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Sodome et Gomorrhe

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Le souvenir relatif à Morel se rapporte à un incident d’un ordre plus particulier. Il y en eut d’autres, mais je me contente ici, au fur et à mesure que le tortillard s’arrête et que l’employé crie Doncières, Grattevast, Maineville, etc., de noter ce que la petite plage ou la garnison m’évoquent. J’ai déjà parlé de Maineville (media villa) et de l’importance qu’elle prenait à cause de cette somptueuse maison de femmes qui y avait été récemment construite, non sans éveiller les protestations inutiles des mères de famille. Mais avant de dire en quoi Maineville a quelque rapport dans ma mémoire avec Morel et M. de Charlus, il me faut noter la disproportion (que j’aurai plus tard à approfondir) entre l’importance que Morel attachait à garder libres certaines heures et l’insignifiance des occupations auxquelles il prétendait les employer, cette même disproportion se retrouvant au milieu des explications d’un autre genre qu’il donnait à M. de Charlus. Lui qui jouait au désintéressé avec le baron (et pouvait y jouer sans risques, vu la générosité de son protecteur), quand il désirait passer la soirée de son côté pour donner une leçon, etc., il ne manquait pas d’ajouter à son prétexte ces mots dits avec un sourire d’avidité : « Et puis, cela peut me faire gagner quarante francs. Ce n’est pas rien. Permettez-moi d’y aller, car, vous voyez, c’est mon intérêt. Dame, je n’ai pas de rentes comme vous, j’ai ma situation à faire, c’est le moment de gagner des sous. » Morel n’était pas, en désirant donner sa leçon, tout à fait insincère. D’une part, que l’argent n’ait pas de couleur est faux. Une manière nouvelle de le gagner rend du neuf aux pièces que l’usage a ternies. S’il était vraiment sorti pour une leçon, il est possible que deux louis remis au départ par une élève lui eussent produit un effet autre que deux louis tombés de la main de M. de Charlus. Puis l’homme le plus riche ferait pour deux louis des kilomètres qui deviennent des lieues si l’on est fils d’un valet de chambre. Mais souvent M. de Charlus avait, sur la réalité de la leçon de violon, des doutes d’autant plus grands que souvent le musicien invoquait des prétextes d’un autre genre, d’un ordre entièrement désintéressé au point de vue matériel, et d’ailleurs absurdes. Morel ne pouvait ainsi s’empêcher de présenter une image de sa vie, mais volontairement, et involontairement aussi, tellement enténébrée, que certaines parties seules se laissaient distinguer. Pendant un mois il se mit à la disposition de M. de Charlus à condition de garder ses soirées libres, car il désirait suivre avec continuité des cours d’algèbre. Venir voir après M. de Charlus ? Ah ! c’était impossible, les cours duraient parfois fort tard. « Même après 2 heures du matin ? demandait le baron. – Des fois. – Mais l’algèbre s’apprend aussi facilement dans un livre. – Même plus facilement, car je ne comprends pas grand’chose aux cours. – Alors ? D’ailleurs l’algèbre ne peut te servir à rien. – J’aime bien cela. Ça dissipe ma neurasthénie. » « Cela ne peut pas être l’algèbre qui lui fait demander des permissions de nuit, se disait M. de Charlus. Serait-il attaché à la police ? » En tout cas Morel, quelque objection qu’on fît, réservait certaines heures tardives, que ce fût à cause de l’algèbre ou du violon. Une fois ce ne fut ni l’un ni l’autre, mais le prince de Guermantes qui, venu passer quelques jours sur cette côte pour rendre visite à la duchesse de Luxembourg, rencontra le musicien, sans savoir qui il était, sans être davantage connu de lui, et lui offrit cinquante francs pour passer la nuit ensemble dans la maison de femmes de Maineville ; double plaisir, pour Morel, du gain reçu de M. de Guermantes et de la volupté d’être entouré de femmes dont les seins bruns se montraient à découvert. Je ne sais comment M. de Charlus eut l’idée de ce qui s’était passé et de l’endroit, mais non du séducteur. Fou de jalousie, et pour connaître celui-ci, il télégraphia à Jupien, qui arriva deux jours après, et quand, au commencement de la semaine suivante, Morel annonça qu’il serait encore absent, le baron demanda à Jupien s’il se chargerait d’acheter la patronne de l’établissement et d’obtenir qu’on les cachât, lui et Jupien, pour assister à la scène. « C’est entendu. Je vais m’en occuper, ma petite gueule », répondit Jupien au baron. On ne peut comprendre à quel point cette inquiétude agitait, et par là même avait momentanément enrichi, l’esprit de M. de Charlus. L’amour cause ainsi de véritables soulèvements géologiques de la pensée. Dans celui de M. de Charlus qui, il y a quelques jours, ressemblait à une plaine si uniforme qu’au plus loin il n’aurait pu apercevoir une idée au ras du sol, s’étaient brusquement dressées, dures comme la pierre, un massif de montagnes, mais de montagnes aussi sculptées que si quelque statuaire, au lieu d’emporter le marbre, l’avait ciselé sur place et où se tordaient, en groupes géants et titaniques, la Fureur, la Jalousie, la Curiosité, l’Envie, la Haine, la Souffrance, l’Orgueil, l’Épouvante et l’Amour.

