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Le Tour du Monde en 80 jours

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XXXIV. QUI PROCURE À PASSEPARTOUT L’OCCASION DE FAIRE UN JEU DE MOTS ATROCE, MAIS PEUT-ÊTRE INÉDIT

Phileas Fogg était en prison. On l’avait enfermé dans le poste de Custom-house, la douane de Liverpool, et il devait y passer la nuit en attendant son transfèrement à Londres.

Au moment de l’arrestation, Passepartout avait voulu se précipiter sur le détective. Des policemen le retinrent. Mrs. Aouda, épouvantée par la brutalité du fait, ne sachant rien, n’y pouvait rien comprendre. Passepartout lui expliqua la situation. Mr. Fogg, cet honnête et courageux gentleman, auquel elle devait la vie, était arrêté comme voleur. La jeune femme protesta contre une telle allégation, son cœur s’indigna, et des pleurs coulèrent de ses yeux, quand elle vit qu’elle ne pouvait rien faire, rien tenter, pour sauver son sauveur.

Quant à Fix, il avait arrêté le gentleman parce que son devoir lui commandait de l’arrêter, fût-il coupable ou non. La justice en déciderait.

Mais alors une pensée vint à Passepartout, cette pensée terrible qu’il était décidément la cause de tout ce malheur! En effet, pourquoi avait il caché cette aventure à Mr. Fogg? Quand Fix avait révélé et sa qualité d’inspecteur de police et la mission dont il était chargé, pourquoi avait-il pris sur lui de ne point avertir son maître? Celui-ci, prévenu, aurait sans doute donné à Fix des preuves de son innocence; il lui aurait démontré son erreur; en tout cas, il n’eût pas véhiculé à ses frais et à ses trousses ce malencontreux agent, dont le premier soin avait été de l’arrêter, au moment où il mettait le pied sur le sol du Royaume-Uni. En songeant à ses fautes, à ses imprudences, le pauvre garçon était pris d’irrésistibles remords. Il pleurait, il faisait peine à voir. Il voulait se briser la tête!

Mrs. Aouda et lui étaient restés, malgré le froid, sous le péristyle de la douane. Ils ne voulaient ni l’un ni l’autre quitter la place. Ils voulaient revoir encore une fois Mr. Fogg.

Quant à ce gentleman, il était bien et dûment ruiné, et cela au moment où il allait atteindre son but. Cette arrestation le perdait sans retour. Arrivé à midi moins vingt à Liverpool, le 21 décembre, il avait jusqu’à huit heures quarante-cinq minutes pour se présenter au Reform-Club, soit neuf heures quinze minutes, – et il ne lui en fallait que six pour atteindre Londres.

En ce moment, qui eût pénétré dans le poste de la douane eût trouvé Mr. Fogg, immobile, assis sur un banc de bois, sans colère, imperturbable. Résigné, on n’eût pu le dire, mais ce dernier coup n’avait pu l’émouvoir, au moins en apparence. S’était-il formé en lui une de ces rages secrètes, terribles parce qu’elles sont contenues, et qui n’éclatent qu’au dernier moment avec une force irrésistible? On ne sait. Mais Phileas Fogg était là, calme, attendant… quoi? Conservait-il quelque espoir? Croyait-il encore au succès, quand la porte de cette prison était fermée sur lui?

Quoi qu’il en soit, Mr. Fogg avait soigneusement posé sa montre sur une table et il en regardait les aiguilles marcher. Pas une parole ne s’échappait de ses lèvres, mais son regard avait une fixité singulière.

En tout cas, la situation était terrible, et, pour qui ne pouvait lire dans cette conscience, elle se résumait ainsi:

Honnête homme, Phileas Fogg était ruiné.

Malhonnête homme, il était pris.

Eut-il alors la pensée de se sauver? Songea-t-il à chercher si ce poste présentait une issue praticable? Pensa-t-il à fuir? On serait tenté de le croire, car, à un certain moment, il fit le tour de la chambre. Mais la porte était solidement fermée et la fenêtre garnie de barreaux de fer. Il vint donc se rasseoir, et il tira de son portefeuille l’itinéraire du voyage. Sur la ligne qui portait ces mots:

«21 décembre, samedi, Liverpool», il ajouta:

«80e jour, 11 h 40 du matin», et il attendit.

