Kostenlos

Le temps retrouvé

Text
iOSAndroidWindows Phone
Wohin soll der Link zur App geschickt werden?
Schließen Sie dieses Fenster erst, wenn Sie den Code auf Ihrem Mobilgerät eingegeben haben
Erneut versuchenLink gesendet

Auf Wunsch des Urheberrechtsinhabers steht dieses Buch nicht als Datei zum Download zur Verfügung.

Sie können es jedoch in unseren mobilen Anwendungen (auch ohne Verbindung zum Internet) und online auf der LitRes-Website lesen.

Als gelesen kennzeichnen
Schriftart:Kleiner AaGrößer Aa
* * *

Or, pendant ce temps, avait lieu à l’autre bout de Paris un spectacle bien différent. La Berma avait convié quelques personnes à venir prendre le thé pour fêter son fils et sa belle-fille. Mais les invités ne se pressaient pas d’arriver. Ayant appris que Rachel récitait des vers chez la princesse de Guermantes (ce qui scandalisait fort la Berma, grande artiste pour laquelle Rachel était restée une grue qu’on laissait figurer dans les pièces où elle-même, la Berma, jouait le premier rôle – parce que Saint-Loup lui payait ses toilettes pour la scène – scandale d’autant plus grand que la nouvelle avait couru dans Paris que les invitations étaient au nom de la princesse de Guermantes, mais que c’était Rachel qui, en réalité, recevait chez la princesse), la Berma avait récrit avec insistance à quelques fidèles pour qu’ils ne manquassent pas à son goûter, car elle les savait aussi amis de la princesse de Guermantes qu’ils avaient connue Verdurin. Or, les heures passaient et personne n’arrivait chez la Berma. Bloch, à qui on avait demandé s’il voulait y venir, avait répondu naïvement : « Non, j’aime mieux aller chez la princesse de Guermantes. » Hélas ! c’est ce qu’au fond de soi chacun avait décidé. La Berma, atteinte d’une maladie mortelle qui la forçait à fréquenter peu le monde, avait vu son état s’aggraver quand, pour subvenir aux besoins de luxe de sa fille, besoins que son gendre, souffrant et paresseux, ne pouvait satisfaire, elle s’était remise à jouer. Elle savait qu’elle abrégeait ses jours, mais voulait faire plaisir à sa fille à qui elle rapportait de gros cachets, à son gendre qu’elle détestait mais flattait, car, le sachant adoré par sa fille, elle craignait, si elle le mécontentait, qu’il la privât, par méchanceté, de voir celle-ci. La fille de la Berma, qui n’était cependant pas positivement cruelle et était aimée en secret par le médecin qui soignait sa mère, s’était laissé persuader que ces représentations de Phèdre n’étaient pas bien dangereuses pour la malade. Elle avait en quelque sorte forcé le médecin à le lui dire, n’ayant retenu que cela de ce qu’il lui avait répondu, et parmi des objections dont elle ne tenait pas compte ; en effet, le médecin avait dit ne pas voir grand inconvénient aux représentations de la Berma ; il l’avait dit parce qu’il sentait qu’il ferait ainsi plaisir à la jeune femme qu’il aimait, peut-être aussi par ignorance, parce qu’aussi il savait de toutes façons la maladie inguérissable, et qu’on se résigne volontiers à abréger le martyre des malades quand ce qui est destiné à l’abréger nous profite à nous-même, peut-être aussi par la bête conception que cela faisait plaisir à la Berma et devait donc lui faire du bien, bête conception qui lui parut justifiée quand, ayant reçu une loge des enfants de la Berma et ayant pour cela lâché tous ses malades, il l’avait trouvée aussi extraordinaire de vie sur la scène qu’elle semblait moribonde à la ville. Et, en effet, nos habitudes nous permettent dans une large mesure, permettent même à nos organismes, de s’accommoder d’une existence qui semblerait au premier abord ne pas être possible. Qui n’a vu un vieux maître de manège cardiaque faire toutes les acrobaties auxquelles on n’aurait pu croire que son cœur résisterait une minute ? La Berma n’était pas une moins vieille habituée de la scène, aux exigences de laquelle ses organes étaient si parfaitement adaptés qu’elle pouvait donner, en se dépensant avec une prudence indiscernable pour le public, l’illusion d’une bonne santé troublée seulement par un mal purement nerveux et imaginaire. Après la scène de la déclaration à Hippolyte, la Berma avait beau sentir l’épouvantable nuit qu’elle allait passer, ses admirateurs l’applaudissaient à toute force, la déclarant plus belle que jamais. Elle rentrait dans d’horribles souffrances mais heureuse d’apporter à sa fille les billets bleus, que, par une gaminerie de vieille enfant de la balle, elle avait l’habitude de serrer dans ses bas, d’où elle les sortait avec fierté, espérant un sourire, un baiser. Malheureusement, ces billets ne faisaient que permettre au gendre et à la fille de nouveaux embellissements de leur hôtel, contigu à celui de leur mère, d’où d’incessants coups de marteau qui interrompaient le sommeil dont la grande tragédienne aurait eu tant besoin. Selon les variations de la mode, et pour se conformer au goût de M. de X. ou de Y., qu’ils espéraient recevoir, ils modifiaient chaque pièce. Et la Berma, sentant que le sommeil, qui seul aurait calmé sa souffrance, s’était enfui, se résignait à ne pas se rendormir, non sans un secret mépris pour ces élégances qui avançaient sa mort, rendaient atroces ses derniers jours. C’est sans doute