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Le temps retrouvé

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Chapitre II. M. de Charlus pendant la guerre ; ses opinions, ses plaisirs

Un des premiers soirs dès mon nouveau retour à Paris en 1916, ayant envie d’entendre parler de la seule chose qui m’intéressait alors, la guerre, je sortis, après le dîner, pour aller voir Mme Verdurin, car elle était, avec Mme Bontemps, une des reines de ce Paris de la guerre qui faisait penser au Directoire. Comme par l’ensemencement d’une petite quantité de levure, en apparence de génération spontanée, des jeunes femmes allaient tout le jour coiffées de hauts turbans cylindriques comme aurait pu l’être une contemporaine de Mme Tallien. Par civisme, ayant des tuniques égyptiennes droites, sombres, très « guerre », sur des jupes très courtes, elles chaussaient des lanières rappelant le cothurne selon Talma, ou de hautes guêtres rappelant celles de nos chers combattants ; c’est, disaient-elles, parce qu’elles n’oubliaient pas qu’elles devaient réjouir les yeux de ces combattants qu’elles se paraient encore, non seulement de toilettes « floues », mais encore de bijoux évoquant les armées par leur thème décoratif, si même leur matière ne venait pas des armées, n’avait pas été travaillée aux armées ; au lieu d’ornements égyptiens rappelant la campagne d’Égypte, c’étaient des bagues ou des bracelets faits avec des fragments d’obus ou des ceintures de 75, des allume-cigarettes composés de deux sous anglais, auxquels un militaire était arrivé à donner, dans sa cagna, une patine si belle que le profil de la reine Victoria y avait l’air tracé par Pisanello ; c’est encore parce qu’elles y pensaient sans cesse, disaient-elles, qu’elles portaient à peine le deuil quand l’un des leurs tombait, sous le prétexte qu’il était « mêlé de fierté », ce qui permettait un bonnet de crêpe anglais blanc (du plus gracieux effet et autorisant tous les espoirs), dans l’invincible certitude du triomphe définitif, et permettait ainsi de remplacer le cachemire d’autrefois par le satin et la mousseline de soie, et même de garder ses perles, « tout en observant le tact et la correction qu’il est inutile de rappeler à des Françaises ».

Le Louvre, tous les musées étaient fermés, et quand on lisait en tête d’un article de journal : « Une exposition sensationnelle », on pouvait être sûr qu’il s’agissait d’une exposition non de tableaux, mais de robes, de robes destinées, d’ailleurs, à éveiller « ces délicates joies d’art dont les Parisiennes étaient depuis trop longtemps sevrées ». C’est ainsi que l’élégance et le plaisir avaient repris ; l’élégance, à défaut des arts, cherchait à s’excuser comme ceux-ci en 1793, année où les artistes exposant au Salon révolutionnaire proclamaient que ce serait à tort qu’il paraîtrait « étrange à d’austères républicains que nous nous occupions des arts quand l’Europe coalisée assiège le territoire de la liberté ». Ainsi faisaient en 1916 les couturiers qui, d’ailleurs, avec une orgueilleuse conscience d’artistes, avouaient que « chercher du nouveau, s’écarter de la banalité, préparer la victoire, dégager pour les générations d’après la guerre une formule nouvelle du beau, telle était l’ambition qui les tourmentait, la chimère qu’ils poursuivaient, ainsi qu’on pouvait s’en rendre compte en venant visiter leurs salons délicieusement installés rue de la…, où effacer par une note lumineuse et gaie les lourdes tristesses de l’heure semble être le mot d’ordre, avec la discrétion toutefois qu’imposent les circonstances. Les tristesses de l’heure, il est vrai, pourraient avoir raison des énergies féminines si nous n’avions tant de hauts exemples de courage et d’endurance à méditer. Aussi en pensant à nos combattants qui au fond de leur tranchée rêvent de plus de confort et de coquetterie pour la chère absente laissée au foyer, ne cesserons-nous pas d’apporter toujours plus de recherche dans la création de robes répondant aux nécessités du moment. La vogue, cela se conçoit, est surtout aux maisons anglaises, donc