à laquelle je suis maintenant plus attaché encore qu’aux autres, je me dis, un peu comme Mazarin pour ses livres, mais, du reste, sans angoisse aucune, que ce sera bien embêtant de quitter tout cela. Mais venons à l’entretien avec le Prince, je ne le raconterai qu’à une seule personne, et cette personne, cela va être vous. » J’étais gêné, pour l’entendre, par la conversation que, tout près de nous, M. de Charlus, revenu dans la salle de jeux, prolongeait indéfiniment. « Et vous lisez aussi ? Qu’est-ce que vous faites ? » demanda-t-il au comte Arnulphe, qui ne connaissait même pas le nom de Balzac. Mais sa myopie, comme il voyait tout très petit, lui donnait l’air de voir très loin, de sorte que, rare poésie en un sculptural dieu grec, dans ses prunelles s’inscrivaient comme de distantes et mystérieuses étoiles.

 

« Si nous allions faire quelques pas dans le jardin, monsieur », dis-je à Swann, tandis que le comte Arnulphe, avec une voix zézayante qui semblait indiquer que son développement, au moins mental, n’était pas complet, répondait à M. de Charlus avec une précision complaisante et naïve : « Oh ! moi, c’est plutôt le golf, le tennis, le ballon, la course à pied, surtout le polo. » Telle Minerve, s’étant subdivisée, avait cessé, dans certaine cité, d’être la déesse de la Sagesse et avait incarné une part d’elle-même en une divinité purement sportive, hippique, « Athénè Hippia ». Et il allait aussi à Saint-Moritz faire du ski, car Pallas Tritogeneia fréquente les hauts sommets et rattrape les cavaliers. « Ah ! » répondit M. de Charlus, avec le sourire transcendant de l’intellectuel qui ne prend même pas la peine de dissimuler qu’il se moque, mais qui, d’ailleurs, se sent si supérieur aux autres et méprise tellement l’intelligence de ceux qui sont le moins bêtes, qu’il les différencie à peine de ceux qui le sont le plus, du moment qu’ils peuvent lui être agréables d’une autre façon. En parlant à Arnulphe, M. de Charlus trouvait qu’il lui conférait par là même une supériorité que tout le monde devait envier et reconnaître. « Non, me répondit Swann, je suis trop fatigué pour marcher, asseyons-nous plutôt dans un coin, je ne tiens plus debout. » C’était vrai, et pourtant, commencer à causer lui avait déjà rendu une certaine vivacité. C’est que dans la fatigue la plus réelle il y a, surtout chez les gens nerveux, une part qui dépend de l’attention et qui ne se conserve que par la mémoire. On est subitement las dès qu’on craint de l’être, et pour se remettre de sa fatigue, il suffit de l’oublier. Certes, Swann n’était pas tout à fait de ces infatigables épuisés qui, arrivés défaits, flétris, ne se tenant plus, se raniment dans la conversation comme une fleur dans l’eau et peuvent pendant des heures puiser dans leurs propres paroles des forces qu’ils ne transmettent malheureusement pas à ceux qui les écoutent et qui paraissent de plus en plus abattus au fur et à mesure que le parleur se sent plus réveillé. Mais Swann appartenait à cette forte race juive, à l’énergie vitale, à la résistance à la mort de qui les individus eux-mêmes semblent participer. Frappés chacun de maladies particulières, comme elle l’est, elle-même, par la persécution, ils se débattent indéfiniment dans des agonies terribles qui peuvent se prolonger au delà de tout terme vraisemblable, quand déjà on ne voit plus qu’une barbe de prophète surmontée d’un nez immense qui se dilate pour aspirer les derniers souffles, avant l’heure des prières rituelles, et que commence le défilé ponctuel des parents éloignés s’avançant avec des mouvements mécaniques, comme sur une frise assyrienne.

Nous allâmes nous asseoir, mais, avant de s’éloigner du groupe que M. de Charlus formait avec les deux jeunes Surgis et leur mère, Swann ne put s’empêcher d’attacher sur le corsage de celle-ci de longs regards de connaisseur dilatés et concupiscents. Il mit son monocle pour mieux apercevoir, et, tout en me parlant, de temps à autre il jetait un regard vers la direction de cette dame.

