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Les affinités électives

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CHAPITRE XI

Édouard avait accompagné le Comte dans sa chambre, et comme ni l'un ni l'autre n'avaient envie de dormir, ils se laissèrent aller à une conversation intime, dans laquelle ils se rappelèrent mutuellement diverses aventures de leur première jeunesse. La beauté de Charlotte occupa de droit la place d'honneur dans ces souvenirs, le Comte en parla en connaisseur enthousiaste.

– Oui, dit-il après avoir posé méthodiquement toutes les conditions de la beauté, ta belle maîtresse les réunissait toutes. Une seule est restée intacte, celle-là brave toujours le temps, je veux parler du pied. J'ai remarqué aujourd'hui celui de Charlotte lorsqu'elle marchait devant moi, et je l'ai retrouvé aussi parfait qu'il y a dix ans. Convenons-en, cet usage, des Sarmates qui, pour honorer leurs belles, leur prenaient un soulier dans lequel ils buvaient à leur santé, est barbare sans doute, mais le sentiment sur lequel il est fondé est juste; car c'est un culte d'admiration rendu à un beau pied.

Entre deux amis intimes qui parlent d'une femme aimée, la conversation ne se borne pas longtemps à faire l'éloge de son pied. Les charmes de Charlotte, à l'époque ou Édouard n'était encore que son amant, furent vantés et décrits avec exaltation, puis on parla des difficultés que le Baron était obligé de surmonter pour obtenir un instant d'entretien avec sa bien-aimée.

– Te souvient-il encore, dit le Comte, de l'aventure où je te secondai d'une manière bien désintéressée, ma foi? Nous venions d'arriver dans le vieux château où notre souverain s'était rendu avec toute la cour pour y recevoir la visite de son oncle. La journée s'était passée en cérémonies et en représentations ennuyeuses. Il ne t'avait pas été possible de t'entretenir avec Charlotte; une heure de douce causerie pendant la nuit devait vous dédommager de cette privation.

– Oui, oui, répondit Édouard, et tu connaissais si bien les sombres détours par lesquels on arrivait aux appartements des filles d'honneur, que je te choisis pour guide. Tu ne te fis pas prier, et nous arrivâmes sans accident chez ma belle …

– Qui, songeant beaucoup plus aux convenances qu'à mon plaisir, avait garde près d'elle la plus laide des ses amies. Certes, ma position était fort triste tandis que vous étiez si heureux, vous autres.

– Notre retour aurait pu me faire expier ce bonheur. Nous nous trompâmes de route, et quelle ne fut pas notre surprise, lorsqu'en ouvrant une porte, la seule de la galerie où nous nous étions égarés, nous vîmes le plancher d'une grande chambre garni de matelas, sur lesquels ronflaient les gardes du palais, dont les tailles gigantesques nous avaient plus d'une fois étonnés. Un seul ne dormait pas, et il nous regarda avec une muette surprise, tandis que, n'écoutant que l'audace de la jeunesse, nous passâmes, sans façon, sur les bottes de ces enfants d'Énac1, dont aucun ne se réveilla.

– Je t'avoue, continua le Comte en riant, que je fus plus d'une fois tenté de butter et de me laisser tomber sur les dormeurs. Si tous ces géants s'étaient levés tout à coup pêle-mêle, quelle délicieuse résurrection cela aurait fait!

En ce moment la cloche du château sonna minuit.

– Voici l'heure des tendres aventures, reprit gaiement le Comte. Voyons, cher Baron, feras-tu aujourd'hui pour moi ce qu'autrefois j'ai fait pour toi, me conduiras-tu chez la Baronne? Nous avons été depuis bien longtemps privés du plaisir de nous rencontrer chez de vrais amis, et nous avons besoin de quelques heures d'entretien intime. Montre-moi seulement le chemin pour y aller; quant au retour, je me tirerai d'affaire tout seul … En tout cas, je ne serai pas exposé chez toi à enjamber quelques douzaines de paires de bottes emmanchées dans les jambes de gigantesques gardes du palais.

– Je te rendrais volontiers ce petit service, répondit Édouard, mais les dames habitent seules l'aile gauche du château. Peut-être sont-elles encore ensemble; et Dieu sait à quelles suppositions bizarres notre excursion pourrait donner lieu.

– Oh! ne crains rien, la Baronne est avertie, je suis sûr de la trouver seule dans sa chambre.

