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Sodome et Gomorrhe

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Quand M. de Charlus ne parlait pas de son admiration pour la beauté de Morel, comme si elle n’eût eu aucun rapport avec un goût – appelé vice – il traitait de ce vice, mais comme s’il n’avait été nullement le sien. Parfois même il n’hésitait pas à l’appeler par son nom. Comme, après avoir regardé la belle reliure de son Balzac, je lui demandais ce qu’il préférait dans la Comédie Humaine, il me répondit, dirigeant sa pensée vers une idée fixe : « Tout l’un ou tout l’autre, les petites miniatures comme le Curé de Tours et la Femme abandonnée, ou les grandes fresques comme la série des Illusions perdues. Comment ! vous ne connaissez pas les Illusions perdues ? C’est si beau, le moment où Carlos Herrera demande le nom du château devant lequel passe sa calèche : c’est Rastignac, la demeure du jeune homme qu’il a aimé autrefois. Et l’abbé alors de tomber dans une rêverie que Swann appelait, ce qui était bien spirituel, la Tristesse d’Olympio de la pédérastie. Et la mort de Lucien ! je ne me rappelle plus quel homme de goût avait eu cette réponse, à qui lui demandait quel événement l’avait le plus affligé dans sa vie : « La mort de Lucien de Rubempré dans Splendeurs et Misères. » – Je sais que Balzac se porte beaucoup cette année, comme l’an passé le pessimisme, interrompit Brichot. Mais, au risque de contrister les âmes en mal de déférence balzacienne, sans prétendre, Dieu me damne, au rôle de gendarme de lettres et dresser procès-verbal pour fautes de grammaire, j’avoue que le copieux improvisateur, dont vous me semblez surfaire singulièrement les élucubrations effarantes, m’a toujours paru un scribe insuffisamment méticuleux. J’ai lu ces Illusions Perdues dont vous nous parlez, baron, en me torturant pour atteindre à une ferveur d’initié, et je confesse en toute simplicité d’âme que ces romans-feuilletons, rédigés en pathos, en galimatias double et triple (Esther heureuse, Où mènent les mauvais chemins, À combien l’amour revient aux vieillards), m’ont toujours fait l’effet des mystères de Rocambole, promus par inexplicable faveur à la situation précaire de chef-d’œuvre. – Vous dites cela parce que vous ne connaissez pas la vie, dit le baron doublement agacé, car il sentait que Brichot ne comprendrait ni ses raisons d’artiste, ni les autres. – J’entends bien, répondit Brichot, que, pour parler comme Maître François Rabelais, vous voulez dire que je suis moult sorbonagre, sorbonicole et sorboniforme. Pourtant, tout autant que les camarades, j’aime qu’un livre donne l’impression de la sincérité et de la vie, je ne suis pas de ces clercs… – Le quart d’heure de Rabelais, interrompit le docteur Cottard avec un air non plus de doute, mais de spirituelle assurance. – … qui font vœu de littérature en suivant la règle de l’Abbaye-aux-Bois dans l’obédience de M. le vicomte de Chateaubriand, grand maître du chiqué, selon la règle stricte des humanistes. M. le vicomte de Chateaubriand… – Chateaubriand aux pommes ? interrompit le docteur Cottard. – C’est lui le patron de la confrérie, continua Brichot sans relever la plaisanterie du docteur, lequel, en revanche, alarmé par la phrase de l’universitaire, regarda M. de Charlus avec inquiétude. Brichot avait semblé manquer de tact à Cottard, duquel le calembour avait amené un fin sourire sur les lèvres de la princesse Sherbatoff. – Avec le professeur, l’ironie mordante du parfait sceptique ne perd jamais ses droits, dit-elle par amabilité et pour montrer que le « mot » du médecin n’avait pas passé inaperçu pour elle. – Le sage est forcément sceptique, répondit le docteur. Que sais-je ? γυωθι σεαυτου, disait Socrate. C’est très juste, l’excès en tout est un défaut. Mais je reste bleu quand je pense que cela a suffi à faire durer le nom de