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L'enfance et l'adolescence

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CHAPITRE XVIII
L'HISTOIRE DE KARL IVANOVITCH

Tard dans la soirée, la veille du jour où Karl Ivanovitch devait nous quitter pour toujours, il se tenait debout, près du lit, dans sa robe de chambre ouatée et son bonnet rouge, et, penché sur sa malle, il emballait avec soin ses hardes.

Pendant ces derniers temps, Karl Ivanovitch nous traitait sèchement; il avait l'air de vouloir nous éviter. Ce soir-là, de même, lorsque j'entrai dans la chambre, il se contenta de me regarder du coin de l'œil et continua d'empaqueter ses effets.

Je m'étendis sur mon lit; Karl Ivanovitch, qui me le défendait sévèrement autrefois, ne me dit rien. La pensée qu'il ne nous gronderait plus, qu'il ne serait plus là pour nous empêcher de faire ce que nous voulions, qu'il n'avait désormais plus rien à nous dire, me fit sentir plus vivement l'approche de la séparation. Je ne pouvais croire qu'il eût cessé de nous aimer, et j'eus envie de le lui faire entendre.

«Permettez-moi, Karl Ivanovitch, de vous aider,» dis-je en m'approchant de lui.

Notre «menin» jeta un regard sur moi et se détourna aussitôt; mais, dans ce coup d'œil furtif, je pus lire, au lieu de l'indifférence à laquelle j'attribuais sa froideur, une tristesse vraie et concentrée.

«Dieu sait tout, il voit tout, et tout se fait par sa sainte volonté! dit-il en se redressant de toute sa taille et avec un profond soupir.

«Oui, Nicolinka (cher Nicolas), reprit-il en remarquant que je le regardais les yeux pleins d'une sincère compassion, être malheureux du berceau à la tombe, tel est mon sort. On m'a toujours rendu le mal pour le bien que j'ai fait, et ma récompense me viendra de là! ajouta-t-il en indiquant le ciel. – Si vous connaissiez l'histoire de ma vie, si vous saviez tout ce que j'ai souffert… J'ai été cordonnier, j'ai été soldat, j'ai été déserteur, fabricant, instituteur, et maintenant je suis zéro! Je n'ai pas un lieu pour abriter ma vieille tête.» Et, fermant les yeux, Karl Ivanovitch se laissa tomber dans un fauteuil.

Je remarquai que Karl Ivanovitch était dans cette humeur sentimentale, qui le rendait expansif et le portait à se raconter à lui-même ses pensées les plus intimes, sans se demander si on l'écoutait ou non. Les yeux toujours fixés sur son bon visage, je m'assis sur le lit.

«Vous n'êtes plus un enfant, vous pouvez me comprendre; je veux vous raconter mon histoire, l'histoire de tout ce que j'ai souffert… Un jour vous vous rappellerez votre vieil ami, qui vous a beaucoup aimés, mes enfants!»

Karl Ivanovitch appuya son coude sur la petite table qui se trouvait près de lui; il aspira une prise de tabac, et, levant les yeux au ciel, il commença son récit de cette voix toute particulière et gutturale, qu'il prenait d'habitude pour nous faire la dictée:

«Cheai été malheureux tècha dans le sein de mon mère. Das Unglück verfolgte mich schon im schoosse meiner Mutter,» répéta-t-il avec encore plus d'emphase.

Karl Ivanovitch m'a tant de fois depuis raconté son histoire, dans le même ordre, en employant les mêmes expressions, avec les mêmes intonations, que j'espère pouvoir la rendre ici mot à mot; il va sans dire que j'omettrai les incorrections de langage dont j'ai donné un échantillon dans la première phrase de son récit.

Était-ce son histoire véritable ou l'œuvre de son imagination, enfantée dans la solitude de son existence, quand il vivait avec nous à la campagne, et à laquelle il avait fini par croire lui-même à force de la répéter? Ou bien, s'est-il contenté de broder les faits réels de sa vie et d'y ajouter des épisodes fantastiques? Je ne sais pas encore maintenant à quoi m'en tenir là-dessus. D'un côté, il racontait son histoire avec une émotion vraie et un ordre méthodique, deux signes qui semblent attester son authenticité et ne permettent pas de la mettre en doute; mais, d'un autre côté, il y avait beaucoup de traits poétiques dans ce récit, et ces fleurs de rhétorique éveillent en moi quelque doute.

