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Sodome et Gomorrhe

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Moi aussi j’étais pressé de quitter M. et Mme de Guermantes au plus vite. Phèdre finissait vers onze heures et demie. Le temps de venir, Albertine devait être arrivée. J’allai droit à Françoise : « Mlle Albertine est là ? – Personne n’est venu. »

Mon Dieu, cela voulait-il dire que personne ne viendrait ! J’étais tourmenté, la visite d’Albertine me semblant maintenant d’autant plus désirable qu’elle était moins certaine.

Françoise était ennuyée aussi, mais pour une tout autre raison. Elle venait d’installer sa fille à table pour un succulent repas. Mais en m’entendant venir, voyant le temps lui manquer pour enlever les plats et disposer des aiguilles et du fil comme s’il s’agissait d’un ouvrage et non d’un souper : « Elle vient de prendre une cuillère de soupe, me dit Françoise, je l’ai forcée de sucer un peu de carcasse », pour diminuer ainsi jusqu’à rien le souper de sa fille, et comme si ç’avait été coupable qu’il fût copieux. Même au déjeuner ou au dîner, si je commettais la faute d’entrer dans la cuisine, Françoise faisait semblant qu’on eût fini et s’excusait même en disant : « J’avais voulu manger un morceau ou une bouchée. » Mais on était vite rassuré en voyant la multitude des plats qui couvraient la table et que Françoise, surprise par mon entrée soudaine, comme un malfaiteur qu’elle n’était pas, n’avait pas eu le temps de faire disparaître. Puis elle ajouta : « Allons, va te coucher, tu as assez travaillé comme cela aujourd’hui (car elle voulait que sa fille eût l’air non seulement de ne nous coûter rien, de vivre de privations, mais encore de se tuer au travail pour nous). Tu ne fais qu’encombrer la cuisine et surtout gêner Monsieur qui attend de la visite. Allons, monte », reprit-elle, comme si elle était obligée d’user de son autorité pour envoyer coucher sa fille qui, du moment que le souper était raté, n’était plus là que pour la frime et, si j’étais resté cinq minutes encore, eût d’elle-même décampé. Et se tournant vers moi, avec ce beau français populaire et pourtant un peu individuel qui était le sien : « Monsieur ne voit pas que l’envie de dormir lui coupe la figure. » J’étais resté ravi de ne pas avoir à causer avec la fille de Françoise.

J’ai dit qu’elle était d’un petit pays qui était tout voisin de celui de sa mère, et pourtant différent par la nature du terrain, les cultures, le patois, par certaines particularités des habitants, surtout. Ainsi la « bouchère » et la nièce de Françoise s’entendaient fort mal, mais avaient ce point commun, quand elles partaient faire une course, de s’attarder des heures « chez la sœur » ou « chez la cousine », étant d’elles-mêmes incapables de terminer une conversation, conversation au cours de laquelle le motif qui les avait fait sortir s’évanouissait au point que si on leur disait à leur retour : « Hé bien, M. le marquis de Norpois sera-t-il visible à six heures un quart », elles ne se frappaient même pas le front en disant : « Ah ! j’ai oublié », mais : « Ah ! je n’ai pas compris que monsieur avait demandé cela, je croyais qu’il fallait seulement lui donner le bonjour. » Si elles « perdaient la boule » de cette façon pour une chose dite une heure auparavant, en revanche il était impossible de leur ôter de la tête ce qu’elles avaient une fois entendu dire par la sœur ou par la cousine. Ainsi, si la bouchère avait entendu dire que les Anglais nous avaient fait la guerre en 70 en même temps que les Prussiens, et que j’eusse eu beau expliquer que ce fait était faux, toutes les trois semaines la bouchère me répétait au cours d’une conversation : « C’est cause à cette guerre que les Anglais nous ont faite en 70 en même temps que les Prussiens. – Mais je vous ai dit cent fois que vous vous trompez. » Elle répondait, ce qui impliquait que rien n’était ébranlé dans sa conviction : « En tout cas, ce n’est pas une raison pour leur en vouloir. Depuis 70, il a coulé de l’eau sous les ponts, etc. » Une autre fois, prônant une guerre avec l’Angleterre, que je désapprouvais, elle disait : « Bien sûr, vaut toujours mieux pas de guerre ; mais puisqu’il le faut, vaut mieux y aller tout de suite. Comme l’a expliqué tantôt la sœur, depuis cette guerre que les Anglais nous ont faite en 70, les traités de commerce nous ruinent. Après qu’on les aura battus, on ne laissera plus entrer en France un seul Anglais sans payer trois cents francs d’entrée, comme nous maintenant pour aller en Angleterre. »

