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Lettres à Madame Viardot

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VIII

Paris, 17/5 janvier 1848.

Ah! Madame, quelle bonne chose que les longues lettres! comme celle que vous venez d'écrire à «bonne maman», par exemple! Avec quel plaisir on en commence la lecture! C'est comme si l'on entrait en été dans une longue allée bien verte et bien fraîche. Ah! se dit-on, il fait bon ici; et on marche à petits pas, on écoute babiller les oiseaux. Vous babillez bien mieux qu'eux, Madame; continuez ainsi, s'il vous plaît; sachez que vous ne trouverez jamais de lecteurs plus attentifs et plus gourmands. – Vous imaginez-vous, Madame, votre mère au coin de son feu, me faisant lire à haute voix votre lettre qu'elle a eu déjà presque le temps d'apprendre par cœur? C'est alors que sa figure est bonne à peindre!..

Vous ai-je dit dans ma dernière lettre que j'ai assisté à un concert du Conservatoire? On n'y a donné que Mendelssohn. La Symphonie en la m'a beaucoup plu. C'est élégant, fort, élevé. L'exécution a été monstrueusement parfaite; il est impossible d'imaginer quelque chose de plus étonnant.....

Aujourd'hui, mardi, vous allez probablement chanter Roméo, et au moment où j'écris (il est onze heures et demie), vous devez être dans une jolie petite agitation. Je fais les vœux les plus sincères pour votre réussite. Il me semble qu'elle sera complète. Pourquoi ne puis-je être à Berlin aujourd'hui? Ah! pourquoi? pourquoi?

Ah çà! mais décidément, depuis quelque temps, je ne vous donne plus aucune nouvelle de Paris. Il est vrai que je me tiens coi dans mon trou. Voyons, cependant.

J'ai été l'un de ces jours au Jardin d'Hiver, qui est en effet une admirable chose. – Figurez-vous un espace immense, rempli de fleurs, d'arbres, de statues, et recouvert à une hauteur prodigieuse par un immense dais en verre, soutenu par une foule de colonnes en fer de fonte, fines et sveltes; au fond, un superbe jet d'eau. Le seul drawback ou désagrément que j'y ai éprouvé a été une odeur de dalle mouillée, odeur chaude et légèrement nauséabonde. On dit aussi que la pluie y pénètre trop facilement. Mais j'imagine qu'un beau bal au Jardin d'Hiver doit être un spectacle éblouissant.

Votre mari vous a certainement parlé du nouveau roman de Mme Sand, que le Journal des Débats publie dans son feuilleton: François le Champi. C'est fait dans la meilleure manière: simple, vrai, poignant. Elle y entremêle peut-être un peu trop d'expressions de paysan; ça donne de temps en temps un air affecté à son récit. L'art n'est pas un daguerréotype, et un aussi grand maître que Mme Sand pourrait se passer de ces caprices d'artiste un peu blasé. Mais on voit clairement qu'elle en a eu jusque par-dessus la tête des socialistes, des communistes, de Pierre Leroux et autres philosophes; qu'elle en est excédée et qu'elle se plonge avec délices dans la fontaine de Jouvence de l'art naïf et terre à terre. Il y a entre autres, tout au commencement de la préface, une description en quelques lignes d'une journée d'automne… C'est merveilleux. Cette femme a le talent de rendre les impressions les plus subtiles, les plus fugitives, d'une manière ferme, claire et compréhensible; elle sait dessiner jusqu'aux parfums, jusqu'aux moindres bruits… Je m'exprime mal; mais vous me comprenez. La description dont je vous parle m'a fait penser au chemin bordé de peupliers qui conduit au Jarriel, le long du parc; je revois les feuilles dorées sur le ciel d'un bleu pâle, les fruits rouges de l'églantier dans les haies, le troupeau de moutons, le berger avec ses chiens et une foule d'autres choses!..