Édouard prit un bougeoir, et, marchant devant son ami, il descendit le grand escalier, traversa un long vestibule et monta ensuite un escalier dérobé qui les conduisit dans un passage fort étroit. Là, il remit le bougeoir au Comte, et lui indiqua du doigt une petite porte en tapisserie; cette porte s'ouvrit au premier signal, se referma aussitôt, et laissa Édouard seul, dans une profonde obscurité et à quelques pas d'une autre porte dérobée, donnant dans la chambre à coucher de sa femme.

Le Baron prêta l'oreille, car il venait d'entendre Charlotte demander à sa femme de chambre qui venait de la déshabiller, si Ottilie était couchée.

– Non, madame, elle est encore occupée à écrire, répondit la femme de chambre.

– C'est bien. Allumez la veilleuse, j'éteindrai moi-même la bougie; il est tard, retirez-vous.

La femme de chambre sortit par les appartements donnant sur le grand escalier, et Charlotte resta seule dans sa chambre à coucher.

En apprenant qu'Ottilie travaillait pour lui, le Baron s'était laissé aller à un mouvement de joie; son imagination s'exalta, il voyait la jeune fille assise devant lui, il entendait les battements de son coeur, il respirait son haleine. Un désir brûlant, irrésistible le poussa vers elle; mais sa chambre ne donnait pas sur ce passage secret, elle n'avait point de communication mystérieuse, La porte dérobée devant laquelle il se trouvait conduisait chez sa femme, chez cette belle Charlotte, dont la conversation intime avec le Comte lui avait rappelé les charmes; ce souvenir donna le change à son délire, et il frappa à cette porte.

Charlotte n'entendit rien, car elle se promenait à grands pas dans la pièce voisine. La douleur que lui causait l'idée du prochain départ du Capitaine était si vive, qu'elle en fut effrayée. Pour rappeler son courage, elle se répétait à elle-même que le temps guérit toutes les blessures du coeur; et si, dans un instant, elle désirait que cette guérison fût déjà achevée, elle maudissait presque aussitôt le jour où cette oeuvre de destruction serait accomplie. Elle aimait sa douleur, car son amour pour celui qui en était l'objet, était d'autant plus violent, qu'elle s'était promis de le vaincre. Au milieu de cette lutte cruelle, des larmes abondantes se firent jour; épuisée de fatigue elle se jeta sur un canapé et pleura amèrement.

L'attente et les obstacles avaient tellement irrité la bizarre exaltation d'Édouard, qu'il se sentit comme enchaîné à la porte de la chambre à coucher de sa femme. Déjà il avait frappé une seconde, une troisième, une quatrième fois, lorsque Charlotte l'entendit enfin.

C'est le Capitaine! telle fut la première pensée de son coeur, mais sa raison ajouta aussitôt: C'est impossible!

Quoique persuadée qu'une illusion l'avait abusée, il lui semblait qu'elle avait entendu frapper; elle le craignait, elle le désirait!

Rentrant aussitôt dans sa chambre à coucher, elle s'approcha doucement de la porte dérobée.

La Baronne peut-être a besoin de moi, se dit-elle machinalement.

Puis elle demanda d'une voix étouffée:

– Y a-t-il quelqu'un?

– C'est moi, répondit Édouard, mais si doucement qu'elle ne reconnut point sa voix.

– Qui? demanda-t-elle de nouveau.

Et l'image du Capitaine était devant ses yeux, dans son âme!

Son mari répondit d'une voix plus distincte: – C'est Édouard.

Elle ouvrit la porte. Il plaisanta sur sa visite inattendue, et elle eut la force de répondre sur le même ton.

– Tu veux savoir ce qui m'amène, dit-il enfin, eh bien, je vais te l'avouer. J'ai fait voeu, ce soir, de baiser ton soulier.

– Cette pensée-là ne t'est pas venue depuis bien longtemps.

– Tant pis, ou peut-être tant mieux.

Charlotte s'était blottie dans une grande bergère, afin de ne pas attirer l'attention de son mari sur son léger déshabillé. Ce mouvement de pudeur produisit l'effet contraire, Édouard se prosterna devant elle, baisa son soulier, et pressa sur son coeur ce beau pied qui quelques instants plus tôt avait fait le sujet de sa conversation avec le Comte.

Charlotte était une de ces femmes naturellement modestes et calmes, qui conservent encore dans le rôle d'épouse quelque chose de la réserve d'une chaste amante. Si elle n'excitait et ne prévenait jamais les désirs de son mari, elle ne leur opposait pas non plus une froideur qui blesse et révolte; en un mot, elle était restée la mariée de la veille qui tremble encore devant ce que Dieu et les lois viennent de permettre.