Quoi qu'il en soit à cet égard, voici ce qu'il m'a raconté:

«Dans mes veines coule le sang noble des Sommerblatt! J'avais un frère cadet qui s'appelait Johann; mais j'ai vécu comme un étranger dans ma famille. Quand mon frère Johann faisait des sottises, mon père disait: «Ce Karl ne laisse jamais personne en repos.» Et c'est moi qu'on grondait, et c'est moi qui recevais les coups.

«Quand mes sœurs se querellaient, papa disait: «Ce Karl ne sera jamais obéissant,» et de nouveau j'étais grondé et battu.

«Ma bonne mère était la seule personne qui m'aimât et dont je reçusse des caresses. Elle m'embrassait en cachette. Un jour elle me dit:

«Pauvre, pauvre Karl! personne ne t'aime; mais moi, je ne te changerais contre personne. Ta mère ne te demande qu'une chose: travaille bien, sois toujours un honnête homme, et Dieu ne t'abandonnera pas!»

«Et je travaillai! Quand j'eus quatorze ans révolus et que le moment fut venu de faire ma première communion, ma mère dit à mon père:

«Karl est maintenant un grand garçon; Gustave, que ferons-nous de lui?

«Et mon père répondit: «Je n'en sais rien.» Alors ma mère lui dit:

«Envoyons-le à la ville, et plaçons-le chez M. Schultz pour qu'il apprenne le métier de cordonnier!»

«Et mon père dit: «Bien,» Und mein vater sagte: «Gut,» répéta Karl Ivanovitch, dans sa langue, pour donner plus de poids à ses paroles.

«J'ai passé six ans et sept mois chez le maître cordonnier; il m'aimait beaucoup.

«Un jour il me dit: «Karl, tu es un excellent ouvrier, et un de ces jours tu deviendras contre-maître.» Mais … l'homme propose et Dieu dispose… En 1796, on fit la conscription, et tous les jeunes gens de dix-huit à vingt ans qui n'étaient pas exemptés du service militaire devaient aller se présenter à la ville.

«Mon père et mon frère Johann arrivèrent à la ville, et nous allâmes ensemble tirer au sort pour savoir qui serait soldat et qui ne le serait pas. Johann tira un mauvais numéro, il devait être soldat; moi je tirai un bon numéro, je ne devais pas être soldat.

«Et mon père dit:

«J'avais un fils, et je dois m'en séparer.»

«Je pris mon père par la main et je lui dis:

«Pourquoi parlez-vous comme ça, mon père? Venez avec moi, j'ai quelque chose à vous dire.»

«Et mon père vint avec moi. Nous entrâmes chez un traiteur et nous nous mîmes à une petite table. Je demandai deux cruches de bière; quand on les eut apportées, nous bûmes chacun un verre; mon frère Johann prit aussi un verre.

«Cher papa, dis-je alors, ne dites plus que vous n'avez qu'un fils et que vous devez vous en séparer; il me semble que mon cœur va éclater quand vous parlez ainsi… Mon frère Johann ne fera pas le service militaire, moi je serai soldat. Karl n'est nécessaire à personne ici, et Karl sera soldat.

«Vous êtes un honnête homme, Karl,» me dit mon père, et il m'embrassa.

«Et je suis devenu soldat.»

«Nous étions alors dans des temps terribles, cher Nicolas, continua Karl Ivanovitch dans son récit. C'était l'époque de Napoléon.

«Il voulait conquérir l'Allemagne, et nous avions à défendre notre Vaterland jusqu'à la dernière goutte de notre sang.

«J'ai été à Ulm! j'ai été à Austerlitz! j'ai été à Wagram! Ich war bei Wagram!

– Comment, vous aussi vous vous êtes battu? demandai-je avec stupéfaction, en le regardant. Est-ce que vous avez tué des hommes?»

Karl Ivanovitch me rassura immédiatement à ce sujet.

«Un jour un grenadir français était resté en arrière, et il tomba au bord de la route. Je courus sur lui avec mon fusil et je voulus le percer de ma baïonnette; mais le Français rejeta son fusil en arrière et me demanda grâce, et je lui ai laissé la vie.