un peu à cause de cela qu’elle les méprisait, vengeance naturelle contre ce qui nous fait mal et que nous sommes impuissants à empêcher. Mais c’est aussi parce qu’ayant conscience du génie qui était en elle, ayant appris dès son plus jeune âge l’insignifiance de tous ces décrets de la mode, elle était quant à elle restée fidèle à la tradition qu’elle avait toujours respectée, dont elle était l’incarnation, qui lui faisait juger les choses et les gens comme trente ans auparavant, et, par exemple, juger Rachel non comme l’actrice à la mode qu’elle était devenue, mais comme la petite grue qu’elle avait connue. La Berma n’était pas, du reste, meilleure que sa fille, c’est en elle que sa fille avait puisé, par l’hérédité et par la contagion de l’exemple, qu’une admiration trop naturelle rendait plus efficace, son égoïsme, son impitoyable raillerie, son inconsciente cruauté. Seulement, tout cela la Berma l’avait immolé à sa fille et s’en était ainsi délivrée. D’ailleurs, la fille de la Berma n’eût-elle pas eu sans cesse des ouvriers chez elle, qu’elle eût fatigué sa mère, comme les forces attractives féroces et légères de la jeunesse fatiguent la vieillesse, la maladie, qui se surmènent à vouloir les suivre. Tous les jours c’était un déjeuner nouveau, et on eût trouvé la Berma égoïste d’en priver sa fille, même de ne pas assister au déjeuner où on comptait, pour attirer bien difficilement quelques relations récentes et qui se faisaient tirer l’oreille, sur la présence prestigieuse de la mère illustre. On la « promettait » à ces mêmes relations pour une fête au dehors, afin de leur faire « une politesse ». Et la pauvre mère, gravement occupée dans son tête-à-tête avec la mort installée en elle, était obligée de se lever de bonne heure, de sortir. Bien plus, comme, à la même époque, Réjane, dans tout l’éblouissement de son talent, donna à l’étranger des représentations qui eurent un succès énorme, le gendre trouva que la Berma ne devait pas se laisser éclipser, voulut que la famille ramassât la même profusion de gloire, et força la Berma à des tournées où on était obligé de la piquer à la morphine, ce qui pouvait la faire mourir à cause de l’état de ses reins. Ce même attrait de l’élégance, du prestige social, de la vie, avait, le jour de la fête chez la princesse de Guermantes, fait pompe aspirante et avait amené là-bas, avec la force d’une machine pneumatique, même les plus fidèles habitués de la Berma, où, par contre et en conséquence, il y avait vide absolu et mort. Un seul jeune homme, qui n’était pas certain que la fête chez la Berma ne fût, elle aussi, brillante, était venu. Quand la Berma vit l’heure passer et comprit que tout le monde la lâchait, elle fit servir le goûter et on s’assit autour de la table, mais comme pour un repas funéraire. Rien dans la figure de la Berma ne rappelait plus celle dont la photographie m’avait, un soir de mi-carême, tant troublé. La Berma avait, comme dit le peuple, la mort sur le visage. Cette fois c’était bien d’un marbre de l’Erechtéion qu’elle avait l’air. Ses artères durcies étant déjà à demi pétrifiées, on voyait de longs rubans sculpturaux parcourir les joues, avec une rigidité minérale. Les yeux mourants vivaient relativement, par contraste avec ce terrible masque ossifié, et brillaient faiblement comme un serpent endormi au milieu des pierres. Cependant le jeune homme, qui s’était mis à la table par politesse, regardait sans cesse l’heure, attiré qu’il était par la brillante fête chez les Guermantes. La Berma n’avait pas un mot de reproche à l’adresse des amis qui l’avaient lâchée et qui espéraient naïvement qu’elle ignorerait qu’ils étaient allés chez les Guermantes. Elle murmura seulement : « Une Rachel donnant une fête chez la princesse de Guermantes, il faut venir à Paris pour voir de ces choses-là. » Et elle mangeait silencieusement, et avec une lenteur solennelle, des gâteaux défendus, ayant l’air d’obéir à des rites funèbres. Le « goûter » était d’autant plus triste que le gendre était furieux que Rachel, que lui et sa femme connaissaient très bien, ne les eût pas invités. Son crève-cœur fut d’autant plus grand que le jeune homme invité lui avait dit connaître assez bien Rachel pour que, s’il partait tout de suite chez les Guermantes, il pût lui demander d’inviter ainsi, à la dernière heure, le couple frivole. Mais la fille de la Berma savait trop à quel niveau infime sa mère situait Rachel, et qu’elle l’eût tuée de désespoir en sollicitant de l’ancienne grue une invitation. Aussi avait-elle dit au jeune homme et à son mari que c’était chose impossible. Mais elle se vengeait en prenant pendant ce goûter des petites mines exprimant le désir des plaisirs, l’ennui d’être privée d’eux par cette gêneuse qu’était sa mère. Celle-ci faisait semblant de ne pas voir les moues de sa fille et adressait de temps en temps, d’une voix mourante, une parole aimable au jeune homme, le seul invité qui fût venu. Mais bientôt la chasse d’air qui emportait tout vers les Guermantes, et qui m’y avait entraîné moi-même, fut la plus forte, il se leva et partit, laissant Phèdre ou la mort, on ne savait trop laquelle des deux c’était, achever de manger, avec sa fille et son gendre, les gâteaux funéraires.