alliées, et on raffole cette année de la robe-tonneau dont le joli abandon nous donne à toutes un amusant petit cachet de rare distinction. Ce sera même une des plus heureuses conséquences de cette triste guerre, ajoutait le charmant chroniqueur (en attendant la reprise des provinces perdues, le réveil du sentiment national), ce sera même une des plus heureuses conséquences de cette guerre que d’avoir obtenu de jolis résultats en fait de toilette, sans luxe inconsidéré et de mauvais aloi, avec très peu de chose, d’avoir créé de la coquetterie avec des riens. À la robe du grand couturier éditée à plusieurs exemplaires on préfère en ce moment les robes faites chez soi, parce qu’affirmant l’esprit, le goût et les tendances indiscutables de chacun. » Quant à la charité, en pensant à toutes les misères nées de l’invasion, à tant de mutilés, il était bien naturel qu’elle fût obligée de se faire « plus ingénieuse encore », ce qui obligeait les dames à hauts turbans à passer la fin de l’après-midi dans les thés autour d’une table de bridge, en commentant les nouvelles du « front », tandis qu’à la porte les attendaient leurs automobiles ayant sur le siège un beau militaire qui bavardait avec le chasseur. Ce n’était pas, du reste, seulement les coiffures surmontant les visages de leur étrange cylindre qui étaient nouvelles. Les visages l’étaient aussi. Les dames à nouveaux chapeaux étaient des jeunes femmes venues on ne savait trop d’où et qui étaient la fleur de l’élégance, les unes depuis six mois, les autres depuis deux ans, les autres depuis quatre. Ces différences avaient, d’ailleurs, pour elles autant d’importance qu’au temps où j’avais débuté dans le monde en avaient entre deux familles comme les Guermantes et les La Rochefoucauld trois ou quatre siècles d’ancienneté prouvée. La dame qui connaissait les Guermantes depuis 1914 regardait comme une parvenue celle qu’on présentait chez eux en 1916, lui faisait un bonjour de douairière, la dévisageait de son face-à-main et avouait dans une moue qu’on ne savait même pas au juste si cette dame était ou non mariée. « Tout cela est assez nauséabond », concluait la dame de 1914, qui eût voulu que le cycle des nouvelles admissions s’arrêtât après elle. Ces personnes nouvelles, que les jeunes gens trouvaient fort anciennes, et que d’ailleurs certains vieillards qui n’avaient pas été que dans le grand monde croyaient bien reconnaître pour ne pas être si nouvelles que cela, n’offraient pas seulement à la société les divertissements de conversation politique et de musique dans l’intimité qui lui convenaient ; il fallait encore que ce fussent elles qui les offrissent, car pour que les choses paraissent nouvelles, même si elles sont anciennes, et même si elles sont nouvelles, il faut en art, comme en médecine, comme en mondanité, des noms nouveaux (ils étaient d’ailleurs nouveaux en certaines choses). Ainsi Mme Verdurin était allée à Venise pendant la guerre, mais comme ces gens qui veulent éviter de parler chagrin et sentiment, quand elle disait que c’était épatant, ce qu’elle admirait ce n’était ni Venise, ni Saint-Marc, ni les palais, tout ce qui m’avait tant plu et dont elle faisait bon marché, mais l’effet des projecteurs dans le ciel, des projecteurs sur lesquels elle donnait des renseignements appuyés de chiffres. (Ainsi d’âge en âge renaît un certain réalisme en réaction contre l’art admiré jusque-là.) Le salon Sainte-Euverte était une étiquette défraîchie, sous laquelle la présence des plus grands artistes, des ministres les plus influents, n’eût attiré personne. On courait, au contraire, pour écouter un mot prononcé par le secrétaire des uns ou le sous-chef de cabinet des autres, chez les nouvelles dames à turban, dont l’invasion ailée et jacassante emplissait Paris. Les dames du Premier Directoire avaient une reine qui était jeune et belle et s’appelait Madame Tallien. Celles du second en avaient deux qui étaient vieilles et laides et qui s’appelaient Mme Verdurin et Mme Bontemps. Qui eût pu tenir rigueur à Mme Bontemps que son mari eût joué un rôle, âprement