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Le côté de Guermantes

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– Et alors vous remontez comme ça chez vous, disait le valet de pied qui, bien qu’identifié aux Guermantes, avait cependant des maîtres en général une notion politique qui lui permettait de traiter Françoise avec autant de respect que si elle avait été placée chez une duchesse. Vous êtes d’une bonne santé, madame.

– Ah ! ces maudites jambes ! En plaine encore ça va bien (en plaine voulait dire dans la cour, dans les rues où Françoise ne détestait pas de se promener, en un mot en terrain plat), mais ce sont ces satanés escaliers. Au revoir, monsieur, on vous verra peut-être encore ce soir.

Elle désirait d’autant plus causer encore avec le valet de pied qu’il lui avait appris que les fils des ducs portent souvent un titre de prince qu’ils gardent jusqu’à la mort de leur père. Sans doute le culte de la noblesse, mêlé et s’accommodant d’un certain esprit de révolte contre elle, doit, héréditairement puisé sur les glèbes de France, être bien fort en son peuple. Car Françoise, à qui on pouvait parler du génie de Napoléon ou de la télégraphie sans fil sans réussir à attirer son attention et sans qu’elle ralentît un instant les mouvements par lesquels elle retirait les cendres de la cheminée ou mettait le couvert, si seulement elle apprenait ces particularités et que le fils cadet du duc de Guermantes s’appelait généralement le prince d’Oléron, s’écriait : « C’est beau ça ! » et restait éblouie comme devant un vitrail.

Françoise apprit aussi par le valet de chambre du prince d’Agrigente, qui s’était lié avec elle en venant souvent porter des lettres chez la duchesse, qu’il avait, en effet, fort entendu parler dans le monde du mariage du marquis de Saint-Loup avec Mlle d’Ambresac et que c’était presque décidé.

Cette villa, cette baignoire, où Mme de Guermantes transvasait sa vie, ne me semblaient pas des lieux moins féeriques que ses appartements. Les noms de Guise, de Parme, de Guermantes-Bavière, différenciaient de toutes les autres les villégiatures où se rendait la duchesse, les fêtes quotidiennes que le sillage de sa voiture reliaient à son hôtel. S’ils me disaient qu’en ces villégiatures, en ces fêtes consistait successivement la vie de Mme de Guermantes, ils ne m’apportaient sur elle aucun éclaircissement. Elles donnaient chacune à la vie de la duchesse une détermination différente, mais ne faisaient que la changer de mystère sans qu’elle laissât rien évaporer du sien, qui se déplaçait seulement, protégé par une cloison, enfermé dans un vase, au milieu des flots de la vie de tous. La duchesse pouvait déjeuner devant la Méditerranée à l’époque de Carnaval, mais, dans la villa de Mme de Guise, où la reine de la société parisienne n’était plus, dans sa robe de piqué blanc, au milieu de nombreuses princesses, qu’une invitée pareille aux autres, et par là plus émouvante encore pour moi, plus elle-même d’être renouvelée comme une étoile de la danse qui, dans la fantaisie d’un pas, vient prendre successivement la place de chacune des ballerines ses sœurs, elle pouvait regarder des ombres chinoises, mais à une soirée de la princesse de Parme, écouter la tragédie ou l’opéra, mais dans la baignoire de la princesse de Guermantes.

Comme nous localisons dans le corps d’une personne toutes les possibilités de sa vie, le souvenir des êtres qu’elle connaît et qu’elle vient de quitter, ou s’en va rejoindre, si, ayant appris par Françoise que Mme de Guermantes irait à pied déjeuner chez la princesse de Parme, je la voyais vers midi descendre de chez elle en sa robe de satin chair, au-dessus de laquelle son visage était de la même nuance, comme un nuage au soleil couchant, c’était tous les plaisirs du faubourg Saint-Germain que je voyais tenir devant moi, sous ce petit volume, comme dans une coquille, entre ces valves glacées de nacre rose.

Mon père avait au ministère un ami, un certain A. J. Moreau, lequel, pour se distinguer des autres Moreau, avait soin de toujours faire précéder son nom de ces deux initiales, de sorte qu’on l’appelait, pour abréger, A. J. Or, je ne sais comment cet A. J. se trouva possesseur d’un fauteuil pour une soirée de gala à l’Opéra ; il l’envoya à mon père et, comme la Berma que je n’avais plus vue jouer depuis ma première déception devait jouer un acte de Phèdre, ma grand’mère obtint que mon père me donnât cette place.