Cependant le soir où Morel devait être absent était arrivé. La mission de Jupien avait réussi. Lui et le baron devaient venir vers onze heures du soir et on les cacherait. Trois rues avant d’arriver à cette magnifique maison de prostitution (où on venait de tous les environs élégants), M. de Charlus marchait sur la pointe des pieds, dissimulait sa voix, suppliait Jupien de parler moins fort, de peur que, de l’intérieur, Morel les entendît. Or, dès qu’il fut entré à pas de loup dans le vestibule, M. de Charlus, qui avait peu l’habitude de ce genre de lieux, à sa terreur et à sa stupéfaction se trouva dans un endroit plus bruyant que la Bourse ou l’Hôtel des Ventes. C’est en vain qu’il recommandait de parler plus bas à des soubrettes qui se pressaient autour de lui ; d’ailleurs leur voix même était couverte par le bruit de criées et d’adjudications que faisait une vieille « sous-maîtresse » à la perruque fort brune, au visage où craquelait la gravité d’un notaire ou d’un prêtre espagnol, et qui lançait à toutes minutes, avec un bruit de tonnerre, en laissant alternativement ouvrir et refermer les portes, comme on règle la circulation des voitures : « Mettez Monsieur au vingt-huit, dans la chambre espagnole. » « On ne passe plus. » « Rouvrez la porte, ces Messieurs demandent Mademoiselle Noémie. Elle les attend dans le salon persan. » M. de Charlus était effrayé comme un provincial qui a à traverser les boulevards ; et, pour prendre une comparaison infiniment moins sacrilège que le sujet représenté dans les chapiteaux du porche de la vieille église de Corlesville, les voix des jeunes bonnes répétaient en plus bas, sans se lasser, l’ordre de la sous-maîtresse, comme ces catéchismes qu’on entend les élèves psalmodier dans la sonorité d’une église de campagne. Si peur qu’il eût, M. de Charlus, qui, dans la rue, tremblait d’être entendu, se persuadant que Morel était à la fenêtre, ne fut peut-être pas tout de même aussi effrayé dans le rugissement de ces escaliers immenses où on comprenait que des chambres rien ne pouvait être aperçu. Enfin, au terme de son calvaire, il trouva Mlle Noémie qui devait les cacher avec Jupien, mais commença par l’enfermer dans un salon persan fort somptueux d’où il ne voyait rien. Elle lui dit que Morel avait demandé à prendre une orangeade et que, dès qu’on la lui aurait servie, on conduirait les deux voyageurs dans un salon transparent. En attendant, comme on la réclamait, elle leur promit, comme dans un conte, que pour leur faire passer le temps elle allait leur envoyer « une petite dame intelligente ». Car, elle, on l’appelait. La petite dame intelligente avait un peignoir persan, qu’elle voulait ôter. M. de Charlus lui demanda de n’en rien faire, et elle se fit monter du Champagne qui coûtait 40 francs la bouteille. Morel, en réalité, pendant ce temps, était avec le prince de Guermantes ; il avait, pour la forme, fait semblant de se tromper de chambre, était entré dans une où il y avait deux femmes, lesquelles s’étaient empressées de laisser seuls les deux messieurs. M. de Charlus ignorait tout cela, mais pestait, voulait ouvrir les portes, fit redemander Mlle Noémie, laquelle, ayant entendu la petite dame intelligente donner à M. de Charlus des détails sur Morel non concordants avec ceux qu’elle-même avait donnés à Jupien, la fit déguerpir et envoya bientôt, pour remplacer la petite dame intelligente, « une petite dame gentille », qui ne leur montra rien de plus, mais leur dit combien la maison était sérieuse et demanda, elle aussi, du Champagne. Le baron, écumant, fit revenir Mlle Noémie, qui leur dit : « Oui, c’est un peu long, ces dames prennent des poses, il n’a pas l’air d’avoir envie de rien faire. » Enfin, devant les promesses du baron, ses menaces, Mlle Noémie s’en alla d’un air contrarié, en les assurant qu’ils n’attendraient pas plus de cinq minutes. Ces cinq minutes durèrent une heure, après quoi Noémie conduisit à pas de loup M. de Charlus ivre de fureur et Jupien désolé vers une porte entrebâillée en leur disant : « Vous allez très bien voir. Du reste, en ce moment ce n’est pas très intéressant, il est avec trois dames, il leur raconte sa vie de régiment. » Enfin le baron put voir par l’ouverture de la porte et aussi dans les glaces. Mais une terreur mortelle le força de s’appuyer au mur. C’était bien Morel qu’il avait devant lui, mais, comme si les mystères païens et les enchantements existaient encore, c’était plutôt l’ombre de Morel, Morel embaumé, pas même Morel ressuscité comme Lazare, une apparition de Morel, un fantôme de Morel, Morel revenant ou évoqué dans cette chambre (où, partout, les murs et les divans répétaient des emblèmes de sorcellerie), qui était à quelques mètres de lui, de profil. Morel avait, comme après la mort, perdu toute couleur ; entre ces femmes avec lesquelles il semblait qu’il eût dû s’ébattre joyeusement, livide, il restait figé dans une immobilité artificielle ; pour boire la coupe de Champagne qui était devant lui, son bras sans force essayait lentement de se tendre et retombait. On avait l’impression de cette équivoque qui fait qu’une religion parle d’immortalité, mais entend par là quelque chose qui n’exclut pas le néant. Les femmes le pressaient de questions : « Vous voyez, dit tout bas Mlle Noémie au baron, elles lui parlent de sa vie de régiment, c’est amusant, n’est-ce pas ? – et elle rit – vous êtes content ? Il est calme, n’est-ce pas », ajouta-t-elle, comme elle aurait dit d’un mourant. Les questions des femmes se pressaient, mais Morel, inanimé, n’avait pas la force de leur répondre. Le miracle même d’une parole murmurée ne se produisait pas. M. de Charlus n’eut qu’un instant d’hésitation, il comprit la vérité et que, soit maladresse de Jupien quand il était allé s’entendre, soit puissance expansive des secrets confiés qui fait qu’on ne les garde jamais, soit caractère indiscret de ces femmes, soit crainte de la police, on avait prévenu Morel que deux messieurs avaient payé fort cher pour le voir, on avait fait sortir le prince de Guermantes métamorphosé en trois femmes, et placé le pauvre Morel tremblant, paralysé par la stupeur, de telle façon que, si M. de Charlus le voyait mal, lui, terrorisé, sans paroles, n’osant pas prendre son verre de peur de le laisser tomber, voyait en plein le baron.