Tel était, en dehors de beaucoup d’honnêteté et, quand ils parlaient, d’une sourde obstination à ne pas se laisser interrompre, à reprendre vingt fois là où ils en étaient si on les interrompait, ce qui finissait par donner à leurs propos la solidité inébranlable d’une fugue de Bach, le caractère des habitants dans ce petit pays qui n’en comptait pas cinq cents et que bordaient ses châtaigniers, ses saules, ses champs de pommes de terre et de betteraves.

La fille de Françoise, au contraire, parlait, se croyant une femme d’aujourd’hui et sortie des sentiers trop anciens, l’argot parisien et ne manquait aucune des plaisanteries adjointes. Françoise lui ayant dit que je venais de chez une princesse : « Ah ! sans doute une princesse à la noix de coco. » Voyant que j’attendais une visite, elle fit semblant de croire que je m’appelais Charles. Je lui répondis naïvement que non, ce qui lui permit de placer : « Ah ! je croyais ! Et je me disais Charles attend (charlatan). » Ce n’était pas de très bon goût. Mais je fus moins indifférent lorsque, comme consolation du retard d’Albertine, elle me dit : « Je crois que vous pouvez l’attendre à perpète. Elle ne viendra plus. Ah ! nos gigolettes d’aujourd’hui ! »

Ainsi son parler différait de celui de sa mère ; mais, ce qui est plus curieux, le parler de sa mère n’était pas le même que celui de sa grand’mère, native de Bailleau-le-Pin, qui était si près du pays de Françoise. Pourtant les patois différaient légèrement comme les deux paysages. Le pays de la mère de Françoise, en pente et descendant à un ravin, était fréquenté par les saules. Et, très loin de là, au contraire, il y avait en France une petite région où on parlait presque tout à fait le même patois qu’à Méséglise. J’en fis la découverte en même temps que j’en éprouvai l’ennui. En effet, je trouvai une fois Françoise en grande conversation avec une femme de chambre de la maison, qui était de ce pays et parlait ce patois. Elles se comprenaient presque, je ne les comprenais pas du tout, elles le savaient et ne cessaient pas pour cela, excusées, croyaient-elles, par la joie d’être payses quoique nées si loin l’une de l’autre, de continuer à parler devant moi cette langue étrangère, comme lorsqu’on ne veut pas être compris. Ces pittoresques études de géographie linguistique et de camaraderie ancillaire se poursuivirent chaque semaine dans la cuisine, sans que j’y prisse aucun plaisir.

Comme, chaque fois que la porte cochère s’ouvrait, la concierge appuyait sur un bouton électrique qui éclairait l’escalier, et comme il n’y avait pas de locataires qui ne fussent rentrés, je quittai immédiatement la cuisine et revins m’asseoir dans l’antichambre, épiant, là où la tenture un peu trop étroite, qui ne couvrait pas complètement la porte vitrée de notre appartement, laissait passer la sombre raie verticale faite par la demi-obscurité de l’escalier. Si tout d’un coup cette raie devenait d’un blond doré, c’est qu’Albertine viendrait d’entrer en bas et serait dans deux minutes près de moi ; personne d’autre ne pouvait plus venir à cette heure-là. Et je restais, ne pouvant détacher mes yeux de la raie qui s’obstinait à demeurer sombre ; je me penchais tout entier pour être sûr de bien voir ; mais j’avais beau regarder, le noir trait vertical, malgré mon désir passionné, ne me donnait pas l’enivrante allégresse que j’aurais eue si je l’avais vu changé, par un enchantement soudain et significatif, en un lumineux barreau d’or. C’était bien de l’inquiétude pour cette Albertine à laquelle je n’avais pas pensé trois minutes pendant la soirée Guermantes ! Mais, réveillant les sentiments d’attente jadis éprouvés à propos d’autres jeunes filles, surtout de Gilberte, quand elle tardait à venir, la privation possible d’un simple plaisir physique me causait une cruelle souffrance morale.