– Voici mot pour mot, me dit-il, quand nous fûmes assis, ma conversation avec le Prince, et si vous vous rappelez ce que je vous ai dit tantôt, vous verrez pourquoi je vous choisis pour confident. Et puis aussi, pour une autre raison que vous saurez un jour. « Mon cher Swann, m’a dit le prince de Guermantes, vous m’excuserez si j’ai paru vous éviter depuis quelque temps. (Je ne m’en étais nullement aperçu, étant malade et fuyant moi-même tout le monde.) D’abord, j’avais entendu dire, et je prévoyais bien que vous aviez, dans la malheureuse affaire qui divise le pays, des opinions entièrement opposées aux miennes. Or, il m’eût été excessivement pénible que vous les professiez devant moi. Ma nervosité était si grande que, la Princesse ayant entendu, il y a deux ans, son beau-frère le grand-duc de Hesse dire que Dreyfus était innocent, elle ne s’était pas contentée de relever le propos avec vivacité, mais ne me l’avait pas répété pour ne pas me contrarier. Presque à la même époque, le prince royal de Suède était venu à Paris et, ayant probablement entendu dire que l’impératrice Eugénie était dreyfusiste, avait confondu avec la Princesse (étrange confusion, vous l’avouerez, entre une femme du rang de ma femme et une Espagnole, beaucoup moins bien née qu’on ne dit, et mariée à un simple Bonaparte) et lui avait dit : « Princesse, je suis doublement heureux de vous voir, car je sais que vous avez les mêmes idées que moi sur l’affaire Dreyfus, ce qui ne m’étonne pas puisque Votre Altesse est bavaroise. » Ce qui avait attiré au Prince cette réponse : « Monseigneur, je ne suis plus qu’une princesse française, et je pense comme tous mes compatriotes. » Or, mon cher Swann, il y a environ un an et demi, une conversation que j’eus avec le général de Beauserfeuil me donna le soupçon que, non pas une erreur, mais de graves illégalités, avaient été commises dans la conduite du procès. »

Nous fûmes interrompus (Swann ne tenait pas à ce qu’on entendît son récit) par la voix de M. de Charlus qui, sans se soucier de nous, d’ailleurs, passait en reconduisant Mme de Surgis et s’arrêta pour tâcher de la retenir encore, soit à cause de ses fils, ou de ce désir qu’avaient les Guermantes de ne pas voir finir la minute actuelle, lequel les plongeait dans une sorte d’anxieuse inertie. Swann m’apprit à ce propos, un peu plus tard, quelque chose qui ôta, pour moi, au nom de Surgis-le-Duc toute la poésie que je lui avais trouvée. La marquise de Surgis-le-Duc avait une beaucoup plus grande situation mondaine, de beaucoup plus belles alliances que son cousin, le comte de Surgis qui, pauvre, vivait dans ses terres. Mais le mot qui terminait le titre, « le Duc », n’avait nullement l’origine que je lui prêtais et qui m’avait fait le rapprocher, dans mon imagination, de Bourg-l’Abbé, Bois-le-Roi, etc. Tout simplement, un comte de Surgis avait épousé, pendant la Restauration, la fille d’un richissime industriel M. Leduc, ou Le Duc, fils lui-même d’un fabricant de produits chimiques, l’homme le plus riche de son temps, et qui était pair de France. Le roi Charles X avait créé, pour l’enfant issu de ce mariage, le marquisat de Surgis-le-Duc, le marquisat de Surgis existant déjà dans la famille. L’adjonction du nom bourgeois n’avait pas empêché cette branche de s’allier, à cause de l’énorme fortune, aux premières familles du royaume. Et la marquise actuelle de Surgis-le-Duc, d’une grande naissance, aurait pu avoir une situation de premier ordre. Un démon de perversité l’avait poussée, dédaignant la situation toute faite, à s’enfuir de la maison conjugale, à vivre de la façon la plus scandaleuse. Puis, le monde dédaigné par elle à vingt ans, quand il était à ses pieds, lui avait cruellement manqué à trente, quand, depuis dix ans, personne, sauf de rares amies fidèles, ne la saluait plus, et elle avait entrepris de reconquérir laborieusement, pièce par pièce, ce qu’elle possédait en naissant (aller et retour qui ne sont pas rares).