Paris a été mis en émoi pendant quelques jours par le discours fanatique et contre-révolutionnaire de M. de Montalembert; la vieille pairie a applaudi avec rage aux invectives que l'orateur adressait à la Convention. Encore un symptôme – et des plus graves – de l'état des esprits. Le monde est en travail d'enfantement… Il y a beaucoup de gens intéressés à le faire avorter. Nous verrons.

A propos d'enfantement: la petite chienne de Mlle Jenny est morte en couche; pauvre petite bête! elle a dû beaucoup souffrir. Ce décès a fait contremander un vendredi.

Vous avez donc de la neige et des traîneaux; nous n'avons que de la boue et de la pluie. Je vois d'ici le bon Hermann Müller-Strübing28 entrer chez vous, une branche de lilas à la main. Donnez donc à madame votre mère une petite description de votre appartement; cela aidera beaucoup l'imagination de vos amis, qui, je vous le promets, prend bien souvent son vol du côté de Berlin.

Eh bien! et Mme Lange, continue-t-elle à vous plaire? Donnez-nous-en des nouvelles.

Et les dames Kaminski29?

Je travaille beaucoup et avec assez de fruit.

J'ai déjà lu presque tout le Gil Blas en espagnol, je traduis Manon Lescaut et je suis entré en correspondance avec un autre élève de mon maître30, correspondance anonyme et n'ayant d'autre but que celui de nous perfectionner dans l'étude de la «magnifica lengua castellana». Mais voyez quelle chance! dans une lettre, je me suis un peu égayé (je ne sais plus à quel propos) sur le compte du gouvernement autrichien, et il se trouve que mon correspondant est un juif de Vienne fort patriote. Du reste, mon maître m'assure que c'est un bon garçon et qu'il ne l'a pas pris eu mauvaise part.

En même temps, je travaille à une comédie31 destinée à un acteur de Moscou. Vous voyez que je ne perds pas mon temps. (N. B. Vous voyez aussi que j'utilise les marges.)

Sur ce, je vous salue tous bien amicalement; l'un de ces quatre matins, je répondrai à l'aimable lettre du señor don Louis.

Portez-vous bien.

Votre dévoué
IVAN. TOURGUENEFF.

IX

Paris, samedi 29 avril 1848.

Guten Morgen und tausend Dank, theuerste Madame.

…Je vous dirai donc, Madame, que tous ces jours-ci il a fait un temps brumeux, maussade, pleurnicheur et maladif, froidiuscule, pour ne pas dire froid —very gentlemanlike, c'est-à-dire atroce! J'attendrai un soleil plus propice pour aller à Fontainebleau; jusqu'à présent, nous n'avons eu qu'un genuine english tun, warranted to produce a gentle and confortable heat. Cependant, ça ne m'a pas empêché d'aller hier à l'Exposition. Savez-vous que dans toute cette grande diablesse d'Exposition il n'y a qu'une petite esquisse de Delacroix qui m'ait véritablement plu? Un lion qui dévore une brebis dans une forêt. Le lion est fauve, hérissé, superbe; il s'est bien commodément couché, il mange avec appétit, avec sensualité, avec toute tranquillité d'esprit; et quelle vigueur dans le coloris, ce coloris sale et chaud, tacheté et lumineux à la fois, qui est particulier à Delacroix! Il y a aussi deux autres tableaux de lui: la Mort de Valentin (dans Faust) et la Mort du Christ, deux abominables croûtes – si j'ose m'exprimer ainsi! Du reste… rien; quelle triste Exposition pour inaugurer la République!

Le soir, j'ai été voir les Cinq Sens, ballet. C'est inimaginablement absurde. Il y a, entre autres, une scène de magnétisme (Grisi magnétise M. Petitpa pour lui faire naître le sens du goût) qui est quelque chose de colossal en fait de stupidité! Il y avait beaucoup de monde, on a beaucoup applaudi. Grisi a fort bien dansé, en effet. Mais c'est ennuyeux, un ballet – des jambes, des jambes et puis des jambes… c'est monotone.