Il me fallut rentrer dans ma chambre. Françoise m’y suivit. Elle trouvait, comme j’étais revenu de ma soirée, qu’il était inutile que je gardasse la rose que j’avais à la boutonnière et vint pour me l’enlever. Son geste, en me rappelant qu’Albertine pouvait ne plus venir, et en m’obligeant aussi à confesser que je désirais être élégant pour elle, me causa une irritation qui fut redoublée du fait qu’en me dégageant violemment, je froissai la fleur et que Françoise me dit : « Il aurait mieux valu me la laisser ôter plutôt que non pas la gâter ainsi. » D’ailleurs, ses moindres paroles m’exaspéraient. Dans l’attente, on souffre tant de l’absence de ce qu’on désire qu’on ne peut supporter une autre présence.

Françoise sortie de la chambre, je pensai que, si c’était pour en arriver maintenant à avoir de la coquetterie à l’égard d’Albertine, il était bien fâcheux que je me fusse montré tant de fois à elle si mal rasé, avec une barbe de plusieurs jours, les soirs où je la laissais venir pour recommencer nos caresses. Je sentais qu’insoucieuse de moi, elle me laissait seul. Pour embellir un peu ma chambre, si Albertine venait encore, et parce que c’était une des plus jolies choses que j’avais, je remis, pour la première fois depuis des années, sur la table qui était auprès de mon lit, ce portefeuille orné de turquoises que Gilberte m’avait fait faire pour envelopper la plaquette de Bergotte et que, si longtemps, j’avais voulu garder avec moi pendant que je dormais, à côté de la bille d’agate. D’ailleurs, autant peut-être qu’Albertine, toujours pas venue, sa présence en ce moment dans un « ailleurs » qu’elle avait évidemment trouvé plus agréable, et que je ne connaissais pas, me causait un sentiment douloureux qui, malgré ce que j’avais dit, il y avait à peine une heure, à Swann, sur mon incapacité d’être jaloux, aurait pu, si j’avais vu mon amie à des intervalles moins éloignés, se changer en un besoin anxieux de savoir où, avec qui, elle passait son temps. Je n’osais pas envoyer chez Albertine, il était trop tard, mais dans l’espoir que, soupant peut-être avec des amies, dans un café, elle aurait l’idée de me téléphoner, je tournai le commutateur et, rétablissant la communication dans ma chambre, je la coupai entre le bureau de postes et la loge du concierge à laquelle il était relié d’habitude à cette heure-là. Avoir un récepteur dans le petit couloir où donnait la chambre de Françoise eût été plus simple, moins dérangeant, mais inutile. Les progrès de la civilisation permettent à chacun de manifester des qualités insoupçonnées ou de nouveaux vices qui les rendent plus chers ou plus insupportables à leurs amis. C’est ainsi que la découverte d’Edison avait permis à Françoise d’acquérir un défaut de plus, qui était de se refuser, quelque utilité, quelque urgence qu’il y eût, à se servir du téléphone. Elle trouvait le moyen de s’enfuir quand on voulait le lui apprendre, comme d’autres au moment d’être vaccinés. Aussi le téléphone était-il placé dans ma chambre, et, pour qu’il ne gênât pas mes parents, sa sonnerie était remplacée par un simple bruit de tourniquet. De peur de ne pas l’entendre, je ne bougeais pas. Mon immobilité était telle que, pour la première fois depuis des mois, je remarquai le tic tac de la pendule. Françoise vint arranger des choses. Elle causait avec moi, mais je détestais cette conversation, sous la continuité uniformément banale de laquelle mes sentiments changeaient de minute en minute, passant de la crainte à l’anxiété ; de l’anxiété à la déception complète. Différent des paroles vaguement satisfaites que je me croyais obligé de lui adresser, je sentais mon visage si malheureux que je prétendis que je souffrais d’un rhumatisme pour expliquer le désaccord entre mon indifférence simulée et cette expression douloureuse ; puis je craignais que les paroles prononcées, d’ailleurs à mi-voix, par Françoise (non à cause d’Albertine, car elle jugeait passée depuis longtemps l’heure de sa venue possible) risquassent de m’empêcher d’entendre l’appel sauveur qui ne viendrait plus. Enfin Françoise alla se coucher ; je la renvoyai avec une rude douceur, pour que le bruit qu’elle ferait en s’en allant ne couvrit pas celui du téléphone. Et je recommençai à écouter, à souffrir ; quand nous attendons, de l’oreille qui recueille les bruits à l’esprit qui les dépouille et les analyse, et de l’esprit au cœur à qui il transmet ses résultats, le double trajet est si rapide que nous ne pouvons même pas percevoir sa durée, et qu’il semble que nous écoutions directement avec notre cœur.

