Kostenlos

Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour

Text
0
Kritiken
iOSAndroidWindows Phone
Wohin soll der Link zur App geschickt werden?
Schließen Sie dieses Fenster erst, wenn Sie den Code auf Ihrem Mobilgerät eingegeben haben
Erneut versuchenLink gesendet

Auf Wunsch des Urheberrechtsinhabers steht dieses Buch nicht als Datei zum Download zur Verfügung.

Sie können es jedoch in unseren mobilen Anwendungen (auch ohne Verbindung zum Internet) und online auf der LitRes-Website lesen.

Als gelesen kennzeichnen
Schriftart:Kleiner AaGrößer Aa

Lorsque, au mois d'octobre, la paix d'Amiens ayant été conclue avec l'Angleterre, la France se trouva délivrée de toutes les guerres qu'elle soutenait depuis tant d'années et au prix de tant de sacrifices, on ne saurait se faire une idée des transports qui éclatèrent de toutes parts. Les décrets qui ordonnaient soit le désarmement des vaisseaux de guerre, soit l'organisation des places fortes sur le pied de paix, étaient accueillis comme des gages de bonheur et de sécurité. Le jour de la réception de lord Cornwallis, ambassadeur d'Angleterre, le premier consul déploya la plus grande pompe. «Il faut, avait-il dit la veille, montrer à ces orgueilleux Bretons que nous ne sommes pas réduits à la besace.» Le fait est que les Anglais, avant de mettre le pied sur le continent français, s'étaient attendus à ne trouver partout que ruines, disette et misère. On leur avait peint la France entière sous le jour le plus triste, et ils s'étaient crus au moment de débarquer en Barbarie. Leur surprise fut extrême quand ils virent combien de maux le premier consul avait déjà réparés en si peu de temps, et toutes les améliorations qu'il se proposait d'opérer encore. Ils répandirent dans leur pays le bruit de ce qu'ils appelaient eux-mêmes les prodiges du premier consul, et des milliers de leurs compatriotes s'empressèrent devenir en juger parleurs propres yeux. Au moment où lord Cornwallis entra dans la grande salle des ambassadeurs, avec les personnes de sa suite, la vue de tous ces Anglais dut être frappée de l'aspect du premier consul, entouré de ses deux collègues, de tout le corps diplomatique et d'une cour militaire déjà brillante. Au milieu de tous ces riches uniformes, le sien était remarquable par sa simplicité; mais le diamant appelé le Régent, qui avait été mis en gage sous le directoire, et depuis quelques jours dégagé par le premier consul, étincelait à la garde de son épée.

CHAPITRE VII

Le roi d'Étrurie.—Madame de Montesson.—Le monarque peu travailleur.—Conversation à son sujet entre le premier et le second consul.—Un mot sur le retour des Bourbons.—Intelligence et conversation de don Louis.—Traits singuliers d'économie.—Présent de cent mille écus et gratification royale de six francs.—Dureté de don Louis envers ses gens.—Hauteur vis-à-vis d'un diplomate, et dégoût des occupations sérieuses.—Le roi d'Étrurie installé par le futur roi de Naples.—La reine d'Étrurie.—Son peu de goût pour la toilette.—Son bon sens.—Sa bonté.—Sa fidélité à remplir ses devoirs.—Fêtes magnifiques chez M. de Talleyrand.—Chez madame de Montesson.—À l'hôtel du ministre de l'intérieur, le jour anniversaire de la bataille de Marengo.—Départ de Leurs Majestés.

