Kostenlos

Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour

Text
0
Kritiken
iOSAndroidWindows Phone
Wohin soll der Link zur App geschickt werden?
Schließen Sie dieses Fenster erst, wenn Sie den Code auf Ihrem Mobilgerät eingegeben haben
Erneut versuchenLink gesendet

Auf Wunsch des Urheberrechtsinhabers steht dieses Buch nicht als Datei zum Download zur Verfügung.

Sie können es jedoch in unseren mobilen Anwendungen (auch ohne Verbindung zum Internet) und online auf der LitRes-Website lesen.

Als gelesen kennzeichnen
Schriftart:Kleiner AaGrößer Aa

L'empereur venait d'appeler au sénat M. Garnier, préfet de Versailles. Or la préfecture de Seine-et-Oise a toujours été un morceau très-friand pour quiconque aspire à être préfet. L'ancien duc de la Vieuville, comte de l'empire, chambellan de l'empereur, homme du monde, homme de cour, jadis un des beaux danseurs des bals de la reine, jugea que cela lui irait comme un gant. Profitant donc du droit que lui donnait sa charge d'approcher de l'empereur, il lui témoigna le désir de s'attacher à l'administration. Cette ouverture fut parfaitement accueillie, et l'empereur lui demanda s'il voulait être préfet; à quoi il répondit que c'était l'objet de tous ses vœux, de toute son ambition; et l'empereur répliqua: «Vous serez préfet.» Quelle douce nuit dut passer M. de la Vieuville! Il ne connaissait point d'autre préfecture vacante que celle de Versailles: donc la préfecture de Versailles allait être son lot; il était impossible de raisonner autrement. Mais voilà que sur ces entrefaites la nouvelle de la mort de M. Arborio arrive à l'empereur, et au lever suivant Napoléon annonce à M. de la Vieuville qu'il l'a nommé préfet de la Stura, l'engageant à se rendre le plus promptement possible dans sa résidence. Il n'y eut pas à reculer, et voilà comment l'ancien duc de la Vieuville vint faire son essai administratif dans nos montagnes. Il se résigna facilement, s'occupa beaucoup de son département, et peu de temps après l'empereur, auquel nous ne le laissâmes pas ignorer, l'appela à la préfecture de Colmar.

En voilà, si je ne me trompe, pour sept de nos départemens; donc il nous en reste encore deux, quoique vous ayez déjà reçu un à-compte sur le département de la Sésia, et son chef-lieu Verceil, à l'occasion des difficultés que nous fit M. Giulio, lequel, soit dit en passant, avait une fort jolie femme, mademoiselle Millet, fille d'un riche négociant de Turin. À Verceil, nous avions pour directeur des douanes un homme de fer qui réclame impérieusement un souvenir. C'était M. Soyris. Il y a des gens qui deviennent douaniers; M. Soyris, lui, était né douanier, ou plutôt, c'était la douane vivante. Sa ligne d'observation s'étendait sur les limites de notre gouvernement du côté du royaume d'Italie, et il fallait que des contrebandiers fussent bien fins pour l'attraper. Pour lui, saisir était vivre, et il eut de bien beaux momens quand il présida aux auto-da-fé des marchandises anglaises que nous avions l'ordre de faire impitoyablement brûler. Je veux bien croire que c'était un acte de haute et grande politique; mais ce que je puis assurer, c'est que cette politique n'était nullement comprise par des groupes de malheureux qui regardaient pieds nus la flamme dévorer des milliers de bas de fabrique anglaise. Ce que c'est que d'avoir des idées étroites! ils croyaient, dans leur simplicité, qu'on aurait mieux fait de les leur distribuer. Pour M. Soyris, il regardait cela comme je suppose que Néron regarda l'incendie de Rome. Au surplus sa rigidité n'admettait aucune préférence. Un jour il nous écrivit pour notifier au prince la saisie qu'il venait de faire d'un ballot de soixante cachemires arrivés directement de Constantinople, et adressés à l'impératrice Joséphine. Nous tînmes un petit conseil, pensant au plaisir qu'éprouverait la bonne impératrice, si le ballot pouvait lui être rendu; mais les ordres de l'empereur étaient tellement précis, que nous n'osâmes conseiller au prince de lever l'ordre de M. Soyris, et bien nous en prit. Ayant en effet jugé qu'il y avait lieu à consulter l'empereur, sa réponse fut qu'il n'y avait d'exception pour personne, pas plus pour l'impératrice que pour un autre; que M. Soyris avait bien fait, et que les cachemires devaient être vendus au profit de la douane.