Socrate jusqu’à nos jours. Qu’est-ce qu’il y a dans cette philosophie ? peu de chose en somme. Quand on pense que Charcot et d’autres ont fait des travaux mille fois plus remarquables et qui s’appuient, au moins, sur quelque chose, sur la suppression du réflexe pupillaire comme syndrome de la paralysie générale, et qu’ils sont presque oubliés ! En somme, Socrate, ce n’est pas extraordinaire. Ce sont des gens qui n’avaient rien à faire, qui passaient toute leur journée à se promener, à discutailler. C’est comme Jésus-Christ : Aimez-vous les uns les autres, c’est très joli. – Mon ami…, pria Mme Cottard. – Naturellement, ma femme proteste, ce sont toutes des névrosées. – Mais, mon petit docteur, je ne suis pas névrosée, murmura Mme Cottard. – Comment, elle n’est pas névrosée ? quand son fils est malade, elle présente des phénomènes d’insomnie. Mais enfin, je reconnais que Socrate, et le reste, c’est nécessaire pour une culture supérieure, pour avoir des talents d’exposition. Je cite toujours le γυωθι σεαυτου à mes élèves pour le premier cours. Le père Bouchard, qui l’a su, m’en a félicité. – Je ne suis pas des tenants de la forme pour la forme, pas plus que je ne thésauriserais en poésie la rime millionnaire, reprit Brichot. Mais, tout de même, la Comédie Humaine – bien peu humaine – est par trop le contraire de ces œuvres où l’art excède le fond, comme dit cette bonne rosse d’Ovide. Et il est permis de préférer un sentier à mi-côte, qui mène à la cure de Meudon ou à l’Ermitage de Ferney, à égale distance de la Vallée-aux-Loups où René remplissait superbement les devoirs d’un pontificat sans mansuétude, et les Jardies où Honoré de Balzac, harcelé par les recors, ne s’arrêtait pas de cacographier pour une Polonaise, en apôtre zélé du charabia. – Chateaubriand est beaucoup plus vivant que vous ne dites, et Balzac est tout de même un grand écrivain, répondit M. de Charlus, encore trop imprégné du goût de Swann pour ne pas être irrité par Brichot, et Balzac a connu jusqu’à ces passions que tout le monde ignore, ou n’étudie que pour les flétrir. Sans reparler des immortelles Illusions Perdues, Sarrazine, la Fille aux yeux d’or, Une passion dans le désert, même l’assez énigmatique Fausse Maîtresse, viennent à l’appui de mon dire. Quand je parlais de ce côté « hors de nature » de Balzac à Swann, il me disait : « Vous êtes du même avis que Taine. » Je n’avais pas l’honneur de connaître M. Taine, ajouta M. de Charlus (avec cette irritante habitude du « Monsieur » inutile qu’ont les gens du monde, comme s’ils croyaient, en taxant de Monsieur un grand écrivain, lui décerner un honneur, peut-être garder les distances, et bien faire savoir qu’ils ne le connaissent pas), je ne connaissais pas M. Taine, mais je me tenais pour fort honoré d’être du même avis que lui. » D’ailleurs, malgré ces habitudes mondaines ridicules, M. de Charlus était très intelligent, et il est probable que si quelque mariage ancien avait noué une parenté entre sa famille et celle de Balzac, il eût ressenti (non moins que Balzac d’ailleurs) une satisfaction dont il n’eût pu cependant s’empêcher de se targuer comme d’une marque de condescendance admirable.

Parfois, à la station qui suivait Saint-Martin-du-Chêne, des jeunes gens montaient dans le train. M. de Charlus ne pouvait pas s’empêcher de les regarder, mais, comme il abrégeait et dissimulait l’attention qu’il leur prêtait, elle prenait l’air de cacher un secret, plus particulier même que le véritable ; on aurait dit qu’il les connaissait, le laissait malgré lui paraître après avoir accepté son sacrifice, avant de se retourner vers nous, comme font ces enfants à qui, à la suite d’une brouille entre parents, on a défendu de dire bonjour à des camarades, mais qui, lorsqu’ils les rencontrent, ne peuvent se priver de lever la tête avant de retomber sous la férule de leur précepteur.

