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Lettres à Madame Viardot

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LXV

Saint-Pétersbourg,
lundi 22 février/6 mars 1871.

Chère madame Viardot,

Avant toute chose, laissez-moi vous dire combien j'ai été heureux de recevoir votre lettre du 25, avec tous les