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Sodome et Gomorrhe

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Saniette, appelé pour faire le mort, déclara qu’il ne savait pas jouer au whist. Et Cottard, voyant qu’il n’y avait plus grand temps avant l’heure du train, se mit tout de suite à faire une partie d’écarté avec Morel. M. Verdurin, furieux, marcha d’un air terrible sur Saniette : « Vous ne savez donc jouer à rien ! » cria-t-il, furieux d’avoir perdu l’occasion de faire un whist, et ravi d’en avoir trouvé une d’injurier l’ancien archiviste. Celui-ci, terrorisé, prit un air spirituel : « Si, je sais jouer du piano », dit-il. Cottard et Morel s’étaient assis face à face. « À vous l’honneur, dit Cottard. – Si nous nous approchions un peu de la table de jeu, dit à M. de Cambremer M. de Charlus, inquiet de voir le violoniste avec Cottard. C’est aussi intéressant que ces questions d’étiquette qui, à notre époque, ne signifient plus grand’chose. Les seuls rois qui nous restent, en France du moins, sont les rois des Jeux de Cartes, et il me semble qu’ils viennent à foison dans la main du jeune virtuose », ajouta-t-il bientôt, par une admiration pour Morel qui s’étendait jusqu’à sa manière de jouer, pour le flatter aussi, et enfin pour expliquer le mouvement qu’il faisait de se pencher sur l’épaule du violoniste. « Ié coupe », dit, en contrefaisant l’accent rastaquouère, Cottard, dont les enfants s’esclaffèrent comme faisaient ses élèves et le chef de clinique, quand le maître, même au lit d’un malade gravement atteint, lançait, avec un masque impassible d’épileptique, une de ses coutumières facéties. « Je ne sais pas trop ce que je dois jouer, dit Morel en consultant M. de Cambremer. – Comme vous voudrez, vous serez battu de toutes façons, ceci ou ça, c’est égal. – Égal… Ingalli ? dit le docteur en coulant vers M. de Cambremer un regard insinuant et bénévole. C’était ce que nous appelons la véritable diva, c’était le rêve, une Carmen comme on n’en reverra pas. C’était la femme du rôle. J’aimais aussi y entendre Ingalli – marié. » Le marquis se leva avec cette vulgarité méprisante des gens bien nés qui ne comprennent pas qu’ils insultent le maître de maison en ayant l’air de ne pas être certains qu’on puisse fréquenter ses invités et qui s’excusent sur l’habitude anglaise pour employer une expression dédaigneuse : « Quel est ce Monsieur qui joue aux cartes ? qu’est-ce qu’il fait dans la vie ? qu’est-ce qu’il vend ? J’aime assez à savoir avec qui je me trouve, pour ne pas me lier avec n’importe qui. Or je n’ai pas entendu son nom quand vous m’avez fait l’honneur de me présenter à lui. » Si M. Verdurin, s’autorisant de ces derniers mots, avait, en effet, présenté à ses convives M. de Cambremer, celui-ci l’eût trouvé fort mauvais. Mais sachant que c’était le contraire qui avait lieu, il trouvait gracieux d’avoir l’air bon enfant et modeste sans péril. La fierté qu’avait M. Verdurin de son intimité avec Cottard n’avait fait que grandir depuis que le docteur était devenu un professeur illustre. Mais elle ne s’exprimait plus sous la forme naïve d’autrefois. Alors, quand Cottard était à peine connu, si on parlait à M. Verdurin des névralgies faciales de sa femme : « Il n’y a rien à faire, disait-il, avec l’amour-propre naïf des gens qui croient que ce qu’ils connaissent est illustre et que tout le monde connaît le nom du professeur de chant de leur famille. Si elle avait un médecin de second ordre on pourrait chercher un autre traitement, mais quand ce médecin s’appelle Cottard (nom qu’il prononçait comme si c’eût été Bouchard ou Charcot), il n’y a qu’à tirer l’échelle. » Usant d’un procédé inverse, sachant que M. de Cambremer avait certainement entendu parler du fameux professeur Cottard, M. Verdurin prit un air simplet. « C’est notre médecin de famille, un brave cœur que nous adorons et qui se ferait couper en quatre pour nous ; ce n’est pas un médecin, c’est un ami ; je ne pense pas que vous le connaissiez ni que son nom vous dirait quelque chose ; en tout cas, pour nous c’est le nom d’un bien bon homme, d’un bien cher ami, Cottard. » Ce nom, murmuré d’un air modeste, trompa M. de Cambremer qui crut qu’il s’agissait d’un autre. « Cottard ? vous ne parlez pas du professeur Cottard ? » On entendait précisément la voix dudit professeur qui, embarrassé par un coup, disait en tenant ses cartes : « C’est ici que les Athéniens s’atteignirent. – Ah ! si, justement, il est professeur, dit M. Verdurin. – Quoi ! le professeur Cottard ! Vous ne vous trompez pas ! Vous êtes bien sûr que c’est le même ! celui qui demeure rue du Bac ! – Oui, il demeure rue du Bac, 43. Vous le connaissez ? – Mais tout le monde connaît le professeur Cottard. C’est une sommité ! C’est comme si vous me demandiez si je connais Bouffe de Saint-Blaise ou Courtois-Suffit. J’avais bien vu, en l’écoutant parler, que ce n’était pas un homme ordinaire, c’est pourquoi je me suis permis de vous demander. – Voyons, qu’est-ce qu’il faut jouer ? atout ? » demandait Cottard. Puis brusquement, avec une vulgarité qui eût été agaçante même dans une circonstance héroïque, où un soldat veut prêter une expression familière au mépris de la mort, mais qui devenait doublement stupide dans le passe-temps sans danger des cartes, Cottard, se décidant à jouer atout, prit un air sombre, « cerveau brûlé », et, par allusion à ceux qui risquent leur peau, joua sa carte comme si c’eût été sa vie, en s’écriant : « Après tout, je m’en fiche ! » Ce n’était pas ce qu’il fallait jouer, mais il eut une consolation. Au milieu du salon, dans un large