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XXII. OÙ PASSEPARTOUT VOIT BIEN QUE, MÊME AUX ANTIPODES, IL EST PRUDENT D’AVOIR QUELQUE ARGENT DANS SA POCHE

Le Carnatic ayant quitté Hong-Kong, le 7 novembre, à six heures et demie du soir, se dirigeait à toute vapeur vers les terres du Japon. Il emportait un plein chargement de marchandises et de passagers. Deux cabines de l’arrière restaient inoccupées. C’étaient celles qui avaient été retenues pour le compte de Mr. Phileas Fogg.

Le lendemain matin, les hommes de l’avant pouvaient voir, non sans quelque surprise, un passager, l’œil à demi hébété, la démarche branlante, la tête ébouriffée, qui sortait du capot des secondes et venait en titubant s’asseoir sur une drome.

Ce passager, c’était Passepartout en personne. Voici ce qui était arrivé.

Quelques instants après que Fix eut quitté la tabagie, deux garçons avaient enlevé Passepartout profondément endormi, et l’avaient couché sur le lit réservé aux fumeurs. Mais trois heures plus tard, Passepartout, poursuivi jusque dans ses cauchemars par une idée fixe, se réveillait et luttait contre l’action stupéfiante du narcotique. La pensée du devoir non accompli secouait sa torpeur. Il quittait ce lit d’ivrognes, et trébuchant, s’appuyant aux murailles, tombant et se relevant, mais toujours et irrésistiblement poussé par une sorte d’instinct, il sortait de la tabagie, criant comme dans un rêve: «Le Carnatic! le Carnatic!»

Le paquebot était là fumant, prêt à partir. Passepartout n’avait que quelques pas à faire. Il s’élança sur le pont volant, il franchit la coupée et tomba inanimé à l’avant, au moment où le Carnatic larguait ses amarres.

Quelques matelots, en gens habitués à ces sortes de scènes, descendirent le pauvre garçon dans une cabine des secondes, et Passepartout ne se réveilla que le lendemain matin, à cent cinquante milles des terres de la Chine.

Voilà donc pourquoi, ce matin-là, Passepartout se trouvait sur le pont du Carnatic, et venait humer à pleine gorgées les fraîches brises de la mer. Cet air pur le dégrisa. Il commença à rassembler ses idées et n’y parvint pas sans peine. Mais, enfin, il se rappela les scènes de la veille, les confidences de Fix, la tabagie, etc.

«Il est évident, se dit-il, que j’ai été abominablement grisé! Que va dire Mr. Fogg? En tout cas, je n’ai pas manqué le bateau, et c’est le principal.»

Puis, songeant à Fix:

«Pour celui-là, se dit-il, j’espère bien que nous en sommes débarrassés, et qu’il n’a pas osé, après ce qu’il m’a proposé, nous suivre sur le Carnatic. Un inspecteur de police, un détective aux trousses de mon maître, accusé de ce vol commis à la Banque d’Angleterre! Allons donc! Mr. Fogg est un voleur comme je suis un assassin!»

Passepartout devait-il raconter ces choses à son maître? Convenait-il de lui apprendre le rôle joué par Fix dans cette affaire? Ne ferait-il pas mieux d’attendre son arrivée à Londres, pour lui dire qu’un agent de la police métropolitaine l’avait filé autour du monde, et pour en rire avec lui? Oui, sans doute. En tout cas, question à examiner. Le plus pressé, c’était de rejoindre Mr. Fogg et de lui faire agréer ses excuses pour cette inqualifiable conduite.

Passepartout se leva donc. La mer était houleuse, et le paquebot roulait fortement. Le digne garçon, aux jambes peu solides encore, gagna tant bien que mal l’arrière du navire.

Sur le pont, il ne vit personne qui ressemblât ni à son maître, ni à Mrs. Aouda.