Avant le ballet, on a donné le deuxième acte de Lucie avec Poultier!!.. Partheaux!!!.. et une demoiselle Rabi, ou Riba, ou Ribi ou Raba – enfin un nom parfaitement anonyme. Cette demoiselle anonyme avait une peur atroce, mais sa voix est fort mauvaise; il est vrai de dire qu'elle est laide, ce qui ne l'empêche pas d'être vieille… .

Dimanche 30 avril.

Bonjour, Madame. Quand on met le matin le nez à la fenêtre… tiens, c'est un vers! Eh bien, puisqu'il est venu tout seul, il faut lui faire la politesse de lui donner un compagnon…

 

«Peut-être on ne voit rien – quelque chose peut-être!»

C'est du Hugo tout pur. Mais je voulais dire autre chose, – je voulais dire que quand (oh! la maudite plume!) on met le matin le nez à la fenêtre et qu'on respire l'air du printemps, – on ne peut s'empêcher de désirer être heureux. La vie – cette petite étincelle rougeâtre dans l'océan sombre et muet de l'Éternité! – ce seul moment qui vous appartient, etc., etc., etc., c'est bien commun, et cependant c'est vrai. (Demain je m'achèterai d'autres plumes; celles-ci sont détestables et me gâtent le plaisir que j'ai de vous écrire.) Voyons cependant. – (Ah! grâce à Dieu, en voilà une qui est passable!) Qu'ai-je fait hier, samedi? J'ai lu un livre dont j'avais souvent parlé avec beaucoup d'éloges, sans le connaître, je le confesse. Les Provinciales de Pascal. C'est admirable de tous points. Bon sens, éloquence, verve comique, tout y est. Et cependant, c'est l'ouvrage d'un esclave, d'un esclave du catholicisme, – «les chérubins, ces glorieux composés de tête et de plume», «ces illustres faces volantes, qui sont toujours rouges et brûlantes», du jésuite Le Moine, m'ont fait rire aux éclats.

Puis, je suis allé voir l'exposition des figures représentant la République, ou plutôt de sept cents esquisses représentant cette figure, et j'en suis revenu indigné, comme tout le monde. C'est une abomination inimaginable! Quel concours! Où es-tu, jury?

Puis j'ai passé ma soirée chez T… dont je vous ai déjà parlé. Nous y avons mené une conversation plus ou moins intéressante, mais fort pénible. Connaissez-vous de ces maisons où il est impossible de causer à esprit couché, où la conversation devient une série de problèmes qu'on résout à la sueur de son intellect, où les maîtres de la maison ne se doutent pas que souvent la plus délicate des attentions est de ne pas faire attention à ses convives, où il y a de la glu à chaque parole? Quel supplice! C'est un relais de poste qu'une pareille conversation, et c'est vous qui faites le cheval.

Puis, en me couchant, j'ai lu le Voyage autour de ma chambre du comte de Maistre, autre chose que je ne connaissais pas; mais ce voyage m'a fort peu plu; c'est une imitation de Sterne, – faite par un homme de beaucoup d'esprit, – et j'ai remarqué qu'en fait d'imitation, les plus spirituelles sont précisément les plus détestables, quand elles se prennent au sérieux. Un sot copie servilement; un homme d'esprit sans talent imite prétentieusement et avec effort, avec le pire de tous les efforts, avec celui de vouloir être original. Une pensée captive qui se débat, triste spectacle!

Les imitateurs de Sterne me sont surtout en horreur, – des égoïstes remplis de sensibilité, qui se mijotent, se lèchent et se plaisent, tout en se donnant des airs de simplicité et de bonhomie. (Topffer est un peu dans ce genre.)