 

J’étais torturé par l’incessante reprise du désir toujours plus anxieux, et jamais accompli, d’un bruit d’appel ; arrivé au point culminant d’une ascension tourmentée dans les spirales de mon angoisse solitaire, du fond du Paris populeux et nocturne approché soudain de moi, à côté de ma bibliothèque, j’entendis tout à coup, mécanique et sublime, comme dans Tristan l’écharpe agitée ou le chalumeau du pâtre, le bruit de toupie du téléphone. Je m’élançai, c’était Albertine. « Je ne vous dérange pas en vous téléphonant à une pareille heure ? – Mais non… », dis-je en comprimant ma joie, car ce qu’elle disait de l’heure indue était sans doute pour s’excuser de venir dans un moment, si tard, non parce qu’elle n’allait pas venir. « Est-ce que vous venez ? demandai-je d’un ton indifférent. – Mais… non, si vous n’avez pas absolument besoin de moi. » Une partie de moi à laquelle l’autre voulait se rejoindre était en Albertine. Il fallait qu’elle vînt, mais je ne le lui dis pas d’abord ; comme nous étions en communication, je me dis que je pourrais toujours l’obliger, à la dernière seconde, soit à venir chez moi, soit à me laisser courir chez elle. « Oui, je suis près de chez moi, dit-elle, et infiniment loin de chez vous ; je n’avais pas bien lu votre mot. Je viens de le retrouver et j’ai eu peur que vous ne m’attendiez. » Je sentais qu’elle mentait, et c’était maintenant, dans ma fureur, plus encore par besoin de la déranger que de la voir que je voulais l’obliger à venir. Mais je tenais d’abord à refuser ce que je tâcherais d’obtenir dans quelques instants. Mais où était-elle ? À ses paroles se mêlaient d’autres sons : la trompe d’un cycliste, la voix d’une femme qui chantait, une fanfare lointaine retentissaient aussi distinctement que la voix chère, comme pour me montrer que c’était bien Albertine dans son milieu actuel qui était près de moi en ce moment, comme une motte de terre avec laquelle on a emporté toutes les graminées qui l’entourent. Les mêmes bruits que j’entendais frappaient aussi son oreille et mettaient une entrave à son attention : détails de vérité, étrangers au sujet, inutiles en eux-mêmes, d’autant plus nécessaires à nous révéler l’évidence du miracle ; traits sobres et charmants, descriptifs de quelque rue parisienne, traits perçants aussi et cruels d’une soirée inconnue qui, au sortir de Phèdre, avaient empêché Albertine de venir chez moi. « Je commence par vous prévenir que ce n’est pas pour que vous veniez, car, à cette heure-ci, vous me gêneriez beaucoup…, lui dis-je, je tombe de sommeil. Et puis, enfin, mille complications. Je tiens à vous dire qu’il n’y avait pas de malentendu possible dans ma lettre. Vous m’avez répondu que c’était convenu. Alors, si vous n’aviez pas compris, qu’est-ce que vous entendiez par là ? – J’ai dit que c’était convenu, seulement je ne me souvenais plus trop de ce qui était convenu. Mais je vois que vous êtes fâché, cela m’ennuie. Je regrette d’être allée à Phèdre. Si j’avais su que cela ferait tant d’histoires… ajouta-t-elle, comme tous les gens qui, en faute pour une chose, font semblant de croire que c’est une autre qu’on leur reproche. – Phèdre n’est pour rien dans mon mécontentement, puisque c’est moi qui vous ai demandé d’y aller. – Alors, vous m’en voulez, c’est ennuyeux qu’il soit trop tard ce soir, sans cela je serais allée chez vous, mais je viendrai demain ou après-demain, pour m’excuser. – Oh ! non, Albertine, je vous en prie, après m’avoir fait perdre une soirée, laissez-moi au moins la paix les jours suivants. Je ne serai pas libre avant une quinzaine de jours ou trois semaines. Écoutez, si cela vous ennuie que nous restions sur une impression de colère, et, au fond, vous avez peut-être raison, alors j’aime encore mieux, fatigue pour fatigue, puisque je vous ai attendue jusqu’à cette heure-ci et que vous êtes encore dehors, que vous veniez tout de suite, je vais prendre du café pour me réveiller. – Ce ne serait pas possible de remettre cela à demain ? parce que la difficulté… » En entendant ces mots d’excuse, prononcés comme si elle n’allait pas venir, je sentis qu’au désir de revoir la figure veloutée qui déjà à Balbec dirigeait toutes mes journées vers le moment où, devant la mer mauve de septembre, je serais auprès de cette fleur rose, tentait douloureusement de s’unir un élément bien différent. Ce terrible besoin d’un être, à Combray, j’avais appris à le connaître au sujet de ma mère, et jusqu’à vouloir mourir si elle me faisait dire par Françoise qu’elle ne pourrait pas monter. Cet effort de l’ancien sentiment, pour se combiner et ne faire qu’un élément unique avec l’autre, plus récent, et qui, lui, n’avait pour voluptueux objet que la surface colorée, la rose carnation d’une fleur de plage, cet effort aboutit souvent à ne faire (au sens chimique) qu’un corps nouveau, qui peut ne durer que quelques instants. Ce soir-là, du moins, et pour longtemps encore, les deux éléments restèrent dissociés. Mais déjà, aux derniers mots entendus au téléphone, je commençai à comprendre que la vie d’Albertine était située (non pas matériellement sans doute) à une telle distance de moi qu’il m’eût fallu toujours de fatigantes explorations pour mettre la main sur elle, mais, de plus, organisée comme des fortifications de campagne et, pour plus de sûreté, de l’espèce de celles que l’on a pris plus tard l’habitude d’appeler camouflées. Albertine, au reste, faisait, à un degré plus élevé de la société, partie de ce genre de personnes à qui la concierge promet à votre porteur de faire remettre la lettre quand elle rentrera – jusqu’au jour où vous vous apercevez que c’est précisément elle, la personne rencontrée dehors et à laquelle vous vous êtes permis d’écrire, qui est la concierge. De sorte qu’elle habite bien – mais dans la loge – le logis qu’elle vous a indiqué (lequel, d’autre part, est une petite maison de passe dont la concierge est la maquerelle) – et qu’elle donne comme adresse un immeuble où elle est connue par des complices qui ne vous livreront pas son secret, d’où on lui fera parvenir vos lettres, mais où elle n’habite pas, où elle a tout au plus laissé des affaires. Existences disposées sur cinq ou six lignes de repli, de sorte que, quand on veut voir cette femme, ou savoir, on est venu frapper trop à droite, ou trop à gauche, ou trop en avant, ou trop en arrière, et qu’on peut pendant des mois, des années, tout ignorer. Pour Albertine, je sentais que je n’apprendrais jamais rien, qu’entre la multiplicité entremêlée des détails réels et des faits mensongers je n’arriverais jamais à me débrouiller. Et que ce serait toujours ainsi, à moins que de la mettre en prison (mais on s’évade) jusqu’à la fin. Ce soir-là, cette conviction ne fit passer à travers moi qu’une inquiétude, mais où je sentais frémir comme une anticipation de longues souffrances.