«Bon, fit-il, Mrs. Aouda est encore couchée à cette heure. Quant à Mr. Fogg, il aura trouvé quelque joueur de whist, et suivant son habitude…»

Ce disant, Passepartout descendit au salon. Mr. Fogg n’y était pas. Passepartout n’avait qu’une chose à faire: c’était de demander au purser quelle cabine occupait Mr. Fogg. Le purser lui répondit qu’il ne connaissait aucun passager de ce nom.

«Pardonnez-moi, dit Passepartout en insistant. Il s’agit d’un gentleman, grand, froid, peu communicatif, accompagné d’une jeune dame…

– Nous n’avons pas de jeune dame à bord, répondit le purser. Au surplus, voici la liste des passagers. Vous pouvez la consulter.»

Passepartout consulta la liste… Le nom de son maître n’y figurait pas.

Il eut comme un éblouissement. Puis une idée lui traversa le cerveau.

«Ah çà! je suis bien sur le Carnatic? s’écria-t-il.

– Oui, répondit le purser.

– En route pour Yokohama?

– Parfaitement.»

Passepartout avait eu un instant cette crainte de s’être trompé de navire! Mais s’il était sur le Carnatic, il était certain que son maître ne s’y trouvait pas.

Passepartout se laissa tomber sur un fauteuil. C’était un coup de foudre. Et, soudain, la lumière se fit en lui. Il se rappela que l’heure du départ du Carnatic avait été avancée, qu’il devait prévenir son maître, et qu’il ne l’avait pas fait! C’était donc sa faute si Mr. Fogg et Mrs. Aouda avaient manqué ce départ!

Sa faute, oui, mais plus encore celle du traître qui, pour le séparer de son maître, pour retenir celui-ci à Hong-Kong, l’avait enivré! Car il comprit enfin la manœuvre de l’inspecteur de police. Et maintenant, Mr. Fogg, à coup sûr ruiné, son pari perdu, arrêté, emprisonné peut-être!… Passepartout, à cette pensée, s’arracha les cheveux. Ah! si jamais Fix lui tombait sous la main, quel règlement de comptes!

Enfin, après le premier moment d’accablement, Passepartout reprit son sang-froid et étudia la situation. Elle était peu enviable. Le Français se trouvait en route pour le Japon. Certain d’y arriver, comment en reviendrait-il? Il avait la poche vide. Pas un shilling, pas un penny! Toutefois, son passage et sa nourriture à bord étaient payés d’avance. Il avait donc cinq ou six jours devant lui pour prendre un parti. S’il mangea et but pendant cette traversée, cela ne saurait se décrire. Il mangea pour son maître, pour Mrs. Aouda et pour lui-même. Il mangea comme si le Japon, où il allait aborder, eût été un pays désert, dépourvu de toute substance comestible.

Le 13, à la marée du matin, le Carnatic entrait dans le port de Yokohama.

Ce point est une relâche importante du Pacifique, où font escale tous les steamers employés au service de la poste et des voyageurs entre l’Amérique du Nord, la Chine, le Japon et les îles de la Malaisie. Yokohama est située dans la baie même de Yeddo, à peu de distance de cette immense ville, seconde capitale de l’empire japonais, autrefois résidence du taïkoun, du temps que cet empereur civil existait, et rivale de Meako, la grande cité qu’habite le mikado, empereur ecclésiastique, descendant des dieux.

Le Carnatic vint se ranger au quai de Yokohama, près des jetées du port et des magasins de la douane, au milieu de nombreux navires appartenant à toutes les nations.

Passepartout mit le pied, sans aucun enthousiasme, sur cette terre si curieuse des Fils du Soleil. Il n’avait rien de mieux à faire que de prendre le hasard pour guide, et d’aller à l’aventure par les rues de la ville.

Passepartout se trouva d’abord dans une cité absolument européenne, avec des maisons à basses façades, ornées de vérandas sous lesquelles se développaient d’élégants péristyles, et qui couvrait de ses rues, de ses places, de ses docks, de ses entrepôts, tout l’espace compris depuis le promontoire du Traité jusqu’à la rivière. Là, comme à Hong-Kong, comme à Calcutta, fourmillait un pêle-mêle de gens de toutes races, Américains, Anglais, Chinois, Hollandais, marchands prêts à tout vendre et à tout acheter, au milieu desquels le Français se trouvait aussi étranger que s’il eût été jeté au pays des Hottentots.

