Kostenlos

Le Tour du Monde en 80 jours

Text
iOSAndroidWindows Phone
Wohin soll der Link zur App geschickt werden?
Schließen Sie dieses Fenster erst, wenn Sie den Code auf Ihrem Mobilgerät eingegeben haben
Erneut versuchenLink gesendet

Auf Wunsch des Urheberrechtsinhabers steht dieses Buch nicht als Datei zum Download zur Verfügung.

Sie können es jedoch in unseren mobilen Anwendungen (auch ohne Verbindung zum Internet) und online auf der LitRes-Website lesen.

Als gelesen kennzeichnen
Schriftart:Kleiner AaGrößer Aa

XX. DANS LEQUEL FIX ENTRE DIRECTEMENT EN RELATION AVEC PHILEAS FOGG

Pendant cette scène qui allait peut-être compromettre si gravement son avenir, Mr. Fogg, accompagnant Mrs. Aouda, se promenait dans les rues de la ville anglaise. Depuis que Mrs. Aouda avait accepté son offre de la conduire jusqu’en Europe, il avait dû songer à tous les détails que comporte un aussi long voyage. Qu’un Anglais comme lui fît le tour du monde un sac à la main, passe encore; mais une femme ne pouvait entreprendre une pareille traversée dans ces conditions. De là, nécessité d’acheter les vêtements et objets nécessaires au voyage. Mr. Fogg s’acquitta de sa tâche avec le calme qui le caractérisait, et à toutes les excuses ou objections de la jeune veuve, confuse de tant de complaisance:

«C’est dans l’intérêt de mon voyage, c’est dans mon programme», répondait-il invariablement.

Les acquisitions faites, Mr. Fogg et la jeune femme rentrèrent à l’hôtel et dînèrent à la table d’hôte, qui était somptueusement servie. Puis Mrs. Aouda, un peu fatiguée, remonta dans son appartement, après avoir «à l’anglaise» serré la main de son imperturbable sauveur.

L’honorable gentleman, lui, s’absorba pendant toute la soirée dans la lecture du Times et de l’Illustrated London News.

S’il avait été homme à s’étonner de quelque chose, c’eût été de ne point voir apparaître son domestique à l’heure du coucher. Mais, sachant que le paquebot de Yokohama ne devait pas quitter Hong-Kong avant le lendemain matin, il ne s’en préoccupa pas autrement. Le lendemain, Passepartout ne vint point au coup de sonnette de Mr. Fogg.

Ce que pensa l’honorable gentleman en apprenant que son domestique n’était pas rentré à l’hôtel nul n’aurait pu le dire. Mr. Fogg se contenta de prendre son sac, fit prévenir Mrs. Aouda, et envoya chercher un palanquin.

Il était alors huit heures, et la pleine mer, dont le Carnatic devait profiter pour sortir des passes, était indiquée pour neuf heures et demie.

Lorsque le palanquin fut arrivé à la porte de l’hôtel, Mr. Fogg et Mrs. Aouda montèrent dans ce confortable véhicule, et les bagages suivirent derrière sur une brouette.

Une demi-heure plus tard, les voyageurs descendaient sur le quai d’embarquement, et là Mr. Fogg apprenait que le Carnatic était parti depuis la veille.

Mr. Fogg, qui comptait trouver, à la fois, et le paquebot et son domestique, en était réduit à se passer de l’un et de l’autre. Mais aucune marque de désappointement ne parut sur son visage, et comme Mrs. Aouda le regardait avec inquiétude, il se contenta de répondre:

«C’est un incident, madame, rien de plus.»

En ce moment, un personnage qui l’observait avec attention s’approcha de lui. C’était l’inspecteur Fix, qui le salua et lui dit:

«N’êtes-vous pas comme moi, monsieur, un des passagers du Rangoon, arrivé hier?

– Oui, monsieur, répondit froidement Mr. Fogg, mais je n’ai pas l’honneur…

– Pardonnez-moi, mais je croyais trouver ici votre domestique.