Une autre fois, M. Soyris écrivit encore en prince pour une chose qui était personnelle à Son Altesse, et qui le mettait dans le plus grand embarras. Comme on faisait remettre à neuf l'intérieur de l'hôtel de Paris, le prince avait fait venir de Rome des tableaux de Raphaël, de l'Albane, du Corrége et des plus grands maîtres de sa galerie de Rome, pour en orner une gaierie de l'hôtel. Ces objets étant arrivés à la douane de Verceil, ferme sur ses principes, M. Soyris avait commencé par mettre la main dessus pour leur infliger un droit d'entrée. Ce qui l'embarrassait était de savoir quel article du tarif il leur appliquerait; il lui fut répondu qu'il pouvait faire payer au prince tel droit qu'il jugerait convenable. Alors sa sagacité naturelle lui inspira l'idée de les frapper d'un droit de quinze pour cent le quintal. L'entendez-vous? le quintal!… Un quintal de tableaux de Raphaël! Oh! barbare!

Les petites stations que nous faisons sur la route nous font arriver un peu tard à notre dernier département, le département de la Doire enclavé entre le département du Pô, celui de la Sésia, les Alpes et le royaume d'Italie. Il a pour chef-lieu Ivrée, et pour préfet, le général Jubé, ancien commandant de la garde de notre feu directoire jusqu'au dix-huit brumaire. M. Jubé était un homme d'infiniment d'esprit, qui avait été un des hommes à la mode quand les fournisseurs brillaient dans Paris. Sa femme était extrêmement jolie, et venait très-souvent nous voir à Turin, où elle était un des ornemens de nos bals; nous avons souvent bien ri notamment au retour d'une partie que nous avions faite, dix ou douze personnes ensemble, à Racconiggi. Elle est trop bonne pour ne me l'avoir pas pardonné, mais je me rappelle que je lui jouai le tour d'inviter impertinemment toute la compagnie à souper chez elle, comme si c'eût été de sa part, faisant tout haut les invitations devant elle pour qu'elle ne pût pas reculer, de sorte que nos trois calèches descendirent à sa porte, ou plutôt à la porte du riche Garda, dont l'hôtel était à sa disposition quand elle venait à Turin. La cave de Garda était excellente, sa maison bien approvisionnée, de sorte qu'en peu d'instans nous eûmes un souper qui ne sentit pas du tout l'improvisation, et que nous prolongeâmes gaiement fort avant dans la nuit. La seule chose que je ne me rappelle pas bien, c'est si madame Jubé invita Garda à souper chez lui.

