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L'enfance et l'adolescence

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CHAPITRE XIV
LA DOULEUR

Le lendemain, tard dans la soirée, je voulus jeter un dernier regard sur elle; après avoir vaincu un sentiment d'effroi, involontaire, j'ouvris doucement la porte et me glissai, sur la pointe des pieds, dans la salle.

Au milieu, sur la table, était posée la bière; il ne restait des cierges que des lumignons qui fondaient dans les candélabres d'argent. Dans un coin écarté de la pièce était assis le sacristain; il lisait, d'une voix monotone et basse, la prière des morts.

Je restai interdit sur le seuil et je regardais; mais j'étais troublé, et mes larmes obscurcissaient ma vue au point que je ne pus rien distinguer. Tout se confondait étrangement: la lumière, le brocart, le velours, les grands candélabres d'argent, l'oreiller rose orné de dentelles, le bonnet de rubans, et au milieu, dans ce fouillis, quelque chose de transparent, couleur de cire. Je montai sur une chaise pour mieux voir le visage; mais de ma place je ne pus rien distinguer que ce même objet d'une pâleur d'ivoire. Était-ce là le visage de ma mère? Je ne pouvais le croire.

Je me mis à le contempler fixement, et peu à peu je commençai à reconnaître les traits familiers et si chers. J'eus un tressaillement d'horreur en acquérant la certitude que c'était bien elle. Pourquoi ses yeux clos sont-ils si enfoncés? Pourquoi cette pâleur livide? Et sur la joue cette tache noirâtre sous la peau transparente? Pourquoi l'expression du visage est-elle si rigide et si froide? Pourquoi les lèvres sont-elles décolorées, et pourquoi leur pli noble et majestueux exprime-t-il une paix tellement surnaturelle, qu'en les regardant, je sens un frisson glacé courir le long de mon dos et dans mes cheveux?..

Et plus je regardais, plus je sentais qu'une force mystérieuse et invincible rivait mes yeux à ce visage sans vie Je ne pouvais les détacher, et cependant mon imagination évoquait des tableaux resplendissants de vie et de bonheur. J'oubliais que ce corps inanimé qui gisait devant moi, et sur lequel je fixais un regard stupide, comme sur un objet qui n'avait rien de commun avec mes souvenirs, ce cadavre, c'était elle!

Je me la représentais dans des situations variées, mais toujours vivante, joyeuse, souriante; puis, tout à coup, un trait quelconque de ce pâle visage frappait mes yeux, le sentiment de l'horrible réalité me revenait, je frissonnais, sans pouvoir arracher mes yeux de ce spectacle.

Et, de nouveau, les rêves se substituaient à la réalité, jusqu'à ce que la conscience de cette réalité revînt encore une fois détruire mes rêves. Puis la lassitude s'empara de mon imagination, elle cessa de me bercer d'illusions, et le sentiment de ce qui m'entourait disparut aussi; je tombai dans l'assoupissement et l'oubli.

Je ne sais combien de temps je suis resté dans cet état; je ne saurais dire en quoi il consistait; je sais seulement que, pendant quelques instants, j'ai perdu le sentiment de mon existence, et que j'ai éprouvé une félicité céleste d'une suavité qu'on ne peut rendre, et pourtant triste.

Peut-être qu'en prenant son vol vers un monde meilleur, sa belle âme a jeté un regard de compassion sur cette terre où elle nous laissait; elle a vu ma douleur et, se laissant retomber jusqu'à moi sur les ailes de l'amour, elle est venue avec un sourire céleste me consoler et me bénir.

Le bruit de la porte qui grinçait sur ses gonds me ramena à la réalité; c'était un sacristain qui entrait pour relever le veilleur. Ma première pensée, en le voyant, fut toute personnelle; il va me prendre pour un enfant sans cœur qui est monté sur une chaise par espiéglerie ou par curiosité, car je ne suis pas en larmes, et ma pose n'a rien de touchant! Sur ces réflexions je me signai, je saluai le corps et je me mis à pleurer.