– Savez-vous où il est, monsieur? demanda vivement la jeune femme.

– Quoi! répondit Fix, feignant la surprise, n’est-il pas avec vous?

– Non, répondit Mrs. Aouda. Depuis hier, il n’a pas reparu. Se serait-il embarqué sans nous à bord du Carnatic?

– Sans vous, madame?… répondit l’agent. Mais, excusez ma question, vous comptiez donc partir sur ce paquebot?

– Oui, monsieur.

– Moi aussi, madame, et vous me voyez très désappointé. Le Carnatic, ayant terminé ses réparations, a quitté Hong-Kong douze heures plus tôt sans prévenir personne, et maintenant il faudra attendre huit jours le prochain départ!»

En prononçant ces mots: «huit jours», Fix sentait son cœur bondir de joie. Huit jours! Fogg retenu huit jours à Hong-Kong! On aurait le temps de recevoir le mandat d’arrêt. Enfin, la chance se déclarait pour le représentant de la loi.

Que l’on juge donc du coup d’assommoir qu’il reçut, quand il entendit Phileas Fogg dire de sa voix calme:

«Mais il y a d’autres navires que le Carnatic, il me semble, dans le port de Hong-Kong.»

Et Mr. Fogg, offrant son bras à Mrs. Aouda, se dirigea vers les docks à la recherche d’un navire en partance.

Fix, abasourdi, suivait. On eût dit qu’un fil le rattachait à cet homme.

Toutefois, la chance sembla véritablement abandonner celui qu’elle avait si bien servi jusqu’alors. Phileas Fogg, pendant trois heures, parcourut le port en tous sens, décidé, s’il le fallait, à fréter un bâtiment pour le transporter à Yokohama; mais il ne vit que des navires en chargement ou en déchargement, et qui, par conséquent, ne pouvaient appareiller. Fix se reprit à espérer.

Cependant Mr. Fogg ne se déconcertait pas, et il allait continuer ses recherches, dût-il pousser jusqu’à Macao, quand il fut accosté par un marin sur l’avant-port.

«Votre Honneur cherche un bateau? lui dit le marin en se découvrant.

– Vous avez un bateau prêt à partir demanda Mr. Fogg.

– Oui, Votre Honneur, un bateau-pilote n° 43, le meilleur de la flottille.

– Il marche bien?

– Entre huit et neuf milles, au plus près. Voulez-vous le voir?

– Oui.

– Votre Honneur sera satisfait. Il s’agit d’une promenade en mer?

– Non. D’un voyage.

– Un voyage?

– Vous chargez-vous de me conduire à Yokohama?»

Le marin, à ces mots, demeura les bras ballants, les yeux écarquillés.

«Votre Honneur veut rire? dit-il.

– Non! j’ai manqué le départ du Carnatic, et il faut que je sois le 14, au plus tard, à Yokohama, pour prendre le paquebot de San Francisco.

– Je le regrette, répondit le pilote, mais c’est impossible.

– Je vous offre cent livres (2 500 F) par jour, et une prime de deux cents livres si j’arrive à temps.

– C’est sérieux? demanda le pilote.

– Très sérieux», répondit Mr. Fogg.

Le pilote s’était retiré à l’écart. Il regardait la mer, évidemment combattu entre le désir de gagner une somme énorme et la crainte de s’aventurer si loin. Fix était dans des transes mortelles.

Pendant ce temps, Mr. Fogg s’était retourné vers Mrs. Aouda.

«Vous n’aurez pas peur, madame? lui demanda-t-il.

– Avec vous, non, monsieur Fogg», répondit la jeune femme.

Le pilote s’était de nouveau avancé vers le gentleman, et tournait son chapeau entre ses mains.

«Eh bien, pilote? dit Mr. Fogg.

– Eh bien, Votre Honneur, répondit le pilote, je ne puis risquer ni mes hommes, ni moi, ni vous-même, dans une si longue traversée sur un bateau de vingt tonneaux à peine, et à cette époque de l’année. D’ailleurs, nous n’arriverions pas à temps, car il y a seize cent cinquante milles de Hong-Kong à Yokohama.