critiqué par l’Écho de Paris, dans l’affaire Dreyfus ? Toute la Chambre étant à un certain moment devenue révisionniste, c’était forcément parmi d’anciens révisionnistes, comme parmi d’anciens socialistes, qu’on avait été obligé de recruter le parti de l’Ordre social, de la Tolérance religieuse, de la Préparation militaire. On aurait détesté autrefois M. Bontemps parce que les antipatriotes avaient alors le nom de dreyfusards. Mais bientôt ce nom avait été oublié et remplacé par celui d’adversaire de la loi de trois ans. M. Bontemps était, au contraire, un des auteurs de cette loi, c’était donc un patriote. Dans le monde (et ce phénomène social n’est, d’ailleurs, qu’une application d’une loi psychologique bien plus générale), les nouveautés coupables ou non n’excitent l’horreur que tant qu’elles ne sont pas assimilées et entourées d’éléments rassurants. Il en était du dreyfusisme comme du mariage de Saint-Loup avec la fille d’Odette, mariage qui avait d’abord fait crier. Maintenant qu’on voyait chez les Saint-Loup tous les gens « qu’on connaissait », Gilberte aurait pu avoir les mœurs d’Odette elle-même que, malgré cela, on y serait « allé » et qu’on eût approuvé Gilberte de blâmer comme une douairière des nouveautés morales non assimilées. Le dreyfusisme était maintenant intégré dans une série de choses respectables et habituelles. Quant à se demander ce qu’il valait en soi, personne n’y songeait, pas plus pour l’admettre maintenant qu’autrefois pour le condamner. Il n’était plus « shocking ». C’était tout ce qu’il fallait. À peine se rappelait-on qu’il l’avait été, comme on ne sait plus au bout de quelque temps si le père d’une jeune fille fut un voleur ou non. Au besoin, on peut dire : « Non, c’est du beau-frère, ou d’un homonyme que vous parlez, mais contre celui-là il n’y a jamais eu rien à dire. » De même il y avait certainement eu dreyfusisme et dreyfusisme, et celui qui allait chez la duchesse de Montmorency et faisait passer la loi de trois ans ne pouvait être mauvais. En tout cas, à tout péché miséricorde. Cet oubli qui était octroyé au dreyfusisme l’était a fortiori aux dreyfusards. Il n’y avait plus qu’eux, du reste, dans la politique, puisque tous à un moment l’avaient été s’il voulaient être du Gouvernement, même ceux qui représentaient le contraire de ce que le dreyfusisme, dans sa choquante nouveauté, avait incarné (au temps où Saint-Loup était sur une mauvaise pente) : l’antipatriotisme, l’irréligion, l’anarchie, etc. Ainsi le dreyfusisme de M. Bontemps, invisible et contemplatif comme celui de tous les hommes politiques, ne se voyait pas plus que les os sous la peau. Personne ne se fût rappelé qu’il avait été dreyfusard, car les gens du monde sont distraits et oublieux, parce qu’aussi il y avait de cela un temps fort long, et qu’ils affectaient de croire plus long, car c’était une des idées les plus à la mode de dire que l’avant-guerre était séparé de la guerre par quelque chose d’aussi profond, simulant autant de durée qu’une période géologique, et Brichot lui-même, ce nationaliste, quand il faisait allusion à l’affaire Dreyfus disait : « Dans ces temps préhistoriques ». À vrai dire, ce changement profond opéré par la guerre était en raison inverse de la valeur des esprits touchés, du moins à partir d’un certain degré, car, tout en bas, les purs sots, les purs gens de plaisir ne s’occupaient pas qu’il y eût la guerre. Mais tout en haut, ceux qui se sont fait une vie intérieure ambiante ont peu d’égard à l’importance des événements. Ce qui modifie profondément pour eux l’ordre des pensées, c’est bien plutôt quelque chose qui semble en soi n’avoir aucune importance et qui renverse pour eux l’ordre du temps en les faisant contemporains d’un autre temps de leur vie. Un chant d’oiseau dans le parc de Montboissier, ou une brise chargée de l’odeur de réséda, sont évidemment des événements de moindre conséquence que les plus grandes dates de la Révolution et de l’Empire. Ils ont cependant inspiré à Chateaubriand, dans les Mémoires d’Outre-tombe, des pages d’une valeur infiniment plus grande.