Quand j'évoque maintenant mes impressions, je découvre que cet instant d'oubli complet de moi-même et de tout ce qui m'entourait fut un moment de véritable douleur. Avant et après l'enterrement, je n'ai pas cessé de pleurer et d'être triste, mais je me rappelle cette douleur à ma honte, parce qu'elle était toujours entachée d'un sentiment égoïste. Tantôt je tenais à montrer que j'étais plus affligé que les autres, tantôt je me préoccupais de l'effet que je pouvais produire; je m'abandonnais à une curiosité sans objet, qui me portait à observer minutieusement le bonnet de Mimi et le visage des personnes présentes.

Je me méprisais de n'être pas exclusivement absorbé par mon chagrin, et je m'efforçais de dissimuler tous mes autres sentiments; c'est pourquoi ma tristesse n'était pas sincère et manquait de naturel. En outre, j'avais de la satisfaction à sentir combien j'étais malheureux; je cherchais à aviver en moi la conscience de mon malheur, et cette préoccupation égoïste tuait en moi, plus que toute autre chose, la véritable douleur.

Après avoir passé la nuit dans un sommeil lourd et tranquille, comme c'est ordinairement le cas après une forte secousse, je me réveillai avec des yeux secs et des nerfs plus calmes.

A dix heures, on nous fit appeler pour le service funèbre qu'on célébrait avant l'enlèvement du corps. Toute la chambre mortuaire était remplie par les gens de la maison et les paysans qui étaient venus rendre leurs derniers devoirs à leur maîtresse. Pendant l'office je pleurai beaucoup, je me signai et me prosternai jusqu'à terre, mais au fond je restai assez froid; je pensais involontairement à mon demi-frac neuf qui me serrait sous les aisselles, je songeais à ne point salir mon pantalon aux genoux, et je faisais des réflexions sur tous les assistants.

Mon père était debout au chevet de la bière; son visage était blanc comme son mouchoir, et il faisait un effort évident pour retenir ses larmes.

Sa taille élevée, serrée dans un habit noir, sa figure pâle et expressive, ses mouvements gracieux et aisés comme toujours, soit qu'il se signât, qu'il saluât, qu'il prît de la terre en sa main, qu'il reçût la cire de la main du prêtre, ou qu'il s'approchât du cercueil, toute son attitude faisait beaucoup d'effet, et je ne sais pourquoi tout ce qui attirait l'attention sur lui me causait du déplaisir.

Mimi était appuyée contre le mur et semblait pouvoir à peine se tenir sur ses pieds; sa robe était froissée et couverte de plumes, son bonnet, de côté; ses yeux gonflés étaient rouges, sa tête oscillait, sans cesse ébranlée par des sanglots déchirants, et elle cachait son visage dans son mouchoir ou dans ses mains.

J'eus l'impression qu'elle dérobait ainsi sa figure, pour se reposer un instant de ses larmes simulées. Je me souvins que, la veille, elle avait dit que la mort de notre mère était pour elle un coup dont elle ne se relèverait pas, qu'elle perdait tout en la perdant, mais que cet ange (c'est ainsi qu'elle désignait maman) ne l'avait pas oubliée, et qu'avant sa mort elle avait exprimé le désir d'assurer pour toujours l'avenir de Mimi et celui de sa fille. Elle versait des larmes amères en parlant ainsi, et peut-être ses regrets étaient-ils sincères, mais ils n'étaient pas sans mélange.

Lioubotchka, dans une petite robe noire, couverte de crêpe, la tête baissée et inondée de larmes, regardait de temps en temps la bière, et son visage n'exprimait qu'une terreur enfantine.

Katienka se tenait à côté de sa mère, et, bien que son jeune visage eût les traits allongés, il était rose et frais comme de coutume.

La nature ouverte de Volodia était franche jusque dans la douleur; il était tour à tour pensif, les regards fixés sur un objet quelconque, ou ses lèvres s'allongeaient dans une courbe, et il se mettait à se signer et se prosternait à la hâte.