Passepartout avait bien une ressource: c’était de se recommander près des agents consulaires français ou anglais établis à Yokohama; mais il lui répugnait de raconter son histoire, si intimement mêlée à celle de son maître, et avant d’en venir là, il voulait avoir épuisé toutes les autres chances.

Donc, après avoir parcouru la partie européenne de la ville, sans que le hasard l’eût en rien servi, il entra dans la partie japonaise, décidé, s’il le fallait, à pousser jusqu’à Yeddo.

Cette portion indigène de Yokohama est appelée Benten, du nom d’une déesse de la mer, adorée sur les îles voisines. Là se voyaient d’admirables allées de sapins et de cèdres, des portes sacrées d’une architecture étrange, des ponts enfouis au milieu des bambous et des roseaux, des temples abrités sous le couvert immense et mélancolique des cèdres séculaires, des bonzeries au fond desquelles végétaient les prêtres du bouddhisme et les sectateurs de la religion de Confucius, des rues interminables où l’on eût pu recueillir une moisson d’enfants au teint rose et aux joues rouges, petits bonshommes qu’on eût dit découpés dans quelque paravent indigène, et qui se jouaient au milieu de caniches à jambes courtes et de chats jaunâtres, sans queue, très paresseux et très caressants.

Dans les rues, ce n’était que fourmillement, va-et-vient incessant: bonzes passant processionnellement en frappant leurs tambourins monotones, yakounines, officiers de douane ou de police, à chapeaux pointus incrustés de laque et portant deux sabres à leur ceinture, soldats vêtus de cotonnades bleues à raies blanches et armés de fusil à percussion, hommes d’armes du mikado, ensachés dans leur pourpoint de soie, avec haubert et cotte de mailles, et nombre d’autres militaires de toutes conditions, – car, au Japon, la profession de soldat est autant estimée qu’elle est dédaignée en Chine. Puis, des frères quêteurs, des pèlerins en longues robes, de simples civils, chevelure lisse et d’un noir d’ébène, tête grosse, buste long, jambes grêles, taille peu élevée, teint coloré depuis les sombres nuances du cuivre jusqu’au blanc mat, mais jamais jaune comme celui des Chinois, dont les Japonais différent essentiellement. Enfin, entre les voitures, les palanquins, les chevaux, les porteurs, les brouettes à voile, les «norimons» à parois de laque, les «cangos» moelleux, véritables litières en bambou, on voyait circuler, à petits pas de leur petit pied, chaussé de souliers de toile, de sandales de paille ou de socques en bois ouvragé, quelques femmes peu jolies, les yeux bridés, la poitrine déprimée, les dents noircies au goût du jour, mais portant avec élégance le vêtement national, le «kirimon», sorte de robe de chambre croisée d’une écharpe de soie, dont la large ceinture s’épanouissait derrière en un nœud extravagant, – que les modernes Parisiennes semblent avoir emprunté aux Japonaises.

 

Passepartout se promena pendant quelques heures au milieu de cette foule bigarrée, regardant aussi les curieuses et opulentes boutiques, les bazars où s’entasse tout le clinquant de l’orfèvrerie japonaise, les «restaurations» ornées de banderoles et de bannières, dans lesquelles il lui était interdit d’entrer, et ces maisons de thé où se boit à pleine tasse l’eau chaude odorante, avec le «saki», liqueur tirée du riz en fermentation, et ces confortables tabagies où l’on fume un tabac très fin, et non l’opium, dont l’usage est à peu près inconnu au Japon.