– Seize cents seulement, dit Mr. Fogg.

– C’est la même chose.»

Fix respira un bon coup d’air.

«Mais, ajouta le pilote, il y aurait peut-être moyen de s’arranger autrement.»

Fix ne respira plus.

«Comment? demanda Phileas Fogg.

– En allant à Nagasaki, l’extrémité sud du Japon, onze cents milles, ou seulement à Shangaï, à huit cents milles de Hong-Kong. Dans cette dernière traversée, on ne s’éloignerait pas de la côte chinoise, ce qui serait un grand avantage, d’autant plus que les courants y portent au nord.

– Pilote, répondit Phileas Fogg, c’est à Yokohama que je dois prendre la malle américaine, et non à Shangaï ou à Nagasaki.

– Pourquoi pas? répondit le pilote. Le paquebot de San Francisco ne part pas de Yokohama. Il fait escale à Yokohama et à Nagasaki, mais son port de départ est Shangaï.

– Vous êtes certain de ce vous dites?

– Certain.

– Et quand le paquebot quitte-t-il Shangaï?

– Le 11, à sept heures du soir. Nous avons donc quatre jours devant nous. Quatre jours, c’est quatre-vingt-seize heures, et avec une moyenne de huit milles à l’heure, si nous sommes bien servis, si le vent tient au sud-est, si la mer est calme, nous pouvons enlever les huit cents milles qui nous séparent de Shangaï.

– Et vous pourriez partir?…

– Dans une heure. Le temps d’acheter des vivres et d’appareiller.

– Affaire convenue… Vous êtes le patron du bateau?

– Oui, John Bunsby, patron de la Tankadère.

– Voulez-vous des arrhes?

– Si cela ne désoblige pas Votre Honneur.

– Voici deux cents livres à compte… Monsieur, ajouta Phileas Fogg en se retournant vers Fix, si vous voulez profiter…

– Monsieur, répondit résolument Fix, j’allais vous demander cette faveur.

– Bien. Dans une demi-heure nous serons à bord.

– Mais ce pauvre garçon… dit Mrs. Aouda, que la disparition de Passepartout préoccupait extrêmement.

– Je vais faire pour lui tout ce que je puis faire», répondit Phileas Fogg.

Et, tandis que Fix, nerveux, fiévreux, rageant, se rendait au bateau-pilote, tous deux se dirigèrent vers les bureaux de la police de Hong-Kong. Là, Phileas Fogg donna le signalement de Passepartout, et laissa une somme suffisante pour le rapatrier. Même formalité fut remplie chez l’agent consulaire français, et le palanquin, après avoir touché à l’hôtel, où les bagages furent pris, ramena les voyageurs à l’avant-port.

Trois heures sonnaient. Le bateau-pilote n° 43, son équipage à bord, ses vivres embarqués, était prêt à appareiller.

C’était une charmante petite goélette de vingt tonneaux que la Tankadère, bien pincée de l’avant, très dégagée dans ses façons, très allongée dans ses lignes d’eau. On eût dit un yacht de course. Ses cuivres brillants, ses ferrures galvanisées, son pont blanc comme de l’ivoire, indiquaient que le patron John Bunsby s’entendait à la tenir en bon état. Ses deux mâts s’inclinaient un peu sur l’arrière. Elle portait brigantine, misaine, trinquette, focs, flèches, et pouvait gréer une fortune pour le vent arrière. Elle devait merveilleusement marcher, et, de fait, elle avait déjà gagné plusieurs prix dans les «matches» de bateaux-pilotes.

 

L’équipage de la Tankadère se composait du patron John Bunsby et de quatre hommes. C’étaient de ces hardis marins qui, par tous les temps, s’aventurent à la recherche des navires, et connaissent admirablement ces mers. John Bunsby, un homme de quarante-cinq ans environ, vigoureux, noir de hâle, le regard vif, la figure énergique, bien d’aplomb, bien à son affaire, eût inspiré confiance aux plus craintifs.