Au mois de mai 1801 arriva à Paris, pour de là se rendre dans son nouveau royaume, le prince de Toscane, don Louis Ier, que le premier consul venait de faire roi d'Étrurie. Il voyageait sous le nom de comte de Livourne, avec son épouse l'infante d'Espagne Marie-Louise, troisième fille de Charles IV. Malgré l'incognito que, d'après le titre modeste qu'il avait pris, il paraissait vouloir garder, peut-être à cause du peu d'éclat de sa petite cour, il fut aux Tuileries accueilli et traité en roi. Ce prince était d'une assez faible santé, et tombait, dit-on, du haut-mal. On l'avait logé à l'hôtel de l'ambassade d'Espagne, ancien hôtel Montesson, et il avait prié madame de Montesson, qui habitait l'hôtel voisin, de lui permettre de faire rétablir une communication condamnée depuis long-temps. Il se plaisait beaucoup, ainsi que la reine d'Étrurie, dans la société de cette dame, veuve du duc d'Orléans, et y passait presque tous les jours plusieurs heures de suite. Bourbon lui-même, il aimait sans doute à entendre tous les détails que pouvait lui donner sur les Bourbons de France une personne qui avait vécu à leur cour et dans l'intimité de leur famille, à laquelle elle tenait même par des liens qui, pour n'être point officiellement reconnus, n'en étaient pas moins légitimes et avoués. Madame Montesson recevait chez elle tout ce qu'il y avait de plus distingué à Paris. Elle avait réuni les débris des sociétés les plus recherchées autrefois, et que la révolution avait dispersées. Amie de madame Bonaparte, elle était aimée et vénérée par le premier consul, qui désirait que l'on pensât et que l'on dît du bien de lui dans le salon le plus noble et le plus élégant de la capitale. D'ailleurs il comptait sur les souvenirs et sur le ton exquis de cette dame pour établir dans son palais et dans sa société, dont il songeait dès lors à faire une cour, les usages et l'étiquette pratiqués chez les souverains.

Le roi d'Étrurie n'était pas un grand travailleur, et, sous ce rapport, il ne plaisait guère au premier consul, qui ne pouvait souffrir le désœuvrement. Je l'entendis un jour, dans une conversation avec son collègue M. Cambacérès, traiter fort sévèrement son royal protégé (absent, cela va sans dire). «Voilà un bon prince, disait-il, qui ne prend pas grand souci de ses très-chers et aimés sujets. Il passe son temps à caqueter avec de vieilles femmes, à qui il dit tout haut beaucoup de bien de moi, tandis qu'il gémit tout bas de devoir son élévation au chef de cette maudite république française. Cela ne s'occupe que de promenades, de chasse, de bals et de spectacles.—On prétend, observa M. Cambacérès, que vous avez voulu dégoûter les Français des rois en leur en montrant un tel échantillon, comme les Spartiates dégoûtaient leurs enfans de l'ivrognerie en leur faisant voir un esclave ivre.—Non pas, non pas, mon cher, repartit le premier consul; je n'ai point envie qu'on se dégoûte de la royauté; mais le séjour de sa majesté le roi d'Étrurie contrariera ce bon nombre d'honnêtes gens qui travaillent à faire revenir le goût des Bourbons.»

Don Louis ne méritait peut-être pas d'être traité avec tant de rigueur, quoiqu'il fût, il faut en convenir, doué de peu d'esprit, moins encore d'agrémens. Lorsqu'il dînait aux Tuileries, il ne répondait qu'avec embarras aux questions les plus simples que lui adressait le premier consul; hors la pluie et le beau temps, les chevaux, les chiens et autres sujets d'entretien de cette force, il n'était rien sur quoi il pût donner une réponse satisfaisante. La reine sa femme lui faisait souvent des signes pour le mettre sur la bonne voie, et lui soufflait même ce qu'il aurait dû dire ou faire; mais cela ne faisait que rendre plus choquant son défaut absolu de présence d'esprit. On s'égayait assez généralement à ses dépens, mais on avait soin pourtant de ne pas le faire en présence du premier consul, qui n'aurait point souffert que l'on manquât d'égards vis-à-vis d'un hôte à qui lui-même il en témoignait beaucoup. Ce qui donnait le plus matière aux plaisanteries dont le prince était l'objet, c'était son excessive économie; elle allait à un point véritablement inimaginable; on en citait mille traits, dont voici peut-être le plus curieux.

