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Le temps retrouvé

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Le baron en voulait même légèrement à Jupien, car il savait que dans cette maison, qu’il avait chargé son factotum d’acheter pour lui et de faire gérer par un sous-ordre, tout le monde, par les maladresses de l’oncle de Mlle d’Oloron, feu Mme de Cambremer, connaissait plus ou moins sa personnalité et son nom (beaucoup seulement croyaient que c’était un surnom et, le prononçant mal, l’avaient déformé, de sorte que la sauvegarde du baron avait été leur propre bêtise et non la discrétion de Jupien). Mais il trouvait plus simple de se laisser rassurer par ses assurances, et tranquillisé de savoir qu’on ne pouvait les entendre, le baron lui dit : « Je ne voulais pas parler devant ce petit, qui est très gentil et fait de son mieux. Mais je ne le trouve pas assez brutal. Sa figure me plaît, mais il m’appelle « crapule » comme si c’était une leçon apprise. – Oh ! non, personne ne lui a rien dit, répondit Jupien sans s’apercevoir de l’invraisemblance de cette assertion. Il a, du reste, été compromis dans le meurtre d’une concierge de la Villette. – Ah ! cela c’est assez intéressant, dit le baron avec un sourire. – Mais j’ai justement là le tueur de bœufs, l’homme des abattoirs qui lui ressemble ; il a passé par hasard. Voulez-vous en essayer ? – Ah ! oui, volontiers. » Je vis entrer l’homme des abattoirs, il ressemblait, en effet, un peu à « Maurice », mais, chose plus curieuse, tous deux avaient quelque chose d’un type que personnellement je n’avais jamais dégagé, mais qu’à ce moment je me rendis très bien compte exister dans la figure de Morel, sinon dans la figure de Morel telle que je l’avais toujours vue, du moins dans un certain visage que des yeux aimants voyant Morel autrement que moi auraient pu composer avec ses traits. Dès que je me fus fait intérieurement, avec des traits empruntés à mes souvenirs de Morel, cette maquette de ce qu’il pouvait représenter à un autre, je me rendis compte que ces deux jeunes gens, dont l’un était un garçon bijoutier et l’autre un employé d’hôtel, étaient de vagues succédanés de Morel. Fallait-il en conclure que M. de Charlus, au moins en une certaine forme de ses amours, était toujours fidèle à un même type et que le désir qui lui avait fait choisir l’un après l’autre ces deux jeunes gens était le même que celui qui lui avait fait arrêter Morel sur le quai de la gare de Doncières ; que tous trois ressemblaient un peu à l’éphèbe dont la forme, intaillée dans le saphir qu’étaient les yeux de M. de Charlus, donnait à son regard ce quelque chose de si particulier qui m’avait effrayé le premier jour à Balbec ? Ou que son amour pour Morel ayant modifié le type qu’il cherchait, pour se consoler de son absence il cherchait des hommes qui lui ressemblassent ? Une supposition que je fis aussi fut que peut-être il n’avait jamais existé entre Morel et lui, malgré les apparences, que des relations d’amitié, et que M. de Charlus faisait venir chez Jupien des jeunes gens qui ressemblassent assez à Morel pour qu’il pût avoir auprès d’eux l’illusion de prendre du plaisir avec lui. Il est vrai qu’en songeant à tout ce que M. de Charlus a fait pour Morel, cette supposition eût semblé peu probable si l’on ne savait que l’amour nous pousse non seulement aux plus grands sacrifices pour l’être que nous aimons, mais parfois jusqu’au sacrifice de notre désir lui-même qui, d’ailleurs, est d’autant moins facilement exaucé que l’être que nous aimons sent que nous aimons davantage. Ce qui enlève aussi à une telle supposition l’invraisemblance qu’elle semble avoir au premier abord (bien qu’elle ne corresponde sans doute pas à la réalité) est dans le tempérament nerveux, dans le caractère profondément passionné de M. de Charlus, pareil en cela à celui de Saint-Loup, et qui avait pu jouer au début de ses relations avec Morel le même rôle, et plus décent, et négatif, qu’au début des relations de son neveu avec Rachel. Les relations avec une femme qu’on aime (et cela peut s’étendre à l’amour pour un jeune homme) peuvent rester platoniques pour une autre raison que la vertu de la femme ou que la nature peu sensuelle de l’amour qu’elle