Phileas Fogg et Mrs. Aouda passèrent à bord. Fix s’y trouvait déjà. Par le capot d’arrière de la goélette, on descendait dans une chambre carrée, dont les parois s’évidaient en forme de cadres, au dessus d’un divan circulaire. Au milieu, une table éclairée par une lampe de roulis. C’était petit, mais propre.

«Je regrette de n’avoir pas mieux à vous offrir», dit Mr. Fogg à Fix, qui s’inclina sans répondre.

L’inspecteur de police éprouvait comme une sorte d’humiliation à profiter ainsi des obligeances du sieur Fogg.

«À coup sûr, pensait-il, c’est un coquin fort poli, mais c’est un coquin!»

À trois heures dix minutes, les voiles furent hissées. Le pavillon d’Angleterre battait à la corne de la goélette. Les passagers étaient assis sur le pont. Mr. Fogg et Mrs. Aouda jetèrent un dernier regard sur le quai, afin de voir si Passepartout n’apparaîtrait pas.

Fix n’était pas sans appréhension, car le hasard aurait pu conduire en cet endroit même le malheureux garçon qu’il avait si indignement traité, et alors une explication eût éclaté, dont le détective ne se fût pas tiré à son avantage. Mais le Français ne se montra pas, et, sans doute, l’abrutissant narcotique le tenait encore sous son influence.

Enfin, le patron John Bunsby passa au large, et la Tankadère, prenant le vent sous sa brigantine, sa misaine et ses focs, s’élança en bondissant sur les flots.

XXI. OÙ LE PATRON DE LA «TANKADÈRE» RISQUE FORT DE PERDRE UNE PRIME DE DEUX CENTS LIVRES

C’était une aventureuse expédition que cette navigation de huit cents milles, sur une embarcation de vingt tonneaux, et surtout à cette époque de l’année. Elles sont généralement mauvaises, ces mers de la Chine, exposées à des coups de vent terribles, principalement pendant les équinoxes, et on était encore aux premiers jours de novembre.

C’eût été, bien évidemment, l’avantage du pilote de conduire ses passagers jusqu’à Yokohama, puisqu’il était payé tant par jour. Mais son imprudence aurait été grande de tenter une telle traversée dans ces conditions, et c’était déjà faire acte d’audace, sinon de témérité, que de remonter jusqu’à Shangaï. Mais John Bunsby avait confiance en sa Tankadère, qui s’élevait à la lame comme une mauve, et peut-être n’avait-il pas tort.

Pendant les dernières heures de cette journée, la Tankadère navigua dans les passes capricieuses de Hong-Kong, et sous toutes les allures, au plus près ou vent arrière, elle se comporta admirablement.

«Je n’ai pas besoin, pilote, dit Phileas Fogg au moment où la goélette donnait en pleine mer, de vous recommander toute la diligence possible.

– Que Votre Honneur s’en rapporte à moi, répondit John Bunsby. En fait de voiles, nous portons tout ce que le vent permet de porter. Nos flèches n’y ajouteraient rien, et ne serviraient qu’à assommer l’embarcation en nuisant à sa marche.

– C’est votre métier, et non le mien, pilote, et je me fie à vous.»

Phileas Fogg, le corps droit, les jambes écartées, d’aplomb comme un marin, regardait sans broncher la mer houleuse. La jeune femme, assise à l’arrière, se sentait émue en contemplant cet océan, assombri déjà par le crépuscule, qu’elle bravait sur une frêle embarcation. Au-dessus de sa tête se déployaient les voiles blanches, qui l’emportaient dans l’espace comme de grandes ailes. La goélette, soulevée par le vent, semblait voler dans l’air.

La nuit vint. La lune entrait dans son premier quartier, et son insuffisante lumière devait s’éteindre bientôt dans les brumes de l’horizon. Des nuages chassaient de l’est et envahissaient déjà une partie du ciel.