«A Wagram, Napoléon nous chassa sur une île et nous cerna de telle manière qu'il n'y avait moyen de s'échapper d'aucun côté. Pendant trois jours, nous sommes restés sans vivres et dans l'eau jusqu'aux genoux. Ce scélérat de Napoléon ne se décidait pas à nous faire captifs, et pourtant il nous retenait de force.

«Le quatrième jour, grâce à Dieu, il nous fit prisonniers, et l'on nous mena dans une forteresse. J'étais vêtu d'un pantalon bleu, d'un uniforme de bon drap, et je possédais quinze thalers et une montre en argent, cadeau de mon père. Un soldat français me dépouilla de tout cela. Heureusement pour moi, j'avais conservé sous mon gilet trois ducats que ma mère m'avait donnés. Personne ne m'a ravi cet argent.

«Je ne me souciais pas de rester longtemps dans cette forteresse, et je pris la résolution de m'enfuir. Un jour de grande fête, je dis au sergent qui nous gardait:

«Monsieur le sergent, c'est grande fête aujourd'hui … je veux la célébrer… Apportez, je vous prie, deux bouteilles de madère et nous les viderons ensemble.

«Le sergent répondit: «Bien!»

«Quand il eut apporté le madère, après avoir vidé chacun notre verre, je lui pris la main et je lui dis:

«Monsieur le sergent, avez-vous un père et une mère?

«Il me répondit: «Oui, monsieur Mauer, j'ai un père et une mère.»

«Mon père et ma mère, – dis-je alors, – ne m'ont pas vu depuis huit ans, et ils ne savent pas si je vis encore ou si mes os ne reposent pas depuis longtemps dans la froide terre. Oh! monsieur le sergent! j'ai deux ducats que j'ai cachés dans mon gilet, prenez-les et rendez-moi la liberté. Soyez mon bienfaiteur, et ma mère priera tous les jours Dieu pour vous.

«Le sergent prit un second petit verre de madère, et me dit:

«Monsieur Mauer, je vous aime beaucoup et je vous plains; mais vous êtes prisonnier, et moi je suis soldat.

«Je lui serrai la main et je lui dis: «Monsieur le sergent!»

«Et le sergent me dit: «Vous n'êtes pas riche, et je ne prendrai pas votre argent, mais je viendrai à votre aide. Lorsque j'irai me coucher, achetez un barillet d'eau-de-vie, donnez-le aux soldats, et ils s'endormiront. Moi, je fermerai les yeux.»

 

«Le sergent était un brave homme. J'achetai un barillet d'eau-de-vie, et, quand les soldats furent ivres, je mis mes bottes, un vieux manteau, et je sortis tranquillement dans la cour. Je me dirigeai vers le rempart, et je me disposais à le franchir, lorsque je m'aperçus qu'il était tout entouré d'eau; je ne voulais pas salir les seuls habits qui me restaient. Je me décidai à sortir par la porte.

«La sentinelle avec son fusil montait la garde en se promenant. Elle me regarda et me cria tout à coup: «Qui vive?»

«Je me tus.

«Qui vive?» dit encore une fois la sentinelle.

«Je gardai toujours le silence.

«Qui vive?» répéta la sentinelle pour la troisième fois.

«Alors je courus, je sautai dans l'eau, et je sortis de l'autre côté, puis je repris ma course.

«Je ne m'arrêtai pas de toute la nuit, et, quand il fit jour, dans la crainte d'être reconnu, je me cachai dans les seigles hauts. Alors je me mis à genoux, je rendis grâce à Dieu qui m'avait sauvé, et je m'endormis paisiblement.

«Je me réveillai le soir, et je continuai ma route. Tout à coup un grand fourgon allemand, attelé de deux chevaux noirs, me rejoignit. Dans le fourgon était assis un homme bien mis; il fumait une pipe et me regardait. Je me mis à marcher très lentement pour laisser la voiture prendre les devants; mais plus je marchais lentement, plus la voiture ralentissait sa marche, et l'homme me regardait toujours. Je m'assis sur le bord de la route, l'homme fit arrêter ses chevaux sans cesser de me regarder.

«Jeune homme, me dit-il, où allez-vous si tard?

«J'ai répondu que j'allais à Francfort.