fauteuil, Mme Cottard, cédant à l’effet, irrésistible chez elle, de l’après-dîner, s’était soumise, après de vains efforts, au sommeil vaste et léger qui s’emparait d’elle. Elle avait beau se redresser à des instants, pour sourire, soit par moquerie de soi-même, soit par peur de laisser sans réponse quelque parole aimable qu’on lui eût adressée, elle retombait malgré elle, en proie au mal implacable et délicieux. Plutôt que le bruit, ce qui l’éveillait ainsi, pour une seconde seulement, c’était le regard (que par tendresse elle voyait même les yeux fermés, et prévoyait, car la même scène se produisait tous les soirs et hantait son sommeil comme l’heure où on aura à se lever), le regard par lequel le professeur signalait le sommeil de son épouse aux personnes présentes. Il se contentait, pour commencer, de la regarder et de sourire, car si, comme médecin, il blâmait ce sommeil d’après le dîner (du moins donnait-il cette raison scientifique pour se fâcher vers la fin, mais il n’est pas sûr qu’elle fût déterminante, tant il avait là-dessus de vues variées), comme mari tout-puissant et taquin, il était enchanté de se moquer de sa femme, de ne l’éveiller d’abord qu’à moitié, afin qu’elle se rendormît et qu’il eût le plaisir de la réveiller de nouveau.

Maintenant Mme Cottard dormait tout à fait. « Hé bien ! Léontine, tu pionces, lui cria le professeur. – J’écoute ce que dit Mme Swann, mon ami, répondit faiblement Mme Cottard, qui retomba dans sa léthargie. – C’est insensé, s’écria Cottard, tout à l’heure elle nous affirmera qu’elle n’a pas dormi. C’est comme les patients qui se rendent à une consultation et qui prétendent qu’ils ne dorment jamais. – Ils se le figurent peut-être », dit en riant M. de Cambremer. Mais le docteur aimait autant à contredire qu’à taquiner, et surtout n’admettait pas qu’un profane osât lui parler médecine. « On ne se figure pas qu’on ne dort pas, promulgua-t-il d’un ton dogmatique. – Ah ! répondit en s’inclinant respectueusement le marquis, comme eût fait Cottard jadis. – On voit bien, reprit Cottard, que vous n’avez pas comme moi administré jusqu’à deux grammes de trional sans arriver à provoquer la somnescence. – En effet, en effet, répondit le marquis en riant d’un air avantageux, je n’ai jamais pris de trional, ni aucune de ces drogues qui bientôt ne font plus d’effet mais vous détraquent l’estomac. Quand on a chassé toute la nuit comme moi, dans la forêt de Chantepie, je vous assure qu’on n’a pas besoin de trional pour dormir. – Ce sont les ignorants qui disent cela, répondit le professeur. Le trional relève parfois d’une façon remarquable le tonus nerveux. Vous parlez de trional, savez-vous seulement ce que c’est ? – Mais… j’ai entendu dire que c’était un médicament pour dormir. – Vous ne répondez pas à ma question, reprit doctoralement le professeur qui, trois fois par semaine, à la Faculté, était d’« examen ». Je ne vous demande pas si ça fait dormir ou non, mais ce que c’est. Pouvez-vous me dire ce qu’il contient de parties d’amyle et d’éthyle ? – Non, répondit M. de Cambremer embarrassé. Je préfère un bon verre de fine ou même de porto 345. – Qui sont dix fois plus toxiques, interrompit le professeur. – Pour le trional, hasarda M. de Cambremer, ma femme est abonnée à tout cela, vous feriez mieux d’en parler avec elle. – Qui doit en savoir à peu près autant que vous. En tout cas, si votre femme prend du trional pour dormir, vous voyez que ma femme n’en a pas besoin. Voyons, Léontine, bouge-toi, tu t’ankyloses, est-ce que je dors après dîner, moi ? qu’est-ce que tu feras à soixante ans si tu dors maintenant comme une vieille ? Tu vas prendre de l’embonpoint, tu t’arrêtes la circulation… Elle ne m’entend même plus. – C’est mauvais pour la santé, ces petits sommes après dîner, n’est-ce pas, docteur ? dit M. de Cambremer pour se réhabiliter auprès de Cottard. Après avoir bien mangé il faudrait faire de l’exercice. – Des histoires ! répondit le docteur. On a prélevé une même quantité de nourriture dans l’estomac d’un chien qui était resté tranquille, et dans l’estomac d’un chien qui avait couru, et c’est chez le premier que la digestion était la plus avancée. – Alors c’est le sommeil qui coupe la digestion ? – Cela dépend s’il s’agit de la digestion œsophagique, stomacale, intestinale ; inutile de vous donner des explications que vous ne comprendriez pas, puisque vous n’avez pas fait vos études de médecine. Allons, Léontine, en avant… harche, il est temps de partir. » Ce n’était pas vrai, car le docteur allait seulement continuer sa partie de cartes, mais il espérait contrarier ainsi, de façon plus brusque, le sommeil de la muette à laquelle il adressait, sans plus recevoir de réponse, les plus savantes exhortations. Soit qu’une volonté de résistance à dormir persistât chez Mme Cottard, même dans l’état de sommeil, soit que le fauteuil ne prêtât pas d’appui à sa tête, cette dernière fut rejetée mécaniquement de gauche à droite et de bas en haut, dans le vide, comme un objet inerte, et Mme Cottard, balancée quant au chef, avait tantôt l’air d’écouter de la musique, tantôt d’être entrée dans la dernière phase de l’agonie. Là où les admonestations de plus en plus véhémentes de son mari échouaient, le sentiment de sa propre sottise réussit : « Mon bain est bien comme chaleur, murmura-t-elle, mais les plumes du dictionnaire… s’écria-t-elle en se redressant. Oh ! mon Dieu, que je suis sotte ! Qu’est-ce que je dis ? je pensais à mon chapeau, j’ai dû dire une bêtise, un peu plus j’allais m’assoupir, c’est ce maudit feu. » Tout le monde se mit à rire car il n’y avait pas de feu.