À vrai dire je n’attachais aucun prix à cette possibilité d’entendre la Berma qui, quelques années auparavant, m’avait causé tant d’agitation. Et ce ne fut pas sans mélancolie que je constatai mon indifférence à ce que jadis j’avais préféré à la santé, au repos. Ce n’est pas que fût moins passionné qu’alors mon désir de pouvoir contempler de près les parcelles précieuses de réalité qu’entrevoyait mon imagination. Mais celle-ci ne les situait plus maintenant dans la diction d’une grande actrice ; depuis mes visites chez Elstir, c’est sur certaines tapisseries, sur certains tableaux modernes, que j’avais reporté la foi intérieure que j’avais eue jadis en ce jeu, en cet art tragique de la Berma ; ma foi, mon désir ne venant plus rendre à la diction et aux attitudes de la Berma un culte incessant, le « double » que je possédais d’eux, dans mon cœur, avait dépéri peu à peu comme ces autres « doubles » des trépassés de l’ancienne Égypte qu’il fallait constamment nourrir pour entretenir leur vie. Cet art était devenu mince et minable. Aucune âme profonde ne l’habitait plus.

Au moment où, profitant du billet reçu par mon père, je montais le grand escalier de l’Opéra, j’aperçus devant moi un homme que je pris d’abord pour M. de Charlus duquel il avait le maintien ; quand il tourna la tête pour demander un renseignement à un employé, je vis que je m’étais trompé, mais je n’hésitai pas cependant à situer l’inconnu dans la même classe sociale d’après la manière non seulement dont il était habillé, mais encore dont il parlait au contrôleur et aux ouvreuses qui le faisaient attendre. Car, malgré les particularités individuelles, il y avait encore à cette époque, entre tout homme gommeux et riche de cette partie de l’aristocratie et tout homme gommeux et riche du monde de la finance ou de la haute industrie, une différence très marquée. Là où l’un de ces derniers eût cru affirmer son chic par un ton tranchant, hautain, à l’égard d’un inférieur, le grand seigneur, doux, souriant, avait l’air de considérer, d’exercer l’affectation de l’humilité et de la patience, la feinte d’être l’un quelconque des spectateurs, comme un privilège de sa bonne éducation. Il est probable qu’à le voir ainsi dissimulant sous un sourire plein de bonhomie le seuil infranchissable du petit univers spécial qu’il portait en lui, plus d’un fils de riche banquier, entrant à ce moment au théâtre, eût pris ce grand seigneur pour un homme de peu, s’il ne lui avait trouvé une étonnante ressemblance avec le portrait, reproduit récemment par les journaux illustrés, d’un neveu de l’empereur d’Autriche, le prince de Saxe, qui se trouvait justement à Paris en ce moment. Je le savais grand ami des Guermantes. En arrivant moi-même près du contrôleur, j’entendis le prince de Saxe, ou supposé tel, dire en souriant : « Je ne sais pas le numéro de la loge, c’est sa cousine qui m’a dit que je n’avais qu’à demander sa loge. »

Il était peut-être le prince de Saxe ; c’était peut-être la duchesse de Guermantes (que dans ce cas je pourrais apercevoir en train de vivre un des moments de sa vie inimaginable, dans la baignoire de sa cousine) que ses yeux voyaient en pensée quand il disait : « sa cousine qui m’a dit que je n’avais qu’à demander sa loge », si bien que ce regard souriant et particulier, et ces mots si simples, me caressaient le cœur (bien plus que n’eût fait une rêverie abstraite), avec les antennes alternatives d’un bonheur possible et d’un prestige incertain. Du moins, en disant cette phrase au contrôleur, il embranchait sur une vulgaire soirée de ma vie quotidienne un passage éventuel vers un monde nouveau ; le couloir qu’on lui désigna après avoir prononcé le mot de baignoire, et dans lequel il s’engagea, était humide et lézardé et semblait conduire à des grottes marines, au royaume mythologique des nymphes des eaux. Je n’avais devant moi qu’un monsieur en habit qui s’éloignait ; mais je faisais jouer auprès de lui, comme avec un réflecteur maladroit, et sans réussir à l’appliquer exactement sur lui, l’idée qu’il était le prince de Saxe et allait voir la duchesse de Guermantes. Et, bien qu’il fût seul, cette idée extérieure à lui, impalpable, immense et saccadée comme une projection, semblait le précéder et le conduire comme cette Divinité, invisible pour le reste des hommes, qui se tient auprès du guerrier grec.