Quant aux grands seigneurs ses parents, reniés jadis par elle, et qui l’avaient reniée à leur tour, elle s’excusait de la joie qu’elle aurait à les ramener à elle sur des souvenirs d’enfance qu’elle pourrait évoquer avec eux. Et en disant cela, pour dissimuler son snobisme, elle mentait peut-être moins qu’elle ne croyait. « Basin, c’est toute ma jeunesse ! » disait-elle le jour où il lui était revenu. Et, en effet, c’était un peu vrai. Mais elle avait mal calculé en le choisissant comme amant. Car toutes les amies de la duchesse de Guermantes allaient prendre parti pour elle, et ainsi Mme de Surgis redescendrait pour la deuxième fois cette pente qu’elle avait eu tant de peine à remonter. « Hé bien ! était en train de lui dire M. de Charlus, qui tenait à prolonger l’entretien, vous mettrez mes hommages au pied du beau portrait. Comment va-t-il ? Que devient-il ? – Mais, répondit Mme de Surgis, vous savez que je ne l’ai plus : mon mari n’en a pas été content. – Pas content ! d’un des chefs-d’œuvre de notre époque, égal à la duchesse de Châteauroux de Nattier et qui, du reste, ne prétendait pas à fixer une moins majestueuse et meurtrière déesse ! Oh ! le petit col bleu ! C’est-à-dire que jamais Ver Meer n’a peint une étoffe avec plus de maîtrise, ne le disons pas trop haut pour que Swann ne s’attaque pas à nous dans l’intention de venger son peintre favori, le maître de Delft. » La marquise, se retournant, adressa un sourire et tendit la main à Swann qui s’était soulevé pour la saluer. Mais presque sans dissimulation, soit qu’une vie déjà avancée lui en eût ôté la volonté morale par l’indifférence à l’opinion, ou le pouvoir physique par l’exaltation du désir et l’affaiblissement des ressorts qui aident à le cacher, dès que Swann eut, en serrant la main de la marquise, vu sa gorge de tout près et de haut, il plongea un regard attentif, sérieux, absorbé, presque soucieux, dans les profondeurs du corsage, et ses narines, que le parfum de la femme grisait, palpitèrent comme un papillon prêt à aller se poser sur la fleur entrevue. Brusquement il s’arracha au vertige qui l’avait saisi, et Mme de Surgis elle-même, quoique gênée, étouffa une respiration profonde, tant le désir est parfois contagieux. « Le peintre s’est froissé, dit-elle à M. de Charlus, et l’a repris. On avait dit qu’il était maintenant chez Diane de Saint-Euverte. – Je ne croirai jamais, répliqua le baron, qu’un chef-d’œuvre ait si mauvais goût. »

– Il lui parle de son portrait. Moi, je lui en parlerais aussi bien que Charlus, de ce portrait, me dit Swann, affectant un ton traînard et voyou et suivant des yeux le couple qui s’éloignait. Et cela me ferait sûrement plus de plaisir qu’à Charlus, ajouta-t-il.

Je lui demandais si ce qu’on disait de M. de Charlus était vrai, en quoi je mentais doublement, car si je ne savais pas qu’on eût jamais rien dit, en revanche je savais fort bien depuis tantôt que ce que je voulais dire était vrai. Swann haussa les épaules, comme si j’avais proféré une absurdité.

