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Le côté de Guermantes

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– Robert, pour vous si intelligent, cela m’étonne que vous ne compreniez pas qu’il ne faut pas discuter ce qui fait plaisir à ses amis mais le faire. Moi, si vous me demandiez n’importe quoi, et même je tiendrais beaucoup à ce que vous me demandiez quelque chose, je vous assure que je ne vous demanderais pas d’explications. Je vais plus loin que ce que je désire ; je ne tiens pas à connaître Mme de Guermantes ; mais j’aurais dû, pour vous éprouver, vous dire que je désirerais dîner avec Mme de Guermantes et je sais que vous ne l’auriez pas fait.

– Non seulement je l’aurais fait, mais je le ferai.

– Quand cela ?

– Dès que je viendrai à Paris, dans trois semaines, sans doute.

– Nous verrons, d’ailleurs elle ne voudra pas. Je ne peux pas vous dire comme je vous remercie.

– Mais non, ce n’est rien.

– Ne me dites pas cela, c’est énorme, parce que maintenant je vois l’ami que vous êtes ; que la chose que je vous demande soit importante ou non, désagréable ou non, que j’y tienne en réalité ou seulement pour vous éprouver, peu importe, vous dites que vous le ferez, et vous montrez par là la finesse de votre intelligence et de votre cœur. Un ami bête eût discuté.

C’était justement ce qu’il venait de faire ; mais peut-être je voulais le prendre par l’amour-propre ; peut-être aussi j’étais sincère, la seule pierre de touche du mérite me semblant être l’utilité dont on pouvait être pour moi à l’égard de l’unique chose qui me semblât importante, mon amour. Puis j’ajoutai, soit par duplicité, soit par un surcroît véritable de tendresse produit par la reconnaissance, par l’intérêt et par tout ce que la nature avait mis des traits mêmes de Mme de Guermantes en son neveu Robert :

– Mais voilà qu’il faut rejoindre les autres et je ne vous ai demandé que l’une des deux choses, la moins importante, l’autre l’est plus pour moi, mais je crains que vous ne me la refusiez ; cela vous ennuierait-il que nous nous tutoyions ?

– Comment m’ennuyer, mais voyons ! joie ! pleurs de joie ! félicité inconnue !

– Comme je vous remercie… te remercie. Quand vous aurez commencé ! Cela me fait un tel plaisir que vous pouvez ne rien faire pour Mme de Guermantes si vous voulez, le tutoiement me suffit.

– On fera les deux.

– Ah ! Robert ! Écoutez, dis-je encore à Saint-Loup pendant le dîner, – oh ! c’est d’un comique cette conversation à propos interrompus et du reste je ne sais pas pourquoi – vous savez la dame dont je viens de vous parler ?

– Oui.

– Vous savez bien qui je veux dire ?

– Mais voyons, vous me prenez pour un crétin du Valais, pour un demeuré.

– Vous ne voudriez pas me donner sa photographie ?

Je comptais lui demander seulement de me la prêter. Mais au moment de parler, j’éprouvai de la timidité, je trouvai ma demande indiscrète et, pour ne pas le laisser voir, je la formulai plus brutalement et la grossis encore, comme si elle avait été toute naturelle.

– Non, il faudrait que je lui demande la permission d’abord, me répondit-il.

Aussitôt il rougit. Je compris qu’il avait une arrière-pensée, qu’il m’en prêtait une, qu’il ne servirait mon amour qu’à moitié, sous la réserve de certains principes de moralité, et je le détestai.