Je gagnai ma place, tout en cherchant à retrouver un vers de Phèdre dont je ne me souvenais pas exactement. Tel que je me le récitais, il n’avait pas le nombre de pieds voulus, mais comme je n’essayai pas de les compter, entre son déséquilibre et un vers classique il me semblait qu’il n’existait aucune commune mesure. Je n’aurais pas été étonné qu’il eût fallu ôter plus de six syllabes à cette phrase monstrueuse pour en faire un vers de douze pieds. Mais tout à coup je me le rappelai, les irréductibles aspérités d’un monde inhumain s’anéantirent magiquement ; les syllabes du vers remplirent aussitôt la mesure d’un alexandrin, ce qu’il avait de trop se dégagea avec autant d’aisance et de souplesse qu’une bulle d’air qui vient crever à la surface de l’eau. Et en effet cette énormité avec laquelle j’avais lutté n’était qu’un seul pied.

Un certain nombre de fauteuils d’orchestre avaient été mis en vente au bureau et achetés par des snobs ou des curieux qui voulaient contempler des gens qu’ils n’auraient pas d’autre occasion de voir de près. Et c’était bien, en effet, un peu de leur vraie vie mondaine habituellement cachée qu’on pourrait considérer publiquement, car la princesse de Parme ayant placé elle-même parmi ses amis les loges, les balcons et les baignoires, la salle était comme un salon où chacun changeait de place, allait s’asseoir ici ou là, près d’une amie.

 

À côté de moi étaient des gens vulgaires qui, ne connaissant pas les abonnés, voulaient montrer qu’ils étaient capables de les reconnaître et les nommaient tout haut. Ils ajoutaient que ces abonnés venaient ici comme dans leur salon, voulant dire par là qu’ils ne faisaient pas attention aux pièces représentées. Mais c’est le contraire qui avait lieu. Un étudiant génial qui a pris un fauteuil pour entendre la Berma ne pense qu’à ne pas salir ses gants, à ne pas gêner, à se concilier le voisin que le hasard lui a donné, à poursuivre d’un sourire intermittent le regard fugace, à fuir d’un air impoli le regard rencontré d’une personne de connaissance qu’il a découverte dans la salle et qu’après mille perplexités il se décide à aller saluer au moment où les trois coups, en retentissant avant qu’il soit arrivé jusqu’à elle, le forcent à s’enfuir comme les Hébreux dans la mer Rouge entre les flots houleux des spectateurs et des spectatrices qu’il a fait lever et dont il déchire les robes ou écrase les bottines. Au contraire, c’était parce que les gens du monde étaient dans leurs loges (derrière le balcon en terrasse), comme dans de petits salons suspendus dont une cloison eût été enlevée, ou dans de petits cafés où l’on va prendre une bavaroise, sans être intimidé par les glaces encadrées d’or, et les sièges rouges de l’établissement du genre napolitain ; c’est parce qu’ils posaient une main indifférente sur les fûts dorés des colonnes qui soutenaient ce temple de l’art lyrique, c’est parce qu’ils n’étaient pas émus des honneurs excessifs que semblaient leur rendre deux figures sculptées qui tendaient vers les loges des palmes et des lauriers, que seuls ils auraient eu l’esprit libre pour écouter la pièce si seulement ils avaient eu de l’esprit.

D’abord il n’y eut que de vagues ténèbres où on rencontrait tout d’un coup, comme le rayon d’une pierre précieuse qu’on ne voit pas, la phosphorescence de deux yeux célèbres, ou, comme un médaillon d’Henri IV détaché sur un fond noir, le profil incliné du duc d’Aumale, à qui une dame invisible criait : « Que Monseigneur me permette de lui ôter son pardessus », cependant que le prince répondait : « Mais voyons, comment donc, Madame d’Ambresac. » Elle le faisait malgré cette vague défense et était enviée par tous à cause d’un pareil honneur.