 

« Vous vous moquez de moi, dit en riant elle-même Mme Cottard, qui effaça de la main sur son front, avec une légèreté de magnétiseur et une adresse de femme qui se recoiffe, les dernières traces du sommeil, je veux présenter mes humbles excuses à la chère Madame Verdurin et savoir d’elle la vérité. » Mais son sourire devint vite triste, car le professeur, qui savait que sa femme cherchait à lui plaire et tremblait de n’y pas réussir, venait de lui crier : « Regarde-toi dans la glace, tu es rouge comme si tu avais une éruption d’acné, tu as l’air d’une vieille paysanne. – Vous savez, il est charmant, dit Mme Verdurin, il a un joli côté de bonhomie narquoise. Et puis il a ramené mon mari des portes du tombeau quand toute la Faculté l’avait condamné. Il a passé trois nuits près de lui, sans se coucher. Aussi Cottard pour moi, vous savez, ajouta-t-elle d’un ton grave et presque menaçant, en levant la main vers les deux sphères aux mèches blanches de ses tempes musicales et comme si nous avions voulu toucher au docteur, c’est sacré ! Il pourrait demander tout ce qu’il voudrait. Du reste, je ne l’appelle pas le Docteur Cottard, je l’appelle le Docteur Dieu ! Et encore en disant cela je le calomnie, car ce Dieu répare dans la mesure du possible une partie des malheurs dont l’autre est responsable. – Jouez atout, dit à Morel M. de Charlus d’un air heureux. – Atout, pour voir, dit le violoniste. – Il fallait annoncer d’abord votre roi, dit M. de Charlus, vous êtes distrait, mais comme vous jouez bien ! – J’ai le roi, dit Morel. – C’est un bel homme, répondit le professeur. – Qu’est-ce que c’est que cette affaire-là avec ces piquets ? demanda Mme Verdurin en montrant à M. de Cambremer un superbe écusson sculpté au-dessus de la cheminée. Ce sont vos armes ? ajouta-t-elle avec un dédain ironique. – Non, ce ne sont pas les nôtres, répondit M. de Cambremer. Nous portons d’or à trois fasces bretèchées et contre-bretèchées de gueules à cinq pièces chacune chargée d’un trèfle d’or. Non, celles-là ce sont celles des d’Arrachepel, qui n’étaient pas de notre estoc, mais de qui nous avons hérité la maison, et jamais ceux de notre lignage n’ont rien voulu y changer. Les Arrachepel (jadis Pelvilain, dit-on) portaient d’or à cinq pieux épointés de gueules. Quand ils s’allièrent aux Féterne, leur écu changea mais resta cantonné de vingt croisettes recroisettées au pieu péri fiché d’or avec à droite un vol d’hermine. – Attrape, dit tout bas Mme de Cambremer. – Mon arrière-grand’mère était une d’Arrachepel ou de Rachepel, comme vous voudrez, car on trouve les deux noms dans les vieilles chartes, continua M. de Cambremer, qui rougit vivement, car il eut, seulement alors, l’idée dont sa femme lui avait fait honneur et il craignit que Mme Verdurin ne se fût appliqué des paroles qui ne la visaient nullement. L’histoire veut qu’au onzième siècle, le premier Arrachepel, Macé, dit Pelvilain, ait montré une habileté particulière dans les sièges pour arracher les pieux. D’où le surnom d’Arrachepel sous lequel il fut anobli, et les pieux que vous voyez à travers les siècles persister dans leurs armes. Il s’agit des pieux que, pour rendre plus inabordables les fortifications, on plantait, on fichait, passez-moi l’expression, en terre devant elles, et qu’on reliait entre eux. Ce sont eux que vous appeliez très bien des piquets et qui n’avaient rien des bâtons flottants du bon La Fontaine. Car ils passaient pour rendre une place inexpugnable. Évidemment, cela fait sourire avec l’artillerie moderne. Mais il faut se rappeler qu’il s’agit du onzième siècle. – Cela manque d’actualité, dit Mme Verdurin, mais le petit campanile a du caractère. – Vous avez, dit Cottard, une veine de… turlututu, mot qu’il répétait volontiers pour esquiver celui de Molière. Savez-vous pourquoi le roi de carreau est réformé ? – Je voudrais bien être à sa place, dit Morel que son service militaire ennuyait. – Ah ! le mauvais