Et pourtant j’étais touché de voir combien Saint-Loup se montrait autre à mon égard depuis que je n’étais plus seul avec lui et que ses amis étaient en tiers. Son amabilité plus grande m’eût laissé indifférent si j’avais cru qu’elle était voulue ; mais je la sentais involontaire et faite seulement de tout ce qu’il devait dire à mon sujet quand j’étais absent et qu’il taisait quand j’étais seul avec lui. Dans nos tête-à-tête, certes, je soupçonnais le plaisir qu’il avait à causer avec moi, mais ce plaisir restait presque toujours inexprimé. Maintenant les mêmes propos de moi, qu’il goûtait d’habitude sans le marquer, il surveillait du coin de l’œil s’ils produisaient chez ses amis l’effet sur lequel il avait compté et qui devait répondre à ce qu’il leur avait annoncé. La mère d’une débutante ne suspend pas davantage son attention aux répliques de sa fille et à l’attitude du public. Si j’avais dit un mot dont, devant moi seul, il n’eût que souri, il craignait qu’on ne l’eût pas bien compris, il me disait : « Comment, comment ? » pour me faire répéter, pour faire faire attention, et aussitôt se tournant vers les autres et se faisant, sans le vouloir, en les regardant avec un bon rire, l’entraîneur de leur rire, il me présentait pour la première fois l’idée qu’il avait de moi et qu’il avait dû souvent leur exprimer. De sorte que je m’apercevais tout d’un coup moi-même du dehors, comme quelqu’un qui lit son nom dans le journal ou qui se voit dans une glace.

Il m’arriva un de ces soirs-là de vouloir raconter une histoire assez comique sur Mme Blandais, mais je m’arrêtai immédiatement car je me rappelai que Saint-Loup la connaissait déjà et qu’ayant voulu la lui dire le lendemain de mon arrivée, il m’avait interrompu en me disant : « Vous me l’avez déjà racontée à Balbec. » Je fus donc surpris de le voir m’exhorter à continuer en m’assurant qu’il ne connaissait pas cette histoire et qu’elle l’amuserait beaucoup. Je lui dis : « Vous avez un moment d’oubli, mais vous allez bientôt la reconnaître. – Mais non, je te jure que tu confonds. Jamais tu ne me l’as dite. Va. » Et pendant toute l’histoire il attachait fiévreusement ses regards ravis tantôt sur moi, tantôt sur ses camarades. Je compris seulement quand j’eus fini au milieu des rires de tous qu’il avait songé qu’elle donnerait une haute idée de mon esprit à ses camarades et que c’était pour cela qu’il avait feint de ne pas la connaître. Telle est l’amitié.

Le troisième soir, un de ses amis auquel je n’avais pas eu l’occasion de parler les deux premières fois, causa très longuement avec moi ; et je l’entendais qui disait à mi-voix à Saint-Loup le plaisir qu’il y trouvait. Et de fait nous causâmes presque toute la soirée ensemble devant nos verres de sauternes que nous ne vidions pas, séparés, protégés des autres par les voiles magnifiques d’une de ces sympathies entre hommes qui, lorsqu’elles n’ont pas d’attrait physique à leur base, sont les seules qui soient tout à fait mystérieuses. Tel, de nature énigmatique, m’était apparu à Balbec ce sentiment que Saint-Loup ressentait pour moi, qui ne se confondait pas avec l’intérêt de nos conversations, détaché de tout lien matériel, invisible, intangible et dont pourtant il éprouvait la présence en lui-même comme une sorte de phlogistique, de gaz, assez pour en parler en souriant. Et peut-être y avait-il quelque chose de plus surprenant encore dans cette sympathie née ici en une seule soirée, comme une fleur qui se serait ouverte en quelques minutes, dans la chaleur de cette petite pièce. Je ne pus me tenir de demander à Robert, comme il me parlait de Balbec, s’il était vraiment décidé qu’il épousât Mlle d’Ambresac. Il me déclara que non seulement ce n’était pas décidé, mais qu’il n’en avait jamais été question, qu’il ne l’avait jamais vue, qu’il ne savait pas qui c’était. Si j’avais vu à ce moment-là quelques-unes des personnes du monde qui avaient annoncé ce mariage, elles m’eussent fait part de celui de Mlle d’Ambresac avec quelqu’un qui n’était pas Saint-Loup et de celui de Saint-Loup avec quelqu’un qui n’était pas Mlle d’Ambresac. Je les eusse beaucoup étonnées en leur rappelant leurs prédictions contraires et encore si récentes. Pour que ce petit jeu puisse continuer et multiplier les fausses nouvelles en en accumulant successivement sur chaque nom le plus grand nombre possible, la nature a donné à ce genre de joueurs une mémoire d’autant plus courte que leur crédulité est plus grande.