« – Venez dans mon fourgon, il y a de la place, je vous y conduirai. Mais pourquoi n'avez-vous pas d'effets avec vous, et votre barbe n'est-elle point rasée, et vos vêtements sont-ils couverts de boue? ajouta-t-il quand je pris place à ses côtés.

« – Je suis un pauvre ouvrier, répondis-je, je voudrais trouver du travail dans une usine: mes habits sont crottés parce que je suis tombé sur la route.

« – Vous ne dites pas la vérité, jeune homme, dit l'inconnu: il n'y a pas de boue sur la route.

«Je ne répondis pas.

« – Avouez-moi toute la vérité, me dit ce brave homme. Qui êtes-vous? d'où venez-vous? Votre figure me plaît, et, si vous êtes un honnête garçon, je vous viendrai en aide.

«Je lui avouai tout.

«Il dit: «C'est bien, jeune homme, venez à ma fabrique de cordes: je vous donnerai du travail, des vêtements, de l'argent, et vous vivrez chez moi.»

«Et je dis: «Bien!»

«Arrivés à la fabrique de cordes, ce brave homme dit à son épouse: «Voici un jeune homme qui s'est battu pour sa patrie et qui s'est sauvé de prison; il n'a ni abri, ni vêtements, ni pain. Il vivra chez moi. Donne-lui du linge propre et sers-lui à manger.»

«Je suis resté un an et demi dans cette fabrique, et mon maître avait tant d'affection pour moi, qu'il ne voulait plus que nous nous séparions. Mais ce n'était pas pour finir mes jours chez des étrangers, loin de mon pays, que je m'étais évadé des mains des Français. Je m'arrachai à ce bien-être, et, un soir, quand tout le monde fut couché, j'écrivis une lettre à mon patron, où je lui avouais les angoisses de mon esprit et le remerciais de ses bontés. Je posai cette lettre sur la table de ma chambre; je rassemblai mes vêtements, je pris trois thalers en argent, et je sortis sans bruit dans la rue.

«Personne ne me vit, et je pus suivre tranquillement la grande route.»

«Je n'avais pas vu ma mère depuis neuf ans, et je ne savais pas si elle était encore vivante. Je retournai dans mon pays. Quand je me trouvai de nouveau dans ma terre natale, je demandai où demeurait Gustave Mauer, fermier chez le comte de Sommerblatt.

«Et l'on me répondit: «Le comte de Sommerblatt est mort, et Gustave Mauer habite la grand'rue, où il tient une échoppe de liqueurs.»

«Je revêtis mon gilet neuf, ma belle redingote, – un cadeau du fabricant de cordes, – je lissai soigneusement mes cheveux et je me rendis à l'échoppe de mon père. Ma sœur Mariechen était dans la boutique et me demanda ce que je désirais.

«Puis-je boire un petit verre de liqueur? répondis-je.

« – Père! cria-t-elle, voici un jeune homme qui demande un petit verre de liqueur.

«Mon père dit alors:

«Donne au jeune homme un petit verre de liqueur.

«Je m'assis à une table, je bus mon petit verre, je fumai ma pipe et j'observai mon père, Mariechen et mon frère Johann, qui entra aussi dans la boutique.

«Dans le cours de la conversation, mon père me dit:

« – Jeune homme, ne savez-vous pas où se trouve actuellement notre armée?

« – Je reviens moi-même de l'armée, répondis-je; dans ce moment elle est près de Vienne.

« – Notre fils, dit alors mon père, était soldat, et voici déjà neuf ans qu'il ne nous a écrit, et nous ne savons pas s'il est mort ou s'il vit encore. Ma femme ne cesse de le pleurer.

«Je continuai de fumer ma pipe et je dis:

« – Comment s'appelait votre fils et dans quel régiment a-t-il servi? je le connais peut-être.

« – On l'appelait Karl Mauer et il servait dans les chasseurs autrichiens, répondit mon père.

« – Il est de grande taille, un bel homme comme vous! ajouta ma petite Mariechen.

« – Je connais votre Karl, leur dis-je alors.

« – Amalia! s'écria soudain mon père, venez, il y a ici un jeune homme qui connaît notre Karl.

«Et ma mère accourut de l'autre chambre. Je la reconnus au premier coup d'œil.