L'expédition de mon ami Herwegh32 a fait un fiasco complet, on a fait un massacre atroce de ces pauvres diables d'ouvriers allemands; le chef en second, Bornstedt, a été tué; pour Herwegh, on le dit de retour à Strasbourg avec sa femme. S'il vient ici, je lui conseillerai de relire le Roi Lear, surtout la scène entre le roi, Edgar et le fou, dans la forêt. Pauvre diable! il aurait dû ne pas commencer l'affaire ou se faire tuer comme l'autre…

Votre mari revient-il à Paris? M. Bastide se trouve sur la liste des élus.

Mme Sitchès m'a donné de vos nouvelles. J'espère, Madame, que vous aurez la bonté de m'écrire bientôt.

A demain…

Lundi 1er mai, 11 h. du soir.

J'ai profité du beau temps qu'il a fait aujourd'hui pour aller à Ville-d'Avray, petit village au delà de Saint-Cloud. Je crois que j'y louerai une chambre. J'ai passé plus de quatre heures dans les bois – triste, ému, attentif, absorbant et absorbé. L'impression que la nature fait sur l'homme seul est étrange… Il y a dans cette impression un fonds d'amertume fraîche comme dans toutes les odeurs des champs, un peu de mélancolie sereine comme dans les chants des oiseaux. Vous comprenez ce que je veux dire, vous me comprenez bien mieux que je ne me comprends moi-même. Je ne puis voir sans émotion une branche couverte de feuilles jeunes et verdoyantes se dessiner nettement sur le ciel bleu – pourquoi? Oui, pourquoi? Est-ce à raison du contraste entre ce petit brin vivant, qui flotte au gré du moindre souffle, que je puis briser, qui doit mourir, mais qu'une sève généreuse anime et colore, et cette immensité éternelle et vide, ce ciel qui n'est bleu et rayonnant que grâce à la terre? (Car hors de notre atmosphère il fait un froid de 70 degrés et fort peu clair. La lumière se centuple au contact de la terre.) Ah! je ne puis pas souffrir le ciel, – mais la vie, la réalité, ses caprices, ses hasards, ses habitudes, sa beauté fugitive… j'adore tout cela. Je suis attaché à la glèbe, moi. Je préférerais contempler les mouvements précipités de la patte humide d'un canard, qui se gratte le derrière de la tête au bord d'une mare, ou les gouttes d'eau longues et étincelantes tombant lentement du museau d'une vache immobile qui vient de boire dans un étang, où elle est entrée jusqu'au genou – à tout ce que les chérubins (ces illustres faces volantes) peuvent apercevoir dans les cieux…

Mardi 2 mai, 9 h. 1/2 du matin.

Je me trouvais hier soir dans une disposition d'esprit philosophicopanthéistique. Voyons autre chose aujourd'hui. Je veux parler de vous, ce qui prouve… que j'ai bien plus d'esprit aujourd'hui.

Vous débutez dans les Huguenots; c'est très bien. Mais il ne faut pas qu'on ne vous fasse faire que des rôles dramatiques. Si vous chantiez la Somnambula?.. C'est le meilleur rôle de Mlle Lind; elle y débute – eh bien, après? Je crois pouvoir répondre d'un grand succès. Vous irez l'entendre après-demain; vous m'écrirez, n'est-ce pas, l'impression qu'elle vous aura faite? Dans tous les cas, ne vous laissez pas enfermer dans la spécialité des rôles dramatiques. Les journaux disent que c'est le 6, samedi, que vous débutez, est-ce vrai? Il y aura quelqu'un ce soir-là à Paris qui sera… je ne dis pas inquiet, mais enfin… qui ne sera pas dans son assiette ordinaire. Quelle drôle d'expression, être dans son assiette, comme un mets! Et qui nous mange? les dieux? et si l'on dit de quelqu'un qu'il est inquiet, qu'il n'est pas dans son assiette ordinaire; cette inquiétude provient peut-être de la possibilité d'être mangé par un autre Dieu que le sien. Je dis des bêtises. Les hommes nous broutent, et Dieu nous mange!!!