Une heure sonna à l’horloge de Custom-house. Mr. Fogg constata que sa montre avançait de deux minutes sur cette horloge.

Deux heures! En admettant qu’il montât en ce moment dans un express, il pouvait encore arriver à Londres et au Reform-Club avant huit heures quarante-cinq du soir. Son front se plissa légèrement…

À deux heures trente-trois minutes, un bruit retentit au-dehors, un vacarme de portes qui s’ouvraient. On entendait la voix de Passepartout, on entendait la voix de Fix.

Le regard de Phileas Fogg brilla un instant.

La porte du poste s’ouvrit, et il vit Mrs. Aouda, Passepartout, Fix, qui se précipitèrent vers lui.

Fix était hors d’haleine, les cheveux en désordre… Il ne pouvait parler!

«Monsieur, balbutia-t-il, monsieur… pardon… une ressemblance déplorable… Voleur arrêté depuis trois jours… vous… libre!…»

Phileas Fogg était libre! Il alla au détective. Il le regarda bien en face, et, faisant le seul mouvement rapide qu’il eût jamais fait eût qu’il dût jamais faire de sa vie, il ramena ses deux bras en arrière, puis, avec la précision d’un automate, il frappa de ses deux poings le malheureux inspecteur.

«Bien tapé!» s’écria Passepartout, qui, se permettant un atroce jeu de mots, bien digne d’un Français, ajouta: «Pardieu voilà ce qu’on peut appeler une belle application de poings d’Angleterre!»

Fix, renversé, ne prononça pas un mot. Il n’avait que ce qu’il méritait. Mais aussitôt Mr, Fogg, Mrs. Aouda, Passepartout quittèrent la douane. Ils se jetèrent dans une voiture, et, en quelques minutes, ils arrivèrent à la gare de Liverpool.

Phileas Fogg demanda s’il y avait un express prêt à partir pour Londres…

Il était deux heures quarante… L’express était parti depuis trente-cinq minutes.

Phileas Fogg commanda alors un train spécial.

Il y avait plusieurs locomotives de grande vitesse en pression; mais, attendu les exigences du service, le train spécial ne put quitter la gare avant trois heures.

À trois heures, Phileas Fogg, après avoir dit quelques mots au mécanicien d’une certaine prime à gagner, filait dans la direction de Londres, en compagnie de la jeune femme et de son fidèle serviteur.

Il fallait franchir en cinq heures et demie la distance qui sépare Liverpool de Londres, – chose très faisable, quand la voie est libre sur tout le parcours. Mais il y eut des retards forcés, et, quand le gentleman arriva à la gare, neuf heures moins dix sonnaient à toutes les horloges de Londres.

Phileas Fogg, après avoir accompli ce voyage autour du monde, arrivait avec un retard de cinq minutes!…

Il avait perdu.

XXXV. DANS LEQUEL PASSEPARTOUT NE SE FAIT PAS RÉPÉTER DEUX FOIS L’ORDRE QUE SON MAÎTRE LUI DONNE

Le lendemain, les habitants de Saville-row auraient été bien surpris, si on leur eût affirmé que Mr. Fogg avait réintégré son domicile. Portes et fenêtres, tout était clos. Aucun changement ne s’était produit à l’extérieur.

En effet, après avoir quitté la gare, Phileas Fogg avait donné à Passepartout l’ordre d’acheter quelques provisions, et il était rentré dans sa maison.

Ce gentleman avait reçu avec son impassibilité habituelle le coup qui le frappait. Ruiné! et par la faute de ce maladroit inspecteur de police! Après avoir marché d’un pas sûr pendant ce long parcours, après avoir renversé mille obstacles, bravé mille dangers, ayant encore trouvé le temps de faire quelque bien sur sa route, échouer au port devant un fait brutal, qu’il ne pouvait prévoir, et contre lequel il était désarmé: cela était terrible! De la somme considérable qu’il avait emportée au départ, il ne lui restait qu’un reliquat insignifiant. Sa fortune ne se composait plus que des vingt mille livres déposées chez Baring frères, et ces vingt mille livres, il les devait à ses collègues du Reform-Club. Après tant de dépenses faites, ce pari gagné ne l’eût pas enrichi sans doute, et il est probable qu’il n’avait pas cherché à s’enrichir – étant de ces hommes qui parient pour l’honneur, – mais ce pari perdu le ruinait totalement. Au surplus, le parti du gentleman était pris. Il savait ce qui lui restait à faire.