Le premier consul lui envoya plusieurs fois, durant son séjour, de magnifiques présens, des tapis de la Savonnerie, des étoffes de Lyon, des porcelaines de Sèvres; dans de telles occasions, Sa Majesté ne refusait rien, sinon de donner quelque légère gratification aux porteurs de tous ces objets précieux. On lui apporta, un jour, un vase du plus grand prix (il coûtait, je crois, cent mille écus); il fallut douze ouvriers pour le placer dans l'appartement du roi. Leur besogne finie, les ouvriers attendaient que Sa Majesté leur fît témoigner sa satisfaction, et ils se flattaient de lui voir déployer une générosité vraiment royale. Cependant le temps s'écoule, et ils ne voient point arriver la récompense espérée. Enfin ils s'adressent à un de messieurs les chambellans, et le prient de mettre leur juste réclamation aux pieds du roi d'Étrurie. Sa Majesté, qui n'avait pas encore cessé de s'extasier sur la beauté du cadeau et sur la magnificence du premier consul, fut on ne peut plus surprise d'une pareille demande. C'était un présent, disait-elle; donc elle avait à recevoir et non à donner. Ce ne fut qu'après bien des instances que le chambellan obtint pour chacun des ouvriers un écu de six francs, que ces braves gens refusèrent.

Les personnes de la suite du prince prétendaient qu'à cette aversion outrée pour la dépense il joignait une extrême sévérité à leur égard. Toutefois la première de ces deux dispositions portait probablement les gens du roi d'Étrurie à exagérer la seconde. Les maîtres par trop économes ne manquent jamais d'être jugés sévères, et en même temps sévèrement jugés, par leurs serviteurs. C'est peut-être (soit dit en passant) d'après quelque jugement de ce genre que s'est accrédité parmi de certaines personnes le bruit calomnieux qui représentait l'empereur comme pris souvent d'humeur de battre; et pourtant l'économie de l'empereur Napoléon n'était que l'amour de l'ordre le plus parfait dans les dépenses de sa maison. Ce qu'il y a de certain pour S. M. le roi d'Étrurie, c'est qu'il ne sentait pas au fond tout l'enthousiasme ni toute la reconnaissance qu'il témoignait au premier consul. Celui-ci en eut plus d'une preuve; voilà pour la sincérité. Quant au talent de gouverner et de régner, le premier consul dit à son lever à M. Cambacérès, dans ce même entretien dont j'ai tout à l'heure rapporté quelques mots, que l'ambassadeur d'Espagne se plaignait de la hauteur du prince à son égard, de sa complète ignorance, et du dégoût que lui inspirait toute espèce d'occupation sérieuse. Tel était le roi qui allait gouverner une partie de l'Italie. Ce fut le général Murat qui l'installa dans son royaume, sans se douter, selon toute apparence, qu'un trône lui était réservé, à lui-même, à quelques lieues de celui sur lequel il faisait asseoir don Louis.

La reine d'Étrurie était, au jugement du premier consul, plus fine et plus avisée que son auguste époux. Cette princesse ne brillait ni par la grâce ni par l'élégance; elle se faisait habiller dès le matin pour toute la journée, et se promenait dans son jardin, un diadème ou des fleurs sur la tête, et en robe à queue dont elle balayait le sable des allées. Le plus souvent aussi elle portait dans ses bras un de ses enfans encore dans les langes, et qui était sujet à tous les inconvéniens d'un maillot. On conçoit que, lorsque venait le soir, la toilette de sa majesté était un peu dérangée. De plus, elle était loin d'être jolie, et n'avait pas les manières qui convenaient à son rang. Mais, ce qui certainement faisait plus que compensation à tout cela, elle était très-bonne, très-aimée de ses gens, et remplissait avec scrupule tous ses devoirs d'épouse et de mère; aussi le premier consul, qui faisait si grand cas des vertus domestiques, professait-il pour elle la plus haute et la plus sincère estime.

 

