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L'île mystérieuse

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CHAPITRE X

Lorsque Pencroff s’était mis un projet en tête, il n’avait et ne laissait pas de cesse qu’il n’eût été exécuté. Or, il voulait visiter l’île Tabor, et, comme une embarcation d’une certaine grandeur était nécessaire à cette traversée, il fallait construire ladite embarcation.

Voici le plan qui fut arrêté par l’ingénieur, d’accord avec le marin.

Le bateau mesurerait trente-cinq pieds de quille et neuf pieds de bau, – ce qui en ferait un marcheur, si ses fonds et ses lignes d’eau étaient réussis, – et ne devrait pas tirer plus de six pieds, calant d’eau suffisant pour le maintenir contre la dérive. Il serait ponté dans toute sa longueur, percé de deux écoutilles qui donneraient accès dans deux chambres séparées par une cloison, et gréé en sloop, avec brigantine, trinquette, fortune, flèche, foc, voilure très maniable, amenant bien en cas de grains, et très favorable pour tenir le plus près. Enfin, sa coque serait construite à francs bords, c’est-à-dire que les bordages affleureraient au lieu de se superposer, et quant à sa membrure, on l’appliquerait à chaud après l’ajustement des bordages qui seraient montés sur faux-couples. Quel bois serait employé à la construction de ce bateau? L’orme ou le sapin, qui abondaient dans l’île? On se décida pour le sapin, bois un peu «fendif», suivant l’expression des charpentiers, mais facile à travailler, et qui supporte aussi bien que l’orme l’immersion dans l’eau.

Ces détails arrêtés, il fut convenu que, puisque le retour de la belle saison ne s’effectuerait pas avant six mois, Cyrus Smith et Pencroff travailleraient seuls au bateau. Gédéon Spilett et Harbert devaient continuer de chasser, et ni Nab, ni maître Jup, son aide, n’abandonneraient les travaux domestiques qui leur étaient dévolus. Aussitôt les arbres choisis, on les abattit, on les débita, on les scia en planches, comme eussent pu faire des scieurs de long. Huit jours après, dans le renfoncement qui existait entre les Cheminées et la muraille, un chantier était préparé, et une quille, longue de trente-cinq pieds, munie d’un étambot à l’arrière et d’une étrave à l’avant, s’allongeait sur le sable.

Cyrus Smith n’avait point marché en aveugle dans cette nouvelle besogne. Il se connaissait en construction maritime comme en presque toutes choses, et c’était sur le papier qu’il avait d’abord cherché le gabarit de son embarcation. D’ailleurs, il était bien servi par Pencroff, qui, ayant travaillé quelques années dans un chantier de Brooklyn, connaissait la pratique du métier. Ce ne fut donc qu’après calculs sévères et mûres réflexions que les faux-couples furent emmanchés sur la quille.

Pencroff, on le croira volontiers, était tout feu pour mener à bien sa nouvelle entreprise, et il n’eût pas voulu l’abandonner un instant. Une seule opération eut le privilège de l’arracher, mais pour un jour seulement, à son chantier de construction. Ce fut la deuxième récolte de blé, qui se fit le 15 avril. Elle avait réussi comme la première, et donna la proportion de grains annoncée d’avance.

«Cinq boisseaux! Monsieur Cyrus, dit Pencroff, après avoir scrupuleusement mesuré ses richesses.

– Cinq boisseaux, répondit l’ingénieur, et, à cent trente mille grains par boisseau, cela fait six cent cinquante mille grains.

– Eh bien! Nous sèmerons tout cette fois, dit le marin, moins une petite réserve cependant!

– Oui, Pencroff, et, si la prochaine récolte donne un rendement proportionnel, nous aurons quatre mille boisseaux.

– Et on mangera du pain?

– On mangera du pain.

– Mais il faudra faire un moulin?

– On fera un moulin.»

Le troisième champ de blé fut donc incomparablement plus étendu que les deux premiers, et la terre, préparée avec un soin extrême, reçut la précieuse semence. Cela fait, Pencroff revint à ses travaux.