 

L’histoire, au reste, ne finit pas mieux pour le prince de Guermantes. Quand on l’avait fait sortir pour que M. de Charlus ne le vît pas, furieux de sa déconvenue, sans soupçonner qui en était l’auteur, il avait supplié Morel, sans toujours vouloir lui faire connaître qui il était, de lui donner rendez-vous pour la nuit suivante dans la toute petite villa qu’il avait louée et que, malgré le peu de temps qu’il devait y rester, il avait, suivant la même maniaque habitude que nous avons autrefois remarquée chez Mme de Villeparisis, décoré de quantité de souvenirs de famille, pour se sentir plus chez soi. Donc le lendemain, Morel, retournant la tête à toute minute, tremblant d’être suivi et épié par M. de Charlus, avait fini, n’ayant remarqué aucun passant suspect, par entrer dans la villa. Un valet le fit entrer au salon en lui disant qu’il allait prévenir Monsieur (son maître lui avait recommandé de ne pas prononcer le nom de prince de peur d’éveiller des soupçons). Mais quand Morel se trouva seul et voulut regarder dans la glace si sa mèche n’était pas dérangée, ce fut comme une hallucination. Sur la cheminée, les photographies, reconnaissables pour le violoniste, car il les avait vues chez M. de Charlus, de la princesse de Guermantes, de la duchesse de Luxembourg, de Mme de Villeparisis, le pétrifièrent d’abord d’effroi. Au même moment il aperçut celle de M. de Charlus, laquelle était un peu en retrait. Le baron semblait immobiliser sur Morel un regard étrange et fixe. Fou de terreur, Morel, revenant de sa stupeur première, ne doutant pas que ce ne fût un guet-apens où M. de Charlus l’avait fait tomber pour éprouver s’il était fidèle, dégringola quatre à quatre les quelques marches de la villa, se mit à courir à toutes jambes sur la route et quand le prince de Guermantes (après avoir cru faire faire à une connaissance de passage le stage nécessaire, non sans s’être demandé si c’était bien prudent et si l’individu n’était pas dangereux) entra dans son salon, il n’y trouva plus personne. Il eut beau, avec son valet, par crainte de cambriolage, et revolver au poing, explorer toute la maison, qui n’était pas grande, les recoins du jardinet, le sous-sol, le compagnon dont il avait cru la présence certaine avait disparu. Il le rencontra plusieurs fois au cours de la semaine suivante. Mais chaque fois c’était Morel, l’individu dangereux, qui se sauvait comme si le prince l’avait été plus encore. Buté dans ses soupçons, Morel ne les dissipa jamais, et, même à Paris, la vue du prince de Guermantes suffisait à le mettre en fuite. Par où M. de Charlus fut protégé d’une infidélité qui le désespérait, et vengé sans l’avoir jamais imaginé, ni surtout comment.

Mais déjà les souvenirs de ce qu’on m’avait raconté à ce sujet sont remplacés par d’autres, car le B. C. N., reprenant sa marche de « tacot », continue de déposer ou de prendre les voyageurs aux stations suivantes.

À Grattevast, où habitait sa sœur, avec laquelle il était allé passer l’après-midi, montait quelquefois M. Pierre de Verjus, comte de Crécy (qu’on appelait seulement le Comte de Crécy), gentilhomme pauvre mais d’une extrême distinction, que j’avais connu par les Cambremer, avec qui il était d’ailleurs peu lié. Réduit à une vie extrêmement modeste, presque misérable, je sentais qu’un cigare, une « consommation » étaient choses si agréables pour lui que je pris l’habitude, les jours où je ne pouvais voir Albertine, de l’inviter à Balbec. Très fin et s’exprimant à merveille, tout blanc, avec de charmants yeux bleus, il parlait surtout du bout des lèvres, très délicatement, des conforts de la vie seigneuriale, qu’il avait évidemment connus, et aussi de généalogies. Comme je lui demandais ce qui était gravé sur sa bague, il me dit avec un sourire modeste : « C’est une branche de verjus. » Et il ajouta avec un plaisir dégustateur : « Nos armes sont une branche de verjus – symbolique puisque je m’appelle Verjus – tigellée et feuillée de sinople. » Mais je crois qu’il aurait eu une déception si à Balbec je ne lui avais offert à boire que du verjus. Il aimait les vins les plus coûteux, sans doute par privation, par connaissance approfondie de ce dont il était privé, par goût, peut-être aussi par penchant exagéré. Aussi quand je l’invitais à dîner à Balbec, il commandait le repas avec une science raffinée, mais mangeait un peu trop, et surtout buvait, faisant chambrer les vins qui doivent l’être, frapper ceux qui exigent d’être dans de la glace. Avant le dîner et après, il indiquait la date ou le numéro qu’il voulait pour un porto ou une fine, comme il eût fait pour l’érection, généralement ignorée, d’un marquisat, mais qu’il connaissait aussi bien.