CHAPITRE VII

La femme sans tête et impertinence des Piémontais.—L'hôtel de Londres et la place Saint-Charles.—Le palais d'Aoste devenu le palais de Justice.—Situation et intérieur du palais impérial.—La cathédrale de Turin et le vrai saint suaire.—Le prince et la cour à la messe.—Levers du prince dans le palais impérial.—La galerie de Van-Dick, le boudoir des miniatures et le prie-dieu des reines de Sardaigne.—Prodigalité d'incrustations.—Le jardin du palais, promenade à la mode.—Le Nôtre, jardinier des rois.—Les arcades de la rue de Pô.—Sérénades nocturnes et le guitariste Anelli.—Promenades hors de la ville.—Les allées du Valentin.—La route de Montcallier.—Les jolis chevaux du prince.—La manufacture de tabacs.—M. de V… et application d'un mot de Rivarol.—Grand projet de chasse.—Les lapins de la république et le gibier de l'empire.—Le daim de Racconiggi.—César Berthier notre grand-veneur.—Partie manquée et journée charmante.—La comtesse de Solar.—Saint Hubert plus content de nous.—Le palais du prince auberge des princes et des rois.—La marquise de Gallo et la princesse d'Avelino à Turin.—Exemple incroyable d'exagération italienne.—Passage de Murat.—Le petit prince Achille, et singulière disposition au commandement.—Convoitise insurmontable.—Le marquis de Prié et son valet de chambre vidant ses poches.—Autre manie du marquis de Prié.—Madame de Prié en surveillance et rentrée en grâce.—Petit conseil tenu à la suite d'une lettre de l'empereur.—Rareté des hommes de mérite, et abondance de matière sénatoriale.—Luxe d'écuyers et de chambellans.—M. de Barolo sénateur.—Disposition des Piémontais envers le gouvernement.—Haine contre les Génois.—Gentillesse de Mérinos.—Conversation d'un écuyer avec un chien.—La société de Turin.—M. Alexandre de Saluces et M. de Grimaldi.—Salon de la comtesse de Salmours.—La marquise Dubourg.—M. de Villette.—La saint Napoléon à Turin.—Elégance d'un souper et quatre-vingt-quinze femmes à table.—Conseils du maréchal de Richelieu aux courtisans.—Promenade à la sortie du bal.—Visite à la Superga.—La madone du Pilon et la vigne Chablais.—Église de la Superga et le bon abbé Avogadro.—Le déjeuner d'anachorète et le chien battu.—Tombeaux des rois de Sardaigne.—Le caveau de la branche de Carignan et la dernière princesse de Carignan.—Effet prodigieux d'un rayon de soleil.—Pension obtenue de l'empereur pour l'abbé Avogadro.—Retour à cheval et station chez Laurent Dufour.—Histoire du comte de Scarampi et rare exemple de fermeté.—Le silence volontaire.

J'ai vu à Turin, mais vu, comme je vois en ce moment mon papier et ma plume, j'ai vu, dis-je, une femme sans tête, non pas moralement parlant, où serait la merveille? mais physiquement; du reste; cette femme paraissait parfaitement conformée du cou aux pieds. Il y a des charlatans qui oseraient ajouter selon la formule: Elle est vivante et elle a des dents; mais je ne suis pas de cette force-là. Je veux seulement que vous sachiez jusqu'où peut aller l'impertinence des Piémontais envers ces êtres timides et délicats que l'on voit toujours se presser par milliers autour d'un échafaud les jours d'exécution. La femme sans tête dont je vous parle n'était point vivante, et cependant elle n'était pas morte, puisqu'elle était peinte au dessus de la porte d'une auberge très-achalandée, qui avait pour enseigne: À la bonne femme; or voilà une impertinence s'il en fut, et pour laquelle seulement le Piémont mériterait de n'avoir jamais un gouvernement représentatif. Ce n'est pas que l'hôtel de la bonne femme soit le premier hôtel de Turin; non, les étrangers de haute distinction descendent ordinairement sur la place Saint-Charles à l'hôtel de Londres. Cette place, qui forme un carré long, est régulièrement construite sur les deux principaux côtés où règnent des arcades, mais moins belles que celles qui prennent naissance à l'entrée de la place impériale, se prolongent sur ses deux côtés, et se joignent en retour aux arcades de la magnifique rue de Pô. Au milieu de la place impériale s'élève l'ancien palais d'Aoste, remarquable surtout par son double escalier, de la proportion la plus élégante. Autrefois le palais d'Aoste attenait par une galerie au grand palais, mais on avait déjà fait disparaître cette construction, qui rompait la régularité de l'une des plus belles places qui existent dans le monde. Quand nous arrivâmes à Turin, le palais d'Aoste était devenu le palais de justice.