Durant tout le mois que leurs majestés séjournèrent à Paris, ce ne fut qu'une suite de fêtes. M. de Talleyrand leur en offrit une à Neuilly d'une richesse et d'une splendeur admirables. J'étais de service, et j'y suivis le premier consul. Le château et le parc étaient illuminés d'une brillante profusion de verres de couleur. Il y eut d'abord un concert, à la fin duquel le fond de la salle fut enlevé comme un rideau de théâtre, et laissa voir la principale place de Florence, le palais ducal, une fontaine d'eau jaillissante, et des Toscans se livrant aux jeux et aux danses de leur pays, et chantant des couplets en l'honneur de leurs souverains. M. de Talleyrand vint prier leurs majestés de daigner se mêler à leurs sujets; et à peine eurent-elles mis le pied dans le jardin qu'elles se trouvèrent comme dans un lieu de féerie: les bombes lumineuses, les fusées, les feux du Bengale éclatèrent en tous sens et sous toutes les formes; des colonnades des arcs de triomphe et des palais de flammes s'élevaient, s'éclipsaient et se succédaient sans relâche. Plusieurs tables furent servies dans les appartemens, dans les jardins, et tous les spectateurs purent successivement s'y asseoir. Enfin un bal magnifique couronna dignement cette soirée d'en chantemens; il fut ouvert par le roi d'Étrurie et madame Leclerc (Pauline Borghèse).

Madame de Montesson offrit aussi à leurs majestés un bal auquel assista toute la famille du premier consul. Mais de tous ces divertissemens celui dont j'ai le mieux gardé souvenir est la soirée véritablement merveilleuse que donna M. Chaptal, ministre de l'intérieur. Le jour qu'il choisit était le 14 juin, anniversaire de la bataille de Marengo. Après le concert, le spectacle, le bal, et une nouvelle représentation de la ville et des habitans de Florence, un splendide souper fut servi dans le jardin, sous des tentes militaires, décorées de drapeaux, de faisceaux d'armes et de trophées. Chaque dame était accompagnée et servie à table par un officier en uniforme. Lorsque le roi et la reine d'Étrurie sortirent de leur tente, un ballon fut lancé, qui emporta dans les airs le nom de Marengo en lettres de feu.

Leurs majestés voulurent visiter, avant de partir, les principaux établissemens publics. Elles allèrent au conservatoire de musique, à une séance de l'Institut, à laquelle elles n'eurent pas l'air de comprendre grand'chose, et à la Monnaie, où une médaille fut frappée en leur honneur. M. Chaptal reçut les remercîmens de la reine pour la manière dont il avait accueilli et traité les nobles hôtes, comme savant à l'Institut, comme ministre dans son hôtel, et dans les visites qu'ils avaient faites dans divers établissemens de la capitale. La veille de son départ, le roi eut un long entretien secret avec le premier consul. Je ne sais ce qui s'y passa; mais, en en sortant, ils n'avaient l'air satisfaits ni l'un ni l'autre. Toutefois leurs majestés durent emporter, au total, la plus favorable idée de l'accueil qui leur avait été fait.

CHAPITRE VIII

Passion d'un fou pour mademoiselle Hortense de Beauharnais.—Mariage de M. Louis Bonaparte et d'Hortense.—Chagrins.—Caractère de M. Louis.—Atroce calomnie contre l'empereur et sa belle-fille.—Penchant d'Hortense avant son mariage.—Le général Duroc épouse mademoiselle Hervas d'Alménara.—Portrait de cette dame.—Le piano brisé et la montre mise en pièces.—Mariage et tristesse.—Infortunes d'Hortense, avant, pendant et après ses grandeurs.—Voyage du premier consul à Lyon.—Fêtes et félicitations.—Les Soldats d'Égypte.—Le légat du pape.—Les députés de la consulte.—Mort de l'archevêque de Milan.—Couplets de circonstance.—Les poëtes de l'empire.—Le premier consul et son maître d'écriture.—M. l'abbé Dupuis, bibliothécaire de la Malmaison.

Dans toutes les fêtes offertes par le premier consul à leurs majestés le roi et la reine d'Étrurie, mademoiselle Hortense avait brillé de cet éclat de jeunesse et de grâce qui faisaient d'elle l'orgueil de sa mère et le plus bel ornement de la cour naissante du premier consul.