inspire. Cette raison peut être que l’amoureux, trop impatient par l’excès même de son amour, ne sait pas attendre avec une feinte suffisante d’indifférence le moment où il obtiendra ce qu’il désire. Tout le temps il revient à la charge, il ne cesse d’écrire à celle qu’il aime, il cherche tout le temps à la voir, elle le lui refuse, il est désespéré. Dès lors elle a compris que si elle lui accorde sa compagnie, son amitié, ces biens paraîtront déjà tellement considérables à celui qui a cru en être privé qu’elle peut se dispenser de donner davantage et profiter d’un moment où il ne peut plus supporter de ne pas la voir, où il veut à tout prix terminer la guerre, en lui imposant une paix qui aura pour première condition le platonisme des relations. D’ailleurs, pendant tout le temps qui a précédé ce traité, l’amoureux tout le temps anxieux, sans cesse à l’affût d’une lettre, d’un regard, a cessé de penser à la possession physique dont le désir l’avait tourmenté d’abord mais qui s’est usé dans l’attente et a fait place à des besoins d’un autre ordre, plus douloureux d’ailleurs s’ils ne sont pas satisfaits. Alors le plaisir qu’on avait le premier jour espéré des caresses, on le reçoit plus tard tout dénaturé sous la forme de paroles amicales, de promesses de présence qui, après les effets de l’incertitude, quelquefois simplement après un regard embrumé de tous les brouillards de la froideur et qui recule si loin la personne qu’on croit qu’on ne la reverra jamais, amènent de délicieuses détentes. Les femmes devinent tout cela et savent qu’elles peuvent s’offrir le luxe de ne se donner jamais à ceux dont elles sentent, s’ils ont été trop nerveux pour le leur cacher les premiers jours, l’inguérissable désir qu’ils ont d’elles. La femme est trop heureuse que, sans rien donner, elle reçoive beaucoup plus qu’elle n’a d’habitude quand elle se donne. Les grands nerveux croient ainsi à la vertu de leur idole. Et l’auréole qu’ils mettent autour d’elle est aussi un produit, mais, comme on voit, fort indirect, de leur excessif amour. Il existe alors chez la femme ce qui existe à l’état inconscient chez les médicaments à leur insu rusés, comme sont les soporifiques, la morphine. Ce n’est pas à ceux à qui ils donnent le plaisir du sommeil ou un véritable bien-être qu’ils sont absolument nécessaires. Ce n’est pas par ceux-là qu’ils seraient achetés à prix d’or, échangés contre tout ce que le malade possède, c’est par ces autres malades (d’ailleurs peut-être les mêmes, mais, à quelques années de distance, devenus autres) que le médicament ne fait pas dormir, à qui il ne cause aucune volupté, mais qui, tant qu’ils ne l’ont pas, sont en proie à une agitation qu’ils veulent faire cesser à tout prix, fût-ce en se donnant la mort. Pour M. de Charlus, dont le cas, en somme, avec cette légère différenciation due à la similitude du sexe, rentre dans les lois générales de l’amour, il avait beau appartenir à une famille plus ancienne que les Capétiens, être riche, être vainement recherché par une société élégante, et Morel n’être rien, il aurait eu beau dire à Morel, comme il m’avait dit à moi-même : « Je suis prince, je veux votre bien », encore était-ce Morel qui avait le dessus s’il ne voulait pas se rendre. Et pour qu’il ne le voulût pas, il suffisait peut-être qu’il se sentît aimé. L’horreur que les grands ont pour les snobs qui veulent à toute force se lier avec eux, l’homme viril l’a pour l’inverti, la femme pour tout homme trop amoureux. M. de Charlus non seulement avait tous les avantages, mais en eût proposé d’immenses à Morel. Mais il est possible que tout cela se fût brisé contre une volonté. Il en eût été dans ce cas de M. de Charlus comme de ces Allemands, auxquels il appartenait, du reste, par ses origines, et qui, dans la guerre qui se déroulait à ce moment, étaient bien, comme le baron le répétait un peu trop volontiers, vainqueurs sur tous les fronts. Mais à quoi leur servait leur victoire, puisque après chacune ils trouvaient les Alliés plus résolus à leur refuser la seule chose qu’eux, les Allemands, eussent souhaité d’obtenir, la paix et la réconciliation ? Ainsi Napoléon entrait en Russie et demandait magnanimement aux autorités de venir vers lui. Mais personne ne se présentait.