Puis Passepartout se trouva dans les champs, au milieu des immenses rizières. Là s’épanouissaient, avec des fleurs qui jetaient leurs dernières couleurs et leurs derniers parfums, des camélias éclatants, portés non plus sur des arbrisseaux, mais sur des arbres, et, dans les enclos de bambous, des cerisiers, des pruniers, des pommiers, que les indigènes cultivent plutôt pour leurs fleurs que pour leurs fruits, et que des mannequins grimaçants, des tourniquets criards défendent contre le bec des moineaux, des pigeons, des corbeaux et autres volatiles voraces. Pas de cèdre majestueux qui n’abritât quelque grand aigle; pas de saule pleureur qui ne recouvrît de son feuillage quelque héron mélancoliquement perché sur une patte; enfin, partout des corneilles, des canards, des éperviers, des oies sauvages, et grand nombre de ces grues que les Japonais traitent de «Seigneuries», et qui symbolisent pour eux la longévité et le bonheur.

En errant ainsi, Passepartout aperçut quelques violettes entre les herbes:

«Bon! dit-il, voilà mon souper.»

Mais les ayant senties, il ne leur trouva aucun parfum.

«Pas de chance!» pensa-t-il.

Certes, l’honnête garçon avait, par prévision, aussi copieusement déjeuné qu’il avait pu avant de quitter le Carnatic; mais après une journée de promenade, il se sentit l’estomac très creux. Il avait bien remarqué que moutons, chèvres ou porcs, manquaient absolument aux étalages des bouchers indigènes, et, comme il savait que c’est un sacrilège de tuer les bœufs, uniquement réservés aux besoins de l’agriculture, il en avait conclu que la viande était rare au Japon. Il ne se trompait pas; mais à défaut de viande de boucherie, son estomac se fût fort accommodé des quartiers de sanglier ou de daim, des perdrix ou des cailles, de la volaille ou du poisson, dont les Japonais se nourrissent presque exclusivement avec le produit des rizières. Mais il dut faire contre fortune bon cœur, et remit au lendemain le soin de pourvoir à sa nourriture.

La nuit vint. Passepartout rentra dans la ville indigène, et il erra dans les rues au milieu des lanternes multicolores, regardant les groupes de baladins exécuter leurs prestigieux exercices, et les astrologues en plein vent qui amassaient la foule autour de leur lunette. Puis il revit la rade, émaillée des feux de pêcheurs, qui attiraient le poisson à la lueur de résines enflammées.

Enfin les rues se dépeuplèrent. À la foule succédèrent les rondes des yakounines. Ces officiers, dans leurs magnifiques costumes et au milieu de leur suite, ressemblaient à des ambassadeurs, et Passepartout répétait plaisamment, chaque fois qu’il rencontrait quelque patrouille éblouissante:

«Allons, bon! encore une ambassade japonaise qui part pour l’Europe!»

XXIII. DANS LEQUEL LE NEZ DE PASSEPARTOUT S’ALLONGE DÉMESURÉMENT

Le lendemain, Passepartout, éreinté, affamé, se dit qu’il fallait manger à tout prix, et que le plus tôt serait le mieux. Il avait bien cette ressource de vendre sa montre, mais il fût plutôt mort de faim. C’était alors le cas ou jamais, pour ce brave garçon, d’utiliser la voix forte, sinon mélodieuse, dont la nature l’avait gratifié.

Il savait quelques refrains de France et d’Angleterre, et il résolut de les essayer. Les Japonais devaient certainement être amateurs de musique, puisque tout se fait chez eux aux sons des cymbales, du tam-tam et des tambours, et ils ne pouvaient qu’apprécier les talents d’un virtuose européen.

Mais peut-être était-il un peu matin pour organiser un concert, et les dilettanti, inopinément réveillés, n’auraient peut-être pas payé le chanteur en monnaie à l’effigie du mikado.

Passepartout se décida donc à attendre quelques heures; mais, tout en cheminant, il fit cette réflexion qu’il semblerait trop bien vêtu pour un artiste ambulant, et l’idée lui vint alors d’échanger ses vêtements contre une défroque plus en harmonie avec sa position. Cet échange devait, d’ailleurs, produire une soulte, qu’il pourrait immédiatement appliquer à satisfaire son appétit.