* * *

La conversation que nous tenions, Gilberte et moi, fut interrompue par la voix de Rachel qui venait de s’élever. Le jeu de celle-ci était intelligent, car il présupposait la poésie que l’actrice était en train de dire comme un tout existant avant cette récitation et dont nous n’entendions qu’un fragment, comme si l’artiste, passant sur un chemin, s’était trouvée pendant quelques instants à portée de notre oreille. Néanmoins, les auditeurs avaient été stupéfaits en voyant cette femme, avant d’avoir émis un seul son, plier les genoux, tendre les bras, en berçant quelque être invisible, devenir cagneuse, et tout d’un coup, pour dire des vers fort connus, prendre un ton suppliant.

 

L’annonce d’une poésie que presque tout le monde connaissait avait fait plaisir. Mais quand on avait vu Rachel, avant de commencer, chercher partout des yeux d’un air égaré, lever les mains d’un air suppliant et pousser comme un gémissement à chaque mot, chacun se sentit gêné, presque choqué de cette exhibition de sentiments. Personne ne s’était dit que réciter des vers pouvait être quelque chose comme cela. Peu à peu on s’habitue, c’est-à-dire qu’on oublie la première sensation de malaise, on dégage ce qui est bien, on compare dans son esprit diverses manières de réciter, pour se dire : ceci c’est mieux, ceci moins bien. La première fois de même, dans une cause simple, lorsqu’on voit un avocat s’avancer, lever en l’air un bras d’où retombe la toge, commencer d’un ton menaçant, on n’ose pas regarder les voisins. Car on se figure que c’est grotesque, mais, après tout, c’est peut-être magnifique et on attend d’être fixé. Tout le monde se regardait, ne sachant trop quelle tête faire ; quelques jeunesses mal élevées étouffèrent un fou rire ; chacun jetait à la dérobée sur son voisin le regard furtif que dans les repas élégants, quand on a auprès de soi un instrument nouveau, fourchette à homard, râpe à sucre, etc., dont on ne connaît pas le but et le maniement, on attache sur un convive plus autorisé qui, espère-t-on, s’en servira avant vous et vous donnera ainsi la possibilité de l’imiter. Ainsi fait-on encore quand quelqu’un cite un vers qu’on ignore mais qu’on veut avoir l’air de connaître et à qui, comme en cédant le pas devant une porte, on laisse à un plus instruit, comme une faveur, le plaisir de dire de qui il est. Tel, en entendant l’actrice, chacun attendait, la tête baissée et l’œil investigateur, que d’autres prissent l’initiative de rire ou de critiquer, ou de pleurer ou d’applaudir. Mme de Forcheville, revenue exprès de Guermantes, d’où la duchesse, comme nous le verrons, était à peu près expulsée, avait pris une mine attentive, tendue, presque carrément désagréable, soit pour montrer qu’elle était connaisseuse et ne venait pas en mondaine, soit par hostilité pour les gens moins versés dans la littérature qui eussent pu lui parler d’autre chose, soit par contention de toute sa personne afin de savoir si elle « aimait » ou si elle n’aimait pas, ou peut-être parce que, tout en trouvant cela « intéressant », elle n’« aimait » pas, du moins, la manière de dire certains vers. Cette attitude eût dû être plutôt adoptée, semble-t-il, par la princesse de Guermantes. Mais comme c’était chez elle, et que, devenue aussi avare que riche, elle était décidée à ne donner que cinq roses à Rachel, elle faisait la claque. Elle provoquait l’enthousiasme et faisait la presse en poussant à tous moments des exclamations ravies. Là seulement elle se retrouvait Verdurin, car elle avait l’air d’écouter les vers pour son propre plaisir, d’avoir eu l’envie qu’on vînt les lui dire, à elle toute seule, et qu’il y eût par hasard là cinq cents personnes, à qui elle avait permis de venir comme en cachette assister à son propre plaisir. Cependant, je remarquai sans aucune satisfaction d’amour-propre, car elle était devenue vieille et laide, que Rachel me faisait de l’œil, avec une certaine réserve d’ailleurs. Pendant toute la récitation, elle laissa palpiter dans ses yeux un sourire réprimé et pénétrant qui semblait l’amorce d’un acquiescement qu’elle eût souhaité venir de moi. Cependant, quelques vieilles dames, peu habituées aux récitations poétiques, disaient à un voisin : « Vous avez vu ? », faisant allusion à la mimique solennelle, tragique, de l’actrice, et qu’elles ne savaient comment qualifier. La duchesse de Guermantes sentit le léger flottement et décida de la victoire en s’écriant : « C’est admirable ! » au beau milieu du poème, qu’elle crut peut-être terminé. Plus d’un invité tint alors à souligner cette exclamation d’un regard approbateur et d’une inclinaison de tête, pour montrer moins peut-être leur compréhension de la récitante que leurs relations avec la duchesse. Quand le poème fut fini, comme nous étions à côté de Rachel, j’entendis celle-ci remercier Mme de Guermantes et en même temps, profitant de ce que j’étais à côté de la duchesse, elle se tourna vers moi et m’adressa un gracieux bonjour. Je compris alors qu’au contraire des regards passionnés du fils de M. de Vaugoubert, que j’avais pris pour le bonjour de quelqu’un qui se trompait, ce que j’avais pris chez Rachel pour un regard de désir n’était qu’une provocation contenue à se faire reconnaître et saluer par moi. Je répondis par un salut souriant au sien. « Je suis sûre qu’il ne me reconnaît pas, dit en minaudant la récitante à la duchesse. – Mais si, dis-je avec assurance, je vous ai reconnue tout de suite. »