Au mot tiré du grec dont M. de Charlus, parlant de Balzac, avait fait suivre l’allusion à la Tristesse d’Olympio dans Splendeurs et Misères, Ski, Brichot et Cottard s’étaient regardés avec un sourire peut-être moins ironique qu’empreint de la satisfaction qu’auraient des dîneurs qui réussiraient à faire parler Dreyfus de sa propre affaire, ou l’Impératrice de son règne. On comptait bien le pousser un peu sur ce sujet, mais c’était déjà Doncières, où Morel nous rejoignait. Devant lui, M. de Charlus surveillait soigneusement sa conversation, et quand Ski voulut le ramener à l’amour de Carlos Herrera pour Lucien de Rubempré, le baron prit l’air contrarié, mystérieux, et finalement (voyant qu’on ne l’écoutait pas) sévère et justicier d’un père qui entendrait dire des indécences devant sa fille. Ski ayant mis quelque entêtement à poursuivre, M. de Charlus, les yeux hors de la tête, élevant la voix, dit d’un ton significatif, en montrant Albertine qui pourtant ne pouvait nous entendre, occupée à causer avec Mme Cottard et la princesse Sherbatoff, et sur le ton à double sens de quelqu’un qui veut donner une leçon à des gens mal élevés : « Je crois qu’il serait temps de parler de choses qui puissent intéresser cette jeune fille. » Mais je compris bien que, pour lui, la jeune fille était non pas Albertine, mais Morel ; il témoigna, du reste, plus tard de l’exactitude de mon interprétation par les expressions dont il se servit quand il demanda qu’on n’eût plus de ces conversations devant Morel. « Vous savez, me dit-il, en parlant du violoniste, qu’il n’est pas du tout ce que vous pourriez croire, c’est un petit très honnête, qui est toujours resté sage, très sérieux. » Et on sentait à ces mots que M. de Charlus considérait l’inversion sexuelle comme un danger aussi menaçant pour les jeunes gens que la prostitution pour les femmes, et que, s’il se servait pour Morel de l’épithète de « sérieux », c’était dans le sens qu’elle prend appliquée à une petite ouvrière. Alors Brichot, pour changer la conversation, me demanda si je comptais rester encore longtemps à Incarville. J’avais eu beau lui faire observer plusieurs fois que j’habitais non pas Incarville mais Balbec, il retombait toujours dans sa faute, car c’est sous le nom d’Incarville ou de Balbec-Incarville qu’il désignait cette partie du littoral. Il y a ainsi des gens qui parlent des mêmes choses que nous en les appelant d’un nom un peu différent. Une certaine dame du faubourg Saint-Germain me demandait toujours, quand elle voulait parler de la duchesse de Guermantes, s’il y avait longtemps que je n’avais vu Zénaïde, ou Oriane-Zénaïde, ce qui fait qu’au premier moment je ne comprenais pas. Probablement il y avait eu un temps où, une parente de Mme de Guermantes s’appelant Oriane, on l’appelait, elle, pour éviter les confusions, Oriane-Zénaïde. Peut-être aussi y avait-il eu d’abord une gare seulement à Incarville, et allait-on de là en voiture à Balbec. « De quoi parliez-vous donc ? dit Albertine étonnée du ton solennel de père de famille que venait d’usurper M. de Charlus. – De Balzac, se hâta de répondre le baron, et vous avez justement ce soir la toilette de la princesse de Cadignan, pas la première, celle du dîner, mais la seconde. » Cette rencontre tenait à ce que, pour choisir des toilettes à Albertine, je m’inspirais du goût qu’elle s’était formé grâce à Elstir, lequel appréciait beaucoup une sobriété qu’on eût pu appeler britannique s’il ne s’y était allié plus de douceur, de mollesse française. Le plus souvent, les robes qu’il préférait offraient aux regards une harmonieuse combinaison de couleurs grises, comme celle de Diane de Cadignan. Il n’y avait guère que M. de Charlus pour savoir apprécier à leur véritable valeur les toilettes d’Albertine ; tout de suite ses yeux découvraient ce qui en faisait la rareté, le prix ; il n’aurait jamais dit le nom d’une étoffe pour une autre et reconnaissait le faiseur. Seulement il aimait mieux – pour les femmes – un peu plus d’éclat et de couleur que