« – Vous connaissez notre Karl? demanda-t-elle en me regardant toute pâle et tremblante…

« – Oui, je l'ai vu, répondis-je, sans oser lever les yeux sur elle. Mon cœur semblait vouloir bondir hors de ma poitrine.

« – Mon Karl vit? Où est-il, mon cher Karl? répétait-elle. Je mourrais tranquille si je pouvais voir encore une fois mon fils chéri». Et ma mère se mit à pleurer.

«Je n'y pouvais plus tenir:

«Ma mère, m'écriai-je, je suis votre Karl!»

«Et ma mère tomba dans mes bras.»

Karl Ivanovitch ferma les yeux, et ses lèvres tremblèrent.

Revenu à lui, il répéta encore une fois sa dernière phrase et essuya de grosses larmes qui roulaient sur ses joues.

Puis il termina son récit dans ces termes:

«Mais Dieu n'a pas permis que je finisse mes jours dans ma patrie. Je suis né pour être malheureux. Je n'ai passé que trois mois avec mes parents.

«Un dimanche, je me trouvais dans un café, devant une cruche de bière et je fumais tranquillement ma pipe en causant politique avec des amis; nous parlions de l'empereur Frantz, de Napoléon, de la guerre, et chacun disait son opinion.

«Près de nous se trouvait un inconnu en paletot gris; il prenait une tasse de café, fumait une pipe et ne disait mot.

«Lorsque le veilleur cria: «Dix heures!» je pris mon chapeau, je payai ma consommation et je rentrai à la maison. A minuit on frappa à notre porte. Je me réveillai et je demandai: «Qui est là?»

« – Ouvrez!

«-Je répétai: «Dites qui vous êtes, j'ouvrirai ensuite.»

« – Ouvrez au nom de la loi!»

«J'ouvris. Deux soldats armés de fusils restèrent à ma porte, et dans ma chambre entra l'inconnu au paletot gris, qui se trouvait près de moi au café.

«C'était un espion! Es war ein Spion!

«Suivez-moi, dit l'espion.

« – Bon,» répondis-je.

«Je passai mes bottes, und pantalon, je mis mes bretelles. J'arpentai là chambre, mon cœur bouillonnait; je me disais: «C'est un lâche!» Quand je me trouvai devant le mur où mon épée était suspendue, je la saisis tout à coup et je criai:

«Tu es un espion, défends-toi.»

«Je lui donnai un coup à droite, un coup à gauche et un sur la tête. Der Spion tomba!

«Je saisis ma malle et mon argent, et je sautai par la fenêtre.

«J'arrivai à Ems, où je fis la connaissance d'un général russe, M. Sasine. Il me prit en affection, me fit donner un passe-port et m'emmena en Russie comme précepteur de ses enfants.

«Quand le général Sasine fut mort, votre mère me fit venir et me dit:

«Karl Ivanovitch! Je vous confie mes enfants, aimez-les, et je ne vous abandonnerai jamais. J'assurerai votre vieillesse.»

«Elle n'est plus, et tout est oublié. Pour reconnaître mes vingt années de service, on me chasse aujourd'hui, un vieillard, dans la rue, m'envoyant chercher un morceau de pain sec…

«Dieu voit tout et sait tout, et telle est sa volonté; seulement je vous regretterai beaucoup, vous, mes enfants!» dit Karl Ivanovitch en terminant son récit. Il me prit par la main, m'attira vers lui et me baisa la tête.

CHAPITRE XIX
ON REÇOIT DE NOUVEAU

Au bout de la première année de deuil, grand'mère commença à se remettre un peu de la douleur qui l'avait accablée et donna de temps en temps de petites réceptions, invitant de préférence des enfants de notre âge.

Elle invita à dîner, pour fêter le jour de naissance de ma sœur, la princesse Kornakova avec ses filles, Madame Valakine avec Sonitchka, Ilinka Grapp et nos deux jeunes amis Ivine.

Toute la société était déjà réunie au salon, et le murmure des voix, des éclats de rires, le bruit des allées et venues montaient jusqu'à notre salle d'étude au premier. Nous ne pouvions descendre avant la fin de nos leçons.

Sur le tableau suspendu dans notre chambre de classe nous pouvions lire: Lundi, de deux à trois heures, maître d'Histoire et de Géographie.