 

Quant au grand palais, il se trouve situé à gauche de la grande place quand on arrive de Paris par le Mont-Cénis, Suze et Rivoli. On entre dans une première cour carrée, que dominent à gauche les appartemens du palais Chablais, que le prince occupait; encore à gauche, existe une voûte par laquelle nous arrivions à l'entrée assez mesquine de notre habitation, donnant sur la place où s'élève l'église cathédrale, sous l'invocation de Saint-Laurent. Cette église, où officiait aux grands jours notre respectable et tolérant archevêque, M. de la Torre, n'est pas d'une beauté ni surtout d'une étendue remarquable, mais en revanche elle possède le véritable saint suaire, que l'on tient soigneusement enfermé, et qui depuis un temps immémorial n'a pris l'air que deux fois, l'une en l'honneur du pape Pie VII, l'autre en l'honneur de l'empereur. C'est à Saint-Laurent que le prince et sa cour entendaient régulièrement la messe le dimanche, dans une tribune élevée, à laquelle on communiquait par les appartemens. Les jours de grande cérémonie, comme par exemple à la Saint-Napoléon, le prince tenait son lever au palais impérial, et ces jours-là toute la maison était sur pied. Les appartemens de ce palais étaient d'une rare beauté, et remarquables surtout par la richesse des parquets et la variété des incrustations. J'allais fréquemment y examiner dans la galerie une collection de portraits peints par Van-Dick, et qui tenaient à la décoration, étant sertis par des cadres unis à la boiserie. Il y avait aussi le boudoir des miniatures; mais ce qui me frappa surtout, ce fut l'oratoire et le prie-dieu des anciennes reines de Sardaigne. Ce prie-dieu était en bois d'ébène et couvert d'incrustations en ivoire. L'artiste avait eu l'idée ingénieuse de placer sur la tablette qui se trouvait immédiatement sous les yeux de la reine, quand elle faisait ses prières, une scène vraiment touchante. Il avait représenté une reine de Sardaigne descendant de voiture à la porte du Pô, et distribuant elle-même des aumônes aux pauvres. J'en avais pris une esquisse, mais je ne sais pas ce que cela est devenu.

Le jardin du palais était public, on y entrait par une voûte donnant sur la place impériale, Le Nôtre, ce grand jardinier des rois de son temps, en avait dirigé l'économie, et avait tiré le meilleur parti possible d'un terrain qui ne lui offrait que des difficultés, à cause de la multiplicité des angles saillans et rentrans que formaient de ce côté les sinuosités des fortifications. Le dimanche, de midi à deux heures, la mode y appelait tout ce que Turin renfermait de plus élégant en hommes et en femmes, et sous ce rapport nous n'aurions point reculé devant un défi de votre allée du printemps. Dans le temps des trop grandes chaleurs, la promenade du matin était suspendue, et pendant l'hiver les promeneurs se transportaient sous les arcades de la rue de Pô, où circulait en tous temps une population assez nombreuse. Pendant l'été les promenades se prolongeaient le soir assez tard, souvent même jusqu'à l'heure où les spectacles étaient fermés, et vers minuit bon nombre de musiciens s'emparaient de la ville, qu'ils parcouraient en donnant des sérénades. C'était alors le triomphe du guitariste Anelli, qui avait un très grand talent, Je me rappelle même que je voulus prendre de ses leçons, mais j'avais tant de plaisir à l'entendre jouer et chanter, que la leçon se passait toute en exercices du maître, de sorte que l'écolier ne devint pas plus fort sur la guitare que madame de Menou sur le piano.