Ce fut ainsi, et peut-être plus que jamais, que ce soir-là elle se montra à son époux; car l'image aérienne du Capitaine était toujours devant elle, et semblait lui demander une fidélité impossible. Son agitation était visible, et la rougeur de ses yeux prouvait qu'elle avait pleuré. Si les larmes ennuient et fatiguent chez les personnes faibles qui en répandent à tout propos, elles ont un attrait irrésistible quand nous en découvrons les traces chez une femme que nous avons toujours connue forte et maîtresse de ses émotions; aussi Édouard se montra-t-il plus aimable, plus empressé que jamais.

Plaisantant et suppliant tour à tour, mais sans jamais invoquer ses droits, il feignit de renverser la bougie par maladresse; son intention avait été de l'éteindre, et il réussit.

 

A la faible clarté de la veilleuse, les penchants du coeur reprirent leurs droits, et l'imagination mit l'idéal à la place de la réalité: C'était Ottilie qu'Édouard tenait dans ses bras, et l'âme de Charlotte se confondait avec celle du Capitaine. Ce fut ainsi, et par un singulier mélange de vérité et d'illusion, que les absents et les présents s'unirent et se confondirent par un lien plein de charmes et de bonheur!

Le présent sait toujours rentrer dans l'exercice plein et entier de son immense privilège. Les deux époux passèrent une partie de la nuit dans des conversations d'autant plus gracieuses, que le coeur n'y était pour rien.

Édouard se réveilla au point du jour; en se voyant dans les bras de sa femme, il lui sembla que le soleil ne se levait que pour éclairer le crime de la nuit, et il s'enfuit avec égarement.

Quelle ne fut pas la surprise de Charlotte, lorsqu'en se réveillant à son tour elle se trouva seule!

CHAPITRE XII

Un observateur attentif aurait facilement deviné les diverses sensations de nos amis, dans la manière dont ils s'abordèrent en entrant dans la salle à manger où le déjeuner les attendait.

Le Comte et la Baronne se saluèrent avec la douce satisfaction de deux amants qui, après une longue séparation, ont pu se renouveler leurs serments d'amour, et de fidélité. Les terreurs du repentir, du remords même altéraient les traits d'Édouard et de Charlotte; et quand leurs regards rencontraient ceux d'Ottilie et du Capitaine, un tremblement involontaire agitait leurs membres.

L'amour est insatiable dans ses exigences; il ne se borne pas à se croire des droits sans limites, il veut encore anéantir tous les autres droits, quelle que soit leur nature.

Ottilie était candidement gaie et presque communicative, mais le Capitaine avait quelque chose de grave et de sérieux. Sans parler du poste qu'il lui destinait, le Comte lui avait fait sentir que la vie qu'il menait au château n'était qu'une agréable oisiveté, et que cette vie, si elle se prolongeait, l'amollirait au point, qu'en dépit de ses hautes facultés, il ne tarderait pas à devenir incapable de les employer d'une manière réellement utile pour lui et pour les autres.

Après le déjeuner, le Comte et la Baronne montèrent en voiture et continuèrent leur voyage. A peine étaient-ils sortis de la cour du château, que de nouveaux hôtes y entrèrent, à la grande satisfaction de Charlotte, qui ne cherchait qu'à s'arracher à elle-même. Mais Édouard qui désirait être seul avec Ottilie, en fut très-contrarié; pour la jeune fille aussi, cette visite était importune, car elle n'avait pas encore terminé sa copie. Vers la fin du jour elle courut s'enfermer dans sa chambre, tandis que Charlotte, Édouard et le Capitaine reconduisaient les visiteurs jusqu'à la grande route, où leur voiture les avait devancés. La soirée était belle, et nos amis, qui désiraient prolonger la promenade, se décidèrent à revenir au château par un sentier qui passait devant les étangs.

Le Baron avait fait venir de la ville, à grands frais, un élégant bateau, afin de procurer aux siens le plaisir de la promenade sur l'eau, et l'on se proposa de 'essayer pour s'assurer qu'il était léger et facile à mouvoir. Ce bateau était attaché près d'une touffe de chênes, sous laquelle on devait, par la suite, établir un point de débarquement, et élever un lieu de repos architectonique, vers lequel pourraient se diriger tous ceux qui navigueraient sur le lac.

– Et que ferons-nous sur la rive opposée? demanda Édouard, il me semble que c'est sous mes platanes chéris qu'il faut créer le lieu de débarquement qui doit répondre à celui-ci?

– Ce point, répondit le Capitaine, est un peu trop éloigné du château; au reste, nous avons encore le temps d'y songer.