patriote, s’écria M. de Charlus, qui ne put se retenir de pincer l’oreille au violoniste. – Non, vous ne savez pas pourquoi le roi de carreau est réformé ? reprit Cottard, qui tenait à ses plaisanteries, c’est parce qu’il n’a qu’un œil. – Vous avez affaire à forte partie, docteur, dit M. de Cambremer pour montrer à Cottard qu’il savait qui il était. – Ce jeune homme est étonnant, interrompit naïvement M. de Charlus, en montrant Morel. Il joue comme un dieu. » Cette réflexion ne plut pas beaucoup au docteur qui répondit : « Qui vivra verra. À roublard, roublard et demi. – La dame, l’as », annonça triomphalement Morel, que le sort favorisait. Le docteur courba la tête comme ne pouvant nier cette fortune et avoua, fasciné : « C’est beau. – Nous avons été très contents de dîner avec M. de Charlus, dit Mme de Cambremer à Mme Verdurin. – Vous ne le connaissiez pas ? Il est assez agréable, il est particulier, il est d’une époque » (elle eût été bien embarrassée de dire laquelle), répondit Mme Verdurin avec le sourire satisfait d’une dilettante, d’un juge et d’une maîtresse de maison. Mme de Cambremer me demanda si je viendrais à Féterne avec Saint-Loup. Je ne pus retenir un cri d’admiration en voyant la lune suspendue comme un lampion orangé à la voûte des chênes qui partait du château. « Ce n’est encore rien ; tout à l’heure, quand la lune sera plus haute et que la vallée sera éclairée, ce sera mille fois plus beau. Voilà ce que vous n’avez pas à Féterne ! dit-elle d’un ton dédaigneux à Mme de Cambremer, laquelle ne savait que répondre, ne voulant pas déprécier sa propriété, surtout devant les locataires. – Vous restez encore quelque temps dans la région, Madame, demanda M. de Cambremer à Mme Cottard, ce qui pouvait passer pour une vague intention de l’inviter et ce qui dispensait actuellement de rendez-vous plus précis. – Oh ! certainement, Monsieur, je tiens beaucoup pour les enfants à cet exode annuel. On a beau dire, il leur faut le grand air. La Faculté voulait m’envoyer à Vichy ; mais c’est trop étouffé, et je m’occuperai de mon estomac quand ces grands garçons-là auront encore un peu poussé. Et puis le Professeur, avec les examens qu’il fait passer, a toujours un fort coup de collier à donner, et les chaleurs le fatiguent beaucoup. Je trouve qu’on a besoin d’une franche détente quand on a été comme lui toute l’année sur la brèche. De toutes façons nous resterons encore un bon mois. – Ah ! alors nous sommes gens de revue. – D’ailleurs, je suis d’autant plus obligée de rester que mon mari doit aller faire un tour en Savoie, et ce n’est que dans une quinzaine qu’il sera ici en poste fixe. – J’aime encore mieux le côté de la vallée que celui de la mer, reprit Mme Verdurin. – Vous allez avoir un temps splendide pour revenir. – Il faudrait même voir si les voitures sont attelées, dans le cas où vous tiendriez absolument à rentrer ce soir à Balbec, me dit M. Verdurin, car moi je n’en vois pas la nécessité. On vous ferait ramener demain matin en voiture. Il fera sûrement beau. Les routes sont admirables. » Je dis que c’était impossible. « Mais en tout cas il n’est pas l’heure, objecta la Patronne. Laisse-les tranquilles, ils ont bien le temps. Ça les avancera bien d’arriver une heure d’avance à la gare. Ils sont mieux ici. Et vous, mon petit Mozart, dit-elle à Morel, n’osant pas s’adresser directement à M. de Charlus, vous ne voulez pas rester ? Nous avons de belles chambres sur la mer. – Mais il ne peut pas, répondit M. de Charlus pour le joueur attentif, qui n’avait pas entendu. Il n’a que la permission de minuit. Il faut qu’il rentre se coucher, comme un enfant bien obéissant, bien sage », ajouta-t-il d’une voix complaisante, maniérée, insistante, comme s’il trouvait quelque sadique volupté à employer cette chaste comparaison et aussi à appuyer au passage sa voix sur ce qui concernait Morel, à le toucher, à défaut de la main, avec des paroles qui semblaient le palper.