Si, pendant les plus beaux vers de La Fontaine, cette femme, qui les récitait avec tant d’assurance, n’avait pensé, soit par bonté, ou bêtise, ou gêne, qu’à la difficulté de me dire bonjour, pendant les mêmes beaux vers Bloch n’avait songé qu’à faire ses préparatifs pour pouvoir, dès la fin de la poésie, bondir comme un assiégé qui tente une sortie, et passant, sinon sur le corps, du moins sur les pieds de ses voisins, venir féliciter la récitante, soit par une conception erronée du devoir, soit par désir d’ostentation.

« C’était bien beau », dit-il à Rachel, et ayant dit ces simples mots, son désir étant satisfait, il repartit et fit tant de bruit pour regagner sa place que Rachel dut attendre plus de cinq minutes avant de réciter la seconde poésie. Quand elle eut fini celle-ci, les Deux Pigeons, Mme de Monrienval s’approcha de Mme de Saint-Loup, qu’elle savait fort lettrée sans se rappeler assez qu’elle avait l’esprit subtil et sarcastique de son père, et lui demanda : « C’est bien la fable de La Fontaine, n’est-ce pas ? » croyant bien l’avoir reconnue mais n’étant pas absolument certaine, car elle connaissait fort mal les fables de La Fontaine et, de plus, croyait que c’était des choses d’enfants qu’on ne récitait pas dans le monde. Pour avoir un tel succès l’artiste avait sans doute pastiché des fables de La Fontaine, pensait la bonne dame. Or, Gilberte, jusque-là impassible, l’enfonça sans le vouloir dans cette idée, car n’aimant pas Rachel et voulant dire qu’il ne restait rien des fables avec une diction pareille, elle le dit de cette nuance trop subtile qui était celle de son père et qui laissait les personnes naïves dans le doute sur ce qu’il voulait dire. Généralement plus moderne, quoique fille de Swann – comme un canard couvé par une poule – elle était assez lakiste et se contentait de dire : « Je trouve d’un touchant, c’est d’une sensibilité charmante. » Mais à Mme de Morienval Gilberte répondit sous cette forme fantaisiste de Swann à laquelle se trompaient les gens qui prennent tout au pied de la lettre : « Un quart est de l’invention de l’interprète, un quart de la folie, un quart n’a aucun sens, le reste est de La Fontaine », ce qui permit à Mme de Morienval de soutenir que ce qu’on venait d’entendre n’était pas les Deux Pigeons de La Fontaine mais un arrangement où tout au plus un quart était de La Fontaine, ce qui n’étonna personne, vu l’extraordinaire ignorance de ce public.