Cette résolution prise, restait à l’exécuter. Ce ne fut qu’après de longues recherches que Passepartout découvrit un brocanteur indigène, auquel il exposa sa demande. L’habit européen plut au brocanteur, et bientôt Passepartout sortait affublé d’une vieille robe japonaise et coiffé d’une sorte de turban à côtes, décoloré sous l’action du temps. Mais, en retour, quelques piécettes d’argent résonnaient dans sa poche.

«Bon, pensa-t-il, je me figurerai que nous sommes en carnaval!»

Le premier soin de Passepartout, ainsi «japonaisé», fut d’entrer dans une «tea-house» de modeste apparence, et là, d’un reste de volaille et de quelques poignées de riz, il déjeuna en homme pour qui le dîner serait encore un problème à résoudre.

«Maintenant, se dit-il quand il fut copieusement restauré, il s’agit de ne pas perdre la tête. Je n’ai plus la ressource de vendre cette défroque contre une autre encore plus japonaise. Il faut donc aviser au moyen de quitter le plus promptement possible ce pays du Soleil, dont je ne garderai qu’un lamentable souvenir!»

Passepartout songea alors à visiter les paquebots en partance pour l’Amérique. Il comptait s’offrir en qualité de cuisinier ou de domestique, ne demandant pour toute rétribution que le passage et la nourriture. Une fois à San Francisco, il verrait à se tirer d’affaire. L’important, c’était de traverser ces quatre mille sept cents milles du Pacifique qui s’étendent entre le Japon et le Nouveau Monde.

Passepartout, n’étant point homme à laisser languir une idée, se dirigea vers le port de Yokohama. Mais à mesure qu’il s’approchait des docks, son projet, qui lui avait paru si simple au moment où il en avait eu l’idée, lui semblait de plus en plus inexécutable. Pourquoi aurait-on besoin d’un cuisinier ou d’un domestique à bord d’un paquebot américain, et quelle confiance inspirerait-il, affublé de la sorte? Quelles recommandations faire valoir? Quelles références indiquer?

Comme il réfléchissait ainsi, ses regards tombèrent sur une immense affiche qu’une sorte de clown promenait dans les rues de Yokohama. Cette affiche était ainsi libellée en anglais:

TROUPE JAPONAISE ACROBATIQUE

DE

L’HONORABLE WILLIAM BATULCAR

– — —

DERNIÈRES REPRÉSENTATIONS

Avant leur départ pour les États-Unis d’Amérique

DES

LONGS-NEZ-LONGS-NEZ

SOUS L’INVOCATION DIRECTE DU DIEU TINGOU

Grande Attraction!

«Les États-Unis d’Amérique! s’écria Passepartout, voilà justement mon affaire!…»

Il suivit l’homme-affiche, et, à sa suite, il rentra bientôt dans la ville japonaise. Un quart d’heure plus tard, il s’arrêtait devant une vaste case, que couronnaient plusieurs faisceaux de banderoles, et dont les parois extérieures représentaient, sans perspective, mais en couleurs violentes, toute une bande de jongleurs.

C’était l’établissement de l’honorable Batulcar, sorte de Barnum américain, directeur d’une troupe de saltimbanques, jongleurs, clowns, acrobates, équilibristes, gymnastes, qui, suivant l’affiche, donnait ses dernières représentations avant de quitter l’empire du Soleil pour les États de l’Union.

Passepartout entra sous un péristyle qui précédait la case, et demanda Mr. Batulcar. Mr. Batulcar apparut en personne.

«Que voulez-vous? dit-il à Passepartout, qu’il prit d’abord pour un indigène.

– Avez-vous besoin d’un domestique? demanda Passepartout.

– Un domestique, s’écria le Barnum en caressant l’épaisse barbiche grise qui foisonnait sous son menton, j’en ai deux, obéissants, fidèles, qui ne m’ont jamais quitté, et qui me servent pour rien, à condition que je les nourrisse… Et les voilà, ajouta-t-il en montrant ses deux bras robustes, sillonnés de veines grosses comme des cordes de contrebasse.