Toutes les personnes étrangères qui assistaient au service funèbre m'étaient insupportables. Les phrases de condoléance qu'elles débitaient à mon père: «elle sera plus heureuse dans le ciel que sur cette terre…» m'étaient non moins désagréables.

De quel droit parlaient-elles de ma mère? de quel droit la pleuraient-elles? Quelques-unes, en parlant de nous, disaient «les orphelins», comme si nous ne savions pas qu'on appelle ainsi les enfants privés de leur mère! Mais il y a des gens qui aiment à être les premiers à vous donner un nom nouveau, comme on s'empresse de dire: «Madame» à une nouvelle mariée.

Dans un coin, à l'extrémité de la salle, et à demi cachée par la porte entr'ouverte du buffet, une vieille femme à cheveux blancs se tenait à genoux et courbée. Les mains jointes et les yeux levés, elle ne pleurait point, elle priait. Son âme s'élevait à Dieu, elle l'implorait de la joindre à celle qu'elle avait aimée par-dessus toutes choses ici-bas; et elle croyait fermement que sa prière serait bientôt exaucée.

«Voilà celle qui l'a sincèrement aimée!» me dis-je à part moi, et j'eus honte de moi-même.

Le service funèbre était terminé; le visage de la morte était découvert, et tous les assistants, l'un après l'autre, la famille exceptée, défilaient devant le cercueil et baisaient la main de la défunte.

L'une des dernières personnes était une paysanne qui tenait par la main une très jolie petite fille de cinq ans qu'elle avait amenée là, Dieu sait pourquoi! Au moment où elle s'approchait à son tour de la bière, je laissai tomber par mégarde mon mouchoir tout mouillé, et je me baissai pour le ramasser; au même instant mes oreilles furent frappées par un cri si terrible et si perçant, qui exprimait une telle épouvante, que de ma vie je ne l'oublierai, même si je devais vivre cent ans; à l'heure qu'il est, quand je me le rappelle, un frisson glacé court dans tout mon être.

Je levai précipitamment la tête; sur un tabouret, devant le cercueil, se tenait la même paysanne, retenant de force entre ses bras la fillette qui se débattait, en agitant ses menottes, rejetant en arrière son visage effaré, et fixant ses yeux écarquillés sur le visage de la défunte, en criant d'une voix effrayante et surnaturelle. Je poussai un cri d'une voix, je crois encore plus terrible, et je courus hors de la chambre.

 

Ce ne fut qu'en ce moment que je compris d'où provenait l'odeur âcre qui se mêlait au parfum de l'encens et remplissait la pièce. Alors la pensée que ce visage, qui quelques jours auparavant rayonnait de beauté et de tendresse, ce visage de la personne que j'aimais par-dessus tout au monde, était devenu un sujet d'épouvante, cette pensée me découvrit pour la première fois la vérité dans toute son horreur brutale et remplit mon âme d'un amer désespoir.

Ma mère n'était plus là, et cependant notre vie suivait toujours le même train. Nous nous levions, nous nous couchions aux mêmes heures que par le passé et dans les mêmes chambres; comme autrefois, nous prenions le thé le matin et le soir; le dîner, le souper revenaient aux mêmes intervalles; les tables et les chaises étaient à la même place, rien dans la maison ni dans notre manière de vivre n'avait changé; mais elle n'était pas là.

Il me semblait qu'après un tel malheur tout dans l'existence devait être bouleversé; reprendre ainsi notre manière de vie accoutumée me semblait une insulte à sa mémoire et me rappelait trop cruellement son absence.

Je me souviens encore que, la veille de l'enterrement, après dîner, j'ai eu sommeil, et je suis entré dans la chambre de Nathalia Savichna avec l'idée de me coucher sur son lit, de me blottir dans le duvet moelleux, sous sa courte-pointe ouatée.

Lorsque j'entrai, Nathalia Savichna était étendue sur sa couche et, à ce que je crois, dormait; au bruit de mes pas elle se redressa, jeta en arrière le fichu de laine qui enveloppait sa tête pour la préserver des mouches, et, rajustant son bonnet, elle s'assit sur le bord du lit.