Pendant ce temps, Gédéon Spilett et Harbert chassaient dans les environs, et ils s’aventurèrent assez profondément dans les parties encore inconnues du Far-West, leurs fusils chargés à balle, prêts à toute mauvaise rencontre. C’était un inextricable fouillis d’arbres magnifiques et pressés les uns contre les autres comme si l’espace leur eût manqué. L’exploration de ces masses boisées était extrêmement difficile, et le reporter ne s’y hasardait jamais sans emporter la boussole de poche, car le soleil perçait à peine les épaisses ramures, et il eût été difficile de retrouver son chemin. Il arrivait naturellement que le gibier était plus rare en ces endroits, où il n’aurait pas eu une assez grande liberté d’allures. Cependant, trois gros herbivores furent tués pendant cette dernière quinzaine d’avril. C’étaient des koulas, dont les colons avaient déjà vu un échantillon au nord du lac, qui se laissèrent tuer stupidement entre les grosses branches des arbres sur lesquels ils avaient cherché refuge. Leurs peaux furent rapportées à Granite-House, et, l’acide sulfurique aidant, elles furent soumises à une sorte de tannage qui les rendit utilisables. Une découverte, précieuse à un autre point de vue, fut faite aussi pendant une de ces excursions, et celle-là, on la dut à Gédéon Spilett.

C’était le 30 avril. Les deux chasseurs s’étaient enfoncés dans le sud-ouest du Far-West, quand le reporter, précédant Harbert d’une cinquantaine de pas, arriva dans une sorte de clairière, sur laquelle les arbres, plus espacés, laissaient pénétrer quelques rayons.

Gédéon Spilett fut tout d’abord surpris de l’odeur qu’exhalaient certains végétaux à tiges droites, cylindriques et rameuses, qui produisaient des fleurs disposées en grappes et de très petites graines. Le reporter arracha une ou deux de ces tiges et revint vers le jeune garçon, auquel il dit:

«Vois donc ce que c’est que cela, Harbert?

– Et où avez-vous trouvé cette plante, Monsieur Spilett?

– Là, dans une clairière, où elle pousse très abondamment.

– Eh bien! Monsieur Spilett, dit Harbert, voilà une trouvaille qui vous assure tous les droits à la reconnaissance de Pencroff!

– C’est donc du tabac?

– Oui, et, s’il n’est pas de première qualité, ce n’en est pas moins du tabac!

– Ah! Ce brave Pencroff! Va-t-il être content! Mais il ne fumera pas tout, que diable! Et il nous en laissera bien notre part!

– Ah! Une idée, Monsieur Spilett, répondit Harbert. Ne disons rien à Pencroff, prenons le temps de préparer ces feuilles, et, un beau jour, on lui présentera une pipe toute bourrée!

– Entendu, Harbert, et ce jour-là notre digne compagnon n’aura plus rien à désirer en ce monde!»

Le reporter et le jeune garçon firent une bonne provision de la précieuse plante, et ils revinrent à Granite-House, où ils l’introduisirent «en fraude», et avec autant de précaution que si Pencroff eût été le plus sévère des douaniers.

Cyrus Smith et Nab furent mis dans la confidence, et le marin ne se douta de rien, pendant tout le temps, assez long, qui fut nécessaire pour sécher les feuilles minces, les hacher, les soumettre à une certaine torréfaction sur des pierres chaudes. Cela demanda deux mois; mais toutes ces manipulations purent être faites à l’insu de Pencroff, car, occupé de la construction du bateau, il ne remontait à Granite-House qu’à l’heure du repos.

Une fois encore, cependant, et quoi qu’il en eût, sa besogne favorite fut interrompue le 1er mai, par une aventure de pêche, à laquelle tous les colons durent prendre part. Depuis quelques jours, on avait pu observer en mer, à deux ou trois milles au large, un énorme animal qui nageait dans les eaux de l’île Lincoln. C’était une baleine de la plus grande taille, qui, vraisemblablement, devait appartenir à l’espèce australe, dite «baleine du Cap.»

«Quelle bonne fortune ce serait de nous en emparer! s’écria le marin. Ah! Si nous avions une embarcation convenable et un harpon en bon état, comme je dirais: «Courons à la bête, car elle vaut la peine qu’on la prenne!»