Et nous devions rester là jusqu'à l'arrivée de notre professeur, prendre la leçon, le reconduire, avant d'être libres.

Il était déjà deux heures et vingt minutes, et le maître d'histoire ne faisait pas son apparition dans la rue. Je le guettais de la fenêtre avec un secret et vif désir de ne pas l'apercevoir.

«On dirait que M. Lebedeff (le professeur d'histoire) ne viendra pas aujourd'hui? dit Volodia en posant pour une minute le livre où il apprenait sa leçon.

– Je le souhaite de tout mon cœur, répondis-je … car je ne sais rien. Mais il me semble que je l'entends…» ajoutai-je sur un ton de déception.

Volodia se leva et s'approcha de la fenêtre.

«Non, ce n'est pas lui, c'est un monsieur, dit-il. Attendons-le jusqu'à deux heures et demie, ajouta-t-il en s'étirant.» Et il se gratta le sommet de la tête, comme il le faisait toujours quand il se reposait durant le travail.

«S'il n'est pas ici à la demie, nous demanderons à Saint-Jérôme la permission de serrer nos cahiers.

– Et quel plaisir peut-il trouver à venir?» dis-je en m'étirant de même, et je balançai au-dessus de ma tête mon livre d'histoire que je tenais des deux mains.

Bientôt, par désœuvrement, j'ouvris le livre à l'endroit désigné pour la leçon, et je me mis à lire. Il y avait beaucoup à apprendre, et c'était difficile. Je n'en savais pas le premier mot, et je voyais qu'il me serait impossible d'en retenir quoi que ce fût, d'autant plus que je me trouvais dans cet état d'agitation qui empêche l'esprit de se fixer sur une chose quelconque.

La leçon d'histoire me semblait toujours la plus ennuyeuse et la plus ardue de toutes nos leçons. La dernière fois, mon professeur s'était plaint à Saint-Jérôme et m'avait marqué dans le carnet de notes un 2, ce qui voulait dire: très mal! Saint-Jérôme m'avait déclaré que, si j'avais moins de trois à la prochaine leçon, je serais sévèrement puni. Aussi j'avoue que, ce jour-là, j'avais peur.

Cependant, je m'absorbai si bien dans ma lecture, que le bruit des galoches déposées dans l'antichambre me prit à l'improviste. J'eus à peine le temps de me retourner pour voir apparaître sur le seuil le visage grêlé du professeur. Il était revêtu de son habit bleu, orné de boutons de métal surmontés de l'aigle impérial, qui est l'uniforme de l'université russe.

Il posa lentement sa toque sur la fenêtre, ses cahiers sur la table, écarta de ses deux mains les pans de son habit (comme s'il était besoin de tant de façons) et, après avoir repris haleine, il s'assit à sa place.

«Eh bien! messieurs, dit-il, en frottant l'une contre l'autre ses mains moites; répétons d'abord ce qui a été dit à notre dernière leçon, et ensuite je tâcherai de vous décrire les événements du moyen âge qui ont suivi.»

Tout cela voulait dire: récitez votre leçon.

Pendant que Volodia répondait avec la liberté d'esprit et l'assurance que donne le sentiment qu'on possède bien sa leçon, je me glissai comme une ombre sur l'escalier. Tout à coup, je me trouvai en face de Mimi, qui était toujours la cause de tous mes chagrins. Elle s'avança vers moi en disant:

«Vous ici?» et elle me regarda d'un air sévère.

Je me sentais coupable au plus haut degré; je baissai la tête et gardai le silence, tout en témoignant dans toute mon attitude une contrition touchante.

 

«Mais à quoi pensez-vous? dit Mimi. Que faites-vous ici?.»

Je me taisais toujours.

«Non, cela ne se passera pas ainsi, répéta-t-elle en frappant du revers de son doigt la balustrade de l'escalier; je le dirai à la comtesse…»

Quand je revins en classe, il était déjà trois heures moins cinq minutes. Le professeur, comme s'il n'avait remarqué ni mon absence ni mon retour, continua sa leçon pour Volodia. Quant il eut fini ses commentaires, il commença à plier ses cahiers. Mon frère passa dans la pièce voisine pour prendre le cachet. J'eus la satisfaction de me dire que mon maître m'avait oublié et que j'avais échappé à ses questions.