Le pilote avait disposé ses feux de position, – précaution indispensable à prendre dans ces mers très fréquentées aux approches des atterrages. Les rencontres de navires n’y étaient pas rares, et, avec la vitesse dont elle était animée, la goélette se fût brisée au moindre choc.

Fix rêvait à l’avant de l’embarcation. Il se tenait à l’écart, sachant Fogg d’un naturel peu causeur. D’ailleurs, il lui répugnait de parler à cet homme, dont il acceptait les services. Il songeait aussi à l’avenir. Cela lui paraissait certain que le sieur Fogg ne s’arrêterait pas à Yokohama, qu’il prendrait immédiatement le paquebot de San Francisco afin d’atteindre l’Amérique, dont la vaste étendue lui assurerait l’impunité avec la sécurité. Le plan de Phileas Fogg lui semblait on ne peut plus simple.

Au lieu de s’embarquer en Angleterre pour les États-Unis, comme un coquin vulgaire, ce Fogg avait fait le grand tour et traversé les trois quarts du globe, afin de gagner plus sûrement le continent américain, où il mangerait tranquillement le million de la Banque, après avoir dépisté la police. Mais une fois sur la terre de l’Union, que ferait Fix? Abandonnerait-il cet homme? Non, cent fois non! et jusqu’à ce qu’il eût obtenu un acte d’extradition, il ne le quitterait pas d’une semelle. C’était son devoir, et il l’accomplirait jusqu’au bout. En tout cas, une circonstance heureuse s’était produite: Passepartout n’était plus auprès de son maître, et surtout, après les confidences de Fix, il était important que le maître et le serviteur ne se revissent jamais.

Phileas Fogg, lui, n’était pas non plus sans songer à son domestique, si singulièrement disparu. Toutes réflexions faites, il ne lui sembla pas impossible que, par suite d’un malentendu, le pauvre garçon ne se fût embarqué sur le Carnatic, au dernier moment. C’était aussi l’opinion de Mrs. Aouda, qui regrettait profondément cet honnête serviteur, auquel elle devait tant. Il pouvait donc se faire qu’on le retrouvât à Yokohama, et, si le Carnatic l’y avait transporté, il serait aisé de le savoir.

Vers dix heures, la brise vint à fraîchir. Peut-être eût-il été prudent de prendre un ris, mais le pilote, après avoir soigneusement observé l’état du ciel, laissa la voilure telle qu’elle était établie. D’ailleurs, la Tankadère portait admirablement la toile, ayant un grand tirant d’eau, et tout était paré à amener rapidement, en cas de grain.

À minuit, Phileas Fogg et Mrs. Aouda descendirent dans la cabine. Fix les y avait précédés, et s’était étendu sur l’un des cadres. Quant au pilote et à ses hommes, ils demeurèrent toute la nuit sur le pont.

Le lendemain, 8 novembre, au lever du soleil, la goélette avait fait plus de cent milles. Le loch, souvent jeté, indiquait que la moyenne de sa vitesse était entre huit et neuf milles. La Tankadère avait du largue dans ses voiles qui portaient toutes et elle obtenait, sous cette allure, son maximum de rapidité. Si le vent tenait dans ces conditions, les chances étaient pour elle.

La Tankadère, pendant toute cette journée, ne s’éloigna pas sensiblement de la côte, dont les courants lui étaient favorables. Elle l’avait à cinq milles au plus par sa hanche de bâbord, et cette côte, irrégulièrement profilée, apparaissait parfois à travers quelques éclaircies. Le vent venant de terre, la mer était moins forte par là même: circonstance heureuse pour la goélette, car les embarcations d’un petit tonnage souffrent surtout de la houle qui rompt leur vitesse, qui «les tue», pour employer l’expression maritime.

Vers midi, la brise mollit un peu et hâla le sud-est. Le pilote fit établir les flèches; mais au bout de deux heures, il fallut les amener, car le vent fraîchissait à nouveau.