– Eh! Pencroff, dit Gédéon Spilett, j’aurais aimé à vous voir manœuvrer le harpon. Cela doit être curieux!

– Très curieux et non sans danger, dit l’ingénieur; mais, puisque nous n’avons pas les moyens d’attaquer cet animal, il est inutile de s’occuper de lui.

– Je m’étonne, dit le reporter, de voir une baleine sous cette latitude relativement élevée.

– Pourquoi donc, Monsieur Spilett? répondit Harbert. Nous sommes précisément sur cette partie du Pacifique que les pêcheurs anglais et américains appellent le «whale-field», et c’est ici, entre la Nouvelle-Zélande et l’Amérique du Sud, que les baleines de l’hémisphère austral se rencontrent en plus grand nombre.

– Rien n’est plus vrai, répondit Pencroff, et ce qui me surprend, moi, c’est que nous n’en ayons pas vu davantage. Après tout, puisque nous ne pouvons les approcher, peu importe!»

Et Pencroff retourna à son ouvrage, non sans pousser un soupir de regret, car, dans tout marin, il y a un pêcheur, et si le plaisir de la pêche est en raison directe de la grosseur de l’animal, on peut juger de ce qu’un baleinier éprouve en présence d’une baleine!

Et si ce n’avait été que le plaisir! Mais on ne pouvait se dissimuler qu’une telle proie eût été bien profitable à la colonie, car l’huile, la graisse, les fanons pouvaient être employés à bien des usages!

Or, il arriva ceci, c’est que la baleine signalée sembla ne point vouloir abandonner les eaux de l’île.

Donc, soit des fenêtres de Granite-House, soit du plateau de Grande-vue, Harbert et Gédéon Spilett, quand ils n’étaient pas à la chasse, Nab, tout en surveillant ses fourneaux, ne quittaient pas la lunette et observaient tous les mouvements de l’animal. Le cétacé, profondément engagé dans la vaste baie de l’Union, la sillonnait rapidement depuis le cap Mandibule jusqu’au cap Griffe, poussé par sa nageoire caudale prodigieusement puissante, sur laquelle il s’appuyait et se mouvait par soubresauts avec une vitesse qui allait quelquefois jusqu’à douze milles à l’heure. Quelquefois aussi, il s’approchait si près de l’îlot, qu’on pouvait le distinguer complètement.

 

C’était bien la baleine australe, qui est entièrement noire, et dont la tête est plus déprimée que celle des baleines du nord.

On la voyait aussi rejeter par ses évents, et à une grande hauteur, un nuage de vapeur… ou d’eau, car – si bizarre que le fait paraisse-les naturalistes et les baleiniers ne sont pas encore d’accord à ce sujet.

Est-ce de l’air, est-ce de l’eau qui est ainsi chassé? On admet généralement que c’est de la vapeur, qui, se condensant soudain au contact de l’air froid, retombe en pluie.

Cependant la présence de ce mammifère marin préoccupait les colons. Cela agaçait surtout Pencroff et lui donnait des distractions pendant son travail.

Il finissait par en avoir envie, de cette baleine, comme un enfant d’un objet qu’on lui interdit. La nuit, il en rêvait à voix haute, et certainement, s’il avait eu des moyens de l’attaquer, si la chaloupe eût été en état de tenir la mer, il n’aurait pas hésité à se mettre à sa poursuite.

Mais ce que les colons ne pouvaient faire, le hasard le fit pour eux, et le 3 mai, des cris de Nab, posté À la fenêtre de sa cuisine, annoncèrent que la baleine était échouée sur le rivage de l’île.

Harbert et Gédéon Spilett, qui allaient partir pour la chasse, abandonnèrent leur fusil, Pencroff jeta sa hache, Cyrus Smith et Nab rejoignirent leurs compagnons, et tous se dirigèrent rapidement vers le lieu d’échouage.