Je descendis et rentrai dans la petite antichambre où Maurice, incertain si on le rappellerait et à qui Jupien avait à tout hasard dit d’attendre, était en train de faire une partie de cartes avec un de ses camarades. On était très agité d’une croix de guerre qui avait été trouvée par terre, et on ne savait pas qui l’avait perdue, à qui la renvoyer pour éviter au titulaire un ennui. Puis on parla de la bonté d’un officier qui s’était fait tuer pour tâcher de sauver son ordonnance. « Il y a tout de même du bon monde chez les riches. Moi je me ferais tuer avec plaisir pour un type comme ça », dit Maurice, qui, évidemment, n’accomplissait ses terribles fustigations sur le baron que par une habitude mécanique, les effets d’une éducation négligée, le besoin d’argent et un certain penchant à le gagner d’une façon qui était censée donner moins de mal que le travail et en donnait peut-être davantage. Mais, ainsi que l’avait craint M. de Charlus, c’était peut-être un très bon cœur et c’était, paraît-il, un garçon d’une admirable bravoure. Il avait presque les larmes aux yeux en parlant de la mort de cet officier et le jeune homme de vingt-deux ans n’était pas moins ému. « Ah ! oui, ce sont de chic types. Des malheureux comme nous encore, ça n’a pas grand’chose à perdre, mais un Monsieur qui a des tas de larbins, qui peut aller prendre son apéro tous les jours à 6 heures, c’est vraiment chouette. On peut charrier tant qu’on veut, mais quand on voit des types comme ça mourir, ça fait vraiment quelque chose. Le bon Dieu ne devrait pas permettre que des riches comme ça meurent ; d’abord ils sont trop utiles à l’ouvrier. Rien qu’à cause d’une mort comme ça faudra tuer tous les Boches jusqu’au dernier ; et ce qu’ils ont fait à Louvain, et couper des poignets de petits enfants ; non, je ne sais pas, moi je ne suis pas meilleur qu’un autre, mais je me laisserais envoyer des pruneaux dans la gueule plutôt que d’obéir à des barbares comme ça ; car c’est pas des hommes, c’est des vrais barbares, tu ne diras pas le contraire. » Tous ces garçons étaient, en somme, patriotes. Un seul, légèrement blessé au bras, ne fut pas à la hauteur des autres car il dit, comme il devait bientôt repartir : « Dame, ça n’a pas été la bonne blessure » (celle qui fait réformer), comme Mme Swann disait jadis : « J’ai trouvé le moyen d’attraper la fâcheuse influenza. » La porte se rouvrit sur le chauffeur qui était allé un instant prendre l’air. « Comment, c’est déjà fini ? ça n’a pas été long », dit-il en apercevant Maurice qu’il croyait en train de frapper celui qu’on avait surnommé, par allusion à un journal qui paraissait à cette époque : « l’Homme enchaîné ». « Ce n’est pas long pour toi qui es allé prendre l’air, répondit Maurice, froissé qu’on vît qu’il avait déplu là-haut. Mais si tu étais obligé de taper à tour de bras comme moi, par cette chaleur ! Si c’était pas les cinquante francs qu’il donne… – Et puis, c’est un homme qui cause bien ; on sent qu’il a de l’instruction. Dit-il que ce sera bientôt fini ? – Il dit qu’on ne pourra pas les avoir, que ça finira sans que personne ait le dessus. – Bon sang de bon sang, mais c’est donc un Boche… – Je vous ai dit que vous causiez trop haut, dit le plus vieux aux autres en m’apercevant. Vous avez fini avec la chambre ? – Ah ! ta gueule, tu n’es pas le maître ici. – Oui, j’ai fini, et je venais pour payer. – Il vaut mieux que vous payiez au patron. Maurice, va donc le chercher. – Mais je ne veux pas vous déranger. – Ça ne me dérange pas. » Maurice monta et revint en me disant : « Le patron descend. » Je lui donnai deux francs pour son dérangement. Il rougit de plaisir. « Ah ! merci bien. Je les enverrai à mon frère qui est prisonnier. Non, il n’est pas malheureux, ça dépend beaucoup des camps. » Pendant ce temps, deux clients très élégants, en habit et cravate blanche sous leur pardessus – deux Russes, me sembla-t-il à leur très léger accent – se tenaient sur le seuil et délibéraient s’ils devaient entrer. C’était visiblement la première fois qu’ils venaient là, on avait dû leur indiquer l’endroit et ils semblaient partagés entre le désir, la tentation et une extrême frousse. L’un des deux – un beau jeune homme – répétait toutes les deux minutes à l’autre, avec un sourire mi-interrogateur, mi-destiné à persuader : « Quoi ! Après tout on s’en fiche. » Mais il avait beau vouloir dire par là qu’après tout on se fichait des conséquences, il est probable qu’il ne s’en fichait pas tant que cela, car cette parole n’était suivie d’aucun mouvement pour entrer, mais d’un nouveau regard vers l’autre, suivi du même sourire et du même « après tout, on s’en fiche ». C’était, ce « après tout on s’en fiche ! », un exemplaire entre mille de ce magnifique langage, si différent de celui que nous parlons d’habitude, et où l’émotion fait dévier ce que nous voulions dire et épanouir à la place une phrase tout autre, émergée d’un lac inconnu où vivent des expressions sans rapport avec la pensée, et qui par cela même la révèlent. Je me souviens qu’une fois Albertine, comme Françoise, que nous n’avions pas entendue, entrait au moment où mon amie était toute nue contre moi, dit malgré elle, voulant me prévenir : « Tiens, voilà la belle Françoise. » Françoise, qui n’y voyait pas très clair et ne faisait que traverser la pièce assez loin de nous, ne se fût sans doute aperçue de rien. Mais les mots si anormaux de « belle Françoise », qu’Albertine n’avait jamais prononcés de sa vie, montrèrent d’eux-mêmes leur origine ; elle les sentit cueillis au hasard par l’émotion, n’eut pas besoin de regarder rien pour comprendre tout et s’en alla en murmurant dans son patois le mot de « poutana ». Une autre fois, bien plus tard, quand Bloch devenu père de famille eut marié une de ses filles à un catholique, un monsieur mal élevé dit à celle-ci qu’il croyait avoir entendu dire qu’elle était fille d’un juif et lui en demanda le nom. La jeune femme, qui avait été Mlle Bloch depuis sa naissance, répondit en prononçant Bloch à l’allemande, comme eût fait le duc de Guermantes, c’est-à-dire en prononçant le ch non pas comme un c ou un k mais avec le rh germanique.