Telles étaient les promenades des piétons; voici maintenant celles des heureux du temps qui sortaient de la ville à cheval, en calèche ou en voiture: nous avions adopté la promenade du Valentin et ses belles allées, situées à peu de distance de Turin, et la route de Montcallier, assise au bas de la colline et dominant le Pô qu'elle côtoie. Le prince n'y manquait presque jamais, et il fallait que le temps fût impraticable pour qu'on ne le vît pas conduisant un carricle à pompe, attelé de ses deux jolis chevaux gris truités et suivi de deux jokeis montés sur des chevaux pareils. Ceux qui donnaient la préférence aux lieux solitaires se dirigeaient dans la belle allée qui conduit de Turin à la manufacture alors impériale des tabacs, dont le gouvernement général appartenait à M. de V… en sa qualité de directeur-général des sels et tabacs au delà des Alpes. Je ne sais plus de quel homme très-gros Rivarol a dit qu'il avait été créé et mis au monde pour faire voir jusqu'où pouvait aller la peau humaine; en créant M. de V… Dieu avait voulu sans doute résoudre le même problème à l'égard de la vanité. Sa maison cependant était fort agréable, mais non pas à cause de lui. Madame de V… était remplie d'esprit et de talens; et sa belle-mère une des femmes les plus aimables de la société, pleine d'indulgence et de vraie bonté, bien qu'elle m'ait paru quelquefois un peu encline à ces médisances de bon ton, qui n'effleurent que l'épiderme des amours-propres trop chatouilleux, font le charme de ceux qui les entendent et ne font aucun mal à ceux qui en sont l'objet.

Long-temps nos exercices se bornèrent à des promenades, mais un beau jour César Berthier mit en tête au prince qu'il devrait organiser des parties de chasse à courre. Dès lors voilà nos piqueurs s'évertuant à donner du cor, et quelques anciens chasseurs du roi de Sardaigne faisant de nombreuses répétitions de tayaut et d'halali. Le jour d'une première chasse en règle fut donc arrêté; mais le pouvoir, même impérial, a des bornes; il ne peut pas faire qu'il y ait du gibier là où il n'y en a pas, et nous n'avions pas à notre disposition les ressources qu'avait précédemment trouvées M. de Talleyrand au quai de la Vallée, pour offrir au premier consul le divertissement d'une chasse aux lapins. D'ailleurs, nous dédaignions fort les lapins. Des lapins!… C'était bon sous la république; mais alors! Il nous fallait un bel et bon cerf, ou tout au moins un daim.

On se souvint heureusement qu'il existait encore dans le parc de Racconiggi quelques échantillons de ces animaux devenus presque domestiques; l'ordre fut donc donné d'enlever un daim de choix à ses paisibles habitudes, et de le transférer dans un autre grand parc situé à deux lieues de Turin sur la route de Rivoli. Ce parc, dont j'ai oublié le nom, appartenait à un ancien couvent et faisait partie du domaine impérial. On y fit conduire la meute oisive, dont les pénates étaient au chenil de Stupinis, et le grand jour arrivé, nous montâmes tous à cheval dès le matin, et les dames se rendirent en calèche au lieu du rendez-vous. Le pauvre daim fut lancé selon toutes les règles sous la direction de César Berthier, qui étant frère du grand veneur, se croyait un illustre chasseur par communication de dignités. La bête (je parle du daim) ne nous permit pas de jouir long-temps du plaisir barbare que nous trouvions à la poursuivre à travers les allées et les fourrés du parc; au bout d'une heure elle se rendit: au prince appartenait l'honneur de lui donner le coup de couteau de chasse, et je vis avec plaisir que cet égorgement lui déplut au point qu'il en laissa le soin aux piqueurs, et le cor sonna la curée. Si, d'ailleurs, notre chasse fut de courte durée, le reste de la journée fut fort agréable, car l'étiquette n'était pas de la partie. Les dames s'étaient arrangé à la hâte des amazones de fantaisie, qui leur allaient fort bien, et notamment à madame de Solar, l'une des dames de l'impératrice Joséphine et la plus intrépide de nos danseuses. L'espèce de déjeuner dînatoire que nous fîmes tous ensemble vers une heure, fut extrêmement gai et se prolongea jusqu'au soir, où nous reprîmes le chemin du palais. Par la suite nous devînmes plus expérimentés; les bois de Stupinis furent garnis de cerfs, de daims et de chevreuils, et saint Hubert n'eût plus autant à rougir de nous.