J'avais souvent l'habitude de venir, après le dîner, faire un somme sur son lit; elle devina mon intention et se leva pour me céder la place.

«C'est vous, mon cher enfant? Vous êtes sans doute venu pour vous reposer, couchez-vous.

– Non, Nathalia Savichna, répondis-je en arrêtant son bras: je ne suis pas venu pour cela … vous-même vous êtes fatiguée, et c'est vous qui devez vous reposer.

– Non, petit père, j'ai assez dormi, dit-elle, quoique je susse très bien qu'elle avait passé trois nuits blanches… Et, ajouta-t-elle, qui peut penser au sommeil dans un pareil moment? et elle soupira profondément.

– Nathalia Savichna, lui dis-je en me penchant vers elle et en m'asseyant sur le lit, est-ce que vous vous attendiez à ce malheur?»

Je connaissais la sincérité de son attachement, et c'était une consolation pour moi de pleurer avec elle.

La vieille femme me regarda d'un air perplexe et intrigué. Évidemment elle n'avait pas compris pour quel motif je lui posais cette question.

«Qui pouvait s'y attendre? répétai-je.

– Ah! mon petit père, reprit-elle avec un regard empreint de la plus tendre compassion … non seulement je ne m'y suis pas attendue, mais à l'heure qu'il est je ne peux pas le croire… C'était à moi de partir et de laisser reposer mes vieux os. Eh bien! vois par où j'ai passé. J'ai vu partir votre grand'père, d'heureuse mémoire, le prince Nicolas Mikhaïlovitch; puis j'ai dû enterrer deux frères et ma sœur Annouchka, et ils étaient tous plus jeunes que moi, et maintenant, mon petit père, c'est évidemment pour me punir de mes péchés que je dois lui survivre aussi!

C'est sa sainte volonté! Il l'a prise parce qu'elle est digne de Lui, et Lui, il recueille les bons.»

Cette idée si simple me frappa et me sembla douce; je me rapprochai encore de Nathalia Savichna. Elle avait croisé les mains sur sa poitrine et regardait le ciel; ses yeux humides et enfoncés exprimaient une douleur intense, mais tranquille. Elle avait la ferme confiance que Dieu ne l'avait pas séparée pour longtemps de celle sur qui elle avait concentré, pendant un si grand nombre d'années, tout son amour.

«Oui, mon petit père, il me semble qu'il n'y a pas si longtemps que je l'emmaillotais et qu'elle m'appelait Nacha. Je me rappelle comme elle courait au devant de moi et, me passant ses menottes autour du cou, m'embrassait en disant:

«Chère Nacha … ma belle, mon cher petit dindon…»

Et moi je badinais et je lui disais:

«Non, petite mère, vous ne m'aimez pas; bientôt vous serez grande et vous vous marierez, et vous oublierez tout de suite votre Nacha… Elle resta pensive et dit: «Non, j'aimerais mieux ne pas me marier si je ne peux pas garder Nacha avec moi, je n'abandonnerai jamais Nacha… Eh bien, voilà qu'elle m'a abandonnée; elle n'a pas voulu m'attendre… Et comme elle m'aimait, cette pauvre défunte! Mais qui n'aimait-elle pas? En vérité! petit père, vous ne pourrez jamais oublier votre mère… Ce n'était pas une femme, mais un ange du ciel. Quand son âme sera entrée dans sa gloire, elle vous aimera encore de là haut, et elle aura de la joie à vous contempler ici-bas…

– Pourquoi dites-vous, Nathalia Savichna, quand son âme sera entrée dans sa gloire … n'y est-elle pas déjà?