n’en tolérait Elstir. Aussi, ce soir-là, me lança-t-elle un regard moitié souriant, moitié inquiet, en courbant son petit nez rose de chatte. En effet, croisant sur sa jupe de crêpe de chine gris, sa jaquette de cheviote grise laissait croire qu’Albertine était tout en gris. Mais me faisant signe de l’aider, parce que ses manches bouffantes avaient besoin d’être aplaties ou relevées pour entrer ou retirer sa jaquette, elle ôta celle-ci, et comme ces manches étaient d’un écossais très doux, rose, bleu pâle, verdâtre, gorge-de-pigeon, ce fut comme si dans un ciel gris s’était formé un arc-en-ciel. Et elle se demandait si cela allait plaire à M. de Charlus. « Ah ! s’écria celui-ci ravi, voilà un rayon, un prisme de couleur. Je vous fais tous mes compliments. – Mais Monsieur seul en a mérité, répondit gentiment Albertine en me désignant, car elle aimait montrer ce qui lui venait de moi. – Il n’y a que les femmes qui ne savent pas s’habiller qui craignent la couleur, reprit M. de Charlus. On peut être éclatante sans vulgarité et douce sans fadeur. D’ailleurs vous n’avez pas les mêmes raisons que Mme de Cadignan de vouloir paraître détachée de la vie, car c’était l’idée qu’elle voulait inculquer à d’Arthez par cette toilette grise. » Albertine, qu’intéressait ce muet langage des robes, questionna M. de Charlus sur la princesse de Cadignan. « Oh ! c’est une nouvelle exquise, dit le baron d’un ton rêveur. Je connais le petit jardin où Diane de Cadignan se promena avec M. d’Espard. C’est celui d’une de mes cousines. – Toutes ces questions du jardin de sa cousine, murmura Brichot à Cottard, peuvent, de même que sa généalogie, avoir du prix pour cet excellent baron. Mais quel intérêt cela a-t-il pour nous qui n’avons pas le privilège de nous y promener, ne connaissons pas cette dame et ne possédons pas de titres de noblesse ? » Car Brichot ne soupçonnait pas qu’on pût s’intéresser à une robe et à un jardin comme à une œuvre d’art, et que c’est comme dans Balzac que M. de Charlus revoyait les petites allées de Mme de Cadignan. Le baron poursuivit : « Mais vous la connaissez, me dit-il, en parlant de cette cousine et pour me flatter en s’adressant à moi comme à quelqu’un qui, exilé dans le petit clan, pour M. de Charlus sinon était de son monde, du moins allait dans son monde. En tout cas vous avez dû la voir chez Mme de Villeparisis. – La marquise de Villeparisis à qui appartient le château de Baucreux ? demanda Brichot d’un air captivé. – Oui, vous la connaissez ? demanda sèchement M. de Charlus. – Nullement, répondit Brichot, mais notre collègue Norpois passe tous les ans une partie de ses vacances à Baucreux. J’ai eu l’occasion de lui écrire là. » Je dis à Morel, pensant l’intéresser, que M. de Norpois était ami de mon père. Mais pas un mouvement de son visage ne témoigna qu’il eût entendu, tant il tenait mes parents pour gens de peu et n’approchant pas de bien loin de ce qu’avait été mon grand-oncle chez qui son père avait été valet de chambre et qui, du reste, contrairement au reste de la famille, aimant assez « faire des embarras », avait laissé un souvenir ébloui à ses domestiques. « Il paraît que Mme de Villeparisis est une femme supérieure ; mais je n’ai jamais été admis à en juger par moi-même, non plus, du reste, que mes collègues. Car Norpois, qui est d’ailleurs plein de courtoisie et d’affabilité à l’Institut, n’a présenté aucun de nous à la marquise. Je ne sais de reçu par elle que notre ami Thureau-Dangin, qui avait avec elle d’anciennes relations de famille, et aussi Gaston Boissier, qu’elle a désiré connaître à la suite d’une étude qui l’intéressait tout particulièrement. Il y a dîné une fois et est revenu sous le charme. Encore Mme Boissier n’a-t-elle pas été invitée. » À ces noms, Morel sourit d’attendrissement : « Ah ! Thureau-Dangin, me dit-il d’un air aussi intéressé que celui qu’il avait montré en entendant parler du marquis de Norpois et de mon père était resté indifférent. Thureau-Dangin, c’était une paire d’amis avec votre