Comme j’étais pour Aimé un client préféré, il était ravi que je donnasse de ces dîners extras et criait aux garçons : « Vite, dressez la table 25 », il ne disait même pas « dressez », mais « dressez-moi », comme si ç’avait été pour lui. Et comme le langage des maîtres d’hôtel n’est pas tout à fait le même que celui des chefs de rang, demi-chefs, commis, etc., au moment où je demandais l’addition, il disait au garçon qui nous avait servis, avec un geste répété et apaisant du revers de la main, comme s’il voulait calmer un cheval prêt à prendre le mors aux dents : « N’allez pas trop fort (pour l’addition), allez doucement, très doucement. » Puis, comme le garçon partait muni de cet aide-mémoire, Aimé, craignant que ses recommandations ne fussent pas exactement suivies, le rappelait : « Attendez, je vais chiffrer moi-même. » Et comme je lui disais que cela ne faisait rien : « J’ai pour principe que, comme on dit vulgairement, on ne doit pas estamper le client. » Quant au directeur, comme les vêtements de mon invité étaient simples, toujours les mêmes, et assez usés (et pourtant personne n’eût si bien pratiqué l’art de s’habiller fastueusement, comme un élégant de Balzac, s’il en avait eu les moyens), il se contentait, à cause de moi, d’inspecter de loin si tout allait bien, et d’un regard, de faire mettre une cale sous un pied de la table qui n’était pas d’aplomb. Ce n’est pas qu’il n’eût su, bien qu’il cachât ses débuts comme plongeur, mettre la main à la pâte comme un autre. Il fallut pourtant une circonstance exceptionnelle pour qu’un jour il découpât lui-même les dindonneaux. J’étais sorti, mais j’ai su qu’il l’avait fait avec une majesté sacerdotale, entouré, à distance respectueuse du dressoir, d’un cercle de garçons qui cherchaient, par là, moins à apprendre qu’à se faire bien voir et avaient un air béat d’admiration. Vus d’ailleurs par le directeur (plongeant d’un geste lent dans le flanc des victimes et n’en détachant pas plus ses yeux pénétrés de sa haute fonction que s’il avait dû y lire quelque augure) ils ne le furent nullement. Le sacrificateur ne s’aperçut même pas de mon absence. Quand il l’apprit, elle le désola. « Comment, vous ne m’avez pas vu découper moi-même les dindonneaux ? » Je lui répondis que, n’ayant pu voir jusqu’ici Rome, Venise, Sienne, le Prado, le musée de Dresde, les Indes, Sarah dans Phèdre, je connaissais la résignation et que j’ajouterais son découpage des dindonneaux à ma liste. La comparaison avec l’art dramatique (Sarah dans Phèdre) fut la seule qu’il parut comprendre, car il savait par moi que, les jours de grandes représentations, Coquelin aîné avait accepté des rôles de débutant, celui même d’un personnage qui ne dit qu’un mot ou ne dit rien. « C’est égal, je suis désolé pour vous. Quand est-ce que je découperai de nouveau ? Il faudrait un événement, il faudrait une guerre. » (Il fallut en effet l’armistice.) Depuis ce jour-là le calendrier fut changé, on compta ainsi : « C’est le lendemain du jour où j’ai découpé moi-même les dindonneaux. » « C’est juste huit jours après que le directeur a découpé lui-même les dindonneaux. » Ainsi cette prosectomie donna-t-elle, comme la naissance du Christ ou l’Hégire, le point de départ d’un calendrier différent des autres, mais qui ne prit pas leur extension et n’égala pas leur durée.

La tristesse de la vie de M. de Crécy venait, tout autant que de ne plus avoir de chevaux et une table succulente, de ne voisiner qu’avec des gens qui pouvaient croire que Cambremer et Guermantes étaient tout un. Quand il vit que je savais que Legrandin, lequel se faisait maintenant appeler Legrand de Méséglise, n’y avait aucune espèce de droit, allumé d’ailleurs par le vin qu’il buvait, il eut une espèce de transport de joie. Sa sœur me disait d’un air entendu : « Mon frère n’est jamais si heureux que quand il peut causer avec vous. » Il se sentait en effet exister depuis qu’il avait découvert quelqu’un qui savait la médiocrité des Cambremer et la grandeur des Guermantes, quelqu’un pour qui l’univers social existait. Tel, après l’incendie de toutes les bibliothèques du globe et l’ascension d’une race entièrement ignorante, un vieux latiniste reprendrait pied et confiance dans la vie en entendant quelqu’un lui citer un vers d’Horace. Aussi, s’il ne quittait jamais le wagon sans me dire : « À quand notre petite réunion ? » c’était autant par avidité de parasite, par gourmandise d’érudit, et parce qu’il considérait les agapes de Balbec comme une occasion de causer, en même temps, des sujets qui lui étaient chers et dont il ne pouvait parler avec personne, et analogues en cela à ces dîners où se réunit à dates fixes, devant la table particulièrement succulente du Cercle de l’Union, la Société des bibliophiles. Très modeste en ce qui concernait sa propre famille, ce ne fut pas par M. de Crécy que j’appris qu’elle était très grande et un authentique rameau, détaché en France, de la famille anglaise qui porte le titre de Crécy. Quand je sus qu’il était un vrai Crécy, je lui racontai qu’une nièce de Mme de Guermantes avait épousé un Américain du nom de Charles Crécy et lui dis que je pensais qu’il n’avait aucun rapport avec lui. « Aucun, me dit-il. Pas plus – bien, du reste, que ma famille n’ait pas autant d’illustration – que beaucoup d’Américains qui s’appellent Montgommery, Berry, Chandos ou Capel, n’ont de rapport avec les familles de Pembroke, de Buckingham, d’Essex, ou avec le duc de Berry. » Je pensai plusieurs fois à lui dire, pour l’amuser, que je connaissais Mme Swann qui, comme cocotte, était connue autrefois sous le nom d’Odette de Crécy ; mais, bien que le duc