 

Le patron, pour en revenir à la scène de l’hôtel (dans lequel les deux Russes s’étaient décidés à pénétrer : « après tout on s’en fiche »), n’était pas encore revenu que Jupien entra se plaindre qu’on parlait trop fort et que les voisins se plaindraient. Mais il s’arrêta stupéfait en m’apercevant. « Allez-vous-en tous sur le carré. » Déjà tous se levaient quand je lui dis : « Il serait plus simple que ces jeunes gens restent là et que j’aille avec vous un instant dehors. » Il me suivit fort troublé. Je lui expliquai pourquoi j’étais venu. On entendait des clients qui demandaient au patron s’il ne pouvait pas leur faire connaître un valet de pied, un enfant de chœur, un chauffeur nègre. Toutes les professions intéressaient ces vieux fous ; dans la troupe, toutes les armes et les alliés de toutes nations. Quelques-uns réclamaient surtout des Canadiens, subissant peut-être à leur insu le charme d’un accent si léger qu’on ne sait pas si c’est celui de la vieille France ou de l’Angleterre. À cause de leur jupon et parce que certains rêves lacustres s’associent souvent à de tels désirs, les Écossais faisaient prime. Et comme toute folie reçoit des circonstances des traits particuliers, sinon même une aggravation, un vieillard dont toutes les curiosités avaient été assouvies demandait avec insistance si on ne pourrait pas lui faire faire la connaissance d’un mutilé. On entendait des pas lents dans l’escalier. Par une indiscrétion qui était dans sa nature Jupien ne put se retenir de me dire que c’était le baron qui descendait, qu’il ne fallait à aucun prix qu’il me vît, mais que, si je voulais entrer dans la petite chambre contiguë au vestibule où étaient les jeunes gens, il allait ouvrir les vasistas, truc qu’il avait inventé pour que le baron pût voir et entendre sans être vu, et qu’il allait, me disait-il, retourner en ma faveur contre lui. « Seulement, ne bougez pas. » Et après m’avoir poussé dans le noir, il me quitta. D’ailleurs, il n’avait pas d’autre chambre à me donner, son hôtel, malgré la guerre, étant plein. Celle que je venais de quitter avait été prise par le vicomte de Courvoisier qui, ayant pu quitter la Croix-Rouge de X… pour deux jours, était venu se délasser une heure à Paris avant d’aller retrouver au château de Courvoisier la vicomtesse, à qui il dirait n’avoir pas pu prendre le bon train. Il ne se doutait guère que M. de Charlus était à quelques mètres de lui, et celui-ci ne s’en doutait pas davantage, n’ayant jamais rencontré son cousin chez Jupien, lequel ignorait la personnalité du vicomte soigneusement dissimulée. Bientôt, en effet, le baron entra, marchant assez difficilement à cause des blessures, dont il devait sans doute pourtant avoir l’habitude. Bien que son plaisir fût fini et qu’il n’entrât, d’ailleurs, que pour donner à Maurice l’argent qu’il lui devait, il dirigeait en cercle sur tous ces jeunes gens réunis un regard tendre et curieux et comptait bien avoir avec chacun le plaisir d’un bonjour tout platonique mais amoureusement prolongé. Je lui retrouvai de nouveau, dans toute la sémillante frivolité dont il fit preuve devant ce harem qui semblait presque l’intimider, ces hochements de taille et de tête, ces affinements du regard qui m’avaient frappé le soir de sa première entrée à la Raspelière, grâces héritées de quelque grand’mère que je n’avais pas connue, et que dissimulaient dans l’ordinaire de la vie sur sa figure des expressions plus viriles, mais qui y épanouissaient coquettement, dans certaines circonstances où il tenait à plaire à un milieu inférieur, le désir de paraître grande dame. Jupien les avait recommandés à la bienveillance du baron en lui disant que c’étaient tous des « barbeaux » de Belleville et qu’ils marcheraient avec leur propre sœur pour un louis. Au reste, Jupien mentait et disait vrai à la fois. Meilleurs, plus sensibles qu’il ne disait au baron, ils n’appartenaient pas à une race sauvage. Mais ceux qui les croyaient tels leur parlaient néanmoins avec la plus entière bonne foi, comme si ces terribles eussent dû avoir la même. Un sadique a beau se croire avec un assassin, son âme pure, à lui sadique, n’est pas changée pour cela et il reste stupéfait devant le mensonge de ces gens, pas assassins du tout, mais qui désirent gagner facilement une « thune » et dont le père, ou la mère, ou la sœur ressuscitent et remeurent tour à tour en paroles, parce qu’ils se coupent dans la conversation qu’ils ont avec le client à qui ils cherchent à plaire. Le client est stupéfié dans sa naïveté, car dans son arbitraire conception du gigolo, ravi des nombreux assassinats dont il le croit coupable, il s’effare d’une contradiction et d’un mensonge qu’il surprend dans ses paroles. Tous semblaient le connaître et M. de Charlus s’arrêtait longuement à chacun, leur parlant ce qu’il croyait leur langage, à la fois par une affectation prétentieuse de couleur locale et aussi par un plaisir sadique de se mêler à une vie crapuleuse. « Toi, c’est dégoûtant, je t’ai aperçu devant l’Olympia avec