– C’est-à-dire que c’est un ami délicieux. Mais ai-je besoin d’ajouter que c’est purement platonique. Il est plus sentimental que d’autres, voilà tout ; d’autre part, comme il ne va jamais très loin avec les femmes, cela a donné une espèce de crédit aux bruits insensés dont vous voulez parler. Charlus aime peut-être beaucoup ses amis, mais tenez pour assuré que cela ne s’est jamais passé ailleurs que dans sa tête et dans son cœur. Enfin, nous allons peut-être avoir deux secondes de tranquillité. Donc, le prince de Guermantes continua : « Je vous avouerai que cette idée d’une illégalité possible dans la conduite du procès m’était extrêmement pénible à cause du culte que vous savez que j’ai pour l’armée ; j’en reparlai avec le général, et je n’eus plus, hélas ! aucun doute à cet égard. Je vous dirai franchement que, dans tout cela, l’idée qu’un innocent pourrait subir la plus infamante des peines ne m’avait même pas effleuré. Mais par cette idée d’illégalité, je me mis à étudier ce que je n’avais pas voulu lire, et voici que des doutes, cette fois non plus sur l’illégalité mais sur l’innocence, vinrent me hanter. Je ne crus pas en devoir parler à la Princesse. Dieu sait qu’elle est devenue aussi Française que moi. Malgré tout, du jour où je l’ai épousée, j’eus tant de coquetterie à lui montrer dans toute sa beauté notre France, et ce que pour moi elle a de plus splendide, son armée, qu’il m’était trop cruel de lui faire part de mes soupçons qui n’atteignaient, il est vrai, que quelques officiers. Mais je suis d’une famille de militaires, je ne voulais pas croire que des officiers pussent se tromper. J’en reparlai encore à Beauserfeuil, il m’avoua que des machinations coupables avaient été ourdies, que le bordereau n’était peut-être pas de Dreyfus, mais que la preuve éclatante de sa culpabilité existait. C’était la pièce Henry. Et quelques jours après, on apprenait que c’était un faux. Dès lors, en cachette de la Princesse, je me mis à lire tous les jours le Siècle, l’Aurore ; bientôt je n’eus plus aucun doute, je ne pouvais plus dormir. Je m’ouvris de mes souffrances morales à notre ami, l’abbé Poiré, chez qui je rencontrai avec étonnement la même conviction, et je fis dire par lui des messes à l’intention de Dreyfus, de sa malheureuse femme et de ses enfants. Sur ces entrefaites, un matin que j’allais chez la Princesse, je vis sa femme de chambre qui cachait quelque chose qu’elle avait dans la main. Je lui demandai en riant ce que c’était, elle rougit et ne voulut pas me le dire. J’avais la plus grande confiance dans ma femme, mais cet incident me troubla fort (et sans doute aussi la Princesse à qui sa camériste avait dû le raconter), car ma chère Marie me parla à peine pendant le déjeuner qui suivit. Je demandai ce jour-là à l’abbé Poiré s’il pourrait dire le lendemain ma messe pour Dreyfus. » Allons, bon ! s’écria Swann à mi-voix en s’interrompant.

 

Je levai la tête et vis le duc de Guermantes qui venait à nous. « Pardon de vous déranger, mes enfants. Mon petit, dit-il en s’adressant à moi, je suis délégué auprès de vous par Oriane. Marie et Gilbert lui ont demandé de rester à souper à leur table avec cinq ou six personnes seulement : la princesse de Hesse, Mme de Ligne, Mme de Tarente, Mme de Chevreuse, la duchesse d’Arenberg. Malheureusement, nous ne pouvons pas rester, parce que nous allons à une espèce de petite redoute. » J’écoutais, mais chaque fois que nous avons quelque chose à faire à un moment déterminé, nous chargeons nous-mêmes un certain personnage habitué à ce genre de besogne de surveiller l’heure et de nous avertir à temps. Ce serviteur interne me rappela, comme je l’en avais prié il y a quelques heures, qu’Albertine, en ce moment bien loin de la pensée, devait venir chez moi aussitôt après le théâtre. Aussi, je refusai le souper. Ce n’est pas que je ne me plusse chez la princesse de Guermantes. Ainsi les hommes peuvent avoir plusieurs sortes de plaisirs. Le véritable est celui pour lequel ils quittent l’autre. Mais ce dernier, s’il est apparent, ou même seul apparent, peut donner le change sur le premier, rassure ou dépiste les jaloux, égare le jugement du monde. Et pourtant, il suffirait pour que nous le sacrifiions à l’autre d’un peu de bonheur ou d’un peu de souffrance. Parfois un troisième ordre de plaisirs plus graves, mais plus essentiels, n’existe pas encore pour nous chez qui sa virtualité ne se traduit qu’en éveillant des regrets, des découragements. Et c’est à ces plaisirs-là pourtant que nous nous donnerons plus tard. Pour en donner un exemple tout à fait secondaire, un militaire en temps de paix sacrifiera la vie mondaine à l’amour, mais la guerre déclarée (et sans qu’il soit même besoin de faire intervenir l’idée d’un devoir patriotique), l’amour à la passion, plus forte que l’amour, de se battre. Swann avait beau dire qu’il était heureux de me raconter son histoire, je sentais bien que sa conversation avec moi, à cause de l’heure tardive, et parce qu’il était trop souffrant, était une de ces fatigues dont ceux qui savent qu’ils se tuent par les veilles, par les excès, ont en rentrant un regret exaspéré, pareil à celui qu’ont de la folle dépense qu’ils viennent encore de faire les prodigues, qui ne pourront pourtant pas s’empêcher le lendemain de jeter l’argent par les fenêtres. À partir d’un certain degré d’affaiblissement, qu’il soit causé par l’âge ou par la maladie, tout plaisir pris aux dépens du sommeil, en dehors des habitudes, tout dérèglement, devient un ennui. Le causeur continue à parler par politesse, par excitation, mais il sait que l’heure où il aurait pu encore s’endormir est déjà passée, et il sait aussi les reproches qu’il s’adressera au cours de l’insomnie et de la fatigue qui vont suivre. Déjà, d’ailleurs, même le plaisir momentané a pris fin, le corps et l’esprit sont trop démeublés de leurs forces pour accueillir agréablement ce qui paraît un divertissement à votre interlocuteur. Ils ressemblent à un appartement un jour de départ ou de déménagement, où ce sont des corvées que les visites que l’on reçoit assis sur des malles, les yeux fixés sur la pendule.