Mais un des amis de Bloch étant arrivé en retard, celui-ci eut la joie de lui demander s’il n’avait jamais entendu Rachel, de lui faire une peinture extraordinaire de sa diction, en exagérant et en trouvant tout d’un coup à raconter, à révéler à autrui cette diction moderniste, un plaisir étrange, qu’il n’avait nullement éprouvé à l’entendre. Puis Bloch, avec une émotion exagérée, félicita de nouveau Rachel sur un ton de fausset et de proclamer son génie, présenta son ami qui déclara n’admirer personne autant qu’elle, et Rachel, qui connaissait maintenant des dames de la haute société et, sans s’en rendre compte, les copiait, répondit : « Oh ! je suis très flattée, très honorée par votre appréciation. » L’ami de Bloch lui demanda ce qu’elle pensait de la Berma. « Pauvre femme, il paraît qu’elle est dans la dernière misère. Elle n’a pas été, je ne dirai pas sans talent, car ce n’était pas au fond du vrai talent, elle n’aimait que des horreurs, mais enfin elle a été utile, certainement ; elle jouait d’une façon assez vivante, et puis c’était une brave personne, généreuse, qui s’est ruinée pour les autres. Voilà bien longtemps qu’elle ne fait plus un sou, parce que le public n’aime pas du tout ce qu’elle fait. Du reste, ajouta-t-elle en riant, je vous dirai que mon âge ne m’a permis de l’entendre, naturellement, que tout à fait dans les derniers temps et quand j’étais moi-même trop jeune pour me rendre compte. – Elle ne disait pas très bien les vers ? hasarda l’ami de Bloch pour flatter Rachel, qui répondit : – Oh ! ça, elle n’a jamais su en dire un ; c’était de la prose, du chinois, du volapük, tout, excepté un vers. D’ailleurs, je vous dirai que, bien entendu, je ne l’ai entendue que très peu, sur sa fin, ajouta-t-elle pour se rajeunir, mais on m’a dit qu’autrefois ce n’était pas mieux, au contraire. »

Je me rendais compte que le temps qui passe n’amène pas forcément le progrès dans les arts. Et de même que tel auteur du XVIIe siècle, qui n’a connu ni la Révolution française, ni les découvertes scientifiques, ni la guerre, peut être supérieur à tel écrivain d’aujourd’hui, et que peut-être même Fagon était un aussi grand médecin que du Boulbon (la supériorité du génie compensant ici l’infériorité du savoir), de même la Berma était, comme on dit, à cent pics au-dessus de Rachel, et le temps, en la mettant en vedette en même temps qu’Elstir, avait consacré son génie.

Il ne faut pas s’étonner que l’ancienne maîtresse de Saint-Loup débinât la Berma. Elle l’eût fait quand elle était jeune. Ne l’eût-elle pas fait alors, qu’elle l’eût fait maintenant. Qu’une femme du monde de la plus haute intelligence, de la plus grande bonté se fasse actrice, déploie dans ce métier nouveau pour elle de grands talents, n’y rencontre que des succès, on s’étonnera, si on se trouve auprès d’elle après longtemps, d’entendre non son langage à elle, mais celui des comédiennes, leur rosserie spéciale envers les camarades, tout ce qu’ajoutent à l’être humain, quand ils ont passé sur lui, « trente ans de théâtre ». Rachel se comportait de même tout en ne sortant pas du monde.

Mme de Guermantes, au déclin de sa vie, avait senti s’éveiller en soi des curiosités nouvelles. Le monde n’avait plus rien à lui apprendre. L’idée qu’elle y avait la première place était, nous l’avons vu, aussi évidente pour elle que la hauteur du ciel bleu par-dessus la terre. Elle ne croyait pas avoir à affermir une position qu’elle jugeait inébranlable. En revanche, lisant, allant au théâtre, elle eût souhaité avoir un prolongement de ces lectures, de ces spectacles ; comme jadis dans l’étroit petit jardin où on prenait de l’orangeade, tout ce qu’il y avait de plus exquis dans le grand monde venait familièrement, parmi les brises parfumées du soir et les nuages de pollen, entretenir en elle le goût du grand monde, de même maintenant un autre appétit lui faisait souhaiter savoir les raisons de telle polémique littéraire, connaître des auteurs, voir des actrices. Son esprit fatigué réclamait une nouvelle alimentation. Elle se rapprocha, pour connaître les uns et les autres, de femmes avec qui jadis elle n’eût pas voulu échanger de cartes et qui faisaient valoir leur intimité avec le directeur de telle revue dans l’espoir d’avoir la duchesse. La première actrice invitée crut être la seule dans un milieu extraordinaire, lequel parut plus médiocre à la seconde quand elle vit celle qui l’y avait précédée. La duchesse, parce qu’à certains soirs elle recevait des souverains, croyait que rien n’était changé à sa situation. En réalité, elle, la seule d’un sang vraiment sans alliage, elle qui, étant née Guermantes, pouvait signer : Guermantes – Guermantes quand elle ne signait pas : la duchesse de Guermantes – elle qui à ses belles-sœurs mêmes semblait quelque chose de plus précieux que tout, comme un Moïse sauvé des eaux, un Christ échappé en Égypte, un Louis XVII enfui du Temple, le pur du pur, maintenant sacrifiant sans doute à ce besoin héréditaire de nourriture spirituelle qui avait fait la décadence sociale de Mme de Villeparisis, elle était devenue elle-même une Mme de Villeparisis, chez qui les femmes snobs redoutaient de rencontrer telle ou tel, et de laquelle les jeunes gens, constatant le fait accompli sans savoir ce qui l’a précédé, croyaient que c’était une Guermantes d’une moins bonne cuvée, d’une moins bonne année, une Guermantes déclassée. Dans les milieux nouveaux qu’elle fréquentait, restée bien plus la même qu’elle ne croyait, elle continuait à croire que s’ennuyer facilement était une supériorité intellectuelle, mais elle l’exprimait avec une sorte de violence qui donnait à sa voix quelque chose de rauque. Comme je lui parlais de Brichot : « Il m’a assez embêtée pendant vingt ans », et comme Mme de Cambremer disait : « Relisez ce que Schopenhauer dit de la musique », elle nous fit remarquer cette phrase en disant avec violence : « Relisez est un chef-d’œuvre ! Ah ! non, ça, par exemple, il ne faut pas nous la faire. » Alors le vieux d’Albon sourit en reconnaissant une des formes de l’esprit Guermantes.