Mais tout à coup il me dit avec un demi-sourire perfide:

«J'espère que vous avez bien préparé votre leçon? Et il se frotta les mains.

– Oui, je l'ai préparée, répondis-je.

– Dans ce cas, veuillez me parler un peu de la croisade de Saint-Louis, continua-t-il en se balançant sur sa chaise et en regardant ses bottes d'un air absorbé. Vous me direz d'abord quelles causes ont obligé le roi de France à prendre la croix? reprit-il en relevant les sourcils et en montrant du doigt l'encrier; ensuite vous m'indiquerez les traits généraux et caractéristiques de cette croisade, ajouta-t-il en faisant un geste de toute la main, comme s'il voulait saisir quelque chose; enfin, il frappa la table à gauche avec son cahier. Vous me direz quelle a été d'une manière générale l'influence de cette croisade sur les différents états en Europe; puis, quelle a été l'influence de cette croisade sur la France,» dit-il pour finir, en frappant à droite sur la table avec son cahier et en inclinant la tête du même côté.

J'avalai plusieurs fois ma salive, je me raclai le gosier, je penchai la tête sur l'épaule et je me tus. Puis je pris une plume d'oie qui se trouvait sur la table, et je me mis à la déchiqueter, toujours sans rien dire.

«Passez-moi cette plume! me dit le professeur en tendant la main. Elle peut encore servir. Eh bien?»

Je commençai:

– Lou … roi … Saint-Louis était un … était … était un bon et sage tzar.

– Comment?

– Un tzar… Il conçut l'idée d'aller à Jérusalem, et laissa les rênes du gouvernement à sa mère…

– Comment s'appelait-elle…

– Bou … B … lanche…

– Comment? Boulanche?»

Je souris de travers et gauchement.

«Eh bien! qu'est-ce que vous savez encore?» dit mon maître ironiquement.

Je ne pouvais pas empirer l'état des choses, je me mis à tousser de nouveau et à dire tout ce qui me passait par la tête.

Le professeur restait silencieux, époussetait la table avec la barbe de la plume, me regardait fixement de côté et répétait:

«Bien! très bien!..»

Je sentais que je ne savais rien, que je parlais Dieu sait comment! et je souffrais horriblement de ce que le professeur ne m'interrompait ni ne me reprenait.

«Pourquoi Saint-Louis a-t-il conçu l'idée d'aller à Jérusalem? demanda-t-il en répétant mes paroles.

– Parce que … car … pour…»

Je m'embrouillais de plus en plus; cette fois je restai court, et je sentais que, lors même que le professeur continuerait à se taire pendant une année, je n'aurais pas le pouvoir d'articuler un son.

Mon maître me considéra ainsi pendant trois minutes environ; puis, tout à coup, son visage exprima une profonde tristesse, et il dit d'une voix pénétrée à Volodia qui venait d'entrer dans la salle:

«Passez-moi le carnet; je veux marquer les notes.»

Volodia lui passa le carnet et posa délicatement le cachet à côté.

Le professeur ouvrit le carnet, trempa soigneusement sa plume; puis, de sa plus belle main, il mit à Volodia 5 pour la conduite et 5 pour l'étude; c'était le maximum.

Ensuite, posant sa plume sur ma colonne de notes, il me regarda, secoua la plume pour jeter le trop plein d'encre et resta pensif.

Tout à coup sa main fit un mouvement imperceptible … et j'aperçus dans ma colonne le joli chiffre 1, puis un point; ensuite il répéta le même mouvement sur la colonne de la conduite, qui présenta comme l'autre le chiffre 1, suivi d'un point.

Le professeur referma le carnet avec soin, se leva, se dirigea vers la porte, sans avoir l'air de remarquer le regard plein de désespoir, de supplication et de reproche que je lui lançai.

«Monsieur le professeur! balbutiai-je…

– Non, répondit-il, devinant ce que j'allais dire: – Non, ce n'est pas ainsi qu'on étudie. Je ne veux pas recevoir de l'argent que je n'ai pas gagné.»

Il mit ses galoches, son manteau de camelot, et s'emmitoufla dans son cache-nez de manière à défier le vent.