Mais, dans les autres baignoires, presque partout, les blanches déités qui habitaient ces sombres séjours s’étaient réfugiées contre les parois obscures et restaient invisibles. Cependant, au fur et à mesure que le spectacle s’avançait, leurs formes vaguement humaines se détachaient mollement l’une après l’autre des profondeurs de la nuit qu’elles tapissaient et, s’élevant vers le jour, laissaient émerger leurs corps demi-nus, et venaient s’arrêter à la limite verticale et à la surface clair-obscur où leurs brillants visages apparaissaient derrière le déferlement rieur, écumeux et léger de leurs éventails de plumes, sous leurs chevelures de pourpre emmêlées de perles que semblait avoir courbées l’ondulation du flux ; après commençaient les fauteuils d’orchestre, le séjour des mortels à jamais séparé du sombre et transparent royaume auquel çà et là servaient de frontière, dans leur surface liquide et pleine, les yeux limpides et réfléchissant des déesses des eaux. Car les strapontins du rivage, les formes des monstres de l’orchestre se peignaient dans ces yeux suivant les seules lois de l’optique et selon leur angle d’incidence, comme il arrive pour ces deux parties de la réalité extérieure auxquelles, sachant qu’elles ne possèdent pas, si rudimentaire soit-elle, d’âme analogue à la nôtre, nous nous jugerions insensés d’adresser un sourire ou un regard : les minéraux et les personnes avec qui nous ne sommes pas en relations. En deçà, au contraire, de la limite de leur domaine, les radieuses filles de la mer se retournaient à tout moment en souriant vers des tritons barbus pendus aux anfractuosités de l’abîme, ou vers quelque demi-dieu aquatique ayant pour crâne un galet poli sur lequel le flot avait ramené une algue lisse et pour regard un disque en cristal de roche. Elles se penchaient vers eux, elles leur offraient des bonbons ; parfois le flot s’entr’ouvrait devant une nouvelle néréide qui, tardive, souriante et confuse, venait de s’épanouir du fond de l’ombre ; puis l’acte fini, n’espérant plus entendre les rumeurs mélodieuses de la terre qui les avaient attirées à la surface, plongeant toutes à la fois, les diverses sœurs disparaissaient dans la nuit. Mais de toutes ces retraites au seuil desquelles le souci léger d’apercevoir les œuvres des hommes amenait les déesses curieuses, qui ne se laissent pas approcher, la plus célèbre était le bloc de demi-obscurité connu sous le nom de baignoire de la princesse de Guermantes.

Comme une grande déesse qui préside de loin aux jeux des divinités inférieures, la princesse était restée volontairement un peu au fond sur un canapé latéral, rouge comme un rocher de corail, à côté d’une large réverbération vitreuse qui était probablement une glace et faisait penser à quelque section qu’un rayon aurait pratiquée, perpendiculaire, obscure et liquide, dans le cristal ébloui des eaux. À la fois plume et corolle, ainsi que certaines floraisons marines, une grande fleur blanche, duvetée comme une aile, descendait du front de la princesse le long d’une de ses joues dont elle suivait l’inflexion avec une souplesse coquette, amoureuse et vivante, et semblait l’enfermer à demi comme un œuf rose dans la douceur d’un nid d’alcyon. Sur la chevelure de la princesse, et s’abaissant jusqu’à ses sourcils, puis reprise plus bas à la hauteur de sa gorge, s’étendait une résille faite de ces coquillages blancs qu’on pêche dans certaines mers australes et qui étaient mêlés à des perles, mosaïque marine à peine sortie des vagues qui par moment se trouvait plongée dans l’ombre au fond de laquelle, même alors, une présence humaine était révélée par la motilité éclatante des yeux de la princesse. La beauté qui mettait celle-ci bien au-dessus des autres filles fabuleuses de la pénombre n’était pas tout entière matériellement et inclusivement inscrite dans sa nuque, dans ses épaules, dans ses bras, dans sa taille. Mais la ligne délicieuse et inachevée de celle-ci était l’exact point de départ, l’amorce inévitable de lignes invisibles en lesquelles l’œil ne pouvait s’empêcher de les prolonger, merveilleuses, engendrées autour de la femme comme le spectre d’une figure idéale projetée sur les ténèbres.

– C’est la princesse de Guermantes, dit ma voisine au monsieur qui était avec elle, en ayant soin de mettre devant le mot princesse plusieurs p indiquant que cette appellation était risible. Elle n’a pas économisé ses perles. Il me semble que si j’en avais autant, je n’en ferais pas un pareil étalage ; je ne trouve pas que cela ait l’air comme il faut.