Environ dans ce temps, elle inspira la plus violente passion à un monsieur d'une très-bonne famille, mais dont le cerveau était déjà, je crois, un peu dérangé, même avant qu'il se fût mis ce fol amour en tête. Ce malheureux rôdait sans cesse autour de la Malmaison; et dès que mademoiselle Hortense sortait, il courait à côté de la voiture, et, avec les plus vives démonstrations de tendresse, il jetait par la portière, des fleurs, des boucles de ses cheveux et des vers de sa composition. Lorsqu'il rencontrait mademoiselle Hortense à pied, il se jetait à genoux devant elle avec mille gestes passionnés, l'appelant des noms les plus touchans. Il la suivait, malgré tout le monde, jusque dans la cour du château, et se livrait à toutes ses folies. Dans le premier temps, mademoiselle Hortense, jeune et gaie comme elle l'était, s'amusa des simagrées de son adorateur. Elle lisait les vers qu'il lui adressait, et les donnait à lire aux dames qui l'accompagnaient. Une telle poésie était de nature à leur prêter à rire; aussi ne s'en faisaient-elles point faute; mais après ces premiers transports de gaîté, mademoiselle Hortense, bonne et charmante comme sa mère, ne manquait jamais de dire, d'un visage et d'un ton compatissant; «Ce pauvre homme, il est bien à plaindre!» À la fin pourtant, les importunités du pauvre insensé se multiplièrent au point de devenir insupportables. Il se tenait, à Paris, à la porte des théâtres, quand mademoiselle Hortense devait s'y rendre, et se prosternait à ses pieds, suppliant, pleurant, riant et gesticulant tout à la fois. Ce spectacle amusait trop la foule pour continuer plus long-temps d'amuser mademoiselle de Beauharnais; Carrat fut chargé d'écarter le malheureux, qui fut mis, je crois, dans une maison de santé.

Mademoiselle Hortense eût été trop heureuse si elle n'avait connu l'amour que par les burlesques effets qu'il produisait sur une cervelle dérangée. Elle n'en voyait ainsi qu'un côté plaisant et comique. Mais le moment arriva où elle dut sentir tout ce qu'il y a de douloureux et d'amer dans les mécomptes de cette passion. En janvier 1802 elle fut mariée à M. Louis Bonaparte, frère du premier consul. Cette alliance était convenable sous le rapport de l'âge, M. Louis ayant à peine vingt-quatre ans, et mademoiselle de Beauharnais n'en ayant pas plus de dix-huit; et pourtant elle fut pour les deux époux la source de longs et interminables chagrins. M. Louis était pourtant bon et sensible, plein de bienveillance et d'esprit, studieux et ami des lettres, comme tous ses frères, hormis un seul; mais il était d'une faible santé, souffrant presque sans relâche, et d'une disposition mélancolique. Les frères du premier consul avaient tous dans les traits plus ou moins de ressemblance avec lui, et M. Louis encore plus que les autres, surtout du temps du consulat, et avant que l'empereur Napoléon n'eût pris de l'embonpoint. Toutefois aucun des frères de l'empereur n'avait ce regard imposant et incisif, et ce geste rapide et impérieux qui lui venait d'abord de l'instinct et ensuite de l'habitude du commandement. M. Louis avait des goûts pacifiques et modestes. On a prétendu qu'il avait, à l'époque de son mariage, un vif attachement pour une personne dont on n'a pu découvrir le nom, qui, je crois, est encore un mystère. Mademoiselle Hortense était extrêmement jolie, d'une physionomie expressive et mobile. De plus elle était pleine de grâce, de talens et d'affabilité; bienveillante et aimable comme sa mère, elle n'avait pas cette excessive facilité, ou, pour tout dire, cette faiblesse de caractère qui nuisait parfois à madame Bonaparte. Voilà pourtant la femme que de mauvais bruits, semés par de misérables libellistes, ont si outrageusement calomniée! Le cœur se soulève de dégoût et d'indignation, lorsqu'on voit se débiter et se répandre des absurdités aussi révoltantes. S'il fallait en croire ces honnêtes inventeurs, le premier consul aurait séduit la fille de sa femme avant de la donner en mariage à son propre frère. Il n'y a qu'à énoncer un tel fait pour en faire comprendre toute la fausseté. J'ai connu mieux que personne les amours de l'empereur; dans ces sortes de liaisons clandestines, il craignait le scandale, haïssait les fanfaronnades de vice, et je puis affirmer sur l'honneur que jamais les désirs infâmes qu'on lui a prêtés n'ont germé dans son cœur. Comme tous ceux, et, parce qu'il connaissait plus intimement sa belle-fille, plus que tous ceux qui approchaient de mademoiselle de Beauharnais, il avait pour elle la plus tendre affection; mais ce sentiment était tout-à-fait paternel, et mademoiselle Hortense y répondait par cette crainte respectueuse qu'une fille bien née éprouve en présence de son père. Elle aurait obtenu de son beau-père tout ce qu'elle aurait voulu, si son extrême timidité ne l'eût empêchée de demander; mais, au lieu de s'adresser directement à lui, elle avait d'abord recours à l'intercession du secrétaire et des entours de l'empereur. Est-ce ainsi qu'elle s'y serait prise, si les mauvais bruits semés par ses ennemis et par ceux de l'empereur avaient eu le moindre fondement?