oncle. Quand une dame voulait une place de centre pour une réception à l’Académie, votre oncle disait : « J’écrirai à Thureau-Dangin. » Et naturellement la place était aussitôt envoyée, car vous comprenez bien que M. Thureau-Dangin ne se serait pas risqué de rien refuser à votre oncle, qui l’aurait repincé au tournant. Cela m’amuse aussi d’entendre le nom de Boissier, car c’était là que votre grand-oncle faisait faire toutes ses emplettes pour les dames au moment du jour de l’an. Je le sais, car je connais la personne qui était chargée de la commission. » Il faisait plus que la connaître, c’était son père. Certaines de ces allusions affectueuses de Morel à la mémoire de mon oncle touchaient à ce que nous ne comptions pas rester toujours dans l’Hôtel de Guermantes, où nous n’étions venus loger qu’à cause de ma grand’mère. On parlait quelquefois d’un déménagement possible. Or, pour comprendre les conseils que me donnait à cet égard Charles Morel, il faut savoir qu’autrefois mon grand-oncle demeurait 40 bis boulevard Malesherbes. Il en était résulté que, dans la famille, comme nous allions beaucoup chez mon oncle Adolphe jusqu’au jour fatal où je brouillai mes parents avec lui en racontant l’histoire de la dame en rose, au lieu de dire « chez votre oncle », on disait « au 40 bis ». Des cousines de maman lui disaient le plus naturellement du monde : « Ah ! dimanche on ne peut pas vous avoir, vous dînez au 40 bis. » Si j’allais voir une parente, on me recommandait d’aller d’abord « au 40 bis », afin que mon oncle ne pût être froissé qu’on n’eût commencé par lui. Il était propriétaire de la maison et se montrait, à vrai dire, très difficile sur le choix des locataires, qui étaient tous des amis, ou le devenaient. Le colonel baron de Vatry venait tous les jours fumer un cigare avec lui pour obtenir plus facilement des réparations. La porte cochère était toujours fermée. Si à une fenêtre mon oncle apercevait un linge, un tapis, il entrait en fureur et les faisait retirer plus rapidement qu’aujourd’hui les agents de police. Mais enfin il n’en louait pas moins une partie de la maison, n’ayant pour lui que deux étages et les écuries. Malgré cela, sachant lui faire plaisir en vantant le bon entretien de la maison, on célébrait le confort du « petit hôtel » comme si mon oncle en avait été le seul occupant, et il laissait dire, sans opposer le démenti formel qu’il aurait dû. Le « petit hôtel » était assurément confortable (mon oncle y introduisant toutes les inventions de l’époque). Mais il n’avait rien d’extraordinaire. Seul mon oncle, tout en disant, avec une modestie fausse, mon petit taudis, était persuadé, ou en tout cas avait inculqué à son valet de chambre, à la femme de celui-ci, au cocher, à la cuisinière l’idée que rien n’existait à Paris qui, pour le confort, le luxe et l’agrément, fût comparable au petit hôtel. Charles Morel avait grandi dans cette foi. Il y était resté. Aussi, même les jours où il ne causait pas avec moi, si dans le train je parlais à quelqu’un de la possibilité d’un déménagement, aussitôt il me souriait et, clignant de l’œil d’un air entendu, me disait : « Ah ! ce qu’il vous faudrait, c’est quelque chose dans le genre du 40 bis ! C’est là que vous seriez bien ! On peut dire que votre oncle s’y entendait. Je suis bien sûr que dans tout Paris il n’existe rien qui vaille le 40 bis. »

 

À l’air mélancolique qu’avait pris, en parlant de la princesse de Cadignan, M. de Charlus, j’avais bien senti que cette nouvelle ne le faisait pas penser qu’au petit jardin d’une cousine assez indifférente. Il tomba dans une songerie profonde, et comme se parlant à soi-même : « Les Secrets de la princesse de Cadignan ! s’écria-t-il, quel chef-d’œuvre ! comme c’est profond, comme c’est douloureux, cette mauvaise réputation de Diane qui craint tant que l’homme qu’elle aime ne l’apprenne ! Quelle vérité éternelle, et plus générale que cela n’en a l’air ! comme cela va loin ! » M. de Charlus prononça ces mots avec une tristesse qu’on sentait pourtant