Une chambre de la maison de Saville-row avait été réservée à Mrs. Aouda. La jeune femme était désespérée. À certaines paroles prononcées par Mr. Fogg, elle avait compris que celui-ci méditait quelque projet funeste.

On sait, en effet, à quelles déplorables extrémités se portent quelquefois ces Anglais monomanes sous la pression d’une idée fixe. Aussi Passepartout, sans en avoir l’air, surveillait-il son maître.

Mais, tout d’abord, l’honnête garçon était monté dans sa chambre et avait éteint le bec qui brûlait depuis quatre-vingts jours. Il avait trouvé dans la boîte aux lettres une note de la Compagnie du gaz, et il pensa qu’il était plus que temps d’arrêter ces frais dont il était responsable.

La nuit se passa. Mr. Fogg s’était couché, mais avait-il dormi? Quant à Mrs. Aouda, elle ne put prendre un seul instant de repos. Passepartout, lui, avait veillé comme un chien à la porte de son maître.

Le lendemain, Mr. Fogg le fit venir et lui recommanda, en termes fort brefs, de s’occuper du déjeuner de Mrs. Aouda. Pour lui, il se contenterait d’une tasse de thé et d’une rôtie. Mrs. Aouda voudrait bien l’excuser pour le déjeuner et le dîner, car tout son temps était consacré à mettre ordre à ses affaires. Il ne descendrait pas. Le soir seulement, il demanderait à Mrs. Aouda la permission de l’entretenir pendant quelques instants.

Passepartout, ayant communication du programme de la journée, n’avait plus qu’à s’y conformer. Il regardait son maître toujours impassible, et il ne pouvait se décider à quitter sa chambre. Son cœur était gros, sa conscience bourrelée de remords, car il s’accusait plus que jamais de cet irréparable désastre. Oui! s’il eût prévenu Mr. Fogg, s’il lui eût dévoilé les projets de l’agent Fix, Mr. Fogg n’aurait certainement pas traîné l’agent Fix jusqu’à Liverpool, et alors…

 

Passepartout ne put plus y tenir.

«Mon maître! monsieur Fogg! s’écria-t-il, maudissez-moi. C’est par ma faute que…

– Je n’accuse personne, répondit Phileas Fogg du ton le plus calme. Allez.»

Passepartout quitta la chambre et vint trouver la jeune femme, à laquelle il fit connaître les intentions de son maître.

«Madame, ajouta-t-il, je ne puis rien par moi-même, rien! Je n’ai aucune influence sur l’esprit de mon maître. Vous, peut-être…

– Quelle influence aurais-je, répondit Mrs. Aouda. Mr. Fogg n’en subit aucune! A-t-il jamais compris que ma reconnaissance pour lui était prête à déborder! A-t-il jamais lu dans mon cœur!… Mon ami, il ne faudra pas le quitter, pas un seul instant. Vous dites qu’il a manifesté l’intention de me parler ce soir?

– Oui, madame. Il s’agit sans doute de sauvegarder votre situation en Angleterre.

– Attendons», répondit la jeune femme, qui demeura toute pensive.

Ainsi, pendant cette journée du dimanche, la maison de Saville-row fut comme si elle eût été inhabitée, et, pour la première fois depuis qu’il demeurait dans cette maison, Phileas Fogg n’alla pas à son club, quand onze heures et demie sonnèrent à la tour du Parlement.

Et pourquoi ce gentleman se fût-il présenté au Reform-Club? Ses collègues ne l’y attendaient plus. Puisque, la veille au soir, à cette date fatale du samedi 21 décembre, à huit heures quarante-cinq, Phileas Fogg n’avait pas paru dans le salon du Reform-Club, son pari était perdu. Il n’était même pas nécessaire qu’il allât chez son banquier pour y prendre cette somme de vingt mille livres. Ses adversaires avaient entre les mains un chèque signé de lui, et il suffisait d’une simple écriture à passer chez Baring frères, pour que les vingt mille livres fussent portées à leur crédit.