J'ai été avant-hier soir voir Frédérick Lemaître dans Robert Macaire. La pièce est mal faite et ignoble, mais Frédérick est l'acteur le plus puissant que je connaisse. Il en est effrayant. Robert Macaire, c'est encore un Prométhée, mais le plus monstrueux de tous. Quelle insolence, quelle audace effrontée, quel aplomb cynique, quel défi à tout et quel mépris de tout! Le public est parfait de tenue: calme, froid et digne. Ma parole d'honneur, le dernier gamin jouit du talent de Frédérick en artiste, et trouve le rôle dégoûtant. Mais aussi quelle vérité accablante, quelle verve!.. Mais, voyez-vous, le sens moral et le sens du beau sont deux bosses qui n'ont rien à faire l'une avec l'autre. Heureux qui les possède toute deux.

Il fait un temps magnifique aujourd'hui. Je vais sortir dans une heure pour ne rentrer que fort tard dans la journée. Il faut que je me trouve une petite chambre hors Paris. Ce qui m'a empêché de me décider pour Ville-d'Avray, c'est qu'il faut traverser la Seine (pour y aller) sur un pont de bateaux et à pied, – les mariniers ayant profité de la Révolution de Février pour détruire le pont du chemin de fer – et cela prend beaucoup de temps.

Je tâcherai de me faufiler dans les tribunes de l'Assemblée nationale le jour de l'ouverture. Si j'y réussis, je vous promets la description la plus fidèle. De votre côté, Madame, quand vous serez bien casée, vous me décrirez votre maison et votre salon. Faites cela, s'il vous plaît, pojalouïsta33.

Et maintenant, Madame, permettez-moi de vous serrer la main.

Mille amitiés à Mme Garcia, à votre mari, Mlle Antonia et Louise. Leben Sie wohl.

Ihr ergebener Freund.
IV. TOURGUENEFF.

X

Relation exacte de ce que j'ai vu dans la journée de lundi 15 mai (1848)

Je sortis de chez moi à midi. – La physionomie des boulevards ne présentait rien d'extraordinaire; cependant, sur la place de la Madeleine se trouvaient déjà deux à trois cents ouvriers avec des bannières.

La chaleur était étouffante. On parlait avec animation dans les groupes. Bientôt, je vis un vieillard d'une soixantaine d'années grimper sur une chaise, dans l'angle gauche de la place, et prononcer un discours en faveur de la Pologne. Je m'approchai; ce qu'il disait était fort violent et fort plat; cependant, on l'applaudit beaucoup. J'entendis dire près de moi que c'était l'abbé Chatel.

Quelques instants plus tard, je vis arriver de la place de la Concorde le général Courtois monté sur son cheval blanc (à la La Fayette); il s'avança dans la direction des boulevards en saluant la foule et se prit tout à coup à parler avec véhémence et force gestes; je ne pus entendre ce qu'il dit. Il retourna ensuite par où il était venu.

Bientôt parut la procession; elle marchait sur seize hommes de front, drapeaux en tête; une trentaine d'officiers de la garde nationale de tous grades escortaient la pétition. Un homme à longue barbe (que je sus plus tard être Huber) s'avançait en cabriolet.

Je vis la procession se dérouler lentement devant moi (je m'étais placé sur les marches de la Madeleine) et se diriger vers l'Assemblée nationale… Je ne cessai de la suivre du regard. La tête de la colonne s'arrêta un instant devant le pont de la Concorde, puis arriva jusqu'à la grille. De temps à autre, un grand cri s'élevait: Vive la Pologne! cri bien plus lugubre à entendre que celui de: Vive la République! l'o remplaçant l'i.

Bientôt on put voir des gens en blouse monter précipitamment les marches du palais de l'Assemblée; on dit autour de moi que c'étaient les délégués qu'on faisait introduire. Cependant, je me rappelai, que, peu de jours auparavant, l'Assemblée avait décrété ne pas recevoir les pétitionnaires à la barre, comme le faisait la Convention; et quoique parfaitement édifié sur la faiblesse et l'irrésolution de nos nouveaux législateurs, je trouvai cela un peu extraordinaire.