 

M. Bontemps ne voulait pas entendre parler de paix avant que l’Allemagne eût été réduite au même morcellement qu’au moyen âge, la déchéance de la maison de Hohenzollern prononcée, Guillaume ayant reçu douze balles dans la peau. En un mot, il était ce que Brichot appelait un « Jusquauboutiste », c’était le meilleur brevet de civisme qu’on pouvait lui donner. Sans doute, les trois premiers jours, Mme Bontemps avait été un peu dépaysée au milieu des personnes qui avaient demandé à Mme Verdurin à la connaître, et ce fut d’un ton légèrement aigre que Mme Verdurin répondit : « Le comte, ma chère », à Mme Bontemps qui lui disait : « C’est bien le duc d’Haussonville que vous venez de me présenter », soit par entière ignorance et absence de toute association entre le nom Haussonville et un titre quelconque, soit, au contraire, par excessive instruction et association d’idées avec le « Parti des Ducs », dont on lui avait dit que M. d’Haussonville était un des membres à l’Académie. À partir du quatrième jour elle avait commencé d’être solidement installée dans le faubourg Saint-Germain. Quelquefois encore on voyait autour d’elle les fragments inconnus d’un monde qu’on ne connaissait pas et qui n’étonnaient pas plus que des débris de coquille autour du poussin, ceux qui savaient l’œuf d’où Mme Bontemps était sortie. Mais dès le quinzième jour, elle les avait secoués, et avant la fin du premier mois, quand elle disait : « Je vais chez les Lévi », tout le monde comprenait, sans qu’elle eût besoin de préciser, qu’il s’agissait des Lévis-Mirepoix, et pas une duchesse ne se serait couchée sans avoir appris de Mme Bontemps ou de Mme Verdurin, au moins par téléphone, ce qu’il y avait dans le communiqué du soir, ce qu’on y avait omis, où on en était avec la Grèce, quelle offensive on préparait, en un mot tout ce que le public ne saurait que le lendemain ou plus tard, et dont on avait ainsi comme une sorte de répétition des couturières. Dans la conversation, Mme Verdurin, pour communiquer les nouvelles, disait : « nous » en parlant de la France. « Hé bien, voici : nous exigeons du roi de Grèce qu’il se retire du Péloponèse, etc. ; nous lui envoyons, etc. » Et dans tous ses récits revenait tout le temps le G.Q.G. (j’ai téléphoné au G.Q.G.), abréviation qu’elle avait à prononcer le même plaisir qu’avaient naguère les femmes qui ne connaissaient pas le prince d’Agrigente à demander en souriant, quand on parlait de lui et pour montrer qu’elles étaient au courant : « Grigri ? », un plaisir qui dans les époques peu troublées n’est connu que par les mondains, mais que dans ces grandes crises le peuple même connaît. Notre maître d’hôtel, par exemple, si on parlait du roi de Grèce, était capable, grâce aux journaux, de dire comme Guillaume II : « Tino », tandis que jusque-là sa familiarité avec les rois était restée plus vulgaire, ayant été inventée par lui, comme quand jadis, pour parler du Roi d’Espagne, il disait : « Fonfonse ». On peut remarquer, d’ailleurs, qu’au fur et à mesure qu’augmenta le nombre des gens brillants qui firent des avances à Mme Verdurin, le nombre de ceux qu’elle appelait les « ennuyeux » diminua. Par une sorte de transformation magique, tout ennuyeux qui était venu lui faire une visite et avait sollicité une invitation devenait subitement quelqu’un d’agréable, d’intelligent. Bref, au bout d’un an le nombre des ennuyeux était réduit dans une proportion tellement forte, que la « peur et l’impossibilité de s’ennuyer », qui avait tenu une si grande place dans la conversation et joué un si grand rôle dans la vie de Mme Verdurin, avait presque entièrement disparu. On eût dit que sur le tard cette impossibilité de s’ennuyer (qu’autrefois, d’ailleurs, elle