Mr. Fogg et la jeune femme, fort heureusement réfractaires au mal de mer, mangèrent avec appétit les conserves et le biscuit du bord. Fix fut invité à partager leur repas et dut accepter, sachant bien qu’il est aussi nécessaire de lester les estomacs que les bateaux, mais cela le vexait! Voyager aux frais de cet homme, se nourrir de ses propres vivres, il trouvait à cela quelque chose de peu loyal. Il mangea cependant, – sur le pouce, il est vrai, – mais enfin il mangea.

Toutefois, ce repas terminé, il crut devoir prendre le sieur Fogg à part, et il lui dit:

«Monsieur…»

Ce «monsieur» lui écorchait les lèvres, et il se retenait pour ne pas mettre la main au collet de ce «monsieur»!

«Monsieur, vous avez été fort obligeant en m’offrant passage à votre bord. Mais, bien que mes ressources ne me permettent pas d’agir aussi largement que vous, j’entends payer ma part…

– Ne parlons pas de cela, monsieur, répondit Mr. Fogg.

– Mais si, je tiens…

– Non, monsieur, répéta Fogg d’un ton qui n’admettait pas de réplique. Cela entre dans les frais généraux!»

Fix s’inclina, il étouffait, et, allant s’étendre sur l’avant de la goélette, il ne dit plus un mot de la journée.

Cependant on filait rapidement. John Bunsby avait bon espoir. Plusieurs fois il dit à Mr. Fogg qu’on arriverait en temps voulu à Shangaï. Mr. Fogg répondit simplement qu’il y comptait. D’ailleurs, tout l’équipage de la petite goélette y mettait du zèle. La prime affriolait ces braves gens. Aussi, pas une écoute qui ne fût consciencieusement raidie! Pas une voile qui ne fût vigoureusement étarquée! Pas une embardée que l’on pût reprocher à l’homme de barre! On n’eût pas manœuvré plus sévèrement dans une régate du Royal-Yacht-Club.

Le soir, le pilote avait relevé au loch un parcours de deux cent vingt milles depuis Hong-Kong, et Phileas Fogg pouvait espérer qu’en arrivant à Yokohama, il n’aurait aucun retard à inscrire à son programme. Ainsi donc, le premier contretemps sérieux qu’il eût éprouvé depuis son départ de Londres ne lui causerait probablement aucun préjudice.

Pendant la nuit, vers les premières heures du matin, la Tankadère entrait franchement dans le détroit de Fo-Kien, qui sépare la grande île Formose de la côte chinoise, et elle coupait le tropique du Cancer. La mer était très dure dans ce détroit, plein de remous formés par les contre-courants. La goélette fatigua beaucoup. Les lames courtes brisaient sa marche. Il devint très difficile de se tenir debout sur le pont.

Avec le lever du jour, le vent fraîchit encore. Il y avait dans le ciel l’apparence d’un coup de vent. Du reste, le baromètre annonçait un changement prochain de l’atmosphère; sa marche diurne était irrégulière, et le mercure oscillait capricieusement. On voyait aussi la mer se soulever vers le sud-est en longues houles «qui sentaient la tempête». La veille, le soleil s’était couché dans une brume rouge, au milieu des scintillations phosphorescentes de l’océan.

Le pilote examina longtemps ce mauvais aspect du ciel et murmura entre ses dents des choses peu intelligibles. À un certain moment, se trouvant près de son passager:

«On peut tout dire à Votre Honneur? dit-il à voix basse.

– Tout, répondit Phileas Fogg.

– Eh bien, nous allons avoir un coup de vent.

– Viendra-t-il du nord ou du sud? demanda simplement Mr. Fogg.

– Du sud. Voyez. C’est un typhon qui se prépare!

– Va pour le typhon du sud, puisqu’il nous poussera du bon côté, répondit Mr. Fogg.

– Si vous le prenez comme cela, répliqua le pilote, je n’ai plus rien à dire!»