Et je me demandais comment, après ce qui venait de m'arriver, on pouvait encore penser à s'emmitoufler. Pour lui ce n'était donc qu'un trait de plume, et pour moi ce trait de plume était un grand malheur.

«Est-ce que la leçon est finie? demanda Saint-Jérôme qui entrait dans la salle.

– Oui, monsieur.

– Le professeur a-t-il été content?

– Oui, répondit Volodia.

– Combien avez-vous reçu?

– Cinq.

– Et Nicolas?»

Je gardai le silence.

«Il me semble, quatre,» dit Volodia.

Mon frère avait compris qu'il fallait à tout prix me sauver du châtiment le jour où nous avions du monde.

«Voyons, messieurs, (Saint-Jérôme avait l'habitude de dire: voyons, à chaque mot) faites votre toilette et descendons.»

Aussitôt après notre entrée au salon, à peine les saluts d'usage échangés, nous passâmes dans la salle à manger.

Mon père était très en train. Il avait fait cadeau à Lioubotchka d'un riche service en argent. Au dessert, il se souvint tout à coup qu'il avait oublié chez lui une bonbonnière préparée pour l'héroïne de la fête.

«Va me la chercher, Colas, me dit-il, pour ne pas envoyer un domestique. Tu trouveras les clés sur la grande table, dans la coquille; tu sais ce que je veux dire?.. Prends les clés, choisis la plus grande et ouvre le second tiroir à droite. Dans ce tiroir tu trouveras une boîte et les bonbons dans un sac. Apporte-moi tout cela.

– Et des cigares? veux-tu que je t'en apporte aussi? demandai-je, sachant qu'il avait l'habitude de les envoyer chercher après le dîner.

– Apporte-les si tu veux; mais prends garde de rien toucher dans mon cabinet,» cria-t-il comme je sortais de la salle.

Je trouvai les clés à la place indiquée; j'allais déjà ouvrir le tiroir, lorsque je fus saisi d'une envie folle d'essayer une toute petite clé qui faisait partie du trousseau.

Contre la galerie de la table, au milieu d'une foule d'objets de toutes sortes, était appuyé un portefeuille muni d'un cadenas; c'est là que je résolus d'essayer la petite clé. Ma tentative réussit à souhait, et tout un tas de papiers divers m'apparut.

La curiosité me poussait à lire ces papiers. Ce sentiment lutta en moi contre celui du respect que je portais à mon père. A mes yeux, mon père vivait dans une sphère à part, qui lui appartenait en propre et qui était trop haute pour être accessible à un enfant comme moi. Pris tout à coup de terreurs à l'idée de l'indiscrétion que j'allais commettre, et qui me semblait maintenant un sacrilège, je refermai le portefeuille le plus vite possible; mais il paraît que j'étais destiné à subir en ce jour néfaste tous les malheurs imaginables.

Après avoir introduit la petite clé dans la serrure, je la tournai dans le mauvais sens; croyant le cadenas fermé, je retirai la clé… Oh! horreur! je n'avais plus dans la main que la tête de la petite clé. C'est en vain que je m'efforçai de la faire tenir sur la moitié qui était restée dans la serrure, espérant sans doute qu'elle en sortirait par un enchantement. Mais non, il fallait m'habituer à l'horrible idée que j'allais passer pour avoir commis un nouveau crime, qui serait découvert le jour même, lorsque mon père rentrerait dans son cabinet.

Ainsi, dans cette terrible journée, Mimi aurait porté plainte contre moi à grand'mère! J'avais reçu une mauvaise note, et cassé cette petite clé! Que pouvait-il m'arriver de plus?

Pas plus tard que ce même soir, j'aurais à répondre à grand'mère à cause du rapport de Mimi, à Saint-Jérôme, à cause de la mauvaise note, et à mon père pour l'affaire de la clé.

Et tout cela en un seul jour!

«Que vais-je devenir? Que vais-je devenir? Oh! oh, oh, oh!.. qu'ai-je fait? qu'ai-je fait? me répétais-je tout haut en marchant à grands pas sur le tapis moelleux qui recouvrait la pièce. Hélas! m'écriai-je, en prenant les bonbons et les cigares: «On n'échappe pas à sa destinée!» Et je courus à la salle à manger.

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