Saint-Loup m’avait parlé d’un autre de ses camarades qui était là aussi, avec qui il s’entendait particulièrement bien, car ils étaient dans ce milieu les deux seuls partisans de la révision du procès Dreyfus.

– Oh ! lui, ce n’est pas comme Saint-Loup, c’est un énergumène, me dit mon nouvel ami ; il n’est même pas de bonne foi. Au début, il disait : « Il n’y a qu’à attendre, il y a là un homme que je connais bien, plein de finesse, de bonté, le général de Boisdeffre ; on pourra, sans hésiter, accepter son avis. » Mais quand il a su que Boisdeffre proclamait la culpabilité de Dreyfus, Boisdeffre ne valait plus rien ; le cléricalisme, les préjugés de l’état-major l’empêchaient de juger sincèrement, quoique personne ne soit, ou du moins ne fût aussi clérical, avant son Dreyfus, que notre ami. Alors il nous a dit qu’en tout cas on saurait la vérité, car l’affaire allait être entre les mains de Saussier, et que celui-là, soldat républicain (notre ami est d’une famille ultra-monarchiste), était un homme de bronze, une conscience inflexible. Mais quand Saussier a proclamé l’innocence d’Esterhazy, il a trouvé à ce verdict des explications nouvelles, défavorables non à Dreyfus, mais au général Saussier. C’était l’esprit militariste qui aveuglait Saussier (et remarquez que lui est aussi militariste que clérical, ou du moins qu’il l’était, car je ne sais plus que penser de lui). Sa famille est désolée de le voir dans ces idées-là.

– Voyez-vous, dis-je et en me tournant à demi vers Saint-Loup, pour ne pas avoir l’air de m’isoler, ainsi que vers son camarade, et pour le faire participer à la conversation, c’est que l’influence qu’on prête au milieu est surtout vraie du milieu intellectuel. On est l’homme de son idée ; il y a beaucoup moins d’idées que d’hommes, ainsi tous les hommes d’une même idée sont pareils. Comme une idée n’a rien de matériel, les hommes qui ne sont que matériellement autour de l’homme d’une idée ne la modifient en rien.

Saint-Loup ne se contenta pas de ce rapprochement. Dans un délire de joie que redoublait sans doute celle qu’il avait à me faire briller devant ses amis, avec une volubilité extrême il me répétait en me bouchonnant comme un cheval arrivé le premier au poteau : « Tu es l’homme le plus intelligent que je connaisse, tu sais. » Il se reprit et ajouta : « Avec Elstir. – Cela ne te fâche pas, n’est-ce pas ? tu comprends, scrupule. Comparaison : je te le dis comme on aurait dit à Balzac : Vous êtes le plus grand romancier du siècle, avec Stendhal. Excès de scrupule, tu comprends, au fond immense admiration. Non ? tu ne marches pas pour Stendhal ? » ajoutait-il avec une confiance naïve dans mon jugement, qui se traduisait par une charmante interrogation souriante, presque enfantine, de ses yeux verts. « Ah ! bien, je vois que tu es de mon avis, Bloch déteste Stendhal, je trouve cela idiot de sa part. La Chartreuse, c’est tout de même quelque chose d’énorme ! Je suis content que tu sois de mon avis. Qu’est-ce que tu aimes le mieux dans La Chartreuse ? réponds, me disait-il avec une impétuosité juvénile (et sa force physique, menaçante, donnait presque quelque chose d’effrayant à sa question), Mosca ? Fabrice ? » Je répondais timidement que Mosca avait quelque chose de M. de Norpois. Sur quoi tempête de rire du jeune Siegfried-Saint-Loup. Je n’avais pas fini d’ajouter : « Mais Mosca est bien plus intelligent, moins pédantesque » que j’entendis Robert crier bravo en battant effectivement des mains, en riant à s’étouffer, et en criant : « D’une justesse ! Excellent ! Tu es inouï. »