La maison du prince Borghèse à Turin pouvait réellement être considérée comme une auberge impériale, à l'usage des princes et des rois qui allaient de France en Italie ou d'Italie en France. Nous avons déjà vu le prince Aldobrandini, Lucien et le roi Joseph; voici venir maintenant les dames napolitaines de la nouvelle reine d'Espagne, qui se rendaient à Madrid pour l'y recevoir. Le chef de ce convoi était le colonel Filangieri, en sa qualité d'écuyer de Joseph. Parmi les dames qu'il devait faire arriver à bon port se trouvait la belle marquise de Gallo, que j'avais beaucoup vue à Paris, et une toute jolie petite princesse blonde, quoique napolitaine, la princesse d'Avelino. Je n'ai jamais rien vu de plus fin ni de plus mignon. Elle avait la peau d'une blancheur éblouissante, et je ne saurais l'oublier, car cette blancheur donna lieu à une des plus belles exagérations que j'aie jamais entendu sortir même de la bouche d'un Italien. Un de nos messieurs se montrait fort empressé auprès de la princesse d'Avelino, et je me plaisais à irriter l'admiration qu'elle lui inspirait en lui détaillant les beautés et surtout les gentillesses qui me frappaient le plus en elle. Quand j'en fus venu à la blancheur de sa peau: «Ah! s'écria-t-il, si une goutte de lait tombait sur son bras, on croirait que c'est une mouche!» Or, ceci, je ne l'invente pas, je l'ai entendu.

À ce convoi en succéda bientôt un autre venant de France. Murat ayant été appelé par l'empereur à succéder à Joseph sur le trône de Naples, que l'on appelait par courtoisie le trône des deux Siciles, bien qu'il n'y en eût qu'une en sa possession, envoya en avant son fils aîné, le prince Achille, âgé de six à sept ans, accompagné de son grave et estimable gouverneur M. Bandus, mort il y a quelques années chef du bureau politique aux affaires étrangères, d'où il était sorti. Je m'étais assez bien acclimaté aux dénominations honorifiques que l'on ajoutait au nom des souverains et des princes, parce qu'après tout c'étaient des hommes. Mais, un enfant!… Non, je ne saurais dire combien cela me parut ridicule la première fois que j'entendis donner du monseigneur et de l'altesse royale par le nez d'un bambin, Le petit bonhomme, du reste, montrait beaucoup de dispositions au commandement, et de tous les temps des verbes qu'il commençait à étudier, celui qui lui était le plus familier était sans contredit l'impératif. Tudieu! comme il y allait: «Faites ceci, faites cela. Je ne veux personne dans mon intérieur; faites fermer cette porte; mon valet de chambre seul couchera dans ma chambre; vous logerez ailleurs, mon gouverneur…» Que sais-je? Et à cela il fallait répondre: «Oui, monseigneur.» Le tout, sans doute, afin de lui inculquer de bonne heure le principe éternel de l'égalité des hommes devant Dieu et devant la loi.

Après le fils nous eûmes le père; mais Murat ne resta que peu de momens à Turin, pressé qu'il était de se montrer à ses nouveaux sujets. Il arriva au palais pour dîner, alla le soir au spectacle avec le prince, ne dormit que peu d'heures dans les appartemens d'été que son fils avait occupés, et poursuivit sa route le lendemain de bonne heure. J'ai oublié de dire que le petit prince Achille, puisque prince il y avait, était tellement séduit par les objets qu'il trouvait à sa convenance enfantine, qu'aussitôt que nous sûmes son arrivée à Turin, le prince se mit en devoir de serrer dans un secrétaire une foule de petits bijoux, de boîtes, d'épingles et d'autres objets qui erraient ordinairement sur sa cheminée, et comme je lui témoignais ma surprise de cette précaution inaccoutumée, il m'assura qu'elle était indispensable, parce que quand son neveu venait le voir à Paris il lui demandait tout ce qu'il voyait, et qu'il n'osait pas le refuser.