Cet échouement s’était produit sur la grève de la pointe de l’épave, à trois milles de Granite-House et à mer haute. Il était donc probable que le cétacé ne pourrait pas se dégager facilement. En tout cas, il fallait se hâter, afin de lui couper la retraite au besoin. On courut avec pics et épieux ferrés, on passa le pont de la Mercy, on redescendit la rive droite de la rivière, on prit par la grève, et, en moins de vingt minutes, les colons étaient auprès de l’énorme animal, au-dessus duquel fourmillait déjà un monde d’oiseaux.

«Quel monstre!» s’écria Nab.

Et l’expression était juste, car c’était une baleine australe, longue de quatre-vingts pieds, un géant de l’espèce, qui ne devait pas peser moins de cent cinquante mille livres!

Cependant le monstre, ainsi échoué, ne remuait pas et ne cherchait pas, en se débattant, à se remettre à flot pendant que la mer était haute encore.

Les colons eurent bientôt l’explication de son immobilité, quand, à marée basse, ils eurent fait le tour de l’animal.

Il était mort, et un harpon sortait de son flanc gauche.

«Il y a donc des baleiniers sur nos parages? dit aussitôt Gédéon Spilett.

– Pourquoi cela? demanda le marin.

– Puisque ce harpon est encore là…

– Eh! Monsieur Spilett, cela ne prouve rien, répondit Pencroff. On a vu des baleines faire des milliers de milles avec un harpon au flanc, et celle-ci aurait été frappée au nord de l’Atlantique et serait venue mourir au sud du Pacifique, qu’il ne faudrait pas s’en étonner!

– Cependant… dit Gédéon Spilett, que l’affirmation de Pencroff ne satisfaisait pas.

– Cela est parfaitement possible, répondit Cyrus Smith; mais examinons ce harpon. Peut-être, suivant un usage assez répandu, les baleiniers ont-ils gravé sur celui-ci le nom de leur navire?»

En effet, Pencroff, ayant arraché le harpon que l’animal avait au flanc, y lut cette inscription: Maria-Stella Vineyard.

«Un navire du Vineyard! Un navire de mon pays! s’écria-t-il. La Maria-Stella! un beau baleinier, ma foi! Et que je connais bien! Ah! Mes amis, un bâtiment du Vineyard, un baleinier du Vineyard!»

Et le marin, brandissant le harpon, répétait non sans émotion ce nom qui lui tenait au cœur, ce nom de son pays natal!

Mais, comme on ne pouvait attendre que la Maria-Stella vînt réclamer l’animal harponné par elle, on résolut de procéder au dépeçage avant que la décomposition se fît. Les oiseaux de proie, qui épiaient depuis quelques jours cette riche proie, voulaient, sans plus tarder, faire acte de possesseurs, et il fallut les écarter à coups de fusil.

Cette baleine était une femelle dont les mamelles fournirent une grande quantité d’un lait qui, conformément à l’opinion du naturaliste Dieffenbach, pouvait passer pour du lait de vache, et, en effet, il n’en diffère ni par le goût, ni par la coloration, ni par la densité.

Pencroff avait autrefois servi sur un navire baleinier, et il put diriger méthodiquement l’opération du dépeçage, – opération assez désagréable, qui dura trois jours, mais devant laquelle aucun des colons ne se rebuta, pas même Gédéon Spilett, qui, au dire du marin, finirait par faire «un très bon naufragé.»

Le lard, coupé en tranches parallèles de deux pieds et demi d’épaisseur, puis divisé en morceaux qui pouvaient peser mille livres chacun, fut fondu dans de grands vases de terre, apportés sur le lieu même du dépeçage, – car on ne voulait pas empester les abords du plateau de Grande-vue, – et dans cette fusion il perdit environ un tiers de son poids. Mais il y en avait à profusion: la langue seule donna six mille livres d’huile, et la lèvre inférieure quatre mille. Puis, avec cette graisse, qui devait assurer pour longtemps la provision de stéarine et de glycérine, il y avait encore les fanons, qui trouveraient, sans doute, leur emploi, bien qu’on ne portât ni parapluies ni corsets à Granite-House. La partie supérieure de la bouche du cétacé était, en effet, pourvue, sur les deux côtés, de huit cents lames cornées, très élastiques, de contexture fibreuse, et effilées à leurs bords comme deux grands peignes, dont les dents, longues de six pieds, servent à retenir les milliers d’animalcules, de petits poissons et de mollusques dont se nourrit la baleine.