 

À ce moment je fus interrompu par Saint-Loup parce qu’un des jeunes militaires venait en souriant de me désigner à lui en disant : « Duroc, tout à fait Duroc. » Je ne savais pas ce que ça voulait dire, mais je sentais que l’expression du visage intimidé était plus que bienveillante. Quand je parlais, l’approbation des autres semblait encore de trop à Saint-Loup, il exigeait le silence. Et comme un chef d’orchestre interrompt ses musiciens en frappant avec son archet parce que quelqu’un a fait du bruit, il réprimanda le perturbateur : « Gibergue, dit-il, il faut vous taire quand on parle. Vous direz ça après. Allez, continuez », me dit-il.

Je respirai, car j’avais craint qu’il ne me fît tout recommencer.

– Et comme une idée, continuai-je, est quelque chose qui ne peut participer aux intérêts humains et ne pourrait jouir de leurs avantages, les hommes d’une idée ne sont pas influencés par l’intérêt.

– Dites donc, ça vous en bouche un coin, mes enfants, s’exclama après que j’eus fini de parler Saint-Loup, qui m’avait suivi des yeux avec la même sollicitude anxieuse que si j’avais marché sur la corde raide. Qu’est-ce que vous vouliez dire, Gibergue ?

– Je disais que monsieur me rappelait beaucoup le commandant Duroc. Je croyais l’entendre.

– Mais j’y ai pensé bien souvent, répondit Saint-Loup, il y a bien des rapports, mais vous verrez que celui-ci a mille choses que n’a pas Duroc.

De même qu’un frère de cet ami de Saint-Loup, élève à la Schola Cantorum, pensait sur toute nouvelle œuvre musicale nullement comme son père, sa mère, ses cousins, ses camarades de club, mais exactement comme tous les autres élèves de la Schola, de même ce sous-officier noble (dont Bloch se fit une idée extraordinaire quand je lui en parlai, parce que, touché d’apprendre qu’il était du même parti que lui, il l’imaginait cependant, à cause de ses origines aristocratiques et de son éducation religieuse et militaire, on ne peut plus différent, paré du même charme qu’un natif d’une contrée lointaine) avait une « mentalité », comme on commençait à dire, analogue à celle de tous les dreyfusards en général et de Bloch en particulier, et sur laquelle ne pouvaient avoir aucune espèce de prise les traditions de sa famille et les intérêts de sa carrière. C’est ainsi qu’un cousin de Saint-Loup avait épousé une jeune princesse d’Orient qui, disait-on, faisait des vers aussi beaux que ceux de Victor Hugo ou d’Alfred de Vigny et à qui, malgré cela, on supposait un esprit autre que ce qu’on pouvait concevoir, un esprit de princesse d’Orient recluse dans un palais des Mille et une Nuits. Aux écrivains qui eurent le privilège de l’approcher fut réservée la déception, ou plutôt la joie, d’entendre une conversation qui donnait l’idée non de Schéhérazade, mais d’un être de génie du genre d’Alfred de Vigny ou de Victor Hugo.