 

« On peut dire ce qu’on veut, c’est admirable, cela a de la ligne, du caractère, c’est intelligent, personne n’a jamais dit les vers comme ça », dit la duchesse en parlant de Rachel, craignant que Gilberte ne la débinât. Celle-ci s’éloigna vers un autre groupe pour éviter un conflit avec sa tante, laquelle, d’ailleurs, ne dit sur Rachel que des choses fort ordinaires. Mais puisque les meilleurs écrivains cessent souvent aux approches de la vieillesse, ou après un excès de production, d’avoir du talent, on peut bien excuser les femmes du monde de cesser, à partir d’un certain moment, d’avoir de l’esprit. Swann ne retrouvait plus dans l’esprit dur de la duchesse de Guermantes le « fondu » de la jeune princesse des Laumes. Sur le tard, fatiguée au moindre effort, Mme de Guermantes disait énormément de bêtises. Certes, à tout moment et bien des fois au cours même de cette matinée, elle redevenait la femme que j’avais connue et parlait des choses mondaines avec esprit. Mais à côté de cela, bien souvent il arrivait que cette parole pétillante sous un beau regard, et qui pendant tant d’années avait tenu sous son sceptre spirituel les hommes les plus éminents de Paris, scintillât encore mais, pour ainsi dire, à vide. Quand le moment de placer un mot venait, elle s’interrompait pendant le même nombre de secondes qu’autrefois, elle avait l’air d’hésiter, de produire, mais le mot qu’elle lançait alors ne valait rien. Combien peu de personnes, d’ailleurs, s’en apercevaient, la continuité du procédé leur faisant croire à la survivance de l’esprit, comme il arrive à ces gens qui, superstitieusement attachés à une marque de pâtisserie, continuent à faire venir leurs petits fours d’une même maison sans s’apercevoir qu’ils sont devenus détestables. Déjà, pendant la guerre, la duchesse avait donné des marques de cet affaiblissement. Si quelqu’un disait le mot culture, elle l’arrêtait, souriait, allumait son beau regard, et lançait : « la KKKKultur », ce qui faisait rire les amis, qui croyaient retrouver là l’esprit des Guermantes. Et certes, c’était le même moule, la même intonation, le même sourire qui avaient jadis ravi Bergotte, lequel, du reste, s’il avait vécu, eût aussi gardé ses coupes de phrase, ses interjections, ses points suspensifs, ses épithètes, mais pour ne rien dire. Mais les nouveaux venus s’étonnaient et parfois disaient, s’ils n’étaient pas tombés un jour où elle était drôle et en pleine possession de ses moyens : « Comme elle est bête ! » La duchesse, d’ailleurs, s’arrangeait pour canaliser son encanaillement et ne pas le laisser s’étendre à celles des personnes de sa famille desquelles elle tirait une gloire aristocratique. Si au théâtre elle avait, pour remplir son rôle de protectrice des arts, invité un ministre ou un peintre et que celui-ci ou celui-là lui demandât naïvement si sa belle-sœur ou son mari n’étaient pas dans la salle, la duchesse, timorée, avec les apparences superbes de l’audace, répondait insolemment : « Je n’en sais rien. Dès que je sors de chez moi, je ne sais plus ce que fait ma famille. Pour tous les hommes politiques, pour tous les artistes, je suis veuve. » Ainsi s’évitait-elle que le parvenu trop empressé s’attirât des rebuffades – et lui attirât à elle-même des réprimandes – de M. de Marsantes et de Basin.

Je dis à Mme de Guermantes que j’avais rencontré M. de Charlus. Elle le trouvait encore plus « baissé » qu’il n’était, les gens du monde faisant des différences, en ce qui concerne l’intelligence, non seulement entre divers gens du monde chez lesquels elle est à peu près semblable, mais même chez une même personne à différents moments de sa vie. Puis elle ajouta : « Il a toujours été le portrait de ma belle-mère ; c’est encore plus frappant maintenant. » Cette ressemblance n’avait rien d’extraordinaire. On sait, en effet, que certaines femmes se projettent en quelque sorte elles-mêmes en un autre être avec la plus grande exactitude, la seule erreur est dans le sexe. Erreur dont on ne peut pas dire : felix culpa, car le sexe réagit sur la personnalité, et chez un homme le féminisme devient afféterie, la réserve susceptibilité, etc. N’importe, dans la figure, fût-elle barbue, dans les joues, même congestionnées sous les favoris, il y a certaines lignes superposables à quelque portrait maternel. Il n’est guère de vieux Charlus qui ne soit une ruine où l’on ne reconnaisse avec étonnement sous tous les empâtements de la graisse et de la poudre de riz quelques fragments d’une belle femme en sa jeunesse éternelle.