Mr. Fogg n’avait donc pas à sortir, et il ne sortit pas. Il demeura dans sa chambre et mit ordre à ses affaires. Passepartout ne cessa de monter et de descendre l’escalier de la maison de Saville-row. Les heures ne marchaient pas pour ce pauvre garçon. Il écoutait à la porte de la chambre de son maître, et, ce faisant, il ne pensait pas commettre la moindre indiscrétion! Il regardait par le trou de la serrure, et il s’imaginait avoir ce droit! Passepartout redoutait à chaque instant quelque catastrophe. Parfois, il songeait à Fix, mais un revirement s’était fait dans son esprit. Il n’en voulait plus à l’inspecteur de police. Fix s’était trompé comme tout le monde à l’égard de Phileas Fogg, et, en le filant, en l’arrêtant, il n’avait fait que son devoir, tandis que lui… Cette pensée l’accablait, et il se tenait pour le dernier des misérables.

Quand, enfin, Passepartout se trouvait trop malheureux d’être seul, il frappait à la porte de Mrs. Aouda, il entrait dans sa chambre, il s’asseyait dans un coin sans mot dire, et il regardait la jeune femme toujours pensive.

Vers sept heures et demie du soir, Mr. Fogg fit demander à Mrs. Aouda si elle pouvait le recevoir, et quelques instants après, la jeune femme et lui étaient seuls dans cette chambre.

Phileas Fogg prit une chaise et s’assit près de la cheminée, en face de Mrs. Aouda. Son visage ne reflétait aucune émotion. Le Fogg du retour était exactement le Fogg du départ. Même calme, même impassibilité.

Il resta sans parler pendant cinq minutes. Puis levant les yeux sur Mrs. Aouda:

«Madame, dit-il, me pardonnerez-vous de vous avoir amenée en Angleterre?

– Moi, monsieur Fogg!… répondit Mrs. Aouda, en comprimant les battements de son cœur.

– Veuillez me permettre d’achever, reprit Mr. Fogg. Lorsque j’eus la pensée de vous entraîner loin de cette contrée, devenue si dangereuse pour vous, j’étais riche, et je comptais mettre une partie de ma fortune à votre disposition. Votre existence eût été heureuse et libre. Maintenant, je suis ruiné.

– Je le sais, monsieur Fogg, répondit la jeune femme, et je vous demanderai à mon tour: Me pardonnerez-vous de vous avoir suivi, et – qui sait? – d’avoir peut-être, en vous retardant, contribué à votre ruine?

– Madame, vous ne pouviez rester dans l’Inde, et votre salut n’était assuré que si vous vous éloigniez assez pour que ces fanatiques ne pussent vous reprendre.

– Ainsi, monsieur Fogg, reprit Mrs. Aouda, non content de m’arracher à une mort horrible, vous vous croyiez encore obligé d’assurer ma position à l’étranger?

– Oui, madame, répondit Fogg, mais les événements ont tourné contre moi. Cependant, du peu qui me reste, je vous demande la permission de disposer en votre faveur.

– Mais, vous, monsieur Fogg, que deviendrez-vous? demanda Mrs. Aouda.

– Moi, madame, répondit froidement le gentleman, je n’ai besoin de rien.

– Mais comment, monsieur, envisagez-vous donc le sort qui vous attend?

– Comme il convient de le faire, répondit Mr. Fogg.

– En tout cas, reprit Mrs. Aouda, la misère ne saurait atteindre un homme tel que vous. Vos amis…

– Je n’ai point d’amis, madame.

– Vos parents…

– Je n’ai plus de parents.

– Je vous plains alors, monsieur Fogg, car l’isolement est une triste chose. Quoi! pas un cœur pour y verser vos peines. On dit cependant qu’à deux la misère elle-même est supportable encore!

– On le dit, madame.

– Monsieur Fogg, dit alors Mrs. Aouda, qui se leva et tendit sa main au gentleman, voulez-vous à la fois d’une parente et d’une amie? Voulez-vous de moi pour votre femme?»

Mr. Fogg, à cette parole, s’était levé à son tour. Il y avait comme un reflet inaccoutumé dans ses yeux, comme un tremblement sur ses lèvres. Mrs. Aouda le regardait. La sincérité, la droiture, la fermeté et la douceur de ce beau regard d’une noble femme qui ose tout pour sauver celui auquel elle doit tout, l’étonnèrent d’abord, puis le pénétrèrent. Il ferma les yeux un instant, comme pour éviter que ce regard ne s’enfonçât plus avant… Quand il les rouvrit:

«Je vous aime! dit-il simplement. Oui, en vérité, par tout ce qu’il y a de plus sacré au monde, je vous aime, et je suis tout à vous!