d’Alençon n’eût pu se froisser qu’on parlât avec lui d’Émilienne d’Alençon, je ne me sentis pas assez lié avec M. de Crécy pour conduire avec lui la plaisanterie jusque-là. « Il est d’une très grande famille, me dit un jour M. de Montsurvent. Son patronyme est Saylor. » Et il ajouta que sur son vieux castel au-dessus d’Incarville, d’ailleurs devenu presque inhabitable et que, bien que né fort riche, il était aujourd’hui trop ruiné pour réparer, se lisait encore l’antique devise de la famille. Je trouvai cette devise très belle, qu’on l’appliquât soit à l’impatience d’une race de proie nichée dans cette aire, d’où elle devait jadis prendre son vol, soit, aujourd’hui, à la contemplation du déclin, à l’attente de la mort prochaine dans cette retraite dominante et sauvage. C’est en ce double sens, en effet, que joue avec le nom de Saylor cette devise qui est : « Ne sçais l’heure. »

À Hermenonville montait quelquefois M. de Chevrigny, dont le nom, nous dit Brichot, signifiait, comme celui de Mgr de Cabrières, « lieu où s’assemblent les chèvres ». Il était parent des Cambremer et, à cause de cela et par une fausse appréciation de l’élégance, ceux-ci l’invitaient souvent à Féterne, mais seulement quand ils n’avaient pas d’invités à éblouir. Vivant toute l’année à Beausoleil, M. de Chevrigny était resté plus provincial qu’eux. Aussi, quand il allait passer quelques semaines à Paris, il n’y avait pas un seul jour de perdu pour tout ce qu’« il y avait à voir » ; c’était au point que parfois, un peu étourdi par le nombre de spectacles trop rapidement digérés, quand on lui demandait s’il avait vu une certaine pièce il lui arrivait de n’en être plus bien sûr. Mais ce vague était rare, car il connaissait les choses de Paris avec ce détail particulier aux gens qui y viennent rarement. Il me conseillait les « nouveautés » à aller voir (« Cela en vaut la peine »), ne les considérant, du reste, qu’au point de vue de la bonne soirée qu’elles font passer, et ignorant du point de vue esthétique jusqu’à ne pas se douter qu’elles pouvaient en effet constituer parfois une « nouveauté » dans l’histoire de l’art. C’est ainsi que, parlant de tout sur le même plan, il nous disait : « Nous sommes allés une fois à l’Opéra-Comique, mais le spectacle n’est pas fameux. Cela s’appelle Pelléas et Mélisande. C’est insignifiant. Périer joue toujours bien, mais il vaut mieux le voir dans autre chose. En revanche, au Gymnase on donne La Châtelaine. Nous y sommes retournés deux fois ; ne manquez pas d’y aller, cela mérite d’être vu ; et puis c’est joué à ravir ; vous avez Frévalles, Marie Magnier, Baron fils » ; il me citait même des noms d’acteurs que je n’avais jamais entendu prononcer, et sans les faire précéder de Monsieur, Madame ou Mademoiselle, comme eût fait le duc de Guermantes, lequel parlait du même ton cérémonieusement méprisant des « chansons de Mademoiselle Yvette Guilbert » et des « expériences de Monsieur Charcot ». M. de Chevrigny n’en usait pas ainsi, il disait Cornaglia et Dehelly, comme il eût dit Voltaire et Montesquieu. Car chez lui, à l’égard des acteurs comme de tout ce qui était parisien, le désir de se montrer dédaigneux qu’avait l’aristocrate était vaincu par celui de paraître familier qu’avait le provincial.

 

Dès après le premier dîner que j’avais fait à la Raspelière avec ce qu’on appelait encore à Féterne « le jeune mariage », bien que M. et Mme de Cambremer ne fussent plus, tant s’en fallait, de la première jeunesse, la vieille marquise m’avait écrit une de ces lettres dont on reconnaît l’écriture entre des milliers. Elle me disait : « Amenez votre cousine délicieuse – charmante – agréable. Ce sera un enchantement, un plaisir », manquant toujours avec une telle infaillibilité la progression attendue par celui qui recevait sa lettre que je finis par changer d’avis sur la nature de ces diminuendos, par les croire voulus, et y trouver la même dépravation du goût – transposée dans l’ordre mondain – qui poussait Sainte-Beuve à briser toutes les alliances de mots, à altérer toute expression un peu habituelle. Deux méthodes, enseignées sans doute par des maîtres différents, se contrariaient dans ce style épistolaire, la deuxième faisant racheter à Mme de Cambremer la banalité des adjectifs multiples en les employant en gamme descendante, en évitant de finir sur l’accord parfait. En revanche, je penchais à voir dans ces gradations inverses, non plus du raffinement, comme quand elles étaient l’œuvre de la marquise douairière, mais de la maladresse toutes les fois qu’elles étaient employées par le marquis son fils ou par ses cousines. Car dans toute la famille, jusqu’à un degré assez éloigné, et par une imitation admirative de tante Zélia, la règle des trois adjectifs était très en honneur, de même qu’une certaine manière enthousiaste de reprendre sa respiration en parlant. Imitation passée dans le sang, d’ailleurs ; et quand, dans la famille, une petite fille, dès son enfance, s’arrêtait en parlant pour avaler sa salive, on disait : « Elle tient de tante Zélia », on sentait que plus tard ses lèvres tendraient assez vite à s’ombrager d’une légère moustache, et on se promettait de cultiver chez elle les dispositions qu’elle aurait pour la musique. Les relations des Cambremer ne tardèrent pas à être moins parfaites avec Mme Verdurin qu’avec moi, pour différentes raisons. Ils voulaient inviter celle-ci. La « jeune » marquise me disait dédaigneusement : « Je ne vois pas pourquoi nous ne l’inviterions pas, cette femme ; à la campagne on voit n’importe qui, ça ne tire pas à conséquence. » Mais, au fond, assez impressionnés, ils ne cessaient de me consulter