– Ainsi, je ne puis vous être bon à rien?

– À rien.

– Diable! ça m’aurait pourtant fort convenu de partir avec vous.

– Ah çà! dit l’honorable Batulcar, vous êtes Japonais comme je suis un singe! Pourquoi donc êtes-vous habillé de la sorte?

– On s’habille comme on peut!

– Vrai, cela. Vous êtes un Français, vous?

– Oui, un Parisien de Paris.

– Alors, vous devez savoir faire des grimaces?

– Ma foi, répondit Passepartout, vexé de voir sa nationalité provoquer cette demande, nous autres Français, nous savons faire des grimaces, c’est vrai, mais pas mieux que les Américains!

– Juste. Eh bien, si je ne vous prends pas comme domestique, je peux vous prendre comme clown. Vous comprenez, mon brave. En France, on exhibe des farceurs étrangers, et à l’étranger, des farceurs français!

– Ah!

– Vous êtes vigoureux, d’ailleurs?

– Surtout quand je sors de table.

– Et vous savez chanter?

– Oui, répondit Passepartout, qui avait autrefois fait sa partie dans quelques concerts de rue.

– Mais savez-vous chanter la tête en bas, avec une toupie tournante sur la plante du pied gauche, et un sabre en équilibre sur la plante du pied droit?

– Parbleu! répondit Passepartout, qui se rappelait les premiers exercices de son jeune âge.

– C’est que, voyez-vous, tout est là!» répondit l’honorable Batulcar.

L’engagement fut conclu hic et nunc.

Enfin, Passepartout avait trouvé une position. Il était engagé pour tout faire dans la célèbre troupe japonaise. C’était peu flatteur, mais avant huit jours il serait en route pour San Francisco.

La représentation, annoncée à grand fracas par l’honorable Batulcar, devait commencer à trois heures, et bientôt les formidables instruments d’un orchestre japonais, tambours et tam-tams, tonnaient à la porte. On comprend bien que Passepartout n’avait pu étudier un rôle, mais il devait prêter l’appui de ses solides épaules dans le grand exercice de la «grappe humaine» exécuté par les Longs-Nez du dieu Tingou. Ce «great attraction» de la représentation devait clore la série des exercices.

Avant trois heures, les spectateurs avaient envahi la vaste case. Européens et indigènes, Chinois et Japonais, hommes, femmes et enfants, se précipitaient sur les étroites banquettes et dans les loges qui faisaient face à la scène. Les musiciens étaient rentrés à l’intérieur, et l’orchestre au complet, gongs, tam-tams, cliquettes, flûtes, tambourins et grosses caisses, opéraient avec fureur.

Cette représentation fut ce que sont toutes ces exhibitions d’acrobates. Mais il faut bien avouer que les Japonais sont les premiers équilibristes du monde. L’un, armé de son éventail et de petits morceaux de papier, exécutait l’exercice si gracieux des papillons et des fleurs. Un autre, avec la fumée odorante de sa pipe, traçait rapidement dans l’air une série de mots bleuâtres, qui formaient un compliment à l’adresse de l’assemblée. Celui-ci jonglait avec des bougies allumées, qu’il éteignit successivement quand elles passèrent devant ses lèvres, et qu’il ralluma l’une à l’autre sans interrompre un seul instant sa prestigieuse jonglerie. Celui-là reproduisit, au moyen de toupies tournantes, les plus invraisemblables combinaisons; sous sa main, ces ronflantes machines semblaient s’animer d’une vie propre dans leur interminable giration; elles couraient sur des tuyaux de pipe, sur des tranchants de sabre, sur des fils de fer, véritables cheveux tendus d’un côté de la scène à l’autre; elles faisaient le tour de grands vases de cristal, elles gravissaient des échelles de bambou, elles se dispersaient dans tous les coins, produisant des effets harmoniques d’un étrange caractère en combinant leurs tonalités diverses. Les jongleurs jonglaient avec elles, et elles tournaient dans l’air; ils les lançaient comme des volants, avec des raquettes de bois, et elles tournaient toujours; ils les fourraient dans leur poche, et quand ils les retiraient, elles tournaient encore, – jusqu’au moment où un ressort détendu les faisait s’épanouir en gerbes d’artifice!