– Ah!…» s’écria Mrs. Aouda, en portant la main à son cœur.

Passepartout fut sonné. Il arriva aussitôt. Mr. Fogg tenait encore dans sa main la main de Mrs. Aouda. Passepartout comprit, et sa large face rayonna comme le soleil au zénith des régions tropicales.

Mr. Fogg lui demanda s’il ne serait pas trop tard pour aller prévenir le révérend Samuel Wilson, de la paroisse de Mary-le-Bone.

Passepartout sourit de son meilleur sourire.

«Jamais trop tard», dit-il.

Il n’était que huit heures cinq.

«Ce serait pour demain, lundi! dit-il.

– Pour demain lundi? demanda Mr. Fogg en regardant la jeune femme.

– Pour demain lundi!» répondit Mrs. Aouda.

Passepartout sortit, tout courant.

XXXVI. DANS LEQUEL PHILEAS FOGG FAIT DE NOUVEAU PRIME SUR LE MARCHÉ

Il est temps de dire ici quel revirement de l’opinion s’était produit dans le Royaume-Uni, quand on apprit l’arrestation du vrai voleur de la Banque un certain James Strand – qui avait eu lieu le 17 décembre, à Édimbourg.

Trois jours avant, Phileas Fogg était un criminel que la police poursuivait à outrance, et maintenant c’était le plus honnête gentleman, qui accomplissait mathématiquement son excentrique voyage autour du monde.

Quel effet, quel bruit dans les journaux! Tous les parieurs pour ou contre, qui avaient déjà oublié cette affaire, ressuscitèrent comme par magie. Toutes les transactions redevenaient valables. Tous les engagements revivaient, et, il faut le dire, les paris reprirent avec une nouvelle énergie. Le nom de Phileas Fogg fit de nouveau prime sur le marché.

Les cinq collègues du gentleman, au Reform-Club, passèrent ces trois jours dans une certaine inquiétude. Ce Phileas Fogg qu’ils avaient oublié reparaissait à leurs yeux! Où était-il en ce moment? Le 17 décembre, – jour où James Strand fut arrêté, – il y avait soixante-seize jours que Phileas Fogg était parti, et pas une nouvelle de lui! Avait-il succombé? Avait-il renoncé à la lutte, ou continuait il sa marche suivant l’itinéraire convenu? Et le samedi 21 décembre, à huit heures quarante-cinq du soir, allait-il apparaître, comme le dieu de l’exactitude, sur le seuil du salon du Reform-Club?

Il faut renoncer à peindre l’anxiété dans laquelle, pendant trois jours, vécut tout ce monde de la société anglaise. On lança des dépêches en Amérique, en Asie, pour avoir des nouvelles de Phileas Fogg! On envoya matin et soir observer la maison de Saville-row… Rien. La police elle-même ne savait plus ce qu’était devenu le détective Fix, qui s’était si malencontreusement jeté sur une fausse piste. Ce qui n’empêcha pas les paris de s’engager de nouveau sur une plus vaste échelle. Phileas Fogg, comme un cheval de course, arrivait au dernier tournant. On ne le cotait plus à cent, mais à vingt, mais à dix, mais à cinq, et le vieux paralytique, Lord Albermale, le prenait, lui, à égalité.

Aussi, le samedi soir, y avait-il foule dans Pall-Mall et dans les rues voisines. On eût dit un immense attroupement de courtiers, établis en permanence aux abords du Reform-Club. La circulation était empêchée. On discutait, on disputait, on criait les cours du «Phileas Fogg», comme ceux des fonds anglais. Les policemen avaient beaucoup de peine à contenir le populaire, et à mesure que s’avançait l’heure à laquelle devait arriver Phileas Fogg, l’émotion prenait des proportions invraisemblables.

Ce soir-là, les cinq collègues du gentleman étaient réunis depuis neuf heures dans le grand salon du Reform-Club. Les deux banquiers, John Sullivan et Samuel Fallentin, l’ingénieur Andrew Stuart, Gauthier Ralph, administrateur de la Banque d’Angleterre, le brasseur Thomas Flanagan, tous attendaient avec anxiété.

Au moment où l’horloge du grand salon marqua huit heures vingt-cinq, Andrew Stuart, se levant, dit:

«Messieurs, dans vingt minutes, le délai convenu entre Mr. Phileas Fogg et nous sera expiré.