Du sermon que m’avait adressé Brichot, M. de Cambremer avait conclu que j’étais dreyfusard. Comme il était aussi antidreyfusard que possible, par courtoisie pour un ennemi il se mit à me faire l’éloge d’un colonel juif, qui avait toujours été très juste pour un cousin des Chevrigny et lui avait fait donner l’avancement qu’il méritait. « Et mon cousin était dans des idées absolument opposées », dit M. de Cambremer, glissant sur ce qu’étaient ces idées, mais que je sentis aussi anciennes et mal formées que son visage, des idées que quelques familles de certaines petites villes devaient avoir depuis bien longtemps. « Eh bien ! vous savez, je trouve ça très beau ! » conclut M. de Cambremer. Il est vrai qu’il n’employait guère le mot « beau » dans le sens esthétique où il eût désigné, pour sa mère ou sa femme, des œuvres différentes, mais des œuvres d’art. M. de Cambremer se servait plutôt de ce qualificatif en félicitant, par exemple, une personne délicate qui avait un peu engraissé. « Comment, vous avez repris trois kilos en deux mois ? Savez-vous que c’est très beau ! » Des rafraîchissements étaient servis sur une table. Mme Verdurin invita les messieurs à aller eux-mêmes choisir la boisson qui leur convenait. M. de Charlus alla boire son verre et vite revint s’asseoir près de la table de jeu et ne bougea plus. Mme Verdurin lui demanda : « Avez-vous pris de mon orangeade ? » Alors M. de Charlus, avec un sourire gracieux, sur un ton cristallin qu’il avait rarement et avec mille moues de la bouche et déhanchements de la taille, répondit : « Non, j’ai préféré la voisine, c’est de la fraisette, je crois, c’est délicieux. » Il est singulier qu’un certain ordre d’actes secrets ait pour conséquence extérieure une manière de parler ou de gesticuler qui les révèle. Si un monsieur croit ou non à l’Immaculée Conception, ou à l’innocence de Dreyfus, ou à la pluralité des mondes, et veuille s’en taire, on ne trouvera, dans sa voix ni dans sa démarche, rien qui laisse apercevoir sa pensée. Mais en entendant M. de Charlus dire, de cette voix aiguë et avec ce sourire et ces gestes de bras : « Non, j’ai préféré sa voisine, la fraisette », on pouvait dire : « Tiens, il aime le sexe fort », avec la même certitude, pour un juge, que celle qui permet de condamner un criminel qui n’a pas avoué ; pour un médecin, un paralytique général qui ne sait peut-être pas lui-même son mal, mais qui a fait telle faute de prononciation d’où on peut déduire qu’il sera mort dans trois ans. Peut-être les gens qui concluent de la manière de dire : « Non, j’ai préféré sa voisine, la fraisette » à un amour dit antiphysique, n’ont-ils pas besoin de tant de science. Mais c’est qu’ici il y a rapport plus direct entre le signe révélateur et le secret. Sans se le dire précisément, on sent que c’est une douce et souriante dame qui vous répond, et qui paraît maniérée parce qu’elle se donne pour un homme et qu’on n’est pas habitué à voir les hommes faire tant de manières. Et il est peut-être plus gracieux de penser que depuis longtemps un certain nombre de femmes angéliques ont été comprises par erreur dans le sexe masculin où, exilées, tout en battant vainement des ailes vers les hommes à qui elles inspirent une répulsion physique, elles savent arranger un salon, composer des « intérieurs ». M. de Charlus ne s’inquiétait pas que Mme Verdurin fût debout et restait installé dans son fauteuil pour être plus près de Morel. « Croyez-vous, dit Mme Verdurin au baron, que ce n’est pas un crime que cet être-là, qui pourrait nous enchanter avec son violon, soit là à une table d’écarté. Quand on joue du violon comme lui ! – Il joue bien aux cartes, il fait tout bien, il est si intelligent », dit M. de Charlus, tout en regardant les jeux, afin de conseiller Morel. Ce n’était pas, du reste, sa seule raison de ne pas se soulever de son fauteuil devant Mme Verdurin. Avec le singulier amalgame qu’il avait fait de ses conceptions sociales, à la fois de grand seigneur et d’amateur d’art, au lieu d’être poli de la même manière qu’un homme de son monde l’eût été, il se faisait, d’après Saint-Simon, des espèces de tableaux vivants ; et, en ce moment, s’amusait à figurer le maréchal d’Uxelles, lequel l’intéressait par d’autres côtés encore et dont il est dit qu’il était glorieux jusqu’à ne pas se lever de son siège, par un air de paresse, devant ce qu’il y avait de plus distingué à la Cour. « Dites donc, Charlus, dit Mme Verdurin, qui commençait à se familiariser, vous n’auriez pas dans votre faubourg quelque vieux noble ruiné qui pourrait me servir de concierge ? – Mais si… mais si…, répondit M. de Charlus en souriant d’un air bonhomme, mais je ne vous le conseille pas. – Pourquoi ? – Je craindrais pour vous que les visiteurs élégants n’allassent pas plus loin que la loge. » Ce fut entre eux la première escarmouche. Mme Verdurin y prit à peine garde. Il devait malheureusement y en avoir d’autres à Paris. M. de Charlus continua à ne pas quitter sa chaise. Il ne