Avant ce mariage, mademoiselle Hortense avait de l'inclination pour le général Duroc, à peine âgé de trente ans, bien fait de sa personne, et favori du chef de l'état, qui le connaissant prudent et réservé, lui avait confié d'importantes missions diplomatiques. Aide-de-camp du premier consul, général de division et gouverneur des Tuileries, il vivait depuis long-temps dans la familiarité intime de la Malmaison et dans l'intérieur du premier consul. Pendant les absences qu'il était obligé de faire, il entretenait une correspondance suivie avec mademoiselle Hortense, et pourtant l'indifférence avec laquelle il laissa faire le mariage de celle-ci avec M. Louis prouve qu'il ne partageait que faiblement l'affection qu'il avait inspirée. Il est certain qu'il aurait eu pour femme mademoiselle de Beauharnais, s'il eût voulu accepter les conditions auxquelles le premier consul lui offrait la main de sa belle-fille; mais il s'attendait à quelque chose de mieux, et sa prudence ordinaire lui manqua au moment où elle aurait dû lui montrer un avenir facile à prévoir, et fait pour combler les vœux d'une ambition même plus exaltée que la sienne. Il refusa donc nettement, et les instances de madame Bonaparte, qui déjà avaient ébranlé son mari, eurent décidemment le dessus. Madame Bonaparte, qui se voyait traitée avec fort peu d'amitié par les frères du premier consul, cherchait à se créer dans cette famille des appuis contre les orages que l'on amassait sans cesse contre elle pour lui ôter le cœur de son époux. C'était dans ce dessein qu'elle travaillait de toutes ses forces au mariage de sa fille avec un de ses beaux-frères.

Le général Duroc se repentit probablement par la suite de la précipitation de ses refus, lorsque les couronnes commencèrent à pleuvoir dans l'auguste famille à laquelle il avait été le maître de s'allier; lorsqu'il vit Naples, l'Espagne, la Westphalie, la Haute-Italie, les duchés de Parme, de Lucques, etc., devenir les apanages de la nouvelle dynastie impériale; lorsque la belle et gracieuse Hortense elle-même, qui l'avait tant aimé, monta à son tour sur un trône qu'elle aurait été si heureuse de partager avec l'objet de ses premières affections. Pour lui, il épousa mademoiselle Hervas d'Alménara, fille du banquier de la cour d'Espagne, petite femme très-brune, très-maigre, très-peu gracieuse; mais en revanche, de l'humeur la plus acariâtre, la plus hautaine, la plus exigeante, la plus capricieuse. Comme elle devait avoir en mariage une énorme dot, le premier consul la fit demander pour son premier aide-de-camp. Madame D.... s'oubliait, m'a-t-on dit, au point de battre ses gens et de s'emporter même de la façon la plus étrange contre des personnes qui n'étaient nullement dans sa dépendance. Lorsque M. Dubois venait accorder son piano, si malheureusement elle se trouvait présente, comme elle ne pouvait supporter le bruit qu'exigeait cette opération, elle chassait l'accordeur avec la plus grande violence. Elle brisa un jour, dans un de ces singuliers accès, toutes les touches de son instrument; une autre fois, M. Mugnier, horloger de l'empereur, et le premier de Paris dans son art, avec M. Bréguet, lui ayant apporté une montre d'un très-grand prix, que madame la duchesse de Frioul avait elle-même commandée, ce bijou ne lui plut pas, et, dans sa colère, en présence de M. Mugnier, elle jeta la montre sous ses pieds, se mit à danser dessus, et la réduisit en pièces. Jamais elle ne voulut payer, et le maréchal se vit obligé d'en acquitter le prix. Ainsi le refus mal entendu du général Duroc, et les calculs peu désintéressés de madame Bonaparte causèrent le malheur de deux ménages.