L’opération terminée, à la grande satisfaction des opérateurs, les restes de l’animal furent abandonnés aux oiseaux, qui devraient en faire disparaître jusqu’aux derniers vestiges, et les travaux quotidiens furent repris à Granite-House.

Toutefois, avant de rentrer au chantier de construction, Cyrus Smith eut l’idée de fabriquer certains engins qui excitèrent vivement la curiosité de ses compagnons. Il prit une douzaine de fanons de baleine qu’il coupa en six parties égales et qu’il aiguisa à leur extrémité.

«Et cela, Monsieur Cyrus, demanda Harbert, quand l’opération fut terminée, cela servira?…

– À tuer des loups, des renards, et même des jaguars, répondit l’ingénieur.

– Maintenant?

– Non, cet hiver, quand nous aurons de la glace à notre disposition.

– Je ne comprends pas… répondit Harbert.

– Tu vas comprendre, mon enfant, répondit l’ingénieur. Cet engin n’est pas de mon invention, et il est fréquemment employé par les chasseurs aléoutiens dans l’Amérique russe. Ces fanons que vous voyez, mes amis, eh bien! Lorsqu’il gèlera, je les recourberai, je les arroserai d’eau jusqu’à ce qu’ils soient entièrement enduits d’une couche de glace qui maintiendra leur courbure, et je les sèmerai sur la neige, après les avoir préalablement dissimulés sous une couche de graisse. Or, qu’arrivera-t-il si un animal affamé avale un de ces appâts? C’est que la chaleur de son estomac fera fondre la glace, et que le fanon, se détendant, le percera de ses bouts aiguisés.

– Voilà qui est ingénieux! dit Pencroff.

– Et qui épargnera la poudre et les balles, répondit Cyrus Smith.

– Cela vaut mieux que les trappes! ajouta Nab.

– Attendons donc l’hiver!

– Attendons l’hiver.»

Cependant la construction du bateau avançait, et, vers la fin du mois, il était à demi bordé. On pouvait déjà reconnaître que ses formes seraient excellentes pour qu’il tînt bien la mer.

Pencroff travaillait avec une ardeur sans pareille, et il fallait sa robuste nature pour résister à ces fatigues; mais ses compagnons lui préparaient en secret une récompense pour tant de peines, et, le 31 mai, il devait éprouver une des plus grandes joies de sa vie.

Ce jour-là, à la fin du dîner, au moment où il allait quitter la table, Pencroff sentit une main s’appuyer sur son épaule.

C’était la main de Gédéon Spilett, lequel lui dit:

«Un instant, maître Pencroff, on ne s’en va pas ainsi! Et le dessert que vous oubliez?

– Merci, Monsieur Spilett, répondit le marin, je retourne au travail.

– Eh bien, une tasse de café, mon ami?

– Pas davantage.

– Une pipe, alors?»

Pencroff s’était levé soudain, et sa bonne grosse figure pâlit, quand il vit le reporter qui lui présentait une pipe toute bourrée, et Harbert, une braise ardente.

Le marin voulut articuler une parole sans pouvoir y parvenir; mais, saisissant la pipe, il la porta à ses lèvres; puis, y appliquant la braise, il aspira coup sur coup cinq ou six gorgées. Un nuage bleuâtre et parfumé se développa, et, des profondeurs de ce nuage, on entendit une voix délirante qui répétait:

«Du tabac! Du vrai tabac!

– Oui, Pencroff, répondit Cyrus Smith, et même de l’excellent tabac!

– Oh! Divine providence! Auteur sacré de toutes choses! s’écria le marin. Il ne manque donc plus rien à notre île!»

Et Pencroff fumait, fumait, fumait!

«Et qui a fait cette découverte? demanda-t-il enfin. Vous, sans doute, Harbert?

– Non, Pencroff, c’est Monsieur Spilett.

– Monsieur Spilett! s’écria le marin en serrant sur sa poitrine le reporter, qui n’avait jamais subi pareille étreinte.