sur la façon dont ils devaient réaliser leur désir de politesse. Je pensais que, comme ils nous avaient invités à dîner, Albertine et moi, avec des amis de Saint-Loup, gens élégants de la région, propriétaires du château de Gourville et qui représentaient un peu plus que le gratin normand, dont Mme Verdurin, sans avoir l’air d’y toucher, était friande, je conseillai aux Cambremer d’inviter avec eux la Patronne. Mais les châtelains de Féterne, par crainte (tant ils étaient timides) de mécontenter leurs nobles amis, ou (tant ils étaient naïfs) que M. et Mme Verdurin s’ennuyassent avec des gens qui n’étaient pas des intellectuels, ou encore (comme ils étaient imprégnés d’un esprit de routine que l’expérience n’avait pas fécondé) de mêler les genres et de commettre un « impair », déclarèrent que cela ne corderait pas ensemble, que cela ne « bicherait » pas et qu’il valait mieux réserver Mme Verdurin (qu’on inviterait avec tout son petit groupe) pour un autre dîner. Pour le prochain – l’élégant, avec les amis de Saint-Loup – ils ne convièrent du petit noyau que Morel, afin que M. de Charlus fût indirectement informé des gens brillants qu’ils recevaient, et aussi que le musicien fût un élément de distraction pour les invités, car on lui demanderait d’apporter son violon. On lui adjoignit Cottard, parce que M. de Cambremer déclara qu’il avait de l’entrain et « faisait bien » dans un dîner ; puis que cela pourrait être commode d’être en bons termes avec un médecin si on avait jamais quelqu’un de malade. Mais on l’invita seul, pour ne « rien commencer avec la femme ». Mme Verdurin fut outrée quand elle apprit que deux membres du petit groupe étaient invités sans elle à dîner à Féterne « en petit comité ». Elle dicta au docteur, dont le premier mouvement avait été d’accepter, une fière réponse où il disait : « Nous dînons ce soir-là chez Mme Verdurin », pluriel qui devait être une leçon pour les Cambremer et leur montrer qu’il n’était pas séparable de Mme Cottard. Quant à Morel, Mme Verdurin n’eut, pas besoin de lui tracer une conduite impolie, qu’il tint spontanément, voici pourquoi. S’il avait, à l’égard de M. de Charlus, en ce qui concernait ses plaisirs, une indépendance qui affligeait le baron, nous avons vu que l’influence de ce dernier se faisait sentir davantage dans d’autres domaines et qu’il avait, par exemple, élargi les connaissances musicales et rendu plus pur le style du virtuose. Mais ce n’était encore, au moins à ce point de notre récit, qu’une influence. En revanche, il y avait un terrain sur lequel ce que disait M. de Charlus était aveuglément cru et exécuté par Morel. Aveuglément et follement, car non seulement les enseignements de M. de Charlus étaient faux, mais encore, eussent-ils été valables pour un grand seigneur, appliqués à la lettre par Morel ils devenaient burlesques. Le terrain où Morel devenait si crédule et était si docile à son maître, c’était le terrain mondain. Le violoniste, qui, avant de connaître M. de Charlus, n’avait aucune notion du monde, avait pris à la lettre l’esquisse hautaine et sommaire que lui en avait tracée le baron : « Il y a un certain nombre de familles prépondérantes, lui avait dit M. de Charlus, avant tout les Guermantes, qui comptent quatorze alliances avec la Maison de France, ce qui est d’ailleurs surtout flatteur pour la Maison de France, car c’était à Aldonce de Guermantes et non à Louis le Gros, son frère consanguin mais puîné, qu’aurait dû revenir le trône de France. Sous Louis XIV, nous drapâmes à la mort de Monsieur, comme ayant la même grand’mère que le Roi ; fort au-dessous des Guermantes, on peut cependant citer les La Trémoïlle, descendants des rois de Naples et des comtes de Poitiers ; les d’Uzès, peu anciens comme famille mais qui sont les plus anciens pairs ; les Luynes, tout à fait récents mais avec l’éclat de grandes alliances ; les Choiseul, les Harcourt, les La Rochefoucauld. Ajoutez encore les Noailles, malgré le comte de Toulouse, les Montesquieu, les Castellane et, sauf oubli, c’est tout. Quant à tous les petits messieurs qui s’appellent marquis de Cambremerde ou de Vatefairefiche, il n’y a aucune différence entre eux et le dernier pioupiou de votre régiment. Que vous alliez faire pipi chez la comtesse Caca, ou caca chez la baronne Pipi, c’est la même chose, vous aurez compromis votre réputation et pris un torchon breneux comme papier hygiénique. Ce qui est malpropre. » Morel avait recueilli pieusement cette leçon d’histoire, peut-être un peu sommaire ; il jugeait les choses comme s’il était lui-même un Guermantes et souhaitait une occasion de se trouver avec les faux La Tour d’Auvergne pour leur faire sentir, par une poignée de main dédaigneuse, qu’il ne les prenait guère au sérieux. Quant aux Cambremer, justement voici qu’il pouvait leur témoigner qu’ils n’étaient pas « plus que le dernier pioupiou de son régiment ». Il ne répondit pas à leur invitation, et le soir du dîner s’excusa à la dernière heure par un télégramme, ravi comme s’il venait d’agir en prince du sang. Il faut, du reste, ajouter qu’on ne peut imaginer combien, d’une façon plus générale, M. de Charlus pouvait être insupportable, tatillon, et même, lui si fin, bête, dans toutes les occasions où entraient en jeu les défauts de son caractère. On peut dire, en effet, que ceux-ci sont comme une maladie intermittente de l’esprit. Qui n’a remarqué le fait sur des femmes, et même des hommes, doués d’intelligence remarquable, mais affligés de nervosité ? Quand ils sont heureux, calmes, satisfaits de leur entourage, ils font admirer leurs dons précieux ; c’est, à la lettre, la vérité qui parle par leur