– Mais non, répondis-je, je vous ai déjà dit que je ne serais pas libre avant trois semaines, pas plus demain qu’un autre jour. – Bien, alors… je vais prendre le pas de course… c’est ennuyeux, parce que je suis chez une amie qui… (Je sentais qu’elle n’avait pas cru que j’accepterais sa proposition de venir, laquelle n’était donc pas sincère, et je voulais la mettre au pied du mur.) – Qu’est-ce que ça peut me faire, votre amie ? venez ou ne venez pas, c’est votre affaire, ce n’est pas moi qui vous demande de venir, c’est vous qui me l’avez proposé. – Ne vous fâchez pas, je saute dans un fiacre et je serai chez vous dans dix minutes.

Ainsi, de ce Paris des profondeurs nocturnes duquel avait déjà émané jusque dans ma chambre, mesurant le rayon d’action d’un être lointain, une voix qui allait surgir et apparaître, après cette première annonciation, c’était cette Albertine que j’avais connue jadis sous le ciel de Balbec, quand les garçons du Grand-Hôtel, en mettant le couvert, étaient aveuglés par la lumière du couchant, que, les vitres étant entièrement tirées, les souffles imperceptibles du soir passaient librement de la plage, où s’attardaient les derniers promeneurs, à l’immense salle à manger où les premiers dîneurs n’étaient pas assis encore, et que dans la glace placée derrière le comptoir passait le reflet rouge de la coque et s’attardait longtemps le reflet gris de la fumée du dernier bateau pour Rivebelle. Je ne me demandais plus ce qui avait pu mettre Albertine en retard, et quand Françoise entra dans ma chambre me dire : « Mademoiselle Albertine est là », si je répondis sans même bouger la tête, ce fut seulement par dissimulation : « Comment mademoiselle Albertine vient-elle aussi tard ! » Mais levant alors les yeux sur Françoise comme dans une curiosité d’avoir sa réponse qui devait corroborer l’apparente sincérité de ma question, je m’aperçus, avec admiration et fureur, que, capable de rivaliser avec la Berma elle-même dans l’art de faire parler les vêtements inanimés et les traits du visage, Françoise avait su faire la leçon à son corsage, à ses cheveux dont les plus blancs avaient été ramenés à la surface, exhibés comme un extrait de naissance, à son cou courbé par la fatigue et l’obéissance. Ils la plaignaient d’avoir été tirée du sommeil et de la moiteur du lit, au milieu de la nuit, à son âge, obligée de se vêtir quatre à quatre, au risque de prendre une fluxion de poitrine. Aussi, craignant d’avoir eu l’air de m’excuser de la venue tardive d’Albertine : « En tout cas, je suis bien content qu’elle soit venue, tout est pour le mieux », et je laissai éclater ma joie profonde. Elle ne demeura pas longtemps sans mélange, quand j’eus entendu la réponse de Françoise. Celle-ci, sans proférer aucune plainte, ayant même l’air d’étouffer de son mieux une toux irrésistible, et croisant seulement sur elle son châle comme si elle avait froid, commença par me raconter tout ce qu’elle avait dit à Albertine, n’ayant pas manqué de lui demander des nouvelles de sa tante. « Justement j’y disais, monsieur devait avoir crainte que mademoiselle ne vienne plus, parce que ce n’est pas une heure pour venir, c’est bientôt le matin. Mais elle devait être dans des endroits qu’elle