– À quelle heure est arrivé le dernier train de Liverpool? demanda Thomas Flanagan.

– À sept heures vingt-trois, répondit Gauthier Ralph, et le train suivant n’arrive qu’à minuit dix.

– Eh bien, messieurs, reprit Andrew Stuart, si Phileas Fogg était arrivé par le train de sept heures vingt-trois, il serait déjà ici. Nous pouvons donc considérer le pari comme gagné.

– Attendons, ne nous prononçons pas, répondit Samuel Fallentin. Vous voyez que notre collègue est un excentrique de premier ordre. Son exactitude en tout est bien connue. Il n’arrive jamais ni trop tard ni trop tôt, et il apparaîtrait ici à la dernière minute, que je n’en serais pas autrement surpris.

– Et moi, dit Andrew Stuart, qui était, comme toujours, très nerveux, je le verrais je n’y croirais pas.

– En effet, reprit Thomas Flanagan, le projet de Phileas Fogg était insensé. Quelle que fût son exactitude, il ne pouvait empêcher des retards inévitables de se produire, et un retard de deux ou trois jours seulement suffisait à compromettre son voyage.

– Vous remarquerez, d’ailleurs, ajouta John Sullivan, que nous n’avons reçu aucune nouvelle de notre collègue et cependant, les fils télégraphiques ne manquaient pas sur son itinéraire.

– Il a perdu, messieurs, reprit Andrew Stuart, il a cent fois perdu! Vous savez, d’ailleurs, que le China – le seul paquebot de New York qu’il pût prendre pour venir à Liverpool en temps utile – est arrivé hier. Or, voici la liste des passagers, publiée par la Shipping Gazette, et le nom de Phileas Fogg n’y figure pas. En admettant les chances les plus favorables, notre collègue est à peine en Amérique! J’estime à vingt jours, au moins, le retard qu’il subira sur la date convenue, et le vieux Lord Albermale en sera, lui aussi, pour ses cinq mille livres!

– C’est évident, répondit Gauthier Ralph, et demain nous n’aurons qu’à présenter chez Baring frères le chèque de Mr. Fogg».

En ce moment l’horloge du salon sonna huit heures quarante.

«Encore cinq minutes», dit Andrew Stuart.

Les cinq collègues se regardaient. On peut croire que les battements de leur cœur avaient subi une légère accélération, car enfin, même pour de beaux joueurs, la partie était forte! Mais ils n’en voulaient rien laisser paraître, car, sur la proposition de Samuel Fallentin, ils prirent place à une table de jeu.

«Je ne donnerais pas ma part de quatre mille livres dans le pari, dit Andrew Stuart en s’asseyant, quand même on m’en offrirait trois mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf!»

L’aiguille marquait, en ce moment, huit heures quarante-deux minutes.

Les joueurs avaient pris les cartes, mais, à chaque instant, leur regard se fixait sur l’horloge. On peut affirmer que, quelle que fût leur sécurité, jamais minutes ne leur avaient paru si longues!

 

«Huit heures quarante-trois», dit Thomas Flanagan, en coupant le jeu que lui présentait Gauthier Ralph.

Puis un moment de silence se fit. Le vaste salon du club était tranquille. Mais, au-dehors, on entendait le brouhaha de la foule, que dominaient parfois des cris aigus. Le balancier de l’horloge battait la seconde avec une régularité mathématique. Chaque joueur pouvait compter les divisions sexagésimales qui frappaient son oreille.

«Huit heures quarante-quatre!» dit John Sullivan d’une voix dans laquelle on sentait une émotion involontaire.

Plus qu’une minute, et le pari était gagné. Andrew Stuart et ses collègues ne jouaient plus. Ils avaient abandonné les cartes! Ils comptaient les secondes!

À la quarantième seconde, rien. À la cinquantième, rien encore!

À la cinquante-cinquième, on entendit comme un tonnerre au-dehors, des applaudissements, des hurrahs, et même des imprécations, qui se propagèrent dans un roulement continu.

Les joueurs se levèrent.

À la cinquante-septième seconde, la porte du salon s’ouvrit, et le balancier n’avait pas battu la soixantième seconde, que Phileas Fogg apparaissait, suivi d’une foule en délire qui avait forcé l’entrée du club, et de sa voix calme:

«Me voici, messieurs», disait-il.

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