assurait ne pas avoir éprouvée dans sa prime jeunesse) la faisait moins souffrir, comme certaines migraines, certains asthmes nerveux qui perdent de leur force quand on vieillit. Et l’effroi de s’ennuyer eût sans doute entièrement abandonné Mme Verdurin, faute d’ennuyeux, si elle n’avait, dans une faible mesure, remplacé ceux qui ne l’étaient plus par d’autres recrutés parmi les anciens fidèles. Du reste, pour en finir avec les duchesses qui fréquentaient maintenant chez Mme Verdurin, elles venaient y chercher, sans qu’elles s’en doutassent, exactement la même chose que les dreyfusards autrefois, c’est-à-dire un plaisir mondain composé de telle manière que sa dégustation assouvît les curiosités politiques et rassasiât le besoin de commenter entre soi les incidents lus dans les journaux. Mme Verdurin disait : « Vous viendrez à 5 heures parler de la guerre », comme autrefois « parler de l’affaire », et dans l’intervalle : « Vous viendrez entendre Morel ». Or Morel n’aurait pas dû être là, pour la raison qu’il n’était nullement réformé. Simplement il n’avait pas rejoint et était déserteur, mais personne ne le savait. Une autre étoile du salon était « dans les choux », qui malgré ses goûts sportifs s’était fait réformer. Il était devenu tellement pour moi l’auteur d’une œuvre admirable à laquelle je pensais constamment que ce n’est que par hasard, quand j’établissais un courant transversal entre deux séries de souvenirs, que je songeais qu’il était celui qui avait amené le départ d’Albertine de chez moi. Et encore ce courant transversal aboutissait, en ce qui concernait ces reliques de souvenirs d’Albertine, à une voie s’arrêtant en pleine friche à plusieurs années de distance. Car je ne pensais plus jamais à elle. C’était une voie non fréquentée de souvenirs, une ligne que je n’empruntais plus. Tandis que les œuvres de « dans les choux » étaient récentes et cette ligne de souvenirs perpétuellement fréquentée et utilisée par mon esprit.

Je dois, du reste, dire que la connaissance du mari d’Andrée n’était ni très facile ni très agréable à faire, et que l’amitié qu’on lui vouait était promise à bien des déceptions. Il était, en effet, à ce moment déjà fort malade et s’épargnait les fatigues autres que celles qui lui paraissaient devoir peut-être lui donner du plaisir. Or il ne classait parmi celles-là que les rendez-vous avec des gens qu’il ne connaissait pas encore et que son ardente imagination lui représentait sans doute comme ayant une chance d’être différents des autres. Mais pour ceux qu’il connaissait déjà, il savait trop bien comment ils étaient, comment ils seraient, ils ne lui paraissaient plus valoir la peine d’une fatigue dangereuse pour lui et peut-être mortelle. C’était, en somme, un très mauvais ami. Et peut-être dans son goût pour des gens nouveaux se retrouvait-il quelque chose de l’audace frénétique qu’il portait jadis, à Balbec, aux sports, au jeu, à tous les excès de table. Quant à Mme Verdurin, elle voulait à chaque fois me faire faire la connaissance d’Andrée, ne pouvant admettre que je l’eusse connue depuis longtemps. D’ailleurs Andrée venait rarement avec son mari, mais elle était pour moi une amie admirable et sincère. Fidèle à l’esthétique de son mari, qui était en réaction contre les Ballets russes, elle disait du marquis de Polignac : « Il a sa maison décorée par Bakst ; comment peut-on dormir là dedans, j’aimerais mieux Dubufe. »

D’ailleurs les Verdurin, par le progrès fatal de l’esthétisme, qui finit par se manger la queue, disaient ne pas pouvoir supporter le modern style (de plus c’était munichois) ni les appartements blancs et n’aimaient plus que les vieux meubles français dans un décor sombre.