Je me plaisais surtout à causer avec ce jeune homme, comme avec les autres amis de Robert du reste, et avec Robert lui-même, du quartier, des officiers de la garnison, de l’armée en général. Grâce à cette échelle immensément agrandie à laquelle nous voyons les choses, si petites qu’elles soient, au milieu desquelles nous mangeons, nous causons, nous menons notre vie réelle, grâce à cette formidable majoration qu’elles subissent et qui fait que le reste, absent du monde, ne peut lutter avec elles et prend, à côté, l’inconsistance d’un songe, j’avais commencé à m’intéresser aux diverses personnalités du quartier, aux officiers que j’apercevais dans la cour quand j’allais voir Saint-Loup ou, si j’étais réveillé, quand le régiment passait sous mes fenêtres. J’aurais voulu avoir des détails sur le commandant qu’admirait tant Saint-Loup et sur le cours d’histoire militaire qui m’aurait ravi « même esthétiquement ». Je savais que chez Robert un certain verbalisme était trop souvent un peu creux, mais d’autres fois signifiait l’assimilation d’idées profondes qu’il était fort capable de comprendre. Malheureusement, au point de vue armée, Robert était surtout préoccupé en ce moment de l’affaire Dreyfus. Il en parlait peu parce que seul de sa table il était dreyfusard ; les autres étaient violemment hostiles à la révision, excepté mon voisin de table, mon nouvel ami, dont les opinions paraissaient assez flottantes. Admirateur convaincu du colonel, qui passait pour un officier remarquable et qui avait flétri l’agitation contre l’armée en divers ordres du jour qui le faisaient passer pour antidreyfusard, mon voisin avait appris que son chef avait laissé échapper quelques assertions qui avaient donné à croire qu’il avait des doutes sur la culpabilité de Dreyfus et gardait son estime à Picquart. Sur ce dernier point, en tout cas, le bruit de dreyfusisme relatif du colonel était mal fondé, comme tous les bruits venus on ne sait d’où qui se produisent autour de toute grande affaire. Car, peu après, ce colonel, ayant été chargé d’interroger l’ancien chef du bureau des renseignements, le traita avec une brutalité et un mépris qui n’avaient encore jamais été égalés. Quoi qu’il en fût et bien qu’il ne se fût pas permis de se renseigner directement auprès du colonel, mon voisin avait fait à Saint-Loup la politesse de lui dire – du ton dont une dame catholique annonce à une dame juive que son curé blâme les massacres de juifs en Russie et admire la générosité de certains Israélites – que le colonel n’était pas pour le dreyfusisme – pour un certain dreyfusisme au moins – l’adversaire fanatique, étroit, qu’on avait représenté.

– Cela ne m’étonne pas, dit Saint-Loup, car c’est un homme intelligent. Mais, malgré tout, les préjugés de naissance et surtout le cléricalisme l’aveuglent. Ah ! me dit-il, le commandant Duroc, le professeur d’histoire militaire dont je t’ai parlé, en voilà un qui, paraît-il, marche à fond dans nos idées. Du reste, le contraire m’eût étonné, parce qu’il est non seulement sublime d’intelligence, mais radical-socialiste et franc-maçon.

Autant par politesse pour ses amis à qui les professions de foi dreyfusardes de Saint-Loup étaient pénibles que parce que le reste m’intéressait davantage, je demandai à mon voisin si c’était exact que ce commandant fît, de l’histoire militaire, une démonstration d’une véritable beauté esthétique.

– C’est absolument vrai.

– Mais qu’entendez-vous par là ?

– Eh bien ! par exemple, tout ce que vous lisez, je suppose, dans le récit d’un narrateur militaire, les plus petits faits, les plus petits événements, ne sont que les signes d’une idée qu’il faut dégager et qui souvent en recouvre d’autres, comme dans un palimpseste. De sorte que vous avez un ensemble aussi intellectuel que n’importe quelle science ou n’importe quel art, et qui est satisfaisant pour l’esprit.

– Exemples, si je n’abuse pas.