Et cependant, en reconnaissant la princesse, tous ceux qui cherchaient à savoir qui était dans la salle sentaient se relever dans leur cœur le trône légitime de la beauté. En effet, pour la duchesse de Luxembourg, pour Mme de Morienval, pour Mme de Saint-Euverte, pour tant d’autres, ce qui permettait d’identifier leur visage, c’était la connexité d’un gros nez rouge avec un bec de lièvre, ou de deux joues ridées avec une fine moustache. Ces traits étaient d’ailleurs suffisants pour charmer, puisque, n’ayant que la valeur conventionnelle d’une écriture, ils donnaient à lire un nom célèbre et qui imposait ; mais aussi, ils finissaient par donner l’idée que la laideur a quelque chose d’aristocratique, et qu’il est indifférent que le visage d’une grande dame, s’il est distingué, soit beau. Mais comme certains artistes qui, au lieu des lettres de leur nom, mettent au bas de leur toile une forme belle par elle-même, un papillon, un lézard, une fleur, de même c’était la forme d’un corps et d’un visage délicieux que la princesse apposait à l’angle de sa loge, montrant par là que la beauté peut être la plus noble des signatures ; car la présence de Mme de Guermantes, qui n’amenait au théâtre que des personnes qui le reste du temps faisaient partie de son intimité, était, aux yeux des amateurs d’aristocratie, le meilleur certificat d’authenticité du tableau que présentait sa baignoire, sorte d’évocation d’une scène de la vie familière et spéciale de la princesse dans ses palais de Munich et de Paris.

Notre imagination étant comme un orgue de Barbarie détraqué qui joue toujours autre chose que l’air indiqué, chaque fois que j’avais entendu parler de la princesse de Guermantes-Bavière, le souvenir de certaines œuvres du XVIe siècle avait commencé à chanter en moi. Il me fallait l’en dépouiller maintenant que je la voyais, en train d’offrir des bonbons glacés à un gros monsieur en frac. Certes j’étais bien loin d’en conclure qu’elle et ses invités fussent des êtres pareils aux autres. Je comprenais bien que ce qu’ils faisaient là n’était qu’un jeu, et que pour préluder aux actes de leur vie véritable (dont sans doute ce n’est pas ici qu’ils vivaient la partie importante) ils convenaient en vertu des rites ignorés de moi, ils feignaient d’offrir et de refuser des bonbons, geste dépouillé de sa signification et réglé d’avance comme le pas d’une danseuse qui tour à tour s’élève sur sa pointe et tourne autour d’une écharpe. Qui sait ? peut-être au moment où elle offrait ses bonbons, la Déesse disait-elle sur ce ton d’ironie (car je la voyais sourire) : « Voulez-vous des bonbons ? » Que m’importait ? J’aurais trouvé d’un délicieux raffinement la sécheresse voulue, à la Mérimée ou à la Meilhac, de ces mots adressés par une déesse à un demi-dieu qui, lui, savait quelles étaient les pensées sublimes que tous deux résumaient, sans doute pour le moment où ils se remettraient à vivre leur vraie vie et qui, se prêtant à ce jeu, répondait avec la même mystérieuse malice : « Oui, je veux bien une cerise. » Et j’aurais écouté ce dialogue avec la même avidité que telle scène du Mari de la Débutante, où l’absence de poésie, de grandes pensées, choses si familières pour moi et que je suppose que Meilhac eût été mille fois capable d’y mettre, me semblait à elle seule une élégance, une élégance conventionnelle, et par là d’autant plus mystérieuse et plus instructive.

– Ce gros-là, c’est le marquis de Ganançay, dit d’un air renseigné mon voisin qui avait mal entendu le nom chuchoté derrière lui.