Tout en prononçant ces mots, il entra dans le bateau, y fit monter Charlotte et saisit une rame. Déjà Édouard avait pris l'autre rame, lorsqu'il pensa tout à coup que cette promenade sur l'eau retarderait l'instant où il pourrait revoir Ottilie. Sa résolution fut bientôt prise: jetant au hasard un mot d'excuse que personne ne comprit, il sauta sur la rive et se rendit en hâte au château. Là on lui apprit qu'Ottilie s'était enfermée dans sa chambre.

La certitude qu'elle travaillait pour lui le flattait, mais le désir de l'entretenir avant le retour de sa femme et du Capitaine, l'emportait sur tout autre sentiment. Chaque instant de retard augmentait son impatience. Il commençait à faire nuit, on venait d'allumer les bougies, lorsque la jeune fille entra enfin au salon. La vive satisfaction qui brillait sur ses traits lui donnait un charme nouveau, l'idée d'avoir pu faire quelque chose agréable à son ami l'élevait au-dessus d'elle-même.

– Voulez-vous collationner cet acte avec moi? dit-elle, en posant l'original et la copie sur la table.

Surpris et embarrassé, le Baron feuilleta la copie en silence. Il remarqua d'abord une gracieuse et timide écriture de femme, mais peu à peu le trait devenait plus hardi et se rapprochait du sien; sur les dernières pages enfin, la ressemblance était si parfaite qu'il en fut presque effrayé.

– Au nom du Ciel! s'écria-t-il, qu'est-ce que cela? On dirait que ces pages ont été écrites par moi.

La jeune fille le regarda avec une expression ineffable de joie et de satisfaction intérieure.

– Tu m'aimes donc? murmura Édouard, oui, Ottilie, tu m'aimes!

Ils étaient dans les bras l'un de l'autre, sans savoir lequel des deux avait le premier ouvert ou tendu les siens.

Le monde avait changé de face pour le Baron. Debout devant la jeune fille, son regard brûlant plongeait dans le regard timide de la belle enfant; ses mains tremblantes pressaient les siennes, il allait de nouveau l'attirer sur son coeur …

La porte s'ouvrit, Charlotte et le Capitaine entrèrent et cherchèrent à justifier leur retard. Édouard sourit dédaigneusement.

– Hélas! se dit-il à lui-même, vous êtes arrivés trop tôt, beaucoup trop tôt.

On se mit à table, et la conversation roula sur les voisins qui avaient passé une partie de la journée au château. Trop heureux pour être malveillant, le Baron n'avait que du bien à en dire. Charlotte était loin de partager son opinion, et son indulgence l'étonna; il ne l'y avait point accoutumée, car d'ordinaire il critiquait sévèrement et sans pitié. Elle lui en fit l'observation.

– Ce changement est fort naturel, répondit-il; quand on aime de toutes les forces de son âme une noble créature humaine, toutes les autres nous paraissent aimables.

Ottilie baissa les yeux, Charlotte resta pensive. Le Capitaine prit la parole.

– Je crois, dit-il, qu'il en est de même de l'estime que de la vénération; quand on a trouvé un être digne que l'on fixe ses sentiments sur lui, on aime à les étendre sur tous les autres.

Charlotte ne tarda pas à se retirer dans ses appartements où elle s'abandonna au souvenir de ce qui s'était passé entre elle et le Capitaine dans le cours de la soirée.

En sautant sur le rivage, Édouard avait poussé la nacelle sur l'étang qu'enveloppait le crépuscule du soir, et Charlotte regarda avec une douce tristesse l'ami pour lequel elle avait déjà tant souffert et qui la guidait seul en ce moment. Le balancement du bateau, le bruit des rames, le souffle du vent du soir sous lequel la surface mobile de l'étang se ridait légèrement, le murmure des roseaux qu'il agitait, le vol inquiet des oiseaux attardés qui cherchaient un refuge pour la nuit, le scintillement des premières étoiles, la pose gracieuse de son conducteur dont elle ne pouvait déjà plus distinguer les traits, si profondément gravés dans son coeur, tout, jusqu'au silence solennel de la nature, donnait à sa position quelque chose d'idéal et de fantastique. Il lui semblait que son ami la conduisait loin, bien loin de là, pour la laisser seule sur quelque plage aride et inconnue. Une émotion profonde et douloureuse l'agitait, et cependant elle ne pouvait pas pleurer.

De son côté, le Capitaine, trop ému pour s'exposer au danger du silence dans un pareil moment, fit l'éloge du bateau, qui était assez léger pour être facilement gouverné par une seule personne.