qu’il ne trouvait pas sans charme. Certes M. de Charlus, ne sachant pas au juste dans quelle mesure ses mœurs étaient ou non connues, tremblait, depuis quelque temps, qu’une fois qu’il serait revenu à Paris et qu’on le verrait avec Morel, la famille de celui-ci n’intervînt et qu’ainsi son bonheur fût compromis. Cette éventualité ne lui était probablement apparue jusqu’ici que comme quelque chose de profondément désagréable et pénible. Mais le baron était fort artiste. Et maintenant que depuis un instant il confondait sa situation avec celle décrite par Balzac, il se réfugiait en quelque sorte dans la nouvelle, et à l’infortune qui le menaçait peut-être, et ne laissait pas en tout cas de l’effrayer, il avait cette consolation de trouver, dans sa propre anxiété, ce que Swann et aussi Saint-Loup eussent appelé quelque chose de « très balzacien ». Cette identification à la princesse de Cadignan avait été rendue facile pour M. de Charlus grâce à la transposition mentale qui lui devenait habituelle et dont il avait déjà donné divers exemples. Elle suffisait, d’ailleurs, pour que le seul remplacement de la femme, comme objet aimé, par un jeune homme, déclanchât aussitôt autour de celui-ci tout le processus de complications sociales qui se développent autour d’une liaison ordinaire. Quand, pour une raison quelconque, on introduit une fois pour toutes un changement dans le calendrier, ou dans les horaires, si on fait commencer l’année quelques semaines plus tard, ou si l’on fait sonner minuit un quart d’heure plus tôt, comme les journées auront tout de même vingt-quatre heures et les mois trente jours, tout ce qui découle de la mesure du temps restera identique. Tout peut avoir été changé sans amener aucun trouble, puisque les rapports entre les chiffres sont toujours pareils. Ainsi des vies qui adoptent « l’heure de l’Europe Centrale » ou les calendriers orientaux. Il semble même que l’amour-propre qu’on a à entretenir une actrice jouât un rôle dans cette liaison-ci. Quand, dès le premier jour, M. de Charlus s’était enquis de ce qu’était Morel, certes il avait appris qu’il était d’une humble extraction, mais une demi-mondaine que nous aimons ne perd pas pour nous de son prestige parce qu’elle est la fille de pauvres gens. En revanche, les musiciens connus à qui il avait fait écrire – même pas par intérêt, comme les amis qui, en présentant Swann à Odette, la lui avaient dépeinte comme plus difficile et plus recherchée qu’elle n’était – par simple banalité d’hommes en vue surfaisant un débutant, avaient répondu au baron : « Ah ! grand talent, grosse situation, étant donné naturellement qu’il est un jeune, très apprécié des connaisseurs, fera son chemin. » Et par la manie des gens qui ignorent l’inversion à parler de la beauté masculine : « Et puis, il est joli à voir jouer ; il fait mieux que personne dans un concert ; il a de jolis cheveux, des poses distinguées ; la tête est ravissante, et il a l’air d’un violoniste de portrait. » Aussi M. de Charlus, surexcité d’ailleurs par Morel, qui ne lui laissait pas ignorer de combien de propositions il était l’objet, était-il flatté de le ramener avec lui, de lui construire un pigeonnier où il revînt souvent. Car le reste du temps il le voulait libre, ce qui était rendu nécessaire par sa carrière que M. de Charlus désirait, tant d’argent qu’il dût lui donner, que Morel continuât, soit à cause de cette idée très Guermantes qu’il faut qu’un homme fasse quelque chose, qu’on ne vaut que par son talent, et que la noblesse ou l’argent sont simplement le zéro qui multiplie une valeur, soit qu’il eût peur qu’oisif et toujours auprès de lui le violoniste s’ennuyât. Enfin il ne voulait pas se priver du plaisir qu’il avait, lors de certains grands concerts, à se dire : « Celui qu’on acclame en ce moment sera chez moi cette nuit. » Les gens élégants, quand ils sont amoureux, et de quelque façon qu’ils le soient, mettent leur vanité à ce qui peut détruire les avantages antérieurs où leur vanité eût trouvé satisfaction.