deux cartons. C’est pour te faire donner du pèze. Voilà comme tu me trompes. » Heureusement pour celui à qui s’adressait cette phrase il n’eut pas le temps de déclarer qu’il n’eût jamais accepté de « pèze » d’une femme, ce qui eût diminué l’excitation de M. de Charlus, et réserva sa protestation pour la fin de la phrase en disant : « Oh non ! je ne vous trompe pas. » Cette parole causa à M. de Charlus un vif plaisir et comme, malgré lui, le genre d’intelligence qui était naturellement le sien ressortait d’à travers celui qu’il affectait, il se retourna vers Jupien : « Il est gentil de me dire ça. Et comme il le dit bien. On dirait que c’est la vérité. Après tout, qu’est-ce que ça fait que ce soit la vérité ou non puisqu’il arrive à me le faire croire. Quels jolis petits yeux il a. Tiens, je vais te donner deux gros baisers pour la peine, mon petit gars. Tu penseras à moi dans les tranchées. C’est pas trop dur ? – Ah ! dame, il y a des jours, quand une grenade passe à côté de vous. » Et le jeune homme se mit à faire des imitations du bruit de la grenade, des avions, etc. « Mais il faut bien faire comme les autres, et vous pouvez être sûr et certain qu’on ira jusqu’au bout. – Jusqu’au bout ! Si on savait seulement jusqu’à quel bout, dit mélancoliquement le baron qui était « pessimiste ». – Vous n’avez pas vu que Sarah Bernhardt l’a dit sur les journaux : La France, elle ira jusqu’au bout. Les Français, ils se feront tuer plutôt jusqu’au dernier. – Je ne doute pas un seul instant que les Français ne se fassent bravement tuer jusqu’au dernier », dit M. de Charlus comme si c’était la chose la plus simple du monde et bien qu’il n’eût lui-même l’intention de faire quoi que ce soit, mais pensant par là corriger l’impression de pacifisme qu’il donnait quand il s’oubliait. « Je n’en doute pas, mais je me demande jusqu’à quel point Madame Sarah Bernhardt est qualifiée pour parler au nom de la France. Mais, ajouta-t-il, il me semble que je ne connais pas ce charmant, ce délicieux jeune homme », en avisant un autre qu’il ne reconnaissait pas ou qu’il n’avait peut-être jamais vu. Il le salua comme il eût salué un prince à Versailles, et pour profiter de l’occasion d’avoir en supplément un plaisir gratis – comme quand j’étais petit et que ma mère venait de faire une commande chez Boissier ou chez Gouache, je prenais, sur l’offre d’une des dames du comptoir, un bonbon extrait d’un des vases de verre entre lesquels elle trônait – prenant la main du charmant jeune homme et la lui serrant longuement, à la prussienne, le fixant des yeux en souriant pendant le temps interminable que mettaient autrefois à nous faire poser les photographes quand la lumière était mauvaise : « Monsieur, je suis charmé, je suis enchanté de faire votre connaissance. » « Il a de jolis cheveux », dit-il en se tournant vers Jupien. Il s’approcha ensuite de Maurice pour lui remettre ses cinquante francs, mais le prenant d’abord par la taille : « Tu ne m’avais jamais dit que tu avais suriné une pipelette de Belleville. » Et M. de Charlus râlait d’extase et approchait sa figure de celle de Maurice. « Oh ! Monsieur le Baron, dit en protestant le gigolo, qu’on avait oublié de prévenir, pouvez-vous croire une chose pareille ? » Soit qu’en effet le fait fût faux, ou que, vrai, son auteur le trouvât pourtant abominable et de ceux qu’il convient de nier : « Moi toucher à mon semblable ? à un Boche, oui, parce que c’est la guerre, mais à une femme, et à une vieille femme encore ! » Cette déclaration de principes vertueux fit l’effet d’une douche d’eau froide sur le baron qui s’éloigna sèchement de Maurice, en lui remettant toutefois son argent mais de l’air dépité de quelqu’un qu’on a floué, qui ne veut pas faire d’histoires, qui paye, mais n’est pas content.

 

La mauvaise impression du baron fut d’ailleurs accrue par la façon dont le bénéficiaire le remercia, car il dit : « Je vais envoyer ça à mes vieux et j’en garderai aussi un peu pour mon frangin qui est sur le front. » Ces sentiments touchants désappointèrent presque autant M. de Charlus que l’agaçait l’expression d’une paysannerie un peu conventionnelle. Jupien parfois les prévenait qu’« il fallait être plus pervers ». Alors l’un d’eux, de l’air de confesser quelque chose de satanique, aventurait : « Dites donc, baron, vous n’allez pas me croire, mais quand j’étais gosse, je regardais par le trou de la serrure mes parents s’embrasser. C’est vicieux, pas ? Vous avez l’air de croire que c’est un bourrage de crâne, mais non, je vous jure, tel que je vous le dis. » Et M. de Charlus était à la fois désespéré et exaspéré par cet effort factice vers la perversité qui n’aboutissait qu’à révéler tant de sottise et tant d’innocence. Et même le voleur, l’assassin le plus déterminés ne l’eussent pas contenté, car ils ne parlent pas de leur crime ; et il y a, d’ailleurs, chez le sadique – si bon qu’il puisse être, bien plus, d’autant meilleur qu’il est – une soif de mal que les méchants agissant dans d’autres buts ne peuvent contenter.