s’amusait bien car elle ne m’a pas seulement dit qu’elle était contrariée d’avoir fait attendre monsieur, elle m’a répondu d’un air de se fiche du monde : « Mieux vaut tard que jamais ! » Et Françoise ajouta ces mots qui me percèrent le cœur : « En parlant comme ça elle s’est vendue. Elle aurait peut-être bien voulu se cacher mais… » Je n’avais pas de quoi être bien étonné. Je viens de dire que Françoise rendait rarement compte, dans les commissions qu’on lui donnait, sinon de ce qu’elle avait dit et sur quoi elle s’étendait volontiers, du moins de la réponse attendue. Mais, si par exception elle nous répétait les paroles que nos amis avaient dites, si courtes qu’elles fussent, elle s’arrangerait généralement, au besoin grâce à l’expression, au ton dont elle assurait qu’elles avaient été accompagnées, à leur donner quelque chose de blessant. À la rigueur, elle acceptait d’avoir subi d’un fournisseur chez qui nous l’avions envoyée une avanie, d’ailleurs probablement imaginaire, pourvu que, s’adressant à elle qui nous représentait, qui avait parlé en notre nom, cette avanie nous atteignît par ricochet. Il n’eût resté qu’à lui répondre qu’elle avait mal compris, qu’elle était atteinte de délire de persécution et que tous les commerçants n’étaient pas ligués contre elle. D’ailleurs leurs sentiments m’importaient peu. Il n’en était pas de même de ceux d’Albertine. Et en me redisant ces mots ironiques : « Mieux vaut tard que jamais ! » Françoise m’évoqua aussitôt les amis dans la société desquels Albertine avait fini sa soirée, s’y plaisant donc plus que dans la mienne. « Elle est comique, elle a un petit chapeau plat, avec ses gros yeux, ça lui donne un drôle d’air, surtout avec son manteau qu’elle aurait bien fait d’envoyer chez l’estoppeuse car il est tout mangé. Elle m’amuse », ajouta, comme se moquant d’Albertine, Françoise, qui partageait rarement mes impressions mais éprouvait le besoin de faire connaître les siennes. Je ne voulais même pas avoir l’air de comprendre que ce rire signifiait le dédain de la moquerie, mais, pour rendre coup pour coup, je répondis à Françoise, bien que je ne connusse pas le petit chapeau dont elle parlait : « Ce que vous appelez « petit chapeau plat » est quelque chose de simplement ravissant… – C’est-à-dire que c’est trois fois rien », dit Françoise en exprimant, franchement cette fois, son véritable mépris. Alors (d’un ton doux et ralenti pour que ma réponse mensongère eût l’air d’être l’expression non de ma colère mais de la vérité, en ne perdant pas de temps cependant, pour ne pas faire attendre Albertine), j’adressai à Françoise ces paroles cruelles : « Vous êtes excellente, lui dis-je mielleusement, vous êtes gentille, vous avez mille qualités, mais vous en êtes au même point que le jour où vous êtes arrivée à Paris, aussi bien pour vous connaître en choses de toilette que pour bien prononcer les mots et ne pas faire de cuirs. » Et ce reproche était particulièrement stupide, car ces mots français que nous sommes si fiers de prononcer exactement ne sont eux-mêmes que des « cuirs » faits par des bouches gauloises qui prononçaient de travers le latin ou le saxon, notre langue n’étant que la prononciation défectueuse de quelques autres.

 