– Non, petit père, dit la vieille servante en baissant la voix et en s'asseyant plus près de moi, – pour le moment son âme est encore là…» Elle montrait le ciel et parlait dans un murmure, avec tant de sentiment et de conviction, que je levai involontairement les yeux vers le ciel, et, regardant les corniches du plafond, je me mis à chercher je ne savais quoi, quelque chose. Nathalia Savichna reprit:

– Lorsque l'âme du juste monte au paradis, elle doit passer par quarante épreuves, petit père; elle doit passer encore quarante jours chez elle, dans sa maison.»

Elle me parla encore longtemps dans ce sens, avec autant de simplicité et d'assurance que si elle m'avait raconté les choses les plus ordinaires du monde, des choses qu'elle aurait vues, et sur le compte desquelles il n'eût pu s'élever aucun doute. Je l'écoutais en retenant mon souffle, et, sans comprendre tout à fait ce qu'elle me disait, j'avais une confiance absolue en ses paroles.

«Oui, petit père, maintenant elle est ici, elle nous regarde; elle écoute peut-être ce que nous disons.»

Et Nathalia Savichna inclina la tête et se tut. Elle saisit son châle pour essuyer les larmes qui coulaient de ses yeux; puis, elle se leva, et, me regardant droit dans les yeux, elle me dit d'une voix tremblante d'émotion:

«Le Seigneur, par cette mort, m'a rapprochée de lui de bien des degrés… Que me reste-t-il à faire ici-bas? Pour qui vivrais-je? Qui aimerais-je?

– Et nous? est-ce que vous ne nous aimez pas? lui demandai-je d'un ton de reproche, en retenant difficilement mes larmes.

– Dieu sait combien je vous aime, mes chéris; mais je n'ai jamais aimé personne comme je l'ai aimée, et je ne peux plus aimer ainsi…»

La voix lui manqua, et elle se détourna de moi pour sangloter tout haut.

Je ne songeais plus à dormir; nous pleurions sans parler et serrés l'un contre l'autre.

Tout à coup Foka entra dans la chambre; en nous voyant ensemble il s'arrêta sur le seuil de la porte, de crainte de nous déranger, et nous regarda en silence et d'un air timide.

«Qu'est-ce que tu viens demander, cher Foka? demanda Nathalia Savichna en essuyant ses larmes dans son châle.

– Une livre et demie de raisins, répondit le vieux serviteur, quatre livres de sucre et trois livres de riz pour faire le koutia (une sorte de gâteau qu'on mange après l'office des morts).

– Tout de suite, tout de suite, petit père!» dit Nathalia Savichna.

Elle aspira d'abord une prise de tabac, puis se dirigea à pas précipités vers le bahut. Les derniers vestiges de douleur, toutes traces de notre conversation disparurent pendant qu'elle accomplissait ses devoirs de femme de charge, bien qu'elle eût toujours l'air très grave.

«A quoi bon quatre livres? dit-elle en rechignant, tout en pesant le sucre, c'est assez de trois livres et demie.»

Et elle retira plusieurs morceaux de la balance.

«Et qu'est-ce que cela signifie?.. Hier encore j'ai donné huit livres de riz, et ils en redemandent!.. Non, je n'en donnerai pas! Ce voleur de cuisinier profite de ce que la maison est sens dessus dessous; et il croit que je ne m'en apercevrai pas!.. Non je ne laisserai pas gaspiller le bien des seigneurs… Je vous demande un peu!.. huit livres!

– Mais que faut-il faire? insista Foka, il déclare que tout a été employé…

– Eh bien! prends alors!, prends! qu'il vole à son aise!..»

Je fus frappé de voir Nathalia Savichna passer sans transition d'un sentiment touchant à une humeur querelleuse, et de la voir entrer, dans des détails si minutieux… Mais, à force d'y songer, j'ai compris ce qui s'était passé dans son âme; elle avait assez de force de caractère pour pouvoir remplir ses devoirs malgré son chagrin, et, en outre, la force de l'habitude la ramenait à ses occupations quotidiennes. La douleur l'avait si fortement saisie, qu'elle ne songeait même pas à la manifester, et ne croyait nullement nécessaire, pour prouver combien elle souffrait, de négliger les choses étrangères à sa peine; une pareille idée ne lui serait même jamais venue.