– Ouf! Pencroff, répondit Gédéon Spilett, en reprenant sa respiration, un instant compromise. Faites une part dans votre reconnaissance à Harbert qui a reconnu cette plante, à Cyrus qui l’a préparée, et à Nab qui a eu bien de la peine à nous garder le secret!

– Eh bien, mes amis, je vous revaudrai cela quelque jour! répondit le marin. Maintenant, c’est à la vie, à la mort!»

CHAPITRE XI

Cependant l’hiver arrivait avec ce mois de juin, qui est le décembre des zones boréales, et la grande occupation fut la confection de vêtements chauds et solides.

Les mouflons du corral avaient été dépouillés de leur laine, et cette précieuse matière textile, il ne s’agissait donc plus que de la transformer en étoffe.

Il va sans dire que Cyrus Smith n’ayant à sa disposition ni cardeuses, ni peigneuses, ni lisseuses, ni étireuses, ni retordeuses, ni «mule-jenny», ni «self-acting» pour filer la laine, ni métier pour la tisser, dut procéder d’une façon plus simple, de manière à économiser le filage et le tissage. Et, en effet, il se proposait tout bonnement d’utiliser la propriété qu’ont les filaments de laine, quand on les presse en tous sens, de s’enchevêtrer et de constituer, par leur simple entrecroisement, cette étoffe qu’on appelle feutre. Ce feutre pouvait donc s’obtenir par un simple foulage, opération qui, si elle diminue la souplesse de l’étoffe, augmente notamment ses propriétés conservatrices de la chaleur. Or, précisément, la laine fournie par les mouflons était faite de brins très courts, et c’est une bonne condition pour le feutrage.

L’ingénieur, aidé de ses compagnons, y compris Pencroff, – il dut encore une fois abandonner son bateau! – commença les opérations préliminaires, qui eurent pour but de débarrasser la laine de cette substance huileuse et grasse dont elle est imprégnée et qu’on nomme le suint. Ce dégraissage se fit dans des cuves remplies d’eau, qui furent portées à la température de soixante-dix degrés, et dans lesquelles la laine plongea pendant vingt-quatre heures; on en fit, ensuite, un lavage à fond au moyen de bains de soude; puis cette laine, lorsqu’elle eut été suffisamment séchée par la pression, fut en état d’être foulée, c’est-à-dire de produire une solide étoffe, grossière sans doute et qui n’aurait eu aucune valeur dans un centre industriel d’Europe ou d’Amérique, mais dont on devait faire un extrême cas sur les «marchés de l’île Lincoln.»

On comprend que ce genre d’étoffe doit avoir été connu dès les époques les plus reculées, et, en effet, les premières étoffes de laine ont été fabriquées par ce procédé qu’allait employer Cyrus Smith.

Où sa qualité d’ingénieur le servit fort, ce fut dans la construction de la machine destinée à fouler la laine, car il sut habilement profiter de la force mécanique, inutilisée jusqu’alors, que possédait la chute d’eau de la grève, pour mouvoir un moulin à foulon.

Rien ne fut plus rudimentaire. Un arbre, muni de cames qui soulevaient et laissaient retomber tour à tour des pilons verticaux, des auges destinées à recevoir la laine, à l’intérieur desquelles retombaient ces pilons, un fort bâtis en charpente contenant et reliant tout le système: telle fut la machine en question, et telle elle avait été pendant des siècles, jusqu’au moment où l’on eut l’idée de remplacer les pilons par des cylindres compresseurs et de soumettre la matière, non plus à un battage, mais à un laminage véritable.

 

L’opération, bien dirigée par Cyrus Smith, réussit à souhait. La laine, préalablement imprégnée d’une dissolution savonneuse, destinée, d’une part, à en faciliter le glissement, le rapprochement, la compression et le ramollissement, de l’autre, à empêcher son altération par le battage, sortit du moulin sous forme d’une épaisse nappe de feutre. Les stries et aspérités dont le brin de laine est naturellement pourvu s’étaient si bien accrochées et enchevêtrées les unes aux autres, qu’elles formaient une étoffe également propre à faire des vêtements ou des couvertures. Ce n’était évidemment ni du mérinos, ni de la mousseline, ni du cachemire d’écosse, ni du stoff, ni du reps, ni du satin de Chine, ni de l’Orléans, ni de l’alpaga, ni du drap, ni de la flanelle! C’était du «feutre lincolnien», et l’île Lincoln comptait une industrie de plus.