Les pressentiments de John Bunsby ne le trompaient pas. À une époque moins avancée de l’année, le typhon, suivant l’expression d’un célèbre météorologiste, se fût écoulé comme une cascade lumineuse de flammes électriques, mais en équinoxe hiver il était à craindre qu’il ne se déchaînât avec violence.

Le pilote prit ses précautions par avance. Il fit serrer toutes les voiles de la goélette et amener les vergues sur le pont. Les mots de flèche furent dépassés. On rentra le bout-dehors. Les panneaux furent condamnés avec soin. Pas une goutte d’eau ne pouvait, dès lors, pénétrer dans la coque de l’embarcation. Une seule voile triangulaire, un tourmentin de forte toile, fut hissé en guise de trinquette, de manière à maintenir la goélette vent arrière. Et on attendit.

John Bunsby avait engagé ses passagers à descendre dans la cabine; mais, dans un étroit espace, à peu près privé d’air, et par les secousses de la houle, cet emprisonnement n’avait rien d’agréable. Ni Mr. Fogg, ni Mrs. Aouda, ni Fix lui-même ne consentirent à quitter le pont.

Vers huit heures, la bourrasque de pluie et de rafale tomba à bord. Rien qu’avec son petit morceau de toile, la Tankadère fut enlevée comme une plume par ce vent dont on ne saurait donner une idée exacte, quand il souffle en tempête. Comparer sa vitesse à la quadruple vitesse d’une locomotive lancée à toute vapeur, ce serait rester au-dessous de la vérité.

 

Pendant toute la journée, l’embarcation courut ainsi vers le nord, emportée par les lames monstrueuses, en conservant heureusement une rapidité égale à la leur. Vingt fois elle faillit être coiffée par une de ces montagnes d’eau qui se dressaient à l’arrière; mais un adroit coup de barre, donné par le pilote, parait la catastrophe. Les passagers étaient quelquefois couverts en grand par les embruns qu’ils recevaient philosophiquement. Fix maugréait sans doute, mais l’intrépide Aouda, les yeux fixés sur son compagnon, dont elle ne pouvait qu’admirer le sang-froid, se montrait digne de lui et bravait la tourmente à ses côtés. Quant à Phileas Fogg, il semblait que ce typhon fût partie de son programme.

Jusqu’alors la Tankadère avait toujours fait route au nord; mais vers le soir, comme on pouvait le craindre, le vent, tournant de trois quarts, hâla le nord-ouest. La goélette, prêtant alors le flanc à la lame, fut effroyablement secouée. La mer la frappait avec une violence bien faite pour effrayer, quand on ne sait pas avec quelle solidité toutes les parties d’un bâtiment sont reliées entre elles.

Avec la nuit, la tempête s’accentua encore. En voyant l’obscurité se faire, et avec l’obscurité s’accroître la tourmente, John Bunsby ressentit de vives inquiétudes. Il se demanda s’il ne serait pas temps de relâcher, et il consulta son équipage.

Ses hommes consultés, John Bunsby s’approcha de Mr. Fogg, et lui dit:

«Je crois, Votre Honneur, que nous ferions bien de gagner un des ports de la côte.

– Je le crois aussi, répondit Phileas Fogg.

– Ah! fit le pilote, mais lequel?

– Je n’en connais qu’un, répondit tranquillement Mr. Fogg.

– Et c’est!…

– Shangaï.»

Cette réponse, le pilote fut d’abord quelques instants sans comprendre ce qu’elle signifiait, ce qu’elle renfermait d’obstination et de ténacité. Puis il s’écria:

«Eh bien, oui! Votre Honneur a raison. À Shangaï!»

Et la direction de la Tankadère fut imperturbablement maintenue vers le nord.

Nuit vraiment terrible! Ce fut un miracle si la petite goélette ne chavira pas. Deux fois elle fut engagée, et tout aurait été enlevé à bord, si les saisines eussent manqué. Mrs. Aouda était brisée, mais elle ne fit pas entendre une plainte. Plus d’une fois Mr. Fogg dut se précipiter vers elle pour la protéger contre la violence des lames.