Je descendis de mon perchoir et marchai le long de la procession, qui s'était arrêtée jusqu'à la grille de la Chambre. Toute la place de la Concorde était encombrée de monde. J'entendis dire autour de moi que l'Assemblée recevait en ce moment les délégués, et que toute la procession allait défiler devant elle. Sur les marches du péristyle se tenaient une centaine de gardes mobiles, sans baïonnettes au bout des fusils.

Écrasé par la chaleur, j'entrai un moment aux Champs-Élysées; puis je revins à la maison, avec l'intention de prendre Herwegh. Ne l'ayant pas trouvé, je retournai sur la place de la Concorde; il pouvait être trois heures. Il y avait toujours un monde fou sur la place; mais la procession avait disparu; on en voyait seulement la queue et les dernières bannières de l'autre côté du pont. J'avais à peine dépassé l'obélisque que je vis venir en courant un homme sans chapeau, en habit noir, l'angoisse sur la figure, qui criait aux personnes qu'il rencontrait: «Mes amis, mes amis, l'Assemblée est envahie, venez à notre secours; je suis un représentant du peuple!»

 

Je m'avançai aussi vite que je pus jusqu'au pont, que je trouvai barré par un détachement de gardes mobiles. Une confusion incroyable se répandit tout à coup dans la foule. Beaucoup s'en allaient; les uns affirmaient que l'Assemblée était dissoute, d'autres le niaient; enfin, un brouhaha inimaginable.

Et cependant les dehors de l'Assemblée ne présentaient rien d'extraordinaire; les gardes la gardaient, comme si rien ne s'était passé. Un instant, nous entendîmes battre le rappel, puis tout se tut. (Nous sûmes plus tard que c'était le président lui-même qui avait ordonné de cesser de battre le rappel, par prudence, ou par lâcheté.)

Deux grandes heures se passèrent ainsi! Personne ne savait rien de positif, mais l'insurrection paraissait avoir réussi.

Je parvins à faire une trouée dans la haie des gardes du pont et je me plaçais sur le parapet. Je vis une masse de monde, mais sans bannières, courir le long des quais, de l'autre côté de la Seine…

– Ils vont à l'Hôtel de Ville! s'écria quelqu'un près de moi; c'est encore comme au 24 février.

Je redescendis avec l'intention d'aller à l'Hôtel de Ville… Mais dans ce moment nous entendîmes tout à coup un roulement prolongé de tambour, et un bataillon de la garde mobile apparut du côté de la Madeleine et vint fondre au pas de charge sur nous. Mais comme, à l'exception d'une poignée d'hommes dont l'un était armé d'un pistolet, personne ne leur fit résistance, il s'arrêtèrent devant le pont, après avoir conduit les émeutiers au poste.

Cependant, même alors, rien ne paraissait décidé; je dirai plus: la contenance de ces gardes mobiles était passablement indécise. Pendant une heure au moins avant leur arrivée et un quart d'heure après, tout le monde croyait au triomphe de l'insurrection; on n'entendait que les mots: «C'est fini!» prononcés d'une façon joyeuse ou triste, suivant la façon de penser de ceux qui les prononçaient.

Le commandant du bataillon, homme d'une figure éminemment française, joviale et résolue, fit à ses soldats un petit discours terminé par ces mots: «Les Français seront toujours Français. Vive la République!» Cela ne le compromettait pas.

J'ai oublié de vous dire que, pendant ces deux heures d'angoisse et d'attente dont je vous ai parlé, nous avions vu une légion de gardes nationaux s'enfoncer lentement dans l'avenue des Champs-Élysées et traverser la Seine sur le pont qui se trouve vis-à-vis des Invalides. Ce fut cette légion qui prit les émeutiers par derrière et les délogea de l'Assemblée.