« Je ne peux pas vous dire comme ça me fait plaisir de vous voir, reprit la duchesse. Mon Dieu, quand est-ce que je vous avais vu la dernière fois… – En visite chez Mme d’Agrigente où je vous trouvais souvent. – Naturellement, j’y allais souvent, mon pauvre petit, comme Basin l’aimait à ce moment-là. C’est toujours chez sa bonne amie du moment qu’on me rencontrait le plus parce qu’il me disait : « Ne manquez pas d’aller lui faire une visite. » Au fond, cela me paraissait un peu inconvenant cette espèce de « visite de digestion » qu’il m’envoyait faire une fois qu’il avait consommé. J’avais fini assez vite par m’y habituer, mais ce qu’il y avait de plus ennuyeux c’est que j’étais obligée de garder des relations après qu’il avait rompu les siennes. Ça me faisait toujours penser au vers de Victor Hugo : « Emporte le bonheur et laisse-moi l’ennui. » Comme dans la poésie j’entrais tout de même avec un sourire, mais vraiment ce n’était pas juste, il aurait dû me laisser, à l’égard de ses maîtresses, le droit d’être volage, car, en accumulant tous ses laissés pour compte, j’avais fini par ne plus avoir une après-midi à moi. D’ailleurs, ce temps me semble doux relativement au présent. Mon Dieu, qu’il se soit remis à me tromper, ça ne pourrait que me flatter parce que ça me rajeunit. Mais je préférais son ancienne manière. Dame, il y avait trop longtemps qu’il ne m’avait trompée, il ne se rappelait plus la manière de s’y prendre ! Ah ! mais nous ne sommes pas mal ensemble tout de même, nous nous parlons, nous nous aimons même assez », me dit la duchesse, craignant que je n’eusse compris qu’ils étaient tout à fait séparés, et comme on dit de quelqu’un qui est très malade : « Mais il parle encore très bien, je lui ai fait la lecture ce matin pendant une heure », elle ajouta : « Je vais lui dire que vous êtes là, il voudra vous voir. » Et elle alla près du duc qui, assis sur un canapé auprès d’une dame, causait avec elle. Mais en voyant sa femme venir lui parler, il prit un air si furieux qu’elle ne put que se retirer. « Il est occupé, je ne sais pas ce qu’il fait, nous verrons tout à l’heure », me dit Mme de Guermantes préférant me laisser me débrouiller. Bloch s’étant approché de nous et ayant demandé, de la part de son Américaine, qui était une jeune duchesse qui était là, je répondis que c’était la nièce de M. de Bréauté, nom sur lequel Bloch, à qui il ne disait rien, demanda des explications. « Ah ! Bréauté, s’écria Mme de Guermantes, en s’adressant à moi, vous vous rappelez ? Mon Dieu, que tout cela est loin ! » Puis, se tournant vers Bloch : « Hé bien, c’était un snob. C’étaient des gens qui habitaient près de chez ma belle-mère. Cela ne vous intéresserait pas, c’est amusant pour ce petit, ajouta-t-elle en me désignant, qui a connu tout ça autrefois en même temps que moi », ajouta Mme de Guermantes me montrant par ces paroles, de bien des manières, le long temps qui s’était écoulé. Les amitiés, les opinions de Mme de Guermantes s’étaient tant renouvelées depuis ce moment-là qu’elle considérait son charmant Babal comme un snob. D’autre part, il ne se trouvait pas seulement reculé dans le temps, mais, chose dont je ne m’étais pas rendu compte quand, à mes débuts dans le monde, je l’avais cru une des notabilités essentielles de Paris, qui resterait toujours associé à son histoire mondaine comme celui de Colbert à celle du règne de Louis XIV, il avait lui aussi sa marque provinciale, il était un voisin de campagne de la vieille duchesse, avec lequel la princesse des Laumes s’était liée comme tel. Pourtant ce Bréauté, dépouillé de son esprit, relégué dans ses années si lointaines qu’il datait, ce qui prouvait qu’il avait été entièrement oublié depuis par la duchesse, et dans les environs de Guermantes, était entre la duchesse et moi, ce que je n’eusse jamais cru le premier soir à l’Opéra-Comique quand il m’avait paru un Dieu nautique habitant son antre marin, un lien, parce qu’elle se rappelait que je l’avais connu, donc que j’étais son ami à elle, sinon sorti du même monde qu’elle, du moins vivant dans le même monde qu’elle depuis bien plus longtemps que bien des personnes présentes, qu’elle se le rappelait, et assez imparfaitement cependant pour avoir oublié certains détails qui m’avaient à moi semblé alors essentiels, que je n’allais pas à Guermantes et n’étais qu’un petit bourgeois de Combray, au temps où elle venait à la messe de mariage de Mlle Percepied, qu’elle ne m’invitait pas, malgré toutes les prières de Saint-Loup, dans l’année qui suivit son apparition