 

Au reste le portrait que je viens de tracer et que je crois vrai, quoique peu flatté, n'est que celui d'une jeune femme gâtée comme une fille unique, vive comme une Espagnole et élevée avec indulgence et même avec cette négligence absolue qui nuisent à l'éducation de toutes les compatriotes de mademoiselle d'Alménara. Le temps a calmé cette vivacité de jeunesse, et madame la duchesse de Frioul a donné, depuis, l'exemple du dévouement le plus tendre à tous ses devoirs, et d'une grande force d'âme dans les affreux malheurs qu'elle a eu à subir. Pour la perte de son époux toute douloureuse quelle était, la gloire avait du moins quelques consolations à offrir à la veuve du grand maréchal. Mais quand une jeune fille, seule héritière d'un grand nom et d'un titre illustre, est enlevée tout-à-coup par la mort, à toutes les espérances et à tout l'amour de sa mère, qui oserait parler à celle-ci de consolations? S'il peut y en avoir quelqu'une (ce que je ne crois pas), ce doit être le souvenir des soins et des tendresses prodigués jusqu'à la fin par un cœur maternel. Ce souvenir, dont l'amertume est mêlée de quelque douceur, ne peut manquer à madame la duchesse de Frioul.

La cérémonie religieuse du mariage eut lieu le 7 janvier dans la maison de la rue de la Victoire, et le mariage du général Murat avec mademoiselle Caroline Bonaparte, qui n'avait été contracté que par-devant l'officier de l'état civil, fut consacré le même jour. Les deux époux (M. Louis et sa femme) étaient fort tristes; celle-ci pleurait amèrement pendant la cérémonie, et ses larmes ne se séchèrent point après. Elle était loin de chercher les regards de son époux, qui, de son côté, était trop fier et trop ulcéré pour la poursuivre de ses empressemens. La bonne Joséphine faisait tout ce qu'elle pouvait pour les rapprocher. Sentant que cette union, qui commençait si mal, était son ouvrage, elle aurait voulu concilier son propre intérêt, ou du moins ce qu'elle regardait comme tel, avec le bonheur de sa fille. Mais ses efforts comme ses avis et ses prières n'y pouvaient rien. J'ai vu cent fois madame Louis Bonaparte chercher la solitude de son appartement et le sein d'une amie pour y verser ses larmes. Elles lui échappaient même au milieu du salon du premier consul, où l'on voyait avec chagrin cette jeune femme brillante et gaie, qui si souvent en avait fait gracieusement les honneurs et déridé l'étiquette, se retirer dans un coin, ou dans l'embrasure d'une fenêtre, avec quelqu'une des personnes de son intimité pour lui confier tristement ses contrariétés. Pendant cet entretiens, d'où elle sortait les yeux rouges et humides, son mari se tenait pensif et taciturne au bout opposé du salon.

On a reproché bien des torts à Sa Majesté la reine de Hollande, et tout ce qu'on a dit ou écrit contre cette princesse est empreint d'une exagération haineuse. Une si haute fortune attirait sur elle tous les regards, et excitait une malveillance jalouse; et pourtant ceux qui lui ont porté envie n'auraient pas manqué de se trouver eux-mêmes à plaindre, s'ils eussent été mis à sa place, à condition de partager ses chagrins. Les malheurs de la reine Hortense avaient commencé avec sa vie. Son père, mort sur l'échafaud révolutionnaire, sa mère jetée en prison, elle s'était trouvée, encore enfant, isolée et sans autre appui que la fidélité d'anciens domestiques de sa famille. Son frère, le noble et digne prince Eugène, avait été obligé, dit-on, de se mettre en apprentissage; elle eut quelques années de bonheur, ou du moins de repos, tout le temps qu'elle fut confiée aux soins maternels de madame de Campan, et après sa sortie de pension. Mais le sort était loin de la tenir quitte: ses penchans contrariés, un mariage malheureux, ouvrirent pour elle une nouvelle suite de chagrins. La mort de son premier fils, que l'empereur voulait adopter, et qu'il avait désigné pour son successeur à l'empire, le divorce de sa mère, la mort cruelle de sa plus chère amie, madame de Brocq7, entraînée sous ses yeux dans un précipice, le renversement du trône impérial, qui lui fit perdre son titre et son rang de reine, perte qui lui fut pourtant moins sensible que l'infortune de celui qu'elle regardait comme son père; enfin les continuelles tracasseries de ses débats domestiques, de fâcheux procès, et la douleur qu'elle eut de se voir enlever son fils aîné par l'ordre de son mari; telles ont été les principales catastrophes d'une vie qu'on aurait pu croire destinée à beaucoup de bonheur.