Cependant le bataillon de gardes mobiles, venu de la Madeleine, avait été reçu par les bourgeois avec des transports de joie… Les cris de: «Vive l'Assemblée nationale» recommencèrent avec une nouvelle force. Tout à coup, le bruit se répandit que les représentants étaient rentrés dans la salle. Ce fut un changement à vue. Le rappel éclata de toutes parts; les gardes mobiles (mobiles en effet!) mirent leurs bonnets sur les pointes de leurs baïonnettes (ce qui, par parenthèse, produisit un effet prodigieux) et crièrent: «Vive l'Assemblée nationale!» Un lieutenant-colonel de la garde nationale accourut haletant, rassembla une centaine de personnes autour de lui et nous raconta ce qui s'est passé;

«L'Assemblée est plus forte que jamais! s'écria-t-il. Nous avons écrasé les misérables… Oh! messieurs, j'ai vu des horreurs… des députés insultés, battus!..»

Dix minutes plus tard, tous les abords de l'Assemblée furent encombrés de troupes; des canons arrivaient lourdement au grand trot des chevaux; des troupes de ligne, des lanciers… L'ordre, le bourgeois, avait triomphé, avec raison, cette fois.

Je restai encore sur la place jusqu'à six heures… Je venais d'apprendre qu'à l'Hôtel de Ville aussi le gouvernement avait remporté la victoire… Je ne dînai ce jour-là qu'à sept heures.

De toute la foule de choses qui me frappèrent, je n'en citerai que trois: ce fut en premier lieu l'ordre extérieur qui ne cessa de régner autour de la Chambre; ces joujoux de carton, appelés soldats, gardèrent l'insurrection aussi scrupuleusement que possible; après l'avoir laissé passer, ils se refermèrent sur elle. Il est vrai de dire que l'Assemblée, de son côté, se montra au-dessous de tout ce qu'on pouvait en attendre; elle écouta Blanqui pérorer pendant une demi-heure, sans protester! Le président ne se couvrit pas! Pendant deux heures, les représentants ne quittèrent pas leurs sièges, et ce ne fut que quand on les en chassa qu'ils partirent. Si cette immobilité avait été celle des sénateurs romains devant les Gaulois, ça aurait été superbe; mais non, leur silence était le silence de la peur; ils siégeaient, le président présidait… Personne, M. d'Adelsward excepté, ne protestait… et Clément Thomas lui-même n'interrompit Blanqui que pour demander gravement la parole!..

Ce qui me frappa aussi, ce fut de voir la manière dont les marchands de coco et de cigares circulaient dans les rangs de la foule: avides, contents et indifférents, ils avaient l'air de pêcheurs amenant un filet bien chargé.

Troisièmement, ce qui m'étonna beaucoup moi-même, ce fut l'impossibilité dans laquelle je me trouvai de me rendre compte des sentiments du peuple dans un pareil moment; ma parole d'honneur, je ne pouvais deviner ce qu'ils désiraient, ce qu'ils redoutaient, s'ils étaient révolutionnaires ou réactionnaires, ou simplement amis de l'ordre. Ils avaient l'air d'attendre la fin de l'orage. – Et cependant je m'adressai souvent à des ouvriers en blouse… Ils attendaient… ils attendaient!.. Qu'est-ce que c'est donc que l'histoire?.. Providence, hasard, ironie ou fatalité?..

IV. TOURGUENEFF.
28Savant naturaliste allemand.
29La famille du général comte Serge Kaminsky, fils du maréchal russe qui servit en qualité de volontaire dans l'armée française en 1758 et 1759. Le comte Serge avait habité Orel, ville où est né Tourgueneff.
30D'espagnol.
31Probablement le Célibataire, comédie en trois actes.
32Poète et militant politique allemand qui, sous l'influence des idées de la révolution de Février à Paris, se porta, à la tête d'une colonne d'ouvriers armés, et, à l'aide des révolutionnaires de Bade, pénétra dans la ville, mais fut repoussé par les troupes wurtembergeoises.
33En russe: «Je vous en prie.»

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