– C’est difficile à te dire comme cela, interrompit Saint-Loup. Tu lis par exemple que tel corps a tenté… Avant même d’aller plus loin, le nom du corps, sa composition, ne sont pas sans signification. Si ce n’est pas la première fois que l’opération est essayée, et si pour la même opération nous voyons apparaître un autre corps, ce peut être le signe que les précédents ont été anéantis ou fort endommagés par ladite opération, qu’ils ne sont plus en état de la mener à bien. Or, il faut s’enquérir quel était ce corps aujourd’hui anéanti ; si c’étaient des troupes de choc, mises en réserve pour de puissants assauts : un nouveau corps de moindre qualité a peu de chance de réussir là où elles ont échoué. De plus, si ce n’est pas au début d’une campagne, ce nouveau corps lui-même peut être composé de bric et de broc, ce qui, sur les forces dont dispose encore le belligérant, sur la proximité du moment où elles seront inférieures à celles de l’adversaire, peut fournir des indications qui donneront à l’opération elle-même que ce corps va tenter une signification différente, parce que, s’il n’est plus en état de réparer ses pertes, ses succès eux-mêmes ne feront que l’acheminer, arithmétiquement, vers l’anéantissement final. D’ailleurs, le numéro désignatif du corps qui lui est opposé n’a pas moins de signification. Si, par exemple, c’est une unité beaucoup plus faible et qui a déjà consommé plusieurs unités importantes de l’adversaire, l’opération elle-même change de caractère car, dût-elle se terminer par la perte de la position que tenait le défenseur, l’avoir tenue quelque temps peut être un grand succès, si avec de très petites forces cela a suffi à en détruire de très importantes chez l’adversaire. Tu peux comprendre que si, dans l’analyse des corps engagés, on trouve ainsi des choses importantes, l’étude de la position elle-même, des routes, des voies ferrées qu’elle commande, des ravitaillements qu’elle protège est de plus grande conséquence. Il faut étudier ce que j’appellerai tout le contexte géographique, ajouta-t-il en riant. (Et en effet, il fut si content de cette expression, que, dans la suite, chaque fois qu’il l’employa, même des mois après, il eut toujours le même rire.) Pendant que l’opération est préparée par l’un des belligérants, si tu lis qu’une de ses patrouilles est anéantie dans les environs de la position par l’autre belligérant, une des conclusions que tu peux tirer est que le premier cherchait à se rendre compte des travaux défensifs par lesquels le deuxième a l’intention de faire échec à son attaque. Une action particulièrement violente sur un point peut signifier le désir de le conquérir, mais aussi le désir de retenir là l’adversaire, de ne pas lui répondre là où il a attaqué, ou même n’être qu’une feinte et cacher, par ce redoublement de violence, des prélèvements de troupes à cet endroit. (C’est une feinte classique dans les guerres de Napoléon.) D’autre part, pour comprendre la signification d’une manœuvre, son but probable et, par conséquent, de quelles autres elle sera accompagnée ou suivie, il n’est pas indifférent de consulter beaucoup moins ce qu’en annonce le commandement et qui peut être destiné à tromper l’adversaire, à masquer un échec possible, que les règlements militaires du pays. Il est toujours à supposer que la manœuvre qu’a voulu tenter une armée est celle que prescrivait le règlement en vigueur dans les circonstances analogues. Si, par exemple, le règlement prescrit d’accompagner une attaque de front par une attaque de flanc, si, cette seconde attaque ayant échoué, le commandement prétend qu’elle était sans lien avec la première et n’était qu’une diversion, il y a chance pour que la vérité doive être cherchée dans le règlement et non dans les dires du commandement. Et il n’y a pas que les règlements de chaque armée, mais leurs traditions, leurs habitudes, leurs doctrines. L’étude de l’action diplomatique toujours en perpétuel état d’action ou de réaction sur l’action militaire ne doit pas être négligée non plus. Des incidents en apparence insignifiants, mal compris à l’époque, t’expliqueront que l’ennemi, comptant sur une aide dont ces incidents trahissent qu’il a été privé, n’a exécuté en réalité qu’une partie de son action stratégique. De sorte que, si tu sais lire l’histoire militaire, ce qui est récit confus pour le commun des lecteurs est pour toi un enchaînement aussi rationnel qu’un tableau pour l’amateur qui sait regarder ce que le personnage porte sur lui, tient dans les mains, tandis que le visiteur ahuri des musées se laisse étourdir et migrainer par de vagues couleurs. Mais, comme pour certains tableaux où il ne suffit pas de remarquer que le personnage tient un calice, mais où il faut savoir pourquoi le peintre lui a mis dans les mains un calice, ce qu’il symbolise par là, ces opérations militaires, en dehors même de leur but immédiat, sont habituellement, dans l’esprit du général qui dirige la campagne, calquées sur des batailles plus anciennes qui sont, si tu veux, comme le passé, comme la bibliothèque, comme l’érudition, comme l’étymologie, comme l’aristocratie des batailles nouvelles. Remarque que je ne parle pas en ce moment de l’identité locale, comment dirais-je, spatiale des batailles. Elle existe aussi. Un champ de bataille n’a pas été ou ne sera pas à travers les siècles que le champ d’une seule bataille. S’il a été champ de bataille, c’est qu’il réunissait certaines conditions de situation géographique, de nature géologique, de défauts même propres à gêner l’adversaire (un fleuve, par exemple, le coupant en deux) qui en ont fait un bon champ de bataille. Donc il l’a été, il le sera. On ne fait pas un atelier de peinture avec n’importe quelle chambre, on ne fait pas un champ de bataille avec n’importe quel endroit. Il y a des lieux prédestinés. Mais encore une fois, ce n’est pas de cela que je parlais, mais du type de bataille qu’on imite, d’une espèce de décalque stratégique, de pastiche tactique, si tu veux : la bataille d’Ulm, de Lodi, de Leipzig, de Cannes. Je ne sais s’il y aura encore des guerres ni entre quels peuples ; mais s’il y en a, sois sûr qu’il y aura (et sciemment de la part du chef) un Cannes, un Austerlitz, un Rosbach, un Waterloo, sans parler des autres, quelques-uns ne se gênent pas pour le dire. Le maréchal von Schieffer et le général de Falkenhausen ont d’avance préparé contre la France une bataille de Cannes, genre Annibal, avec fixation de l’adversaire sur tout le front et avance par les deux ailes, surtout par la droite en Belgique, tandis que Bernhardi préfère l’ordre oblique de Frédéric le Grand, Leuthen plutôt que Cannes. D’autres exposent moins crûment leurs vues, mais je te garantis bien, mon vieux, que Beauconseil, ce chef d’escadron à qui je t’ai présenté l’autre jour et qui est un officier du plus grand avenir, a potassé sa petite attaque du Pratzen, la connaît dans les coins, la tient en réserve et que si jamais il a l’occasion de l’exécuter, il ne ratera pas le coup et nous la servira dans les grandes largeurs. L’enfoncement du centre à Rivoli, va, ça se refera s’il y a encore des guerres. Ce n’est pas plus périmé que l’Iliade. J’ajoute qu’on est presque condamné aux attaques frontales parce qu’on ne veut pas retomber dans l’erreur de 70, mais faire de l’offensive, rien que de l’offensive. La seule chose qui me trouble est que, si je ne vois que des esprits retardataires s’opposer à cette magnifique doctrine, pourtant un de mes plus jeunes maîtres, qui est un homme de génie, Mangin, voudrait qu’on laisse sa place, place provisoire, naturellement, à la défensive. On est bien embarrassé de lui répondre quand il cite comme exemple Austerlitz où la défense n’est que le prélude de l’attaque et de la victoire.