L'amour-propre est un des sentiments les moins compatibles avec une véritable douleur, et cependant il est si profondément ancré dans la nature humaine, que la douleur la plus vive est rarement assez puissante pour le bannir. L'amour-propre dans la douleur se manifeste par le désir de faire voir qu'on est triste ou malheureux, ou de faire preuve de fermeté, et ce vil désir, que nous ne nous avouons pas, ne nous abandonne jamais, pas même dans la plus grande douleur, et lui enlève sa puissance, sa dignité et sa sincérité.

Nathalia Savichna avait été si profondément frappée par son malheur qu'il n'était plus resté dans son âme un seul désir personnel, et elle continuait à vivre comme elle avait vécu jusque là, par la force de l'habitude.

Après avoir remis à Foka les provisions, en lui rappelant de ne pas oublier de faire préparer un gâteau pour le clergé de la paroisse, elle le congédia, prit son bas à tricoter et s'assit près de moi.

Nous recommencâmes l'entretien interrompu, et de nouveau nous avons pleuré ensemble pour essuyer encore une fois nos larmes.

C'était toujours la même conversation, les mêmes larmes tranquilles, et les mêmes paroles résignées et pieuses, qui m'ont apporté tant de consolation et d'allégement à ma souffrance.

Malheureusement nous fûmes bientôt séparés; trois jours après l'enterrement, nous reprenions la route de Moscou, et je n'ai pas revu Nathalia Savichna.

Grand'mère n'apprit la terrible nouvelle qu'à notre retour.

Sa douleur fut immense. On ne nous permit pas de voir grand'mère; pendant toute la semaine, elle fut dans un état de prostration complète. Les médecins craignirent pour sa vie, d'autant plus qu'elle refusait tous les remèdes et repoussait toute nourriture.

Parfois, assise toute seule dans sa chambre, elle était prise tout à coup d'un accès de rire nerveux auquel succédaient des sanglots sans larmes; elle se tordait dans des convulsions et proférait des paroles horribles et insensées. C'était la première grande épreuve qui la frappait, et sa douleur était désespérée. Elle éprouvait le besoin d'accuser quelqu'un de son malheur; et elle prononçait des imprécations terribles, menaçant quelqu'un avec une véhémence extraordinaire. Dans ces moments de paroxysme, elle sortait de son fauteuil, parcourait sa chambre à grands pas, pour tomber ensuite évanouie.

Une fois j'ai pénétré dans son appartement; je la trouvai assise comme d'ordinaire dans son fauteuil. Elle semblait calme, mais son regard me frappa; ses yeux étaient légèrement ouverts, éteints, avec une expression vague; elle me regardait fixement sans me voir. Ses lèvres ébauchèrent lentement un sourire, et elle dit d'une voix tendre et touchante: «Viens ici, mon ami, viens, mon ange!»

Je crus qu'elle s'adressait à moi, et je m'approchai d'elle; mais évidemment ce n'était pas moi qu'elle voyait; elle disait:

«Ah! si tu savais, mon âme, comme j'ai souffert, et que je suis contente que tu sois arrivée.»

Je compris qu'elle croyait voir maman, et je m'arrêtai; elle continua en se fâchant:

«On m'a dit que tu es morte … quelle bêtise! est-ce que tu peux mourir avant moi?»

Et elle fut saisie d'un affreux rire nerveux.

Les êtres capables d'aimer fortement sont seuls capables de ressentir de si fortes douleurs; mais ce besoin d'aimer est pour eux un antidote contre la douleur et finit par les guérir. C'est pourquoi la nature morale de l'homme est plus vivace que sa nature physique; la douleur ne tue pas.

Au bout d'une semaine, grand'mère put pleurer, et les larmes la soulagèrent. Sa première pensée, en revenant à elle, fut pour nous, et l'amour qu'elle nous portait grandit encore. Nous ne quittions plus son fauteuil; elle pleurait doucement en nous parlant de maman et en nous comblant de caresses.