bouche. Une migraine, une petite pique d’amour-propre suffit à tout changer. La lumineuse intelligence, brusque, convulsive et rétrécie, ne reflète plus qu’un moi irrité, soupçonneux, coquet, faisant tout ce qu’il faut pour déplaire. La colère des Cambremer fut vive ; et, dans l’intervalle, d’autres incidents amenèrent une certaine tension dans leurs rapports avec le petit clan. Comme nous revenions, les Cottard, Charlus, Brichot, Morel et moi, d’un dîner à la Raspelière et que les Cambremer, qui avaient déjeuné chez des amis à Harambouville, avaient fait à l’aller une partie du trajet avec nous : « Vous qui aimez tant Balzac et savez le reconnaître dans la société contemporaine, avais-je dit à M. de Charlus, vous devez trouver que ces Cambremer sont échappés des Scènes de la vie de Province. » Mais M. de Charlus, absolument comme s’il avait été leur ami et si je l’eusse froissé par ma remarque, me coupa brusquement la parole : « Vous dites cela parce que la femme est supérieure au mari, me dit-il d’un ton sec. – Oh ! je ne voulais pas dire que c’était la Muse du département, ni Madame de Bargeton bien que… » M. de Charlus m’interrompit encore : « Dites plutôt Mme de Mortsauf. » Le train s’arrêta et Brichot descendit. « Nous avions beau vous faire des signes, vous êtes terrible. – Comment cela ? – Voyons, ne vous êtes-vous pas aperçu que Brichot est amoureux fou de Mme de Cambremer ? » Je vis par l’attitude des Cottard et de Charlie que cela ne faisait pas l’ombre d’un doute dans le petit noyau. Je crus qu’il y avait de la malveillance de leur part. « Voyons, vous n’avez pas remarqué comme il a été troublé quand vous avez parlé d’elle », reprit M. de Charlus, qui aimait montrer qu’il avait l’expérience des femmes et parlait du sentiment qu’elles inspirent d’un air naturel et comme si ce sentiment était celui qu’il éprouvait lui-même habituellement. Mais un certain ton d’équivoque paternité avec tous les jeunes gens – malgré son amour exclusif pour Morel – démentit par le ton les vues d’homme à femmes qu’il émettait : « Oh ! ces enfants, dit-il, d’une voix aiguë, mièvre et cadencée, il faut tout leur apprendre, ils sont innocents comme l’enfant qui vient de naître, ils ne savent pas reconnaître quand un homme est amoureux d’une femme. À votre âge j’étais plus dessalé que cela », ajouta-t-il, car il aimait employer les expressions du monde apache, peut-être par goût, peut-être pour ne pas avoir l’air, en les évitant, d’avouer qu’il fréquentait ceux dont c’était le vocabulaire courant. Quelques jours plus tard, il fallut bien me rendre à l’évidence et reconnaître que Brichot était épris de la marquise. Malheureusement il accepta plusieurs déjeuners chez elle. Mme Verdurin estima qu’il était temps de mettre le holà. En dehors de l’utilité qu’elle voyait à une intervention, pour la politique du petit noyau, elle prenait à ces sortes d’explications et aux drames qu’ils déchaînaient un goût de plus en plus vif et que l’oisiveté fait naître, aussi bien que dans le monde aristocratique, dans la bourgeoisie. Ce fut un jour de grande émotion à la Raspelière quand on vit Mme Verdurin disparaître pendant une heure avec Brichot, à qui on sut qu’elle avait dit que Mme de Cambremer se moquait de lui, qu’il était la fable de son salon, qu’il allait déshonorer sa vieillesse, compromettre sa situation dans l’enseignement. Elle alla jusqu’à lui parler en termes touchants de la blanchisseuse avec qui il vivait à Paris, et de leur petite fille. Elle l’emporta, Brichot cessa d’aller à Féterne, mais son chagrin fut tel que pendant deux jours on crut qu’il allait perdre complètement la vue, et sa maladie, en tout cas, avait fait un bond en avant qui resta acquis. Cependant les Cambremer, dont la colère contre Morel était grande, invitèrent une fois, et tout exprès, M. de Charlus, mais sans lui. Ne recevant pas de réponse du baron, ils craignirent d’avoir fait une gaffe et, trouvant que la rancune est mauvaise conseillère, écrivirent un peu tardivement à Morel, platitude qui fit sourire M. de Charlus en lui montrant son pouvoir. « Vous répondrez pour nous deux que j’accepte », dit le baron à Morel. Le jour du dîner venu, on attendait dans le grand salon de Féterne. Les Cambremer donnaient en réalité le dîner pour la fleur de chic qu’étaient M. et Mme Féré. Mais ils craignaient tellement de déplaire à M. de Charlus que, bien qu’ayant connu les Féré par M. de Chevrigny, Mme de Cambremer se sentit la fièvre quand, le jour du dîner, elle vit celui-ci venir leur faire une visite à Féterne. On inventa tous les prétextes pour le renvoyer à Beausoleil au plus vite, pas assez pourtant pour qu’il ne croisât pas dans la cour les Féré, qui furent aussi choqués de le voir chassé que lui honteux. Mais, coûte que coûte, les Cambremer voulaient épargner à M. de Charlus la vue de M. de Chevrigny, jugeant celui-ci provincial à cause de nuances, qu’on néglige en famille, mais dont on ne tient compte que vis-à-vis des étrangers, qui sont précisément les seuls qui ne s’en apercevraient pas. Mais on n’aime pas leur montrer les parents qui sont restés ce que l’on s’est efforcé de cesser d’être. Quant à M. et Mme Féré, ils étaient au plus haut degré ce qu’on appelle des gens « très bien ». Aux yeux de ceux qui les qualifiaient ainsi, sans doute les Guermantes, les Rohan et bien d’autres étaient aussi des gens très bien, mais leur nom dispensait de le dire. Comme tout le monde ne savait pas la grande naissance de la mère de Mme Féré, et le cercle extraordinairement fermé qu’elle et son mari fréquentaient, quand on venait de les nommer, pour expliquer on ajoutait toujours que