Le génie linguistique à l’état vivant, l’avenir et le passé du français, voilà ce qui eût dû m’intéresser dans les fautes de Françoise. L’« estoppeuse » pour la « stoppeuse » n’était-il pas aussi curieux que ces animaux survivants des époques lointaines, comme la baleine ou la girafe, et qui nous montrent les états que la vie animale a traversés ? « Et, ajoutai-je, du moment que depuis tant d’années vous n’avez pas su apprendre, vous n’apprendrez jamais. Vous pouvez vous en consoler, cela ne vous empêche pas d’être une très brave personne, de faire à merveille le bœuf à la gelée, et encore mille autres choses. Le chapeau que vous croyez simple est copié sur un chapeau de la princesse de Guermantes, qui a coûté cinq cents francs. Du reste, je compte en offrir prochainement un encore plus beau à Mlle Albertine. » Je savais que ce qui pouvait le plus ennuyer Françoise c’est que je dépensasse de l’argent pour des gens qu’elle n’aimait pas. Elle me répondit par quelques mots que rendit peu intelligibles un brusque essoufflement. Quand j’appris plus tard qu’elle avait une maladie de cœur, quel remords j’eus de ne m’être jamais refusé le plaisir féroce et stérile de riposter ainsi à ses paroles ! Françoise détestait, du reste, Albertine parce que, pauvre, Albertine ne pouvait accroître ce que Françoise considérait comme mes supériorités. Elle souriait avec bienveillance chaque fois que j’étais invité par Mme de Villeparisis. En revanche elle était indignée qu’Albertine ne pratiquât pas la réciprocité. J’en étais arrivé à être obligé d’inventer de prétendus cadeaux faits par celle-ci et à l’existence desquels Françoise n’ajouta jamais l’ombre de foi. Ce manque de réciprocité la choquait surtout en matière alimentaire. Qu’Albertine acceptât des dîners de maman, si nous n’étions pas invités chez Mme Bontemps (laquelle pourtant n’était pas à Paris la moitié du temps, son mari acceptant des « postes » comme autrefois quand il avait assez du ministère), cela lui paraissait, de la part de mon amie, une indélicatesse qu’elle flétrissait indirectement en récitant ce dicton courant à Combray :

 
« Mangeons mon pain,
– Je le veux bien.
– Mangeons le tien.
– Je n’ai plus faim. »
 

Je fis semblant d’être contraint d’écrire. « À qui écriviez-vous ? me dit Albertine en entrant. – À une jolie amie à moi, à Gilberte Swann. Vous ne la connaissez pas ? – Non. » Je renonçai à poser à Albertine des questions sur sa soirée, je sentais que je lui ferais des reproches et que nous n’aurions plus le temps, vu l’heure qu’il était, de nous réconcilier suffisamment pour passer aux baisers et aux caresses. Aussi ce fut par eux que je voulais dès la première minute commencer. D’ailleurs, si j’étais un peu calmé, je ne me sentais pas heureux. La perte de toute boussole, de toute direction, qui caractérise l’attente persiste encore après l’arrivée de l’être attendu, et, substituée en nous au calme à la faveur duquel nous nous peignions sa venue comme un tel plaisir, nous empêche d’en goûter aucun. Albertine était là : mes nerfs démontés, continuant leur agitation, l’attendaient encore. « Je veux prendre un bon baiser, Albertine. – Tant que vous voudrez », me dit-elle avec toute sa bonté. Je ne l’avais jamais vue aussi jolie. « Encore un ? – Mais vous savez que ça me fait un grand, grand plaisir. – Et à moi encore mille fois plus, me répondit-elle. Oh ! le joli portefeuille que vous avez là ! – Prenez-le, je vous le donne en souvenir. – Vous êtes trop gentil… » On serait à jamais guéri du romanesque si l’on voulait, pour penser à celle qu’on aime, tâcher d’être celui qu’on sera quand on ne l’aimera plus. Le portefeuille, la bille d’agate de Gilberte, tout cela n’avait reçu jadis son importance que d’un état purement inférieur, puisque maintenant c’était pour moi un portefeuille, une bille quelconques.

Je demandai à Albertine si elle voulait boire. « Il me semble que je vois là des oranges et de l’eau, me dit-elle. Ce sera parfait. » Je pus goûter ainsi, avec ses baisers, cette fraîcheur qui me paraissait supérieure à eux chez la princesse de Guermantes. Et l’orange pressée dans l’eau semblait me livrer, au fur et à mesure que je buvais, la vie secrète de son mûrissement, son action heureuse contre certains états de ce corps humain qui appartient à un règne si différent, son impuissance à le faire vivre, mais en revanche les jeux d’arrosage par où elle pouvait lui être favorable, cent mystères dévoilés par le fruit à ma sensation, nullement à mon intelligence.