Le marquis de Palancy, le cou tendu, la figure oblique, son gros œil rond collé contre le verre du monocle, se déplaçait lentement dans l’ombre transparente et paraissait ne pas plus voir le public de l’orchestre qu’un poisson qui passe, ignorant de la foule des visiteurs curieux, derrière la cloison vitrée d’un aquarium. Par moment il s’arrêtait, vénérable, soufflant et moussu, et les spectateurs n’auraient pu dire s’il souffrait, dormait, nageait, était en train de pondre ou respirait seulement. Personne n’excitait en moi autant d’envie que lui, à cause de l’habitude qu’il avait l’air d’avoir de cette baignoire et de l’indifférence avec laquelle il laissait la princesse lui tendre des bonbons ; elle jetait alors sur lui un regard de ses beaux yeux taillés dans un diamant que semblaient bien fluidifier, à ces moments-là, l’intelligence et l’amitié, mais qui, quand ils étaient au repos, réduits à leur pure beauté matérielle, à leur seul éclat minéralogique, si le moindre réflexe les déplaçait légèrement, incendiaient la profondeur du parterre de feux inhumains, horizontaux et splendides. Cependant, parce que l’acte de Phèdre que jouait la Berma allait commencer, la princesse vint sur le devant de la baignoire ; alors, comme si elle-même était une apparition de théâtre, dans la zone différente de lumière qu’elle traversa, je vis changer non seulement la couleur mais la matière de ses parures. Et dans la baignoire asséchée, émergée, qui n’appartenait plus au monde des eaux, la princesse cessant d’être une néréide apparut enturbannée de blanc et de bleu comme quelque merveilleuse tragédienne costumée en Zaïre ou peut-être en Orosmane ; puis quand elle se fut assise au premier rang, je vis que le doux nid d’alcyon qui protégeait tendrement la nacre rose de ses joues était, douillet, éclatant et velouté, un immense oiseau de paradis.

Cependant mes regards furent détournés de la baignoire de la princesse de Guermantes par une petite femme mal vêtue, laide, les yeux en feu, qui vint, suivie de deux jeunes gens, s’asseoir à quelques places de moi. Puis le rideau se leva. Je ne pus constater sans mélancolie qu’il ne me restait rien de mes dispositions d’autrefois quand, pour ne rien perdre du phénomène extraordinaire que j’aurais été contempler au bout du monde, je tenais mon esprit préparé comme ces plaques sensibles que les astronomes vont installer en Afrique, aux Antilles, en vue de l’observation scrupuleuse d’une comète ou d’une éclipse ; quand je tremblais que quelque nuage (mauvaise disposition de l’artiste, incident dans le public) empêchât le spectacle de se produire dans son maximum d’intensité ; quand j’aurais cru ne pas y assister dans les meilleures conditions si je ne m’étais pas rendu dans le théâtre même qui lui était consacré comme un autel, où me semblaient alors faire encore partie, quoique partie accessoire, de son apparition sous le petit rideau rouge, les contrôleurs à œillet blanc nommés par elle, le soubassement de la nef au-dessus d’un parterre plein de gens mal habillés, les ouvreuses vendant un programme avec sa photographie, les marronniers du square, tous ces compagnons, ces confidents de mes impressions d’alors et qui m’en semblaient inséparables. Phèdre, la « Scène de la Déclaration », la Berma avaient alors pour moi une sorte d’existence absolue. Situées en retrait du monde de l’expérience courante, elles existaient par elles-mêmes, il me fallait aller vers elles, je pénétrerais d’elles ce que je pourrais, et en ouvrant mes yeux et mon âme tout grands j’en absorberais encore bien peu. Mais comme la vie me paraissait agréable ! l’insignifiance de celle que je menais n’avait aucune importance, pas plus que les moments où on s’habille, où on se prépare pour sortir, puisque au delà existait, d’une façon absolue, bonnes et difficiles à approcher, impossibles à posséder tout entières, ces réalités plus solides, Phèdre, la manière dont disait la Berma. Saturé par ces rêveries sur la perfection dans l’art dramatique desquelles on eût pu extraire alors une dose importante, si l’on avait dans ces temps-là analysé mon esprit à quelque minute du jour et peut-être de la nuit que ce fût, j’étais comme une pile qui développe son électricité. Et il était arrivé un moment où malade, même si j’avais cru en mourir, il aurait fallu que j’allasse entendre la Berma. Mais maintenant, comme une colline qui au loin semble faite d’azur et qui de près rentre dans notre vision vulgaire des choses, tout cela avait quitté le monde de l’absolu et n’était plus qu’une chose pareille aux autres, dont je prenais connaissance parce que j’étais là, les artistes étaient des gens de même essence que ceux que je connaissais, tâchant de dire le mieux possible ces vers de Phèdre qui, eux, ne formaient plus une essence sublime et individuelle, séparée de tout, mais des vers plus ou moins réussis, prêts à rentrer dans l’immense matière de vers français où ils étaient mêlés. J’en éprouvais un découragement d’autant plus profond que si l’objet de mon désir têtu et agissant n’existait plus, en revanche les mêmes dispositions à une rêverie fixe, qui changeait d’année en année, mais me conduisait à une impulsion brusque, insoucieuse du danger, persistaient. Tel jour où, malade, je partais pour aller voir dans un château un tableau d’Elstir, une tapisserie gothique, ressemblait tellement au jour où j’avais dû partir pour Venise, à celui où j’étais allé entendre la Berma, ou parti pour Balbec, que d’avance je sentais que l’objet présent de mon sacrifice me laisserait indifférent au bout de peu de temps, que je pourrais alors passer très près de lui sans aller regarder ce tableau, ces tapisseries pour lesquelles j’eusse en ce moment affronté tant de nuits sans sommeil, tant de crises douloureuses. Je sentais par l’instabilité de son objet la vanité de mon effort, et en même temps son énormité à laquelle je n’avais pas cru, comme ces neurasthéniques dont on double la fatigue en leur faisant remarquer qu’ils sont fatigués. En attendant, ma songerie donnait du prestige à tout ce qui pouvait se rattacher à elle. Et même dans mes désirs les plus charnels toujours orientés d’un certain côté, concentrés autour d’un même rêve, j’aurais pu reconnaître comme premier moteur une idée, une idée à laquelle j’aurais sacrifié ma vie, et au point le plus central de laquelle, comme dans mes rêveries pendant les après-midi de lecture au jardin à Combray, était l’idée de perfection.