On fut très étonné à cette époque, où Mme Verdurin pouvait avoir chez elle qui elle voulait, de lui voir faire indirectement des avances à une personne qu’elle avait complètement perdue de vue, Odette. On trouvait qu’elle ne pourrait rien ajouter au brillant milieu qu’était devenu le petit groupe. Mais une séparation prolongée, en même temps qu’elle apaise les rancunes, réveille quelquefois l’amitié. Et puis le phénomène qui amène non seulement les mourants à ne prononcer que des noms autrefois familiers, mais les vieillards à se complaire dans leurs souvenirs d’enfance, ce phénomène a son équivalent social. Pour réussir dans l’entreprise de faire revenir Odette chez elle, Mme Verdurin n’employa pas, bien entendu, les « ultras », mais les habitués moins fidèles qui avaient gardé un pied dans l’un et l’autre salon. Elle leur disait : « Je ne sais pas pourquoi on ne la voit plus ici. Elle est peut-être brouillée, moi pas. En somme, qu’est-ce que je lui ai fait ? C’est chez moi qu’elle a connu ses deux maris. Si elle veut revenir, qu’elle sache que les portes lui sont ouvertes. » Ces paroles, qui auraient dû coûter à la fierté de la Patronne si elles ne lui avaient pas été dictées par son imagination, furent redites, mais sans succès. Mme Verdurin attendit Odette sans la voir venir, jusqu’à ce que des événements qu’on verra plus loin amenassent pour de tout autres raisons ce que n’avait pu l’ambassade pourtant zélée des lâcheurs. Tant il est peu de réussites faciles, et d’échecs définitifs.

Les choses étaient tellement les mêmes, tout en paraissant différentes, qu’on retrouvait tout naturellement les mots d’autrefois : « bien pensants, mal pensants ». Et de même que les anciens communards avaient été antirévisionnistes, les plus grands dreyfusards voulaient faire fusiller tout le monde et avaient l’appui des généraux, comme ceux-ci au temps de l’affaire avaient été contre Galliffet. À ces réunions, Mme Verdurin invitait quelques dames un peu récentes, connues par les œuvres et qui les premières fois venaient avec des toilettes éclatantes, de grands colliers de perles qu’Odette, qui en avait un aussi beau, de l’exhibition duquel elle-même avait abusé, regardait, maintenant qu’elle était en « tenue de guerre » à l’imitation des dames du faubourg, avec sévérité. Mais les femmes savent s’adapter. Au bout de trois ou quatre fois elles se rendaient compte que les toilettes qu’elles avaient crues chic étaient précisément proscrites par les personnes qui l’étaient, elles mettaient de côté leurs robes d’or et se résignaient à la simplicité.

Mme Verdurin disait : « C’est désolant, je vais téléphoner à Bontemps de faire le nécessaire pour demain, on a encore « caviardé » toute la fin de l’article de Norpois et simplement parce qu’il laissait entendre qu’on avait « limogé » Percin. » Car la bêtise courante faisait que chacun tirait sa gloire d’user des expressions courantes, et croyait montrer qu’elle était ainsi à la mode comme faisait une bourgeoise en disant, quand on parlait de M. de Bréauté ou de Charlus : « Qui ? Bebel de Bréauté, Mémé de Charlus ? » Les duchesses font de même, d’ailleurs, et avaient le même plaisir à dire « limoger » car, chez les duchesses, c’est, pour les roturiers un peu poètes, le nom qui diffère, mais elles s’expriment selon la catégorie d’esprit à laquelle elles appartiennent et où il y a aussi énormément de bourgeois. Les classes d’esprit n’ont pas égard à la naissance.