 

Ces théories de Saint-Loup me rendaient heureux. Elles me faisaient espérer que peut-être je n’étais pas dupe dans ma vie de Doncières, à l’égard de ces officiers dont j’entendais parler en buvant du sauternes qui projetait sur eux son reflet charmant, de ce même grossissement qui m’avait fait paraître énormes, tant que j’étais à Balbec, le roi et la reine d’Océanie, la petite société des quatre gourmets, le jeune homme joueur, le beau-frère de Legrandin, maintenant diminués à mes yeux jusqu’à me paraître inexistants. Ce qui me plaisait aujourd’hui ne me deviendrait peut-être pas indifférent demain, comme cela m’était toujours arrivé jusqu’ici, l’être que j’étais encore en ce moment n’était peut-être pas voué à une destruction prochaine, puisque, à la passion ardente et fugitive que je portais, ces quelques soirs, à tout ce qui concernait la vie militaire, Saint-Loup, par ce qu’il venait de me dire touchant l’art de la guerre, ajoutait un fondement intellectuel, d’une nature permanente, capable de m’attacher assez fortement pour que je pusse croire, sans essayer de me tromper moi-même, qu’une fois parti, je continuerais à m’intéresser aux travaux de mes amis de Doncières et ne tarderais pas à revenir parmi eux. Afin d’être plus assuré pourtant que cet art de la guerre fût bien un art au sens spirituel du mot :