 

Personne, en voyant l'affliction de grand'mère, n'aurait pu supposer qu'elle exagérait sa douleur. Sa manière de l'exprimer était énergique et touchante; et pourtant la tristesse de Nathalia Savichna m'a fait une beaucoup plus vive impression, et je suis, jusqu'à ce jour, persuadé que personne n'a aimé si sincèrement et si purement ma mère, et que personne ne l'a autant regrettée, que cet être aimant et naïf.

L'heureux temps de mon enfance finit avec la mort de ma mère, et une nouvelle phase de ma vie commence, celle de l'adolescence.

Bien que je n'aie pas revu Nathalia Savichna, comme les souvenirs qu'elle m'a laissés se rapportent au premier âge, et qu'ils ont eu une grande et une bienfaisante influence sur le développement de ma sensibilité, je veux dire encore quelques mots sur elle et raconter sa mort avant de finir.

Après notre départ, à ce que m'ont raconté les gens qui sont restés dans notre maison de campagne, elle souffrit beaucoup de n'avoir plus rien à faire.

Sans doute tous les bahuts étaient restés sous sa garde, et elle ne cessait de fouiller dedans, de remuer les choses qui s'y trouvaient pour les suspendre, les déplacer; mais l'activité, qui avait toujours rempli la maison seigneuriale et à laquelle Nathalia Savichna était habituée, lui manquait beaucoup. Le chagrin que lui avait causé la mort de notre mère, le changement qui survint dans son existence et l'absence de soins développèrent en elle une maladie à laquelle la pauvre femme était prédisposée. Juste une année après la mort de notre mère, elle devint hydropique et fut contrainte de prendre le lit.

Elle n'avait pu supporter de vivre toute seule dans notre grande maison de campagne déserte, sans amis, sans parents, et surtout elle souffrit cruellement de se voir ainsi délaissée à ses derniers moments.

Les autres domestiques l'aimaient et la respectaient; mais elle n'avait aucune relation d'amitié avec eux et s'en faisait gloire.

Elle pensait que, dans sa position de femme de charge, honorée de la confiance de ses maîtres, et à qui incombe la surveillance non seulement des bahuts, mais de toutes sortes de biens, toute familiarité avec un des serviteurs de la maison l'entraînerait à des actes de condescendance criminelle, en la rendant moins impartiale. Pour cette raison, et peut-être aussi parce qu'il n'y avait en réalité rien de commun entre elle et les autres domestiques, elle s'éloignait de tous, en disant qu'il ne lui restait dans la maison ni parrains, ni parents, et qu'elle ne permettrait à personne de gaspiller le bien de ses maîtres.

Elle confiait à Dieu ses peines dans des prières brûlantes, et elle trouvait là une consolation; mais parfois, dans ces moments de faiblesse auxquels nous sommes tous sujets, et où nous avons besoin de trouver la sympathie d'un être vivant, elle prenait sur son lit un petit chien carlin qui lui léchait les mains, en fixant sur elle ses yeux jaunes; elle lui parlait et pleurait en le caressant.

Quand le carlin commençait à gémir plaintivement, elle s'efforçait de le consoler en disant: «Ne pleure pas, je sais, sans que tu me le dises, que je vais mourir bientôt.»

Un mois avant sa mort, elle sortit de son bahut du calicot blanc, de la mousseline blanche et des rubans roses; avec l'aide de la jeune fille placée sous sa direction, elle confectionna une robe et un bonnet et prit toutes les dispositions nécessaires pour son enterrement.

Elle passa soigneusement en revue tous les bahuts, l'inventaire en main, et remit le tout à la garde de la femme de charge qui devait prendre sa place. Elle sortit deux robes de soie et un vieux châle dont grand'mère lui avait fait présent autrefois, ainsi que l'uniforme militaire de grand'père qu'on lui avait également donné.

Les broderies et les galons de l'uniforme reluisaient comme s'ils étaient neufs, et le drap n'avait pas été touché par les mites, tant ils avaient été bien soignés.