 

Tous ces téléphonages de Mme Verdurin n’étaient pas, d’ailleurs, sans inconvénient. Quoique nous ayons oublié de le dire, le « salon » Verdurin, s’il continuait en esprit et en vérité, s’était transporté momentanément dans un des plus grands hôtels de Paris, le manque de charbon et de lumière rendant plus difficiles les réceptions des Verdurin dans l’ancien logis, fort humide, des Ambassadeurs de Venise. Le nouveau salon ne manquait pas, du reste, d’agrément. Comme à Venise la place, comptée à cause de l’eau, commande la forme des palais, comme un bout de jardin dans Paris ravit plus qu’un parc en province, l’étroite salle à manger qu’avait Mme Verdurin à l’hôtel faisait d’une sorte de losange aux murs éclatants de blancheur comme un écran sur lequel se détachaient à chaque mercredi, et presque tous les jours, tous les gens les plus intéressants, les plus variés, les femmes les plus élégantes de Paris, ravis de profiter du luxe des Verdurin qui, grâce à leur fortune, allait croissant à une époque où les plus riches se restreignaient faute de toucher leurs revenus. La forme donnée aux réceptions se trouvait modifiée sans qu’elles cessassent d’enchanter Brichot, qui, au fur et à mesure que les relations des Verdurin allaient s’étendant, y trouvait des plaisirs nouveaux et accumulés dans un petit espace comme des surprises dans un chausson de Noël. Enfin, certains jours, les dîneurs étaient si nombreux que la salle à manger de l’appartement privé était trop petite, on donnait le dîner dans la salle à manger immense d’en bas, où les fidèles, tout en feignant hypocritement de déplorer l’intimité d’en haut, étaient ravis au fond – en faisant bande à part comme jadis dans le petit chemin de fer – d’être un objet de spectacle et d’envie pour les tables voisines. Sans doute dans les temps habituels de la paix une note mondaine subrepticement envoyée au Figaro ou au Gaulois aurait fait savoir à plus de monde que n’en pouvait tenir la salle à manger du Majestic que Brichot avait dîné avec la duchesse de Duras. Mais depuis la guerre, les courriéristes mondains ayant supprimé ce genre d’informations (ils se rattrapaient sur les enterrements, les citations et les banquets franco-américains), la publicité ne pouvait plus exister que par ce moyen enfantin et restreint, digne des premiers âges, et antérieur à la découverte de Gutenberg, être vu à la table de Mme Verdurin. Après le dîner on montait dans les salons de la Patronne, puis les téléphonages commençaient. Mais beaucoup de grands hôtels étaient, à cette époque, peuplés d’espions qui notaient les nouvelles téléphonées par Bontemps avec une indiscrétion que corrigeait seulement par bonheur le manque de sûreté de ses informations, toujours démenties par l’événement.

Avant l’heure où les thés d’après-midi finissaient, à la tombée du jour, dans le ciel encore clair, on voyait de loin de petites taches brunes qu’on eût pu prendre, dans le soir bleu, pour des moucherons ou pour des oiseaux. Ainsi quand on voit de très loin une montagne on pourrait croire que c’est un nuage. Mais on est ému parce qu’on sait que ce nuage est immense, à l’état solide, et résistant. Ainsi étais-je ému parce que la tache brune dans le ciel d’été n’était ni un moucheron, ni un oiseau, mais un aéroplane monté par des hommes qui veillaient sur Paris. Le souvenir des aéroplanes que j’avais vus avec Albertine dans notre dernière promenade, près de Versailles, n’entrait pour rien dans cette émotion, car le souvenir de cette promenade m’était devenu indifférent.