– Vous m’intéressez, pardon, tu m’intéresses beaucoup, dis-je à Saint-Loup, mais dis-moi, il y a un point qui m’inquiète. Je sens que je pourrais me passionner pour l’art militaire, mais pour cela il faudrait que je ne le crusse pas différent à tel point des autres arts, que la règle apprise n’y fût pas tout. Tu me dis qu’on calque des batailles. Je trouve cela en effet esthétique, comme tu disais, de voir sous une bataille moderne une plus ancienne, je ne peux te dire comme cette idée me plaît. Mais alors, est-ce que le génie du chef n’est rien ? Ne fait-il vraiment qu’appliquer des règles ? Ou bien, à science égale, y a-t-il de grands généraux comme il y a de grands chirurgiens qui, les éléments fournis par deux états maladifs étant les mêmes au point de vue matériel, sentent pourtant à un rien, peut-être fait de leur expérience, mais interprété, que dans tel cas ils ont plutôt à faire ceci, dans tel cas plutôt à faire cela, que dans tel cas il convient plutôt d’opérer, dans tel cas de s’abstenir ?

– Mais je crois bien ! Tu verras Napoléon ne pas attaquer quand toutes les règles voulaient qu’il attaquât, mais une obscure divination le lui déconseillait. Par exemple, vois à Austerlitz ou bien, en 1806, ses instructions à Lannes. Mais tu verras des généraux imiter scolastiquement telle manœuvre de Napoléon et arriver au résultat diamétralement opposé. Dix exemples de cela en 1870. Mais même pour l’interprétation de ce que peut faire l’adversaire, ce qu’il fait n’est qu’un symptôme qui peut signifier beaucoup de choses différentes. Chacune de ces choses a autant de chance d’être la vraie, si on s’en tient au raisonnement et à la science, de même que, dans certains cas complexes, toute la science médicale du monde ne suffira pas à décider si la tumeur invisible est fibreuse ou non, si l’opération doit être faite ou pas. C’est le flair, la divination genre Mme de Thèbes (tu me comprends) qui décide chez le grand général comme chez le grand médecin. Ainsi je t’ai dit, pour te prendre un exemple, ce que pouvait signifier une reconnaissance au début d’une bataille. Mais elle peut signifier dix autres choses, par exemple faire croire à l’ennemi qu’on va attaquer sur un point pendant qu’on veut attaquer sur un autre, tendre un rideau qui l’empêchera de voir les préparatifs de l’opération réelle, le forcer à amener des troupes, à les fixer, à les immobiliser dans un autre endroit que celui où elles sont nécessaires, se rendre compte des forces dont il dispose, le tâter, le forcer à découvrir son jeu. Même quelquefois, le fait qu’on engage dans une opération des troupes énormes n’est pas la preuve que cette opération soit la vraie ; car on peut l’exécuter pour de bon, bien qu’elle ne soit qu’une feinte, pour que cette feinte ait plus de chances de tromper. Si j’avais le temps de te raconter à ce point de vue les guerres de Napoléon, je t’assure que ces simples mouvements classiques que nous étudions, et que tu nous verras faire en service en campagne, par simple plaisir de promenade, jeune cochon ; non, je sais que tu es malade, pardon ! eh bien, dans une guerre, quand on sent derrière eux la vigilance, le raisonnement et les profondes recherches du haut commandement, on est ému devant eux comme devant les simples feux d’un phare, lumière matérielle, mais émanation de l’esprit et qui fouille l’espace pour signaler le péril aux vaisseaux. J’ai même peut-être tort de te parler seulement littérature de guerre. En réalité, comme la constitution du sol, la direction du vent et de la lumière indiquent de quel côté un arbre poussera, les conditions dans lesquelles se font une campagne, les caractéristiques du pays où on manœuvre, commandent en quelque sorte et limitent les plans entre lesquels le général peut choisir. De sorte que le long des montagnes, dans un système de vallées, sur telles plaines, c’est presque avec le caractère de nécessité et de beauté grandiose des avalanches que tu peux prédire la marche des armées.