pouvait, d’ailleurs, s’empêcher de sourire imperceptiblement en voyant combien confirmait ses maximes favorites sur le prestige de l’aristocratie et la lâcheté des bourgeois la soumission si aisément obtenue de Mme Verdurin. La Patronne n’avait l’air nullement étonnée par la posture du baron, et si elle le quitta, ce fut seulement parce qu’elle avait été inquiète de me voir relancé par M. de Cambremer. Mais avant cela, elle voulait éclaircir la question des relations de M. de Charlus avec la comtesse Molé. « Vous m’avez dit que vous connaissiez Mme de Molé. Est-ce que vous allez chez elle ? » demanda-t-elle en donnant aux mots : « aller chez elle » le sens d’être reçu chez elle, d’avoir reçu d’elle l’autorisation d’aller la voir. M. de Charlus répondit, avec une inflexion de dédain, une affectation de précision et un ton de psalmodie : « Mais quelquefois. » Ce « quelquefois » donna des doutes à Mme Verdurin, qui demanda : « Est-ce que vous y avez rencontré le duc de Guermantes ? – Ah ! je ne me rappelle pas. – Ah ! dit Mme Verdurin, vous ne connaissez pas le duc de Guermantes ? – Mais comment est-ce que je ne le connaîtrais pas », répondit M. de Charlus, dont un sourire fit onduler la bouche. Ce sourire était ironique ; mais comme le baron craignait de laisser voir une dent en or, il le brisa sous un reflux de ses lèvres, de sorte que la sinuosité qui en résulta fut celle d’un sourire de bienveillance : « Pourquoi dites-vous : Comment est-ce que je ne le connaîtrais pas ? – Mais puisque c’est mon frère », dit négligemment M. de Charlus en laissant Mme Verdurin plongée dans la stupéfaction et l’incertitude de savoir si son invité se moquait d’elle, était un enfant naturel, ou le fils d’un autre lit. L’idée que le frère du duc de Guermantes s’appelât le baron de Charlus ne lui vint pas à l’esprit. Elle se dirigea vers moi : « J’ai entendu tout à l’heure que M. de Cambremer vous invitait à dîner. Moi, vous comprenez, cela m’est égal. Mais, dans votre intérêt, j’espère bien que vous n’irez pas. D’abord c’est infesté d’ennuyeux. Ah ! si vous aimez à dîner avec des comtes et des marquis de province que personne ne connaît, vous serez servi à souhait. – Je crois que je serai obligé d’y aller une fois ou deux. Je ne suis, du reste, pas très libre car j’ai une jeune cousine que je ne peux pas laisser seule (je trouvais que cette prétendue parenté simplifiait les choses pour sortir avec Albertine). Mais pour les Cambremer, comme je la leur ai déjà présentée… – Vous ferez ce que vous voudrez. Ce que je peux vous dire : c’est excessivement malsain ; quand vous aurez pincé une fluxion de poitrine, ou les bons petits rhumatismes des familles, vous serez bien avancé ? – Mais est-ce que l’endroit n’est pas très joli ? – Mmmmouiii… Si on veut. Moi j’avoue franchement que j’aime cent fois mieux la vue d’ici sur cette vallée. D’abord, on nous aurait payés que je n’aurais pas pris l’autre maison, parce que l’air de la mer est fatal à M. Verdurin. Pour peu que votre cousine soit nerveuse… Mais, du reste, vous êtes nerveux, je crois… vous avez des étouffements. Hé bien ! vous verrez. Allez-y une fois, vous ne dormirez pas de huit jours, mais ce n’est pas notre affaire. » Et sans penser à ce que sa nouvelle phrase allait avoir de contradictoire avec les précédentes : « Si cela vous amuse de voir la maison, qui n’est pas mal, jolie est trop dire, mais enfin amusante, avec le vieux fossé, le vieux pont-levis, comme il faudra que je m’exécute et que j’y dîne une fois, hé bien ! venez-y ce jour-là, je tâcherai d’amener tout mon petit cercle, alors ce sera gentil. Après-demain nous irons à Harambouville en voiture. La route est magnifique, il y a du cidre délicieux. Venez donc. Vous, Brichot, vous viendrez aussi. Et vous aussi, Ski. Ça fera une partie que, du reste, mon mari a dû arranger d’avance. Je ne sais trop qui il a invité. Monsieur de Charlus, est-ce que vous en êtes ? » Le baron, qui n’entendit pas cette phrase et ne savait pas qu’on parlait d’une excursion à Harambouville, sursauta : « Étrange question », murmura-t-il d’un ton narquois par lequel Mme Verdurin se sentit piquée. « D’ailleurs, me dit-elle, en attendant le dîner Cambremer, pourquoi ne l’amèneriez-vous pas ici, votre cousine ? Aime-t-elle la conversation, les gens intelligents ? Est-elle agréable ? Oui, eh bien alors, très bien. Venez avec elle. Il n’y a pas que les Cambremer au monde. Je comprends qu’ils soient heureux de l’inviter, ils ne peuvent arriver à avoir personne. Ici elle aura un bon air, toujours des hommes intelligents. En tout cas je compte que vous ne me lâchez pas pour mercredi prochain. J’ai entendu que vous aviez un goûter à Rivebelle avec votre cousine, M. de Charlus, je ne sais plus encore qui. Vous devriez arranger de transporter tout ça ici, ça serait gentil, un petit arrivage en masse. Les communications sont on ne peut plus faciles, les chemins sont ravissants ; au besoin je vous ferai chercher. Je ne sais pas, du reste, ce qui