Le jeune homme eut beau, comprenant trop tard son erreur, dire qu’il ne blairait pas les flics et pousser l’audace jusqu’à dire au baron : « Fous-moi un rancart » (un rendez-vous), le charme était dissipé. On sentait le chiqué, comme dans les livres des auteurs qui s’efforcent pour parler argot. C’est en vain que le jeune homme détailla toutes les « saloperies » qu’il faisait avec sa femme. M. de Charlus fut seulement frappé combien ces saloperies se bornaient à peu de chose… Au reste, ce n’était pas seulement par insincérité. Rien n’est plus limité que le plaisir et le vice. On peut vraiment, dans ce sens-là et en changeant le sens de l’expression, dire qu’on tourne toujours dans le même cercle vicieux.

« Comme il est simple ! jamais on ne dirait un prince », dirent quelques habitués quand M. de Charlus fut sorti, reconduit jusqu’en bas par Jupien auquel le baron ne laissa pas de se plaindre de la vertu du jeune homme. À l’air mécontent de Jupien, qui avait dû styler le jeune homme d’avance, on sentit que le faux assassin recevrait tout à l’heure un fameux savon. « C’est tout le contraire de ce que tu m’as dit », ajouta le baron pour que Jupien profitât de la leçon pour une autre fois. « Il a l’air d’une bonne nature, il exprime des sentiments de respect pour sa famille. – Il n’est pourtant pas bien avec son père, objecta Jupien, pris au dépourvu, ils habitent ensemble, mais ils servent chacun dans un bar différent. » C’était évidemment faible comme crime auprès de l’assassinat, mais Jupien se trouvait pris au dépourvu. Le baron n’ajouta rien car, s’il voulait qu’on préparât ses plaisirs, il voulait se donner à lui-même l’illusion que ceux-ci n’étaient pas « préparés ». « C’est un vrai bandit, il vous a dit cela pour vous tromper, vous êtes trop naïf », ajouta Jupien pour se disculper et ne faisant que froisser l’amour-propre de M. de Charlus.

En même temps qu’on croyait M. de Charlus prince, en revanche on regrettait beaucoup, dans l’établissement, la mort de quelqu’un dont les gigolos disaient : « Je ne sais pas son nom, il paraît que c’est un baron » et qui n’était autre que le prince de Foix (le père de l’ami de Saint-Loup). Passant, chez sa femme, pour vivre beaucoup au cercle, en réalité il passait des heures chez Jupien à bavarder, à raconter des histoires du monde devant des voyous. C’était un grand bel homme, comme son fils. Il est extraordinaire que M. de Charlus, sans doute parce qu’il l’avait toujours connu dans le monde, ignorât qu’il partageait ses goûts. On allait même jusqu’à dire qu’il les avait autrefois portés jusque sur son fils encore collégien (l’ami de Saint-Loup), ce qui était probablement faux. Au contraire, très renseigné sur des mœurs que beaucoup ignorent, il veillait beaucoup aux fréquentations de son fils. Un jour qu’un homme, d’ailleurs de basse extraction, avait suivi le jeune prince de Foix jusqu’à l’hôtel de son père, où il avait jeté un billet par la fenêtre, le père l’avait ramassé. Mais le suiveur, bien qu’il ne fût pas aristocratiquement du même monde que M. de Foix le père, l’était à un autre point de vue. Il n’eut pas de peine à trouver dans de communs complices un intermédiaire qui fit taire M. de Foix en lui prouvant que c’était le jeune homme qui avait provoqué cette audace d’un homme âgé. Et c’était possible. Car le prince de Foix avait pu réussir à préserver son fils des mauvaises fréquentations au dehors mais non de l’hérédité. Au reste, le jeune prince de Foix resta, comme son père, ignoré à ce point de vue des gens du monde bien qu’il allât plus loin que personne avec ceux d’un autre.