c’était des gens « tout ce qu’il y a de mieux ». Leur nom obscur leur dictait-il une sorte de hautaine réserve ? Toujours est-il que les Féré ne voyaient pas des gens que des La Trémoïlle auraient fréquentés. Il avait fallu la situation de reine du bord de la mer, que la vieille marquise de Cambremer avait dans la Manche, pour que les Féré vinssent à une de ses matinées chaque année. On les avait invités à dîner et on comptait beaucoup sur l’effet qu’allait produire sur eux M. de Charlus. On annonça discrètement qu’il était au nombre des convives. Par hasard Mme Féré ne le connaissait pas. Mme de Cambremer en ressentit une vive satisfaction, et le sourire du chimiste qui va mettre en rapport pour la première fois deux corps particulièrement importants erra sur son visage. La porte s’ouvrit et Mme de Cambremer faillit se trouver mal en voyant Morel entrer seul. Comme un secrétaire des commandements chargé d’excuser son ministre, comme une épouse morganatique qui exprime le regret qu’a le prince d’être souffrant (ainsi en usait Mme de Clinchamp à l’égard du duc d’Aumale), Morel dit du ton le plus léger : « Le baron ne pourra pas venir. Il est un peu indisposé, du moins je crois que c’est pour cela… Je ne l’ai pas rencontré cette semaine », ajouta-t-il, désespérant, jusque par ces dernières paroles, Mme de Cambremer qui avait dit à M. et Mme Féré que Morel voyait M. de Charlus à toutes les heures du jour. Les Cambremer feignirent que l’absence du baron était un agrément de plus à la réunion et, sans se laisser entendre de Morel, disaient à leurs invités : « Nous nous passerons de lui, n’est-ce pas, ce ne sera que plus agréable. » Mais ils étaient furieux, soupçonnèrent une cabale montée par Mme Verdurin, et, du tac au tac, quand celle-ci les réinvita à la Raspelière, M. de Cambremer, ne pouvant résister au plaisir de revoir sa maison et de se retrouver dans le petit groupe, vint, mais seul, en disant que la marquise était désolée, mais que son médecin lui avait ordonné de garder la chambre. Les Cambremer crurent, par cette demi-présence, à la fois donner une leçon à M. de Charlus et montrer aux Verdurin qu’ils n’étaient tenus envers eux qu’à une politesse limitée, comme les princesses du sang autrefois reconduisaient les duchesses, mais seulement jusqu’à la moitié de la seconde chambre. Au bout de quelques semaines ils étaient à peu près brouillés. M. de Cambremer m’en donnait ces explications : « Je vous dirai qu’avec M. de Charlus c’était difficile. Il est extrêmement dreyfusard… – Mais non ! – Si…, en tout cas son cousin le prince de Guermantes l’est, on leur jette assez la pierre pour ça. J’ai des parents très à l’œil là-dessus. Je ne peux pas fréquenter ces gens-là, je me brouillerais avec toute ma famille. – Puisque le prince de Guermantes est dreyfusard, cela ira d’autant mieux, dit Mme de Cambremer, que Saint-Loup, qui, dit-on, épouse sa nièce, l’est aussi. C’est même peut-être la raison du mariage. – Voyons, ma chère, ne dites pas que Saint-Loup, que nous aimons beaucoup, est dreyfusard. On ne doit pas répandre ces allégations à la légère, dit M. de Cambremer. Vous le feriez bien voir dans l’armée ! – Il l’a été, mais il ne l’est plus, dis-je à M. de Cambremer. Quant à son mariage avec Mlle de Guermantes-Brassac, est-ce vrai ? – On ne parle que de ça, mais vous êtes bien placé pour le savoir. – Mais je vous répète qu’il me l’a dit à moi-même qu’il était dreyfusard, dit Mme de Cambremer. C’est, du reste, très excusable, les Guermantes sont à moitié allemands. – Pour les Guermantes de la rue de Varenne, vous pouvez dire tout à fait, dit Cancan. Mais Saint-Loup, c’est une autre paire de manches ; il a beau avoir toute une parenté allemande, son père revendiquait avant tout son titre de grand seigneur français, il a repris du service en 1871 et a été tué pendant la guerre de la plus belle façon. J’ai beau être très à cheval là-dessus, il ne faut pas faire d’exagération ni dans un sens ni dans l’autre. In medio… virtus, ah ! je ne peux pas me rappeler. C’est quelque chose que dit le docteur Cottard. En voilà un qui a toujours le mot. Vous devriez avoir ici un petit Larousse. » Pour éviter de se prononcer sur la citation latine et abandonner le sujet de Saint-Loup, où son mari semblait trouver qu’elle manquait de tact, Mme de Cambremer se rabattit sur la Patronne, dont la brouille avec eux était encore plus nécessaire à expliquer. « Nous avons loué volontiers la Raspelière à Mme Verdurin, dit la marquise. Seulement elle a eu l’air de croire qu’avec la maison et tout ce qu’elle a trouvé le moyen de se faire attribuer, la jouissance du pré, les vieilles tentures, toutes choses qui n’étaient nullement dans le bail, elle aurait en plus le droit d’être liée avec nous. Ce sont des choses absolument distinctes. Notre tort est de n’avoir pas fait faire les choses simplement par un gérant ou par une agence. À Féterne ça n’a pas d’importance, mais je vois d’ici la tête que ferait ma tante de Ch’nouville si elle voyait s’amener, à mon jour, la mère Verdurin avec ses cheveux en l’air. Pour M. de Charlus, naturellement, il connaît des gens très bien, mais il en connaît aussi de très mal. » Je demandai lesquels. Pressée de questions, Mme de Cambremer finit par dire : « On prétend que c’est lui qui faisait vivre un monsieur Moreau, Morille, Morue, je ne sais plus. Aucun rapport, bien entendu, avec Morel, le violoniste, ajouta-t-elle en rougissant. Quand j’ai senti que Mme Verdurin s’imaginait que, parce qu’elle était notre locataire dans la Manche, elle aurait le droit de me faire des visites à Paris, j’ai compris qu’il fallait couper le câble. »