peut vous attirer à Rivebelle, c’est infesté de moustiques. Vous croyez peut-être à la réputation de la galette. Mon cuisinier les fait autrement bien. Je vous en ferai manger, moi, de la galette normande, de la vraie, et des sablés, je ne vous dis que ça. Ah ! si vous tenez à la cochonnerie qu’on sert à Rivebelle, ça je ne veux pas, je n’assassine pas mes invités, Monsieur, et, même si je voulais, mon cuisinier ne voudrait pas faire cette chose innommable et changerait de maison. Ces galettes de là-bas, on ne sait pas avec quoi c’est fait. Je connais une pauvre fille à qui cela a donné une péritonite qui l’a enlevée en trois jours. Elle n’avait que 17 ans. C’est triste pour sa pauvre mère, ajouta Mme Verdurin, d’un air mélancolique sous les sphères de ses tempes chargées d’expérience et de douleur. Mais enfin, allez goûter à Rivebelle si cela vous amuse d’être écorché et de jeter l’argent par les fenêtres. Seulement, je vous en prie, c’est une mission de confiance que je vous donne : sur le coup de six heures, amenez-moi tout votre monde ici, n’allez pas laisser les gens rentrer chacun chez soi, à la débandade. Vous pouvez amener qui vous voulez. Je ne dirais pas cela à tout le monde. Mais je suis sûre que vos amis sont gentils, je vois tout de suite que nous nous comprenons. En dehors du petit noyau, il vient justement des gens très agréables mercredi. Vous ne connaissez pas la petite Madame de Longpont ? Elle est ravissante et pleine d’esprit, pas snob du tout, vous verrez qu’elle vous plaira beaucoup. Et elle aussi doit amener toute une bande d’amis, ajouta Mme Verdurin, pour me montrer que c’était bon genre et m’encourager par l’exemple. On verra qu’est-ce qui aura le plus d’influence et qui amènera le plus de monde, de Barbe de Longpont ou de vous. Et puis je crois qu’on doit aussi amener Bergotte, ajouta-t-elle d’un air vague, ce concours d’une célébrité étant rendu trop improbable par une note parue le matin dans les journaux et qui annonçait que la santé du grand écrivain inspirait les plus vives inquiétudes. Enfin vous verrez que ce sera un de mes mercredis les plus réussis, je ne veux pas avoir de femmes embêtantes. Du reste, ne jugez pas par celui de ce soir, il était tout à fait raté. Ne protestez pas, vous n’avez pas pu vous ennuyer plus que moi, moi-même je trouvais que c’était assommant. Ce ne sera pas toujours comme ce soir, vous savez ! Du reste, je ne parle pas des Cambremer, qui sont impossibles, mais j’ai connu des gens du monde qui passaient pour être agréables, hé bien ! à côté de mon petit noyau cela n’existait pas. Je vous ai entendu dire que vous trouviez Swann intelligent. D’abord, mon avis est que c’était très exagéré, mais sans même parler du caractère de l’homme, que j’ai toujours trouvé foncièrement antipathique, sournois, en dessous, je l’ai eu souvent à dîner le mercredi. Hé bien, vous pouvez demander aux autres, même à côté de Brichot, qui est loin d’être un aigle, qui est un bon professeur de seconde que j’ai fait entrer à l’Institut tout de même, Swann n’était plus rien. Il était d’un terne ! » Et comme j’émettais un avis contraire : « C’est ainsi. Je ne veux rien vous dire contre lui, puisque c’était votre ami ; du reste, il vous aimait beaucoup, il m’a parlé de vous d’une façon délicieuse, mais demandez à ceux-ci s’il a jamais dit quelque chose d’intéressant, à nos dîners. C’est tout de même la pierre de touche. Hé bien ! je ne sais pas pourquoi, mais Swann, chez moi, ça ne donnait pas, ça ne rendait rien. Et encore le peu qu’il valait il l’a pris ici. » J’assurai qu’il était très intelligent. « Non, vous croyiez seulement cela parce que vous le connaissiez depuis moins longtemps que moi. Au fond on en avait très vite fait le tour. Moi, il m’assommait. (Traduction : il allait chez les La Trémoïlle et les Guermantes et savait que je n’y allais pas.) Et je peux tout supporter, excepté l’ennui. Ah ! ça, non ! » L’horreur de l’ennui était maintenant chez Mme Verdurin la raison qui était chargée d’expliquer la composition du petit milieu. Elle ne recevait pas encore de duchesses parce qu’elle était incapable de s’ennuyer, comme de faire une croisière, à cause du mal de mer. Je me disais que ce que Mme Verdurin disait n’était pas absolument faux, et alors que les Guermantes eussent déclaré Brichot l’homme le plus bête qu’ils eussent jamais rencontré, je restais incertain s’il n’était pas au fond supérieur, sinon à Swann même, au moins aux gens ayant l’esprit des Guermantes et qui eussent eu le bon goût d’éviter ses pédantesques facéties, et la pudeur d’en rougir ; je me le demandais comme si la nature de l’intelligence pouvait être en quelque mesure éclaircie par la réponse que je me ferais et avec le sérieux d’un chrétien influencé par Port-Royal qui se pose le problème de la Grâce. « Vous verrez, continua Mme Verdurin, quand on a des gens du monde avec des gens vraiment intelligents, des gens de notre milieu, c’est là qu’il faut les voir, l’homme du monde le plus