Cette disposition à la convoitise est assez naturelle dans un enfant gâté, et n'a rien qui doive surprendre, puisque beaucoup de grandes personnes ne s'en guérissent jamais radicalement. Qui, par exemple, n'a entendu parler à Turin du marquis décrié, qui jouissait d'une fortune immense, et chez lequel le vol était une manie? Il ne vivait plus quand nous arrivâmes en Piémont, mais j'en ai entendu raconter aux personnes les plus dignes de foi des choses qui passent toute croyance. Ainsi, par exemple, le marquis de Prié n'allait nulle part sans mettre quelque chose dans ses poches; le soir, quand il était couché, son valet de chambre en faisait l'inventaire, rangeait en ordre les montres, bijoux, couverts d'argent, tabatières que le marquis s'était appropriés, et comme on savait les différentes maisons où il avait été, tous ces objets étaient remis à leurs propriétaires par les soins du fidèle valet de chambre, et M. de Prié, tout en recommençant le lendemain, ne s'enquerrait jamais de son butin de la veille. Le même personnage, m'a-t-on dit, avait bien encore une autre manie, mais qui, pour lui, était entièrement un objet de luxe; il se plaisait à pourvoir à la dépense et aux fantaisies de deux ou trois beautés, et c'était les seules personnes de sa connaissance auxquelles il ne dérobât rien; il en jouissait absolument comme ces gens qui ont une loge à l'Opéra pour la prêter à leurs amis, mais qui ne vont jamais au spectacle. Madame de Prié s'était montrée, parmi les dames piémontaises, une des plus opposées à l'empereur, opposition qu'elle avait expiée par plusieurs années de détention, et qu'elle expiait encore en mil huit cent-huit, par un état de surveillance assez rigoureux; l'allégement de cette peine, et plus tard la rentrée en grâce de madame de Prié, furent encore de ces choses que l'empereur accorda aux sollicitations de son beau-frère, aussi bien que la permission de revenir à Paris pour la famille de Tourzel, qui était exilée à Turin. Le fils de madame de Prié, Démétrius fut nommé auditeur au conseil-d'état et ensuite l'un des maîtres des cérémonies de la maison de l'empereur, charge dont les fonctions lui allaient beaucoup mieux que celles de son premier emploi.

 

En général il y avait bien à Turin quelques hommes de mérite, mais très-peu qui s'élevassent au dessus d'un certain niveau, surtout pour l'exercice d'un emploi public d'un ordre élevé. Je me rappelle très-bien qu'un jour le prince reçut une lettre de l'empereur dans laquelle il lui demandait une liste, accompagnée de notes, des hommes les plus notables du Piémont, avec indication de ceux qui paraîtraient dignes d'entrer au sénat, d'être appelés au conseil-d'état, ou de remplir des fonctions de préfet. Nous passâmes en revue à cette occasion le haut personnel de nos sujets délégués, et s'il faut le dire, nous ne trouvâmes pour le conseil-d'état que M. de Balbe, puisque M. de Saint-Marsan y était déjà. L'illustre La Grange, comme l'on sait, était de Turin, mais je ne cite jamais un génie hors de ligne quand je parle d'hommes d'un mérite élevé. La Grange n'était que sénateur, mais c'était un honneur pour le sénat bien plus que pour lui, comme c'est une gloire pour l'Académie française de compter dans son sein M. de Chateaubriand, dont la renommée européenne aurait pu se passer d'être en même temps académicienne. Au surplus, si nous nous trouvâmes pauvres en personnages dignes de siéger dans le conseil-d'état, la matière sénatoriale nous parut plus riche; nous ne le fûmes guère en hommes de haute administration; mais quel luxe quand nous en vînmes aux hommes de cour! Le Piémont aurait pu à lui seul défrayer la moitié des cours de l'Europe en chambellans, en écuyers et en majordomes.