Le lendemain du mariage de mademoiselle Hortense, le premier consul partit pour Lyon, où l'attendaient les députés de la république Cisalpine, rassemblés pour l'élection d'un président. Partout, sur son passage, il fut accueilli au milieu des fêtes et des félicitations que l'on s'empressait de lui adresser, pour la manière miraculeuse dont il avait échappé aux complots de ses ennemis. Ce voyage ne différait en rien des voyages qu'il fit dans la suite avec le titre d'empereur. Arrivé à Lyon, il reçut la visite de toutes les autorités, des corps constitués, des députations des départemens voisins, des membres de la consulte italienne. Madame Bonaparte, qui était de ce voyage, accompagna son mari au spectacle, et elle partagea avec lui les honneurs de la fête magnifique qui lui fut offerte par la ville de Lyon. Le jour où la consulte élut et proclama le premier consul président de la république italienne, il passa en revue, sur la place des Brotteaux, les troupes de la garnison, et reconnut dans les rangs plusieurs soldats de l'armée d'Égypte, avec lesquels il s'entretint quelque temps. Dans toutes ces occasions, le premier consul portait le même costume qu'il avait à la Malmaison, et que j'ai décrit ailleurs. Il se levait de bonne heure, montait à cheval, et visitait les travaux publics, entre autres ceux de la place Belcour, dont il avait posé la première pierre à son retour d'Italie. Il parcourait les Brotteaux, inspectait, examinait tout, et, toujours infatigable, travaillait en rentrant comme s'il eût été aux Tuileries. Rarement il changeait de toilette; cela ne lui arrivait que lorsqu'il recevait à sa table les autorités, ou les principaux habitans. Il accueillait toutes les demandes avec bonté. Avant de partir, il fit présent au maire de la ville d'une écharpe d'honneur, et au légat du Pape, d'une riche tabatière ornée de son portrait. Les députés de la consulte reçurent aussi des présens, et ils ne restèrent pas en arrière pour les rendre. Ils offrirent à madame Bonaparte de magnifiques parures en diamans et en pierreries, et les bijoux les plus précieux.

7Mademoiselle Adèle Auguié, sœur de madame la maréchale Ney, avait épousé le général de Brocq, grand maréchal de la cour de Hollande. Sa majesté la reine Hortense étant aux eaux d'Aix en Savoie, en 1812, se plaisait à faire, avec son amie, des excursions sur les montagnes les plus escarpées. Dans une de ces courses un torrent se trouva sur leur passage, et il n'y avait pour le franchir qu'une planche fragile. La reine, conduite par son écuyer, passa la première, et elle se retournait pour encourager madame de Brocq, lorsqu'elle la vit glisser et tomber à pic dans le précipice. À cette horrible vue, la reine poussa des cris perçans. Son désespoir ne la priva point pourtant de sa présence d'esprit. Elle donna des ordres, multiplia les prières et les promesses. Mais tout secours était inutile. Le corps de la jeune femme avait été fracassé dans sa chute, et un certain temps s'écoula avant qu'on ne pût retirer de l'eau le cadavre froid et mutilé. Ces tristes restes furent rapportés à Saint-Leu, dont tous les habitans furent plongés dans la plus profonde douleur. Madame de Brocq était chargée de distribuer les nombreux bienfaits de la reine. Elle méritait les larmes que sa mort fit répandre.