spirituel dans le royaume des aveugles n’est plus qu’un borgne ici. Et puis les autres, qui ne se sentent plus en confiance. C’est au point que je me demande si, au lieu d’essayer des fusions qui gâtent tout, je n’aurai pas des séries rien que pour les ennuyeux, de façon à bien jouir de mon petit noyau. Concluons : vous viendrez avec votre cousine. C’est convenu. Bien. Au moins, ici, vous aurez tous les deux à manger. À Féterne c’est la faim et la soif. Ah ! par exemple, si vous aimez les rats, allez-y tout de suite, vous serez servi à souhait. Et on vous gardera tant que vous voudrez. Par exemple, vous mourrez de faim. Du reste, quand j’irai, je dînerai avant de partir. Et pour que ce soit plus gai, vous devriez venir me chercher. Nous goûterions ferme et nous souperions en rentrant. Aimez-vous les tartes aux pommes ? Oui, eh bien ! notre chef les fait comme personne. Vous voyez que j’avais raison de dire que vous étiez fait pour vivre ici. Venez donc y habiter. Vous savez qu’il y a beaucoup plus de place chez moi que ça n’en a l’air. Je ne le dis pas, pour ne pas attirer d’ennuyeux. Vous pourriez amener à demeure votre cousine. Elle aurait un autre air qu’à Balbec. Avec l’air d’ici, je prétends que je guéris les incurables. Ma parole, j’en ai guéri, et pas d’aujourd’hui. Car j’ai habité autrefois tout près d’ici, quelque chose que j’avais déniché, que j’avais eu pour un morceau de pain et qui avait autrement de caractère que leur Raspelière. Je vous montrerai cela si nous nous promenons. Mais je reconnais que, même ici, l’air est vraiment vivifiant. Encore je ne veux pas trop en parler, les Parisiens n’auraient qu’à se mettre à aimer mon petit coin. Ça a toujours été ma chance. Enfin, dites-le à votre cousine. On vous donnera deux jolies chambres sur la vallée, vous verrez ça, le matin, le soleil dans la brume ! Et qu’est-ce que c’est que ce Robert de Saint-Loup dont vous parliez ? dit-elle d’un air inquiet, parce qu’elle avait entendu que je devais aller le voir à Doncières et qu’elle craignit qu’il me fît lâcher. Vous pourriez plutôt l’amener ici si ce n’est pas un ennuyeux. J’ai entendu parler de lui par Morel ; il me semble que c’est un de ses grands amis », dit Mme Verdurin, mentant complètement, car Saint-Loup et Morel ne connaissaient même pas l’existence l’un de l’autre. Mais ayant entendu que Saint-Loup connaissait M. de Charlus, elle pensait que c’était par le violoniste et voulait avoir l’air au courant. « Il ne fait pas de médecine, par hasard, ou de littérature ? Vous savez que, si vous avez besoin de recommandations pour des examens, Cottard peut tout, et je fais de lui ce que je veux. Quant à l’Académie, pour plus tard, car je pense qu’il n’a pas l’âge, je dispose de plusieurs voix. Votre ami serait ici en pays de connaissance et ça l’amuserait peut-être de voir la maison. Ce n’est pas folichon, Doncières. Enfin, vous ferez comme vous voudrez, comme cela vous arrangera le mieux », conclut-elle sans insister, pour ne pas avoir l’air de chercher à connaître de la noblesse, et parce que sa prétention était que le régime sous lequel elle faisait vivre les fidèles, la tyrannie, fût appelé liberté. « Voyons, qu’est-ce que tu as », dit-elle, en voyant M. Verdurin qui, en faisant des gestes d’impatience, gagnait la terrasse en planches qui s’étendait, d’un côté du salon, au-dessus de la vallée, comme un homme qui étouffe de rage et a besoin de prendre l’air. « C’est encore Saniette qui t’a agacé ? Mais puisque tu sais qu’il est idiot, prends-en ton parti, ne te mets pas dans des états comme cela… Je n’aime pas cela, me dit-elle, parce que c’est mauvais pour lui, cela le congestionne. Mais aussi je dois dire qu’il faut parfois une patience d’ange pour supporter Saniette, et surtout se rappeler que c’est une charité de le recueillir. Pour ma part, j’avoue que la splendeur de sa bêtise fait plutôt ma joie. Je pense que vous avez entendu après le dîner son mot : « Je ne sais pas jouer au whist, mais je sais jouer du piano. » Est-ce assez beau ! C’est grand comme le monde, et d’ailleurs un mensonge, car il ne sait pas plus l’un que l’autre. Mais mon mari, sous ses apparences rudes, est très sensible, très bon, et cette espèce d’égoïsme de Saniette, toujours préoccupé de l’effet qu’il va faire, le met hors de lui… Voyons, mon petit, calme-toi, tu sais bien que Cottard t’a dit que c’était mauvais pour ton foie. Et c’est sur moi que tout va retomber, dit Mme Verdurin. Demain Saniette va venir avoir sa petite crise de nerfs et de larmes. Pauvre homme ! il est très malade. Mais enfin ce n’est pas une raison pour qu’il tue les autres. Et puis, même dans les moments où il souffre trop, où on voudrait le plaindre, sa bêtise arrête net l’attendrissement. Il est par trop stupide. Tu n’as qu’à lui dire très gentiment que ces scènes vous rendent malades tous deux, qu’il ne revienne pas ; comme c’est ce qu’il redoute le plus, cela aura un effet calmant sur ses nerfs », souffla Mme Verdurin à son mari.