Avant sa mort elle exprima le désir que la robe rose fût remise à Volodia, pour qu'on lui en fit une robe de chambre, et que l'autre, couleur ponceau et à carreaux, me fût donnée pour le même usage, tandis que le châle devait appartenir à Lioubotchka. Elle léguait l'uniforme au premier d'entre nous qui serait officier.

Tout le reste de son petit avoir et tout son argent, à l'exception de quarante roubles, qu'elle réservait pour couvrir les frais d'enterrement et payer les prières pour le repos de son âme, devait revenir à son frère.

Ce frère, qui avait reçu sa liberté longtemps auparavant était un fort mauvais sujet, et vivait loin de chez nous. Nathalia Savichna n'avait conservé aucune relation avec lui.

Lorsqu'il reçut son héritage, qui ne se composait que de 25 roubles, il refusa de croire que c'était là le produit des économies de sa sœur. «Il est impossible, disait-il, qu'une vieille femme qui a passé soixante ans dans une riche maison, ayant toutes choses entre les mains, et qui a vécu avec parcimonie, gardant précieusement le moindre chiffon, ne laisse après elle qu'une si maigre somme.»

Telle était cependant l'exacte vérité.

Nathalia Savichna souffrit cruellement de sa maladie. Pendant les deux mois qui précédèrent sa mort, elle supporta ses maux avec une résignation vraiment chrétienne, sans murmures et sans plaintes, se contentant, selon son habitude, d'implorer Dieu dans ses souffrances. Une heure avant sa fin, elle se confessa, avec une joie sereine, et reçut l'extrême-onction.

Elle demanda à tous ceux qui l'entouraient de lui pardonner ses offenses, et elle pria le père Vassili de nous dire à tous qu'elle ne savait pas comment nous remercier pour nos bienfaits, et qu'elle nous suppliait de lui pardonner si, par ignorance, il lui était arrivé de nous faire de la peine.

La seule qualité dont elle se glorifia c'était sa fidélité à ses maîtres.

«Pour voleuse, je ne l'ai jamais été, et je peux certifier que je n'ai jamais touché à un fil appartenant à mes maîtres.»

Après avoir revêtu la robe qu'elle s'était préparée et le bonnet, elle s'appuya du coude sur les oreillers et ne cessa jusqu'à son dernier soupir de parler au prêtre. S'étant souvenue qu'elle n'avait rien laissé pour les pauvres, elle sortit dix roubles de sa bourse et les remit au pope pour les distribuer dans la paroisse; puis, elle se signa, se renversa sur sa couche, en exhalant son dernier souffle avec un sourire joyeux, et le nom de Dieu sur les lèvres.

Elle renonçait à la vie sans regret; la mort ne lui causait nul effroi, elle la recevait comme un bienfait.

On dit cela souvent; mais il est bien rare que ce soit absolument vrai. C'était le cas de Nathalia Savichna. Elle n'avait pas à redouter la mort; elle mourait dans une foi inébranlable et après avoir accompli la loi de l'Évangile.

Toute sa vie n'avait été qu'amour pur, désintéressé, et abnégation de soi-même.

Sans doute ses croyances auraient pu être d'un ordre plus élevé, et sa vie dirigée vers un but plus grand; mais, parce qu'elle s'est mue dans une sphère plus étroite, cette âme pure est-elle moins digne d'amour et d'admiration?

Elle a remporté dans son humble vie la plus grande des victoires: elle est morte sans regret et sans crainte.

D'après son désir, on l'a enterrée tout près de la chapelle élevée sur le tombeau de ma mère.

Le petit tertre couvert d'orties et de chardons sous lequel elle dort est entouré d'une grille noire, et, en sortant de la chapelle, je n'oublie jamais de m'incliner respectueusement devant cette tombe. Parfois, je m'arrête silencieux entre la chapelle et la grille, et de sombres pensées montent dans mon âme … alors je me demande: «Est-ce que la Providence ne m'aurait réuni dans cette vie à ces deux êtres que pour me les faire éternellement regretter?»

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