 

Morel me sentant sans méchanceté pour lui, sincèrement attaché à M. de Charlus, et d’autre part d’une indifférence physique absolue à l’égard de tous les deux, finit par manifester à mon endroit les mêmes sentiments de chaleureuse sympathie qu’une cocotte qui sait qu’on ne la désire pas et que son amant a en vous un ami sincère qui ne cherchera pas à le brouiller avec elle. Non seulement il me parlait exactement comme autrefois Rachel, la maîtresse de Saint-Loup, mais encore, d’après ce que me répétait M. de Charlus, lui disait de moi, en mon absence, les mêmes choses que Rachel disait de moi à Robert. Enfin M. de Charlus me disait : « Il vous aime beaucoup », comme Robert : « Elle t’aime beaucoup. » Et comme le neveu de la part de sa maîtresse, c’est de la part de Morel que l’oncle me demandait souvent de venir dîner avec eux. Il n’y avait, d’ailleurs, pas moins d’orages entre eux qu’entre Robert et Rachel. Certes, quand Charlie (Morel) était parti, M. de Charlus ne tarissait pas d’éloges sur lui, répétant, ce dont il était flatté, que le violoniste était si bon pour lui. Mais il était pourtant visible que souvent Charlie, même devant tous les fidèles, avait l’air irrité au lieu de paraître toujours heureux et soumis, comme eût souhaité le baron. Cette irritation alla même plus tard, par suite de la faiblesse qui poussait M. de Charlus à pardonner ses inconvenances d’attitude à Morel, jusqu’au point que le violoniste ne cherchait pas à la cacher, ou même l’affectait. J’ai vu M. de Charlus, entrant dans un wagon où Charlie était avec des militaires de ses amis, accueilli par des haussements d’épaules du musicien, accompagnés d’un clignement d’yeux à ses camarades. Ou bien il faisait semblant de dormir, comme quelqu’un que cette arrivée excède d’ennui. Ou il se mettait à tousser, les autres riaient, affectaient, pour se moquer, le parler mièvre des hommes pareils à M. de Charlus ; attiraient dans un coin Charlie qui finissait par revenir, comme forcé, auprès de M. de Charlus, dont le cœur était percé par tous ces traits. Il est inconcevable qu’il les ait supportés ; et ces formes, chaque fois différentes, de souffrance posaient à nouveau pour M. de Charlus le problème du bonheur, le forçaient non seulement à demander davantage, mais à désirer autre chose, la précédente combinaison se trouvant viciée par un affreux souvenir. Et pourtant, si pénibles que furent ensuite ces scènes, il faut reconnaître que, les premiers temps, le génie de l’homme du peuple de France dessinait pour Morel, lui faisait revêtir des formes charmantes de simplicité, de franchise apparente, même d’une indépendante fierté qui semblait inspirée par le désintéressement. Cela était faux, mais l’avantage de l’attitude était d’autant plus en faveur de Morel que, tandis que celui qui aime est toujours forcé de revenir à la charge, d’enchérir, il est au contraire aisé pour celui qui n’aime pas de suivre une ligne droite, inflexible et gracieuse. Elle existait de par le privilège de la race dans le visage si ouvert de ce Morel au cœur si fermé, ce visage paré de la grâce néo-hellénique qui fleurit aux basiliques champenoises. Malgré sa fierté factice, souvent, apercevant M. de Charlus au moment où il ne s’y attendait pas, il était gêné pour le petit clan, rougissait, baissait les yeux, au ravissement du baron qui voyait là tout un roman. C’était simplement un signe d’irritation et de honte. La première s’exprimait parfois ; car, si calme et énergiquement décente que fût habituellement l’attitude de Morel, elle n’allait pas sans se démentir souvent. Parfois même, à quelque mot que lui disait le baron éclatait, de la part de Morel, sur un ton dur, une réplique insolente dont tout le monde était choqué. M. de Charlus baissait la tête d’un air triste, ne répondait rien, et, avec la faculté de croire que rien n’a été remarqué de la froideur, de la dureté de leurs enfants qu’ont les pères idolâtres, n’en continuait pas moins à chanter les louanges du violoniste. M. de Charlus n’était d’ailleurs pas toujours aussi soumis, mais ses rébellions