Parmi les sénateurs piémontais il y en eut qui ne durent leur entrée au sénat qu'à leur nom et à leur fortune: tel était M. de Barolo, le plus riche seigneur du Piémont, et dont l'influence était grande sur une classe assez nombreuse de Piémontais qui voulaient bien être sujets de l'empereur, mais auraient voulu en même temps n'être pas Français. Ceux-ci auraient souhaité que l'empereur fît du Piémont un royaume à l'instar du royaume d'Italie, et qu'il eût ajouté à ses titres celui de roi du Piémont dont il aurait délégué la vice-royauté. Il est probable que l'empereur ne goûta jamais cette idée; car nous ne pûmes faire autrement que de lui en donner connaissance à titre de renseignement sur les opinions, et jamais ce ne fut de sa part l'objet d'une observation. Jusqu'à un certain point les Piémontais se seraient cependant résignés assez volontiers à être Français, si cela ne les eût pas rendus les compatriotes des Génois. Au moment où j'écris ceci, je ne sais comment les choses se passent au delà des Alpes, mais il me paraît inévitable qu'au premier mouvement qui éclatera en Italie il y ait séparation forcée entre Gênes et le Piémont. À l'occasion de cette inimitié je me rappelle un fait qui, pour être puéril, n'en est pas moins caractéristique. Il eut peut-être mieux trouvé sa place quand je parlerai de notre voyage à Gênes; mais puisqu'il vient se glisser dans mon propos, le voici.

Il faut d'abord que vous sachiez que le prince Borghèse avait un chien superbe nommé Mérinos; et ce nom lui allait supérieurement, car il était doux comme un agneau; bien fait de sa personne, et d'une courtoisie digne des plus beaux temps de la chevalerie. Mérinos ne recevait jamais une politesse sans la rendre, et pourtant il avait sa part dans nos grandeurs d'emprunt. Il n'habitait pas un chenil vulgaire, comme ses pareils; il était servi par un domestique qui en prenait soin, et dînait à ses heures. La nature avait sans doute beaucoup fait pour Mérinos, mais il devait son principal mérite à une brillante éducation. Son gouverneur lui avait enseigné à tenir en arrêt une perdrix au point qu'avec lui il n'était pas nécessaire d'avoir un fusil pour aller à la chasse; sa réputation et son mérite étaient connus même des rois, car le roi Jérôme avait demandé au prince d'en faire l'échange contre un cheval à choisir dans ses écuries. Mérinos était de tous nos voyages, et voilà comment il se trouva à Gênes.

Un jour donc que je descendais du palais Durazzo où logeait le prince, j'aperçois, au bas du grand-escalier, M. de Montealto, gendre de M. de Saint-Marsan et l'un des écuyers du prince, en grande conversation avec Mérinos. J'écoute sans être vu, et j'entends M. de Montealto qui le caressait, en lui disant: «Viens, mon bon chien; viens, mon bon Mérinos. La… la… Tu n'es pas un Génois, toi!» Je vous le demande: cela est-il caractéristique? Est-ce chose facile d'amalgamer deux peuples dont l'un félicite un chien de ne pas appartenir à l'autre?

La société de Turin offrait des hommes de mérite, sans doute, mais c'étaient plutôt des hommes d'étude que des hommes d'action. Tels étaient M. Alexandre de Saluces, homme prodigieusement instruit, et M. de Grimaldi. Je fis la connaissance de ces messieurs chez la comtesse de Salmours, où je crois vous avoir dit que je fus présenté par M. de Luzerne, notre gouverneur de Stupinis, qui lui-même était fort aimable. Madame de Salmours recevait peu de femmes; la marquise Dubourg presque seule y venait assez assidûment: mais son salon était le rendez-vous des hommes les plus distingués de la société. Madame de Salmours était Saxonne; son mari était Piémontais, mais ne vivait point à Turin. Je passai chez elle des soirées dont le souvenir me charme encore, car on y jouissait de cette liberté qui fait la douceur de la vie sociale quand elle ne va pas trop loin, ce qui ne peut être à redouter entre personnes bien élevées. Madame de Salmours avait long-temps habité Paris qu'elle aimait beaucoup, et se plaisait fort à en parler. Sans être belle, elle était très-agréable; ses cheveux blonds attestaient assez son lieu natal, que décelait en même temps un reste presque imperceptible d'accent allemand, ce qui mettait son parler en harmonie parfaite avec un peu d'abandon qui semblait naturel en elle.