 

Je n’eus plus la même indulgence qu’autrefois pour les justes intentions de tendresse ou de colère que j’avais remarquées alors dans le débit et le jeu d’Aricie, d’Ismène et d’Hippolyte. Ce n’est pas que ces artistes – c’étaient les mêmes – ne cherchassent toujours avec la même intelligence à donner ici à leur voix une inflexion caressante ou une ambiguïté calculée, là à leurs gestes une ampleur tragique ou une douceur suppliante. Leurs intonations commandaient à cette voix : « Sois douce, chante comme un rossignol, caresse » ; ou au contraire : « Fais-toi furieuse », et alors se précipitaient sur elle pour tâcher de l’emporter dans leur frénésie. Mais elle, rebelle, extérieure à leur diction, restait irréductiblement leur voix naturelle, avec ses défauts ou ses charmes matériels, sa vulgarité ou son affectation quotidiennes, et étalait ainsi un ensemble de phénomènes acoustiques ou sociaux que n’avait pas altéré le sentiment des vers récités.

De même le geste de ces artistes disait à leurs bras, à leur péplum : « Soyez majestueux. » Mais les membres insoumis laissaient se pavaner entre l’épaule et le coude un biceps qui ne savait rien du rôle ; ils continuaient à exprimer l’insignifiance de la vie de tous les jours et à mettre en lumière, au lieu des nuances raciniennes, des connexités musculaires ; et la draperie qu’ils soulevaient retombait selon une verticale où ne le disputait aux lois de la chute des corps qu’une souplesse insipide et textile. À ce moment la petite dame qui était près de moi s’écria :

– Pas un applaudissement ! Et comme elle est ficelée ! Mais elle est trop vieille, elle ne peut plus, on renonce dans ces cas-là.