Les colons eurent donc, avec de bons vêtements, d’épaisses couvertures, et ils purent voir venir sans crainte l’hiver de 1866-67.

Les grands froids commencèrent véritablement à se faire sentir vers le 20 juin, et, à son grand regret, Pencroff dut suspendre la construction du bateau, qui, d’ailleurs, ne pouvait manquer d’être achevé pour le printemps prochain.

L’idée fixe du marin était de faire un voyage de reconnaissance à l’île Tabor, bien que Cyrus Smith n’approuvât pas ce voyage, tout de curiosité, car il n’y avait évidemment aucun secours à trouver sur ce rocher désert et à demi aride. Un voyage de cent cinquante milles, sur un bateau relativement petit, au milieu de mers inconnues, cela ne laissait pas de lui causer quelque appréhension. Que l’embarcation, une fois au large, fût mise dans l’impossibilité d’atteindre Tabor et ne pût revenir à l’île Lincoln, que deviendrait-elle au milieu de ce Pacifique, si fécond en sinistres?

Cyrus Smith causait souvent de ce projet avec Pencroff, et il trouvait dans le marin un entêtement assez bizarre à accomplir ce voyage, entêtement dont peut-être celui-ci ne se rendait pas bien compte.

«Car enfin, lui dit un jour l’ingénieur, je vous ferai observer, mon ami, qu’après avoir dit tant de bien de l’île Lincoln, après avoir tant de fois manifesté le regret que vous éprouveriez s’il vous fallait l’abandonner, vous êtes le premier à vouloir la quitter.

– La quitter pour quelques jours seulement, répondit Pencroff, pour quelques jours seulement, Monsieur Cyrus! Le temps d’aller et de revenir, de voir ce que c’est que cet îlot!

– Mais il ne peut valoir l’île Lincoln!

– J’en suis sûr d’avance!

– Alors pourquoi vous aventurer?

– Pour savoir ce qui se passe à l’île Tabor!

– Mais il ne s’y passe rien! Il ne peut rien s’y passer!

– Qui sait?

– Et si vous êtes pris par quelque tempête?

– Cela n’est pas à craindre dans la belle saison, répondit Pencroff. Mais, Monsieur Cyrus, comme il faut tout prévoir, je vous demanderai la permission de n’emmener qu’Harbert avec moi dans ce voyage.

– Pencroff, répondit l’ingénieur en mettant la main sur l’épaule du marin, s’il vous arrivait malheur à vous et à cet enfant, dont le hasard a fait notre fils, croyez-vous que nous nous en consolerions jamais?

– Monsieur Cyrus, répondit Pencroff avec une inébranlable confiance, nous ne vous causerons pas ce chagrin-là. D’ailleurs, nous reparlerons de ce voyage, quand le temps sera venu de le faire. Puis, j’imagine que, lorsque vous aurez vu notre bateau bien gréé, bien accastillé, quand vous aurez observé comment il se comporte à la mer, quand nous aurons fait le tour de notre île, – car nous le ferons ensemble, – j’imagine, dis-je, que vous n’hésiterez plus à me laisser partir! Je ne vous cache pas que ce sera un chef-d’œuvre, votre bateau!

– Dites au moins: notre bateau, Pencroff!» répondit l’ingénieur, momentanément désarmé.

La conversation finit ainsi pour recommencer plus tard, sans convaincre ni le marin ni l’ingénieur.

Les premières neiges tombèrent vers la fin du mois de juin. Préalablement, le corral avait été approvisionné largement et ne nécessita plus de visites quotidiennes, mais il fut décidé qu’on ne laisserait jamais passer une semaine sans s’y rendre.

Les trappes furent tendues de nouveau, et l’on fit l’essai des engins fabriqués par Cyrus Smith. Les fanons recourbés, emprisonnés dans un étui de glace et recouverts d’une épaisse couche de graisse, furent placés sur la lisière de la forêt, à l’endroit où passaient communément les animaux pour se rendre au lac.