– Enfin seuls, me dit-il ; je ne sais plus où j’en suis. N’est-ce pas, je vous ai dit que le Prince avait demandé à l’abbé Poiré s’il pourrait faire dire sa messe pour Dreyfus. « Non, me répondit l’abbé (je vous dis « me », me dit Swann, parce que c’est le Prince qui me parle, vous comprenez ?) car j’ai une autre messe qu’on m’a chargé de dire également ce matin pour lui. – Comment, lui dis-je, il y a un autre catholique que moi qui est convaincu de son innocence ? – Il faut le croire. – Mais la conviction de cet autre partisan doit être moins ancienne que la mienne. – Pourtant, ce partisan me faisait déjà dire des messes quand vous croyiez encore Dreyfus coupable. – Ah ! je vois bien que ce n’est pas quelqu’un de notre milieu. – Au contraire ! – Vraiment, il y a parmi nous des dreyfusistes ? Vous m’intriguez ; j’aimerais m’épancher avec lui, si je le connais, cet oiseau rare. – Vous le connaissez. – Il s’appelle ? – La princesse de Guermantes. » Pendant que je craignais de froisser les opinions nationalistes, la foi française de ma chère femme, elle, avait eu peur d’alarmer mes opinions religieuses, mes sentiments patriotiques. Mais, de son côté, elle pensait comme moi, quoique depuis plus longtemps que moi. Et ce que sa femme de chambre cachait en entrant dans sa chambre, ce qu’elle allait lui acheter tous les jours, c’était l’Aurore. Mon cher Swann, dès ce moment je pensai au plaisir que je vous ferais en vous disant combien mes idées étaient sur ce point parentes des vôtres ; pardonnez-moi de ne l’avoir pas fait plus tôt. Si vous vous reportez au silence que j’avais gardé vis-à-vis de la Princesse, vous ne serez pas étonné que penser comme vous m’eût alors encore plus écarté de vous que penser autrement que vous. Car ce sujet m’était infiniment pénible à aborder. Plus je crois qu’une erreur, que même des crimes ont été commis, plus je saigne dans mon amour de l’armée. J’aurais pensé que des opinions semblables aux miennes étaient loin de vous inspirer la même douleur, quand on m’a dit l’autre jour que vous réprouviez avec force les injures à l’armée et que les dreyfusistes acceptassent de s’allier à ses insulteurs. Cela m’a décidé, j’avoue qu’il m’a été cruel de vous confesser ce que je pense de certains officiers, peu nombreux heureusement, mais c’est un soulagement pour moi de ne plus avoir à me tenir loin de vous et surtout que vous sentiez bien que, si j’avais pu être dans d’autres sentiments, c’est que je n’avais pas un doute sur le bien-fondé du jugement rendu. Dès que j’en eus un, je ne pouvais plus désirer qu’une chose, la réparation de l’erreur. » Je vous avoue que ces paroles du prince de Guermantes m’ont profondément ému. Si vous le connaissiez comme moi, si vous saviez d’où il a fallu qu’il revienne pour en arriver là, vous auriez de l’admiration pour lui, et il en mérite. D’ailleurs, son opinion ne m’étonne pas, c’est une nature si droite !