à l’Opéra-Comique. À moi cela me semblait capital, car c’est justement à ce moment-là que la vie de la duchesse de Guermantes m’apparaissait comme un Paradis où je n’entrerais pas, mais, pour elle, elle lui apparaissait comme sa même vie médiocre de toujours, et puisque j’avais, à partir d’un certain moment, dîné souvent chez elle, que j’avais d’ailleurs été, avant cela même, un ami de sa tante et de son neveu, elle ne savait plus exactement à quelle époque notre intimité avait commencé et ne se rendait pas compte du formidable anachronisme qu’elle faisait en faisant commencer cette amitié quelques années trop tôt. Car cela faisait que j’eusse connu la Mme de Guermantes du nom de Guermantes impossible à connaître, que j’eusse été reçu dans le nom aux syllabes dorées, dans le faubourg Saint-Germain, alors que tout simplement j’étais allé dîner chez une dame qui n’était déjà plus pour moi qu’une dame comme une autre, et qui m’avait fait quelquefois inviter, non à descendre dans le royaume sous-marin des néréides mais à passer la soirée dans la baignoire de sa cousine. « Si vous voulez des détails sur Bréauté, qui n’en valait guère la peine, ajouta-t-elle en s’adressant à Bloch, demandez-en à ce petit qui le vaut cent fois : il a dîné cinquante fois avec lui chez moi. N’est-ce pas que c’est chez moi que vous l’avez connu ? En tout cas, c’est chez moi que vous avez connu Swann. » Et j’étais aussi surpris qu’elle pût croire que j’avais peut-être connu M. de Bréauté ailleurs que chez elle, donc que j’allasse dans ce monde-là avant de la connaître, que de voir qu’elle croyait que c’était chez elle que j’avais connu Swann. Moins mensongèrement que Gilberte quand elle disait de Bréauté : « C’est un vieux voisin de campagne, j’ai plaisir à parler avec lui de Tansonville », alors qu’autrefois, à Tansonville, il ne les fréquentait pas, j’aurais pu dire : « C’est un voisin de campagne qui venait souvent nous voir le soir », de Swann qui, en effet, me rappelait tout autre chose que les Guermantes. « Je ne saurais pas vous dire ! reprit-elle. C’était un homme qui avait tout dit quand il parlait d’Altesses. Il avait un lot d’histoires assez drôles sur des gens de Guermantes, sur ma belle-mère, sur Mme de Varambon avant qu’elle fût auprès de la princesse de Parme. Mais qui sait aujourd’hui qui était Mme de Varambon ? Ce petit-là, oui, il a connu tout ça, mais tout ça c’est fini, ce sont des gens dont le nom même n’existe plus et qui, d’ailleurs, ne mériteraient pas de survivre. » Et je me rendais compte, malgré cette chose une que semble le monde, et où, en effet, les rapports sociaux arrivent à leur maximum de concentration et où tout communique, comme il y reste des provinces, ou du moins comme le Temps en fait qui changent de nom, qui ne sont plus compréhensibles pour ceux qui y arrivent seulement quand la configuration a changé. « C’était une bonne dame qui disait des choses d’une bêtise inouïe », reprit en parlant de Mme de Varambon la duchesse qui, insensible à cette poésie de l’incompréhensible, qui est un effet du temps, dégageait en toute chose l’élément drôle, assimilable à la littérature genre Meilhac, à l’esprit des Guermantes. « À un moment, elle avait la manie d’avaler tout le temps des pastilles qu’on donnait dans ce temps-là contre la toux et qui s’appelaient – ajouta-t-elle en riant elle-même d’un nom si spécial, si connu autrefois, si inconnu aujourd’hui des gens à qui elle parlait – des pastilles Géraudel. « Madame de Varambon, lui disait ma belle-mère, en avalant tout le temps comme cela des pastilles Géraudel, vous vous ferez mal à l’estomac. » « Mais Madame la Duchesse, répondait Mme de Varambon, comment voulez-vous que cela fasse mal à l’estomac puisque cela va dans les bronches ? » Et puis c’est elle qui disait : « La duchesse a une vache si belle qu’on la prend toujours pour étalon. » Et Mme de Guermantes eût volontiers continué à raconter des histoires de Mme de Varambon, dont nous connaissions des centaines, mais nous sentions bien que ce nom n’éveillait dans la mémoire ignorante de Bloch aucune des images qui se levaient pour nous aussitôt qu’il était question de Mme de Varambon, de M. de Bréauté, du prince d’Agrigente et, à cause de cela même, excitait peut-être chez lui un prestige que je savais exagéré mais que je trouvais compréhensible, non pas parce que je l’avais moi-même subi, nos propres erreurs et nos propres ridicules ayant rarement pour effet de nous rendre, même quand nous les avons percés à jour, plus indulgents à ceux des autres.