À l’heure du dîner les restaurants étaient pleins et si, passant dans la rue, je voyais un pauvre permissionnaire, échappé pour six jours au risque permanent de la mort, et prêt à repartir pour les tranchées, arrêter un instant ses yeux devant les vitrines illuminées, je souffrais comme à l’hôtel de Balbec quand les pêcheurs nous regardaient dîner, mais je souffrais davantage parce que je savais que la misère du soldat est plus grande que celle du pauvre, les réunissant toutes, et plus touchante encore parce qu’elle est plus résignée, plus noble, et que c’est d’un hochement de tête philosophe, sans haine, que, prêt à repartir pour la guerre, il disait en voyant se bousculer les embusqués retenant leurs tables : « On ne dirait pas que c’est la guerre ici. » Puis à 9 h. ½, alors que personne n’avait encore eu le temps de finir de dîner, à cause des ordonnances de police on éteignait brusquement toutes les lumières et la nouvelle bousculade des embusqués arrachant leurs pardessus aux chasseurs du restaurant où j’avais dîné avec Saint-Loup un soir de perme avait lieu à 9 h. 35 dans une mystérieuse pénombre de chambre où l’on montre la lanterne magique, ou de salle de spectacle servant à exhiber les films d’un de ces cinémas vers lesquels allaient se précipiter dîneurs et dîneuses. Mais après cette heure-là, pour ceux qui, comme moi, le soir dont je parle, étaient restés à dîner chez eux, et sortaient pour aller voir des amis, Paris était, au moins dans certains quartiers, encore plus noir que n’était le Combray de mon enfance ; les visites qu’on se faisait prenaient un air de visites de voisins de campagne. Ah ! si Albertine avait vécu, qu’il eût été doux, les soirs où j’aurais dîné en ville, de lui donner rendez-vous dehors, sous les arcades. D’abord, je n’aurais rien vu, j’aurais eu l’émotion de croire qu’elle avait manqué au rendez-vous, quand tout à coup j’eusse vu se détacher du mur noir une de ses chères robes grises, ses yeux souriants qui m’auraient aperçu, et nous aurions pu nous promener enlacés sans que personne nous distinguât, nous dérangeât et rentrer ensuite à la maison. Hélas, j’étais seul et je me faisais l’effet d’aller faire une visite de voisin à la campagne, de ces visites comme Swann venait nous en faire après le dîner, sans rencontrer plus de passants dans l’obscurité de Tansonville, par ce petit chemin de halage, jusqu’à la rue du Saint-Esprit, que je n’en rencontrais maintenant dans les rues devenues de sinueux chemins rustiques de la rue Clotilde à la rue Bonaparte. D’ailleurs, comme ces fragments de paysage, que le temps qu’il fait modifie, n’étaient plus contrariés par un cadre devenu nuisible, les soirs où le vent chassait un grain glacial je me croyais bien plus au bord de la mer furieuse, dont j’avais jadis tant rêvé, que je ne m’y étais senti à Balbec ; et même d’autres éléments de nature qui n’existaient pas jusque-là à Paris faisaient croire qu’on venait, descendant du train, d’arriver pour les vacances, en pleine campagne : par exemple le contraste de lumière et d’ombre qu’on avait à côté de soi par terre les soirs de clair de lune. Celui-ci donnait de ces effets que les villes ne connaissent pas, même en plein hiver ; ses rayons s’étalaient sur la neige qu’aucun travailleur ne déblayait plus, boulevard Haussmann, comme ils eussent fait sur un glacier des Alpes. Les silhouettes des arbres se reflétaient nettes et pures sur cette neige d’or bleuté, avec la délicatesse qu’elles ont dans certaines peintures japonaises ou dans certains fonds de Raphaël ; elles étaient allongées à terre au pied de l’arbre lui-même, comme on les voit souvent dans la nature au soleil couchant, quand celui-ci inonde et rend réfléchissantes les prairies où des arbres s’élèvent à intervalles réguliers. Mais, par un raffinement d’une délicatesse délicieuse, la prairie sur laquelle se développaient ces ombres d’arbres, légères comme des âmes, était une prairie paradisiaque, non pas verte mais d’un blanc si éclatant, à cause du clair de lune qui rayonnait sur la neige de jade, qu’on aurait dit que cette prairie était tissée seulement avec des pétales de poiriers en fleurs. Et sur les places, les divinités des fontaines publiques tenant en main un jet de glace avaient l’air de statues d’une matière double pour l’exécution desquelles l’artiste avait voulu marier exclusivement le bronze au cristal. Par ces jours exceptionnels, toutes les maisons étaient noires. Mais au printemps, au contraire, parfois de temps à autre, bravant les règlements de la police, un hôtel particulier, ou seulement un étage d’un hôtel, ou même seulement une chambre d’un étage, n’ayant pas fermé ses volets apparaissait, ayant l’air de se soutenir toute seule sur d’impalpables ténèbres, comme une projection purement lumineuse, comme une apparition sans consistance. Et la femme qu’en levant les yeux bien haut on distinguait dans cette pénombre dorée prenait, dans cette nuit où l’on était perdu et où elle-même semblait recluse, le charme mystérieux et voilé d’une vision d’Orient. Puis on passait et rien n’interrompait plus l’hygiénique et monotone piétinement rythmique dans l’obscurité.