– Il faudra apprendre à ramer, ajouta-t-il. Rien n'est plus agréable que d'errer parfois seul sur l'eau, et de se servir à soi-même de rameur, de timonier et de pilote.

Charlotte vit dans ces paroles une allusion à leur prochaine séparation.

– A-t-il tout deviné? se dit-elle, ou serait-il prophète sans le savoir?

Un sentiment douloureux mêlé d'impatience s'empara d'elle et lui fit désirer d'arriver au château le plus tôt possible. A peine avait-elle exprimé ce désir, que le Capitaine, accoutumé à lui obéir aveuglément, chercha du regard un point où il pourrait aborder. C'était pour la première fois qu'il traversait l'étang dans un bateau, et s'il en avait sondé et calculé la profondeur en général, plus d'une place lui était entièrement inconnue; aussi suivait-il prudemment la route sur laquelle il était sûr de ne pas se tromper.

Bientôt Charlotte le pria de nouveau d'abréger la promenade; alors il rama plus directement vers le point qu'elle-même lui désigna. Au bout de quelques instants le bateau s'arrêta, il venait de toucher le fond, et, malgré ses efforts vigoureux et réitérés, il lui fut impossible de le remettre à flot. Que faire? un seul parti lui restait, il n'hésita pas à le prendre. Sautant dans l'eau, assez basse pour qu'il pût y marcher sûrement, il prit Charlotte dans ses bras pour la porter vers le rivage.

Aussi robuste qu'adroit, il ne fit pas un mouvement qui pût lui donner de l'inquiétude, et cependant elle enlaçait son cou et il la pressait tendrement contre sa poitrine. Arrivé sur le rivage, il la déposa sur un tertre couvert de gazon. Son agitation tenait du délire; ses bras qui enlaçaient le corps de son amie, toujours suspendue à son cou, ne pouvaient se détacher. Eperdu, hors de lui, il l'attira sur son coeur, et imprima sur ses lèvres un baiser brûlant; mais presque au même instant il se jeta à ses pieds.

– Me pardonnerez-vous! oh! me pardonnerez-vous, Charlotte? s'écria-t-il avec désespoir.

Le baiser qu'elle avait reçu, qu'elle avait rendu, rappela Charlotte à elle-même. Sans relever le Capitaine, elle posa une main dans les siennes et appuya l'autre sur son épaule.

– Il n'est pas au pouvoir humain, dit-elle, d'effacer cet instant de notre vie, il y fera époque; que cette époque du moins soit honorable! Sous peu le Comte va vous assurer un sort digne de votre mérite. Je ne devais vous en parler que lorsque tout serait décidé; la faute que nous venons de commettre, me force à trahir ce secret. Oui, pour nous pardonner à nous-mêmes, il faut que nous ayons le courage de changer de position; car désormais il ne dépend plus de nous de changer le sentiment qui nous a rapprochés.

Elle le releva, prit son bras, s'y appuya avec confiance, et tous deux retournèrent au château sans échanger une parole.

Lorsque Charlotte fut seule dans sa chambre à coucher, elle sentit la nécessité de revenir entièrement aux sensations et aux pensées convenables à l'épouse d'Édouard. Son caractère éprouvé, l'habitude de se juger elle-même et de se dicter des lois, la secondèrent si bien, qu'elle crut à la possibilité de rétablir bientôt et complètement, non-seulement dans son coeur, mais encore dans celui de tous les siens, l'équilibre troublé par un instant d'oubli. Le souvenir de la visite nocturne de son mari qui lui avait été d'abord si pénible, lui causa un frémissement mystérieux auquel succéda bientôt un pieux et doux espoir. Dominée par cet espoir, elle s'agenouilla, et répéta au fond de son âme le serment qu'elle avait prononcé au pied des autels, le jour de son union avec Édouard. Les inclinations, les penchants contraires à ce serment, n'étaient plus pour elle que des visions fantastiques, que la force de sa volonté reléguait dans un lointain ténébreux; et elle se retrouva tout à coup telle qu'elle avait été, et que désormais elle voulait rester toujours. Une douce fatigue s'empara de ses sens et elle ne tarda pas à s'endormir d'un sommeil bienfaisant et tranquille.

1Énac était un géant qui demeurait à Hébron. Lorsque Moyse envoya reconnaître la terre promise, ses messagers revinrent lui dire qu'ils avaient vu en ce pays les enfants d'Énac, qui étaient si grands, qu'auprès d'eux ils ressemblaient à des sauterelles. (Note du Traducteur.)