Le jour reparut. La tempête se déchaînait encore avec une extrême fureur. Toutefois, le vent retomba dans le sud-est. C’était une modification favorable, et la Tankadère fit de nouveau route sur cette mer démontée, dont les lames se heurtaient alors à celles que provoquait la nouvelle aire du vent. De là un choc de contre-houles qui eût écrasé une embarcation moins solidement construite.

De temps en temps on apercevait la côte à travers les brumes déchirées, mais pas un navire en vue. La Tankadère était seule à tenir la mer.

À midi, il y eut quelques symptômes d’accalmie, qui, avec l’abaissement du soleil sur l’horizon, se prononcèrent plus nettement.

Le peu de durée de la tempête tenait à sa violence même. Les passagers, absolument brisés, purent manger un peu et prendre quelque repos.

La nuit fut relativement paisible. Le pilote fit rétablir ses voiles au bas ris. La vitesse de l’embarcation fut considérable. Le lendemain, 11, au lever du jour, reconnaissance faite de la côte, John Bunsby put affirmer qu’on n’était pas à cent milles de Shangaï.

Cent milles, et il ne restait plus que cette journée pour les faire! C’était le soir même que Mr. Fogg devait arriver à Shangaï, s’il ne voulait pas manquer le départ du paquebot de Yokohama. Sans cette tempête, pendant laquelle il perdit plusieurs heures, il n’eût pas été en ce moment à trente milles du port.

La brise mollissait sensiblement, mais heureusement la Mer tombait avec elle. La goélette se couvrit de toile. Flèches, voiles d’étais, contre-foc, tout portait, et la mer écumait sous l’étrave.

À midi, la Tankadère n’était pas à plus de quarante-cinq milles de Shangaï. Il lui restait six heures encore pour gagner ce port avant le départ du paquebot de Yokohama.

Les craintes furent vives à bord. On voulait arriver à tout prix. Tous – Phileas Fogg excepté sans doute – sentaient leur cœur battre d’impatience. Il fallait que la petite goélette se maintint dans une moyenne de neuf milles à l’heure, et le vent mollissait toujours! C’était une brise irrégulière, des bouffées capricieuses venant de la côte. Elles passaient, et la mer se déridait aussitôt après leur passage.

Cependant l’embarcation était si légère, ses voiles hautes, d’un fin tissu, ramassaient si bien les folles brises, que, le courant aidant, à six heures, John Bunsby ne comptait plus que dix milles jusqu’à la rivière de Shangaï, car la ville elle-même est située à une distance de douze milles au moins au-dessus de l’embouchure.

À sept heures, on était encore à trois milles de Shangaï. Un formidable juron s’échappa des lèvres du pilote… La prime de deux cents livres allait évidemment lui échapper. Il regarda Mr. Fogg. Mr. Fogg était impassible, et cependant sa fortune entière se jouait à ce moment…

À ce moment aussi, un long fuseau noir, couronné d’un panache de fumée, apparut au ras de l’eau. C’était le paquebot américain, qui sortait à l’heure réglementaire.

«Malédiction! s’écria John Bunsby, qui repoussa la barre d’un bras désespéré.

– Des signaux!» dit simplement Phileas Fogg. Un petit canon de bronze s’allongeait à l’avant de la Tankadère. Il servait à faire des signaux par les temps de brume.

Le canon fut chargé jusqu’à la gueule, mais au moment où le pilote allait appliquer un charbon ardent sur la lumière:

«Le pavillon en berne», dit Mr. Fogg.

Le pavillon fut amené à mi-mât. C’était un signal de détresse, et l’on pouvait espérer que le paquebot américain, l’apercevant, modifierait un instant sa route pour rallier l’embarcation.

«Feu!» dit Mr. Fogg.

Et la détonation du petit canon de bronze éclata dans l’air.

Weitere Bücher von diesem Autor