Devant les « chut » des voisins, les deux jeunes gens qui étaient avec elle tâchèrent de la faire tenir tranquille, et sa fureur ne se déchaînait plus que dans ses yeux. Cette fureur ne pouvait d’ailleurs s’adresser qu’au succès, à la gloire, car la Berma qui avait gagné tant d’argent n’avait que des dettes. Prenant toujours des rendez-vous d’affaires ou d’amitié auxquels elle ne pouvait pas se rendre, elle avait dans toutes les rues des chasseurs qui couraient décommander dans les hôtels des appartements retenus à l’avance et qu’elle ne venait jamais occuper, des océans de parfums pour laver ses chiennes, des dédits à payer à tous les directeurs. À défaut de frais plus considérables, et moins voluptueuse que Cléopâtre, elle aurait trouvé le moyen de manger en pneumatiques et en voitures de l’Urbaine des provinces et des royaumes. Mais la petite dame était une actrice qui n’avait pas eu de chance et avait voué une haine mortelle à la Berma. Celle-ci venait d’entrer en scène. Et alors, ô miracle, comme ces leçons que nous nous sommes vainement épuisés à apprendre le soir et que nous retrouvons en nous, sues par cœur, après que nous avons dormi, comme aussi ces visages des morts que les efforts passionnés de notre mémoire poursuivent sans les retrouver, et qui, quand nous ne pensons plus à eux, sont là devant nos yeux, avec la ressemblance de la vie, le talent de la Berma qui m’avait fui quand je cherchais si avidement à en saisir l’essence, maintenant, après ces années d’oubli, dans cette heure d’indifférence, s’imposait avec la force de l’évidence à mon admiration. Autrefois, pour tâcher d’isoler ce talent, je défalquais en quelque sorte de ce que j’entendais le rôle lui-même, le rôle, partie commune à toutes les actrices qui jouaient Phèdre et que j’avais étudié d’avance pour que je fusse capable de le soustraire, de ne recueillir comme résidu que le talent de Mme Berma. Mais ce talent que je cherchais à apercevoir en dehors du rôle, il ne faisait qu’un avec lui. Tel pour un grand musicien (il paraît que c’était le cas pour Vinteuil quand il jouait du piano), son jeu est d’un si grand pianiste qu’on ne sait même plus si cet artiste est pianiste du tout, parce que (n’interposant pas tout cet appareil d’efforts musculaires, çà et là couronnés de brillants effets, toute cette éclaboussure de notes où du moins l’auditeur qui ne sait où se prendre croit trouver le talent dans sa réalité matérielle, tangible) ce jeu est devenu si transparent, si rempli de ce qu’il interprète, que lui-même on ne le voit plus, et qu’il n’est plus qu’une fenêtre qui donne sur un chef-d’œuvre. Les intentions entourant comme une bordure majestueuse ou délicate la voix et la mimique d’Aricie, d’Ismène, d’Hippolyte, j’avais pu les distinguer ; mais Phèdre se les était intériorisées, et mon esprit n’avait pas réussi à arracher à la diction et aux attitudes, à appréhender dans l’avare simplicité de leurs surfaces unies, ces trouvailles, ces effets qui n’en dépassaient pas, tant ils s’y étaient profondément résorbés. La voix de la Berma, en laquelle ne subsistait plus un seul déchet de matière inerte et réfractaire à l’esprit, ne laissait pas discerner autour d’elle cet excédent de larmes qu’on voyait couler, parce qu’elles n’avaient pu s’y imbiber, sur la voix de marbre d’Aricie ou d’Ismène, mais avait été délicatement assouplie en ses moindres cellules comme l’instrument d’un grand violoniste chez qui on veut, quand on dit qu’il a un beau son, louer non pas une particularité physique mais une supériorité d’âme ; et comme dans le paysage antique où à la place d’une nymphe disparue il y a une source inanimée, une intention discernable et concrète s’y était changée en quelque qualité du timbre, d’une limpidité étrange, appropriée et froide. Les bras de la Berma que les vers eux-mêmes, de la même émission par laquelle ils faisaient sortir sa voix de ses lèvres, semblaient soulever sur sa poitrine, comme ces feuillages que l’eau déplace en s’échappant ; son attitude en scène qu’elle avait lentement constituée, qu’elle modifierait encore, et qui était faite de raisonnements d’une autre profondeur que ceux dont on apercevait la trace dans les gestes de ses camarades, mais de raisonnements ayant perdu leur origine volontaire, fondus dans une sorte de rayonnement où ils faisaient palpiter, autour du personnage de Phèdre, des éléments riches et complexes, mais que le spectateur fasciné prenait, non pour une réussite de l’artiste mais pour une donnée de la vie ; ces blancs voiles eux-mêmes, qui, exténués et fidèles, semblaient de la matière vivante et avoir été filés par la souffrance mi-païenne, mi-janséniste, autour de laquelle ils se contractaient comme un cocon fragile et frileux ; tout cela, voix, attitudes, gestes, voiles, n’étaient, autour de ce corps d’une idée qu’est un vers (corps qui, au contraire des corps humains, n’est pas devant l’âme comme un obstacle opaque qui empêche de l’apercevoir mais comme un vêtement purifié, vivifié où elle se diffuse et où on la retrouve), que des enveloppes supplémentaires qui, au lieu de la cacher, rendaient plus splendidement l’âme qui se les était assimilées et s’y était répandue, que des coulées de substances diverses, devenues translucides, dont la superposition ne fait que réfracter plus richement le rayon central et prisonnier qui les traverse et rendre plus étendue, plus précieuse et plus belle la matière imbibée de flamme où il est engainé. Telle l’interprétation de la Berma était, autour de l’œuvre, une seconde œuvre vivifiée aussi par le génie.