À la grande satisfaction de l’ingénieur, cette invention, renouvelée des pêcheurs aléoutiens, réussit parfaitement. Une douzaine de renards, quelques sangliers et même un jaguar s’y laissèrent prendre, et on trouva ces animaux morts, l’estomac perforé par les fanons détendus.

Ici se place un essai qu’il convient de rapporter, car ce fut la première tentative faite par les colons pour communiquer avec leurs semblables.

Gédéon Spilett avait déjà songé plusieurs fois, soit à jeter à la mer une notice renfermée dans une bouteille que les courants porteraient peut-être à une côte habitée, soit à la confier à des pigeons. Mais comment sérieusement espérer que pigeons ou bouteilles pussent franchir la distance qui séparait l’île de toute terre et qui était de douze cents milles?

C’eut été pure folie.

Mais, le 30 juin, capture fut faite, non sans peine, d’un albatros qu’un coup de fusil d’Harbert avait légèrement blessé à la patte. C’était un magnifique oiseau de la famille de ces grands voiliers, dont les ailes étendues mesurent dix pieds d’envergure, et qui peuvent traverser des mers aussi larges que le Pacifique.

Harbert aurait bien voulu garder ce superbe oiseau, dont la blessure guérit promptement et qu’il prétendait apprivoiser, mais Gédéon Spilett lui fit comprendre que l’on ne pouvait négliger cette occasion de tenter de correspondre par ce courrier avec les terres du Pacifique, et Harbert dut se rendre, car si l’albatros était venu de quelque région habitée, il ne manquerait pas d’y retourner dès qu’il serait libre.

Peut-être, au fond, Gédéon Spilett, chez qui le chroniqueur reparaissait quelquefois, n’était-il pas fâché de lancer à tout hasard un attachant article relatant les aventures des colons de l’île Lincoln! Quel succès pour le reporter attitré du New-York Herald, et pour le numéro qui contiendrait la chronique, si jamais elle arrivait à l’adresse de son directeur, l’honorable John Benett!

Gédéon Spilett rédigea donc une notice succincte qui fut mise dans un sac de forte toile gommée, avec prière instante, à quiconque la trouverait, de la faire parvenir aux bureaux du New-York Herald.

Ce petit sac fut attaché au cou de l’albatros, et non à sa patte, car ces oiseaux ont l’habitude de se reposer à la surface de la mer; puis, la liberté fut rendue à ce rapide courrier de l’air, et ce ne fut pas sans quelque émotion que les colons le virent disparaître au loin dans les brumes de l’ouest.

«Où va-t-il ainsi? demanda Pencroff.

– Vers la Nouvelle-Zélande, répondit Harbert.

– Bon voyage!» s’écria le marin, qui, lui, n’attendait pas grand résultat de ce mode de correspondance.

Avec l’hiver, les travaux avaient été repris à l’intérieur de Granite-House, réparation de vêtements, confections diverses, et entre autres des voiles de l’embarcation, qui furent taillées dans l’inépuisable enveloppe de l’aérostat…

Pendant le mois de juillet, les froids furent intenses, mais on n’épargna ni le bois, ni le charbon.

Cyrus Smith avait installé une seconde cheminée dans la grande salle, et c’était là que se passaient les longues soirées. Causerie pendant que l’on travaillait, lecture quand les mains restaient oisives, et le temps s’écoulait avec profit pour tout le monde.

C’était une vraie jouissance pour les colons, quand, de cette salle bien éclairée de bougies, bien chauffée de houille, après un dîner réconfortant, le café de sureau fumant dans la tasse, les pipes s’empanachant d’une odorante fumée, ils entendaient la tempête mugir au dehors! Ils eussent éprouvé un bien-être complet, si le bien-être pouvait jamais exister pour qui est loin de ses semblables et sans communication possible avec eux! Ils causaient toujours de leur pays, des amis qu’ils avaient laissés, de cette grandeur de la république américaine, dont l’influence ne pouvait que s’accroître, et Cyrus Smith, qui avait été très mêlé aux affaires de l’Union, intéressait vivement ses auditeurs par ses récits, ses aperçus et ses pronostics.

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