 

Inutile de décrire ici les prodigieux exercices des acrobates et gymnastes de la troupe. Les tours de l’échelle, de la perche, de la boule, des tonneaux, etc. furent exécutés avec une précision remarquable. Mais le principal attrait de la représentation était l’exhibition de ces «Longs-Nez», étonnants équilibristes que l’Europe ne connaît pas encore.

Ces Longs-Nez forment une corporation particulière placée sous l’invocation directe du dieu Tingou. Vêtus comme des hérauts du Moyen Âge, ils portaient une splendide paire d’ailes à leurs épaules. Mais ce qui les distinguait plus spécialement, c’était ce long nez dont leur face était agrémentée, et surtout l’usage qu’ils en faisaient. Ces nez n’étaient rien moins que des bambous, longs de cinq, de six, de dix pieds, les uns droits, les autres courbés, ceux-ci lisses, ceux-là verruqueux. Or, c’était sur ces appendices, fixés d’une façon solide, que s’opéraient tous leurs exercices d’équilibre. Une douzaine de ces sectateurs du dieu Tingou se couchèrent sur le dos, et leurs camarades vinrent s’ébattre sur leurs nez, dressés comme des paratonnerres, sautant, voltigeant de celui-ci à celui-là, et exécutant les tours les plus invraisemblables.

Pour terminer, on avait spécialement annoncé au public la pyramide humaine, dans laquelle une cinquantaine de Longs-Nez devaient figurer le «Char de Jaggernaut». Mais au lieu de former cette pyramide en prenant leurs épaules pour point d’appui, les artistes de l’honorable Batulcar ne devaient s’emmancher que par leur nez. Or, l’un de ceux qui formaient la base du char avait quitté la troupe, et comme il suffisait d’être vigoureux et adroit, Passepartout avait été choisi pour le remplacer.

Certes, le digne garçon se sentit tout piteux, quand – triste souvenir de sa jeunesse – il eut endossé son costume du Moyen Âge, orné d’ailes multicolores, et qu’un nez de six pieds lui eut été appliqué sur la face! Mais enfin, ce nez, c’était son gagne-pain, et il en prit son parti.

Passepartout entra en scène, et vint se ranger avec ceux de ses collègues qui devaient figurer la base du Char de Jaggernaut. Tous s’étendirent à terre, le nez dressé vers le ciel. Une seconde section d’équilibristes vint se poser sur ces longs appendices, une troisième s’étagea au-dessus, puis une quatrième, et sur ces nez qui ne se touchaient que par leur pointe, un monument humain s’éleva bientôt jusqu’aux frises du théâtre.

Or, les applaudissements redoublaient, et les instruments de l’orchestre éclataient comme autant de tonnerres, quand la pyramide s’ébranla, l’équilibre se rompit, un des nez de la base vint à manquer, et le monument s’écroula comme un château de cartes…

C’était la faute à Passepartout qui, abandonnant son poste, franchissant la rampe sans le secours de ses ailes, et grimpant à la galerie de droite, tombait aux pieds d’un spectateur en s’écriant:

«Ah! mon maître! mon maître!

– Vous?

– Moi!

– Eh bien! en ce cas, au paquebot, mon garçon!…»

Mr. Fogg, Mrs. Aouda, qui l’accompagnait, Passepartout s’étaient précipités par les couloirs au-dehors de la case. Mais, là, ils trouvèrent l’honorable Batulcar, furieux, qui réclamait des dommages-intérêts pour «la casse». Phileas Fogg apaisa sa fureur en lui jetant une poignée de bank-notes. Et, à six heures et demie, au moment où il allait partir, Mr. Fogg et Mrs. Aouda mettaient le pied sur le paquebot américain, suivis de Passepartout, les ailes au dos, et sur la face ce nez de six pieds qu’il n’avait pas encore pu arracher de son visage!

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