« Il paraît qu’il a un million à manger par jour », dit le jeune homme de vingt-deux ans auquel l’assertion qu’il émettait ne semblait pas invraisemblable. On entendit bientôt le roulement de la voiture qui était venue chercher M. de Charlus. À ce moment j’aperçus, avec une démarche lente, à côté d’un militaire qui évidemment sortait avec elle d’une chambre voisine, une personne qui me parut une dame assez âgée, en jupe noire. Je reconnus bientôt mon erreur, c’était un prêtre. C’était cette chose si rare, et en France absolument exceptionnelle, qu’est un mauvais prêtre. Évidemment le militaire était en train de railler son compagnon au sujet du peu de conformité que sa conduite offrait avec son habit, car celui-ci, d’un air grave et levant vers son visage hideux un doigt de docteur en théologie, dit sentencieusement : « Que voulez-vous, je ne suis pas (j’attendais « un saint ») un ange. » D’ailleurs il n’avait plus qu’à s’en aller et prit congé de Jupien qui, ayant accompagné le baron, venait de remonter, mais par étourderie le mauvais prêtre oublia de payer sa chambre. Jupien, que son esprit n’abandonnait jamais, agita le tronc dans lequel il mettait la contribution de chaque client, et le fit sonner en disant : « Pour les frais du culte, Monsieur l’Abbé ! » Le vilain personnage s’excusa, donna sa pièce et disparut. Jupien vint me chercher dans l’antre obscur où je n’osais faire un mouvement. « Entrez un moment dans le vestibule où mes jeunes gens font banquette, pendant que je monte fermer la chambre ; puisque vous êtes locataire, c’est tout naturel. » Le patron y était, je le payai. À ce moment un jeune homme en smoking entra et demanda d’un air d’autorité au patron : « Pourrai-je avoir Léon demain matin à onze heures moins le quart au lieu de onze heures parce que je déjeune en ville ? – Cela dépend, répondit le patron, du temps que le gardera l’abbé. » Cette réponse ne parut pas satisfaire le jeune homme en smoking qui semblait déjà prêt à invectiver contre l’abbé, mais sa colère prit un autre cours quand il m’aperçut ; marchant droit au patron : « Qui est-ce ? Qu’est-ce que ça signifie ? », murmura-t-il d’une voix basse mais courroucée. Le patron, très ennuyé, expliqua que ma présence n’avait aucune importance, que j’étais un locataire. Le jeune homme en smoking ne parut nullement apaisé par cette explication. Il ne cessait de répéter : « C’est excessivement désagréable, ce sont des choses qui ne devraient pas arriver, vous savez que je déteste ça et vous ferez si bien que je ne remettrai plus les pieds ici. » L’exécution de cette menace ne parut pas cependant imminente, car il partit furieux mais en recommandant que Léon tâchât d’être libre à 11 h. moins ¼, 10 h. ½ si possible. Jupien revint me chercher et descendit avec moi. « Je ne voudrais pas que vous me jugiez mal, me dit-il, cette maison ne me rapporte pas autant d’argent que vous croyez, je suis forcé d’avoir des locataires honnêtes, il est vrai qu’avec eux seuls on ne ferait que manger de l’argent. Ici c’est le contraire des Carmels, c’est grâce au vice que vit la vertu. Non, si j’ai pris cette maison, ou plutôt si je l’ai fait prendre au gérant que vous avez vu, c’est uniquement pour rendre service au baron et distraire ses vieux jours. » Jupien ne voulait pas parler que de scènes de sadisme comme celles auxquelles j’avais assisté et de l’exercice même du vice du baron. Celui-ci, même pour la conversation, pour lui tenir compagnie, pour jouer aux cartes, ne se plaisait plus qu’avec des gens du peuple qui l’exploitaient. Sans doute le snobisme de la canaille peut aussi bien se comprendre que l’autre. Ils avaient, d’ailleurs, été longtemps unis, alternant l’un avec l’autre, chez M. de Charlus qui ne trouvait personne d’assez élégant pour ses relations mondaines, ni de frisant assez l’apache pour les autres. « Je déteste le genre moyen, disait-il, la comédie bourgeoise est guindée, il me faut ou les princesses de la tragédie classique ou la grosse farce. Pas de milieu, Phèdre ou Les Saltimbanques. » Mais enfin l’équilibre entre ces deux snobismes avait été rompu. Peut-être fatigue de vieillard, ou extension de la sensualité aux relations les plus banales, le baron ne vivait plus qu’avec des « inférieurs », prenant ainsi sans le savoir la succession de tel de ses grands ancêtres, le duc de La Rochefoucauld, le prince d’Harcourt, le duc de Berry, que Saint-Simon nous montre passant leur vie avec leurs laquais, qui tiraient d’eux des sommes énormes, partageant leurs jeux, au point qu’on était gêné pour ces grands seigneurs, quand il fallait les aller voir, de les trouver installés familièrement à jouer aux cartes ou à boire avec leur domesticité. « C’est surtout, ajouta Jupien, pour lui éviter des ennuis, parce que, voyez-vous, le baron, c’est un grand enfant. Même maintenant qu’il a ici tout ce qu’il peut désirer il va encore à l’aventure faire le vilain. Et généreux comme il est, ça pourrait souvent, par le temps qui court, avoir des conséquences. N’y a-t-il pas l’autre jour un chasseur d’hôtel qui mourait de peur à cause de tout l’argent que le baron lui offrait pour venir chez lui. Chez lui, quelle imprudence ! Ce garçon, qui pourtant aime seulement les femmes, a été rassuré quand il a compris ce qu’on voulait de lui. En entendant toutes ces promesses d’argent, il avait pris le baron pour un