n’atteignaient généralement pas leur but, surtout parce qu’ayant vécu avec des gens du monde, dans le calcul des réactions qu’il pouvait éveiller il tenait compte de la bassesse, sinon originelle, du moins acquise par l’éducation. Or, à la place, il rencontrait chez Morel quelque velléité plébéienne d’indifférence momentanée. Malheureusement pour M. de Charlus, il ne comprenait pas que, pour Morel, tout cédait devant les questions où le Conservatoire et la bonne réputation au Conservatoire (mais ceci, qui devait être plus grave, ne se posait pas pour le moment) entraient en jeu. Ainsi, par exemple, les bourgeois changent aisément de nom par vanité, les grands seigneurs par avantage. Pour le jeune violoniste, au contraire, le nom de Morel était indissolublement lié à son Ier prix de violon, donc impossible à modifier. M. de Charlus aurait voulu que Morel tînt tout de lui, même son nom. S’étant avisé que le prénom de Morel était Charles, qui ressemblait à Charlus, et que la propriété où ils se voyaient s’appelait les Charmes, il voulut persuader à Morel qu’un joli nom agréable à dire étant la moitié d’une réputation artistique, le virtuose devait sans hésiter prendre le nom de « Charmel », allusion discrète au lieu de leurs rendez-vous. Morel haussa les épaules. En dernier argument M. de Charlus eut la malheureuse idée d’ajouter qu’il avait un valet de chambre qui s’appelait ainsi. Il ne fit qu’exciter la furieuse indignation du jeune homme. « Il y eut un temps où mes ancêtres étaient fiers du titre de valet de chambre, de maîtres d’hôtel du Roi. – Il y en eut un autre, répondit fièrement Morel, où mes ancêtres firent couper le cou aux vôtres. » M. de Charlus eût été bien étonné s’il eût pu supposer que, à défaut de « Charmel », résigné à adopter Morel et à lui donner un des titres de la famille de Guermantes desquels il disposait, mais que les circonstances, comme on le verra, ne lui permirent pas d’offrir au violoniste, celui-ci eût refusé en pensant à la réputation artistique attachée à son nom de Morel et aux commentaires qu’on eût faits à « la classe ». Tant au-dessus du faubourg Saint-Germain il plaçait la rue Bergère. Force fut à M. de Charlus de se contenter, pour l’instant, de faire faire à Morel des bagues symboliques portant l’antique inscription : PLVS VLTRA CAROLVS. Certes, devant, un adversaire d’une sorte qu’il ne connaissait pas, M. de Charlus aurait dû changer de tactique. Mais qui en est capable ? Du reste, si M. de Charlus avait des maladresses, il n’en manquait pas non plus à Morel. Bien plus que la circonstance même qui amena la rupture, ce qui devait, au moins provisoirement (mais ce provisoire se trouva être définitif), le perdre, auprès de M. de Charlus, c’est qu’il n’y avait pas en lui que la bassesse qui le faisait être plat devant la dureté et répondre par l’insolence à la douceur. Parallèlement à cette bassesse de nature, il y avait une neurasthénie compliquée de mauvaise éducation, qui, s’éveillant dans toute circonstance où il était en faute ou devenait à charge, faisait qu’au moment même où il aurait eu besoin de toute sa gentillesse, de toute sa douceur, de toute sa gaieté pour désarmer le baron, il devenait sombre, hargneux, cherchait à entamer des discussions où il savait qu’on n’était pas d’accord avec lui, soutenait son point de vue hostile avec une faiblesse de raisons et une violence tranchante qui augmentait cette faiblesse même. Car, bien vite à court d’arguments, il en inventait quand même, dans lesquels se déployait toute l’étendue de son ignorance et de sa bêtise. Elles perçaient à peine quand il était aimable et ne cherchait qu’à plaire. Au contraire, on ne voyait plus qu’elles dans ses accès d’humeur sombre, où d’inoffensives elles devenaient haïssables. Alors M. de Charlus se sentait excédé, ne mettait son espoir que dans un lendemain meilleur, tandis que Morel, oubliant que le baron le faisait vivre fastueusement, avec un sourire ironique de pitié supérieure, et disait : « Je n’ai jamais rien accepté de personne. Comme cela je n’ai personne à qui je doive un seul merci. »