espion. Et il s’est senti bien à l’aise quand il a vu qu’on ne lui demandait pas de livrer sa patrie mais son corps, ce qui n’est peut-être pas plus moral, mais ce qui est moins dangereux, et surtout plus facile. » Et en écoutant Jupien, je me disais : « Quel malheur que M. de Charlus ne soit pas romancier ou poète, non pas pour décrire ce qu’il verrait, mais le point où se trouve un Charlus par rapport au désir fait naître autour de lui les scandales, le force à prendre la vie sérieusement, à mettre des émotions dans le plaisir, l’empêche de s’arrêter, de s’immobiliser dans une vue ironique et extérieure des choses, rouvre sans cesse en lui un courant douloureux. Presque chaque fois qu’il adresse une déclaration il essuie une avanie, s’il ne risque pas même la prison. » Ce n’est pas que l’éducation des enfants, c’est celle des poètes qui se fait à coups de gifles. Si M. de Charlus avait été romancier, la maison que lui avait aménagée Jupien, en réduisant dans de telles proportions les risques, du moins (car une descente de police était toujours à craindre) les risques à l’égard d’un individu des dispositions duquel, dans la rue, le baron n’eût pas été assuré, eût été pour lui un malheur. Mais M. de Charlus n’était en art qu’un dilettante, qui ne songeait pas à écrire et n’était pas doué pour cela. « D’ailleurs, vous avouerais-je, reprit Jupien, que je n’ai pas un grand scrupule à avoir ce genre de gains ? La chose elle-même qu’on fait ici, je ne peux plus vous cacher que je l’aime, qu’elle est le goût de ma vie. Or, est-il défendu de recevoir un salaire pour des choses qu’on ne juge pas coupables ? Vous êtes plus instruit que moi et vous me direz sans doute que Socrate ne croyait pas pouvoir recevoir d’argent pour ses leçons. Mais de notre temps les professeurs de philosophie ne pensent pas ainsi, ni les médecins, ni les peintres, ni les dramaturges, ni les directeurs de théâtre. Ne croyez pas que ce métier ne fasse fréquenter que des canailles. Sans doute le Directeur d’un établissement de ce genre, comme une grande cocotte, ne reçoit que des hommes, mais il reçoit des hommes marquants dans tous les genres et qui sont généralement, à situation égale, parmi les plus fins, les plus sensibles, les plus aimables de leur profession. Cette maison se transformerait vite, je vous l’assure, en un bureau d’esprit et une agence de nouvelles. » Mais j’étais encore sous l’impression des coups que j’avais vu recevoir à M. de Charlus. Et à vrai dire, quand on connaissait bien M. de Charlus, son orgueil, sa satiété des plaisirs mondains, ses caprices changés facilement en passions pour des hommes de dernier ordre et de la pire espèce, on peut très bien comprendre que la même grosse fortune qui, échue à un parvenu, l’eût charmé en lui permettant de marier sa fille à un duc et d’inviter des Altesses à ses chasses, M. de Charlus était content de la posséder parce qu’elle lui permettait d’avoir ainsi la haute main sur un, peut-être sur plusieurs établissements où étaient en permanence des jeunes gens avec lesquels il se plaisait. Peut-être n’y eut-il même pas besoin de son vice pour cela. Il était l’héritier de tant de grands seigneurs, princes du sang ou ducs, dont Saint-Simon nous raconte qu’ils ne fréquentaient personne « qui se pût nommer ». « En attendant, dis-je à Jupien, cette maison est tout autre chose, plus qu’une maison de fous, puisque la folie des aliénés qui y habitent est mise en scène, reconstituée, visible, c’est un vrai pandémonium. J’avais cru, comme le calife des Mille et une Nuits, arriver à point au secours d’un homme qu’on frappait, et c’est un autre conte des Mille et une Nuits que j’ai vu réaliser devant moi, celui où une femme, transformée en chienne, se fait frapper volontairement pour retrouver sa forme première. » Jupien paraissait fort troublé par mes paroles, car il comprenait que j’avais vu frapper le baron. Il resta un moment silencieux, puis tout d’un coup, avec le joli esprit qui m’avait si souvent frappé chez cet homme qui s’était fait lui-même, quand il avait pour m’accueillir, Françoise ou moi, dans la cour de notre maison, de si gracieuses paroles : « Vous parlez de bien des contes des Mille et une Nuits, me dit-il. Mais j’en connais un qui n’est pas sans rapport avec le titre d’un livre que je crois avoir aperçu chez le baron (il faisait allusion à une traduction de Sésame et les Lys, de Ruskin, que j’avais envoyée à M. de Charlus). Si jamais vous étiez curieux, un soir, de voir, je ne dis pas quarante, mais une dizaine de voleurs, vous n’avez qu’à venir ici ; pour savoir si je suis là vous n’avez qu’à regarder là-haut, je laisse ma petite fenêtre ouverte et éclairée, cela veut dire que je suis venu, qu’on peut entrer ; c’est mon Sésame à moi. Je dis seulement Sésame. Car pour les Lys, si c’est eux que vous voulez, je vous conseille d’aller les chercher ailleurs. » Et me saluant assez cavalièrement, car une clientèle aristocratique et une clique de jeunes gens, qu’il menait comme un pirate, lui avaient donné une certaine familiarité, il prit congé de moi. Il m’avait à peine quitté que la sirène retentit, immédiatement suivie de violents tirs de barrage. On sentait que c’était tout auprès, juste au-dessus de nous, que l’avion allemand se tenait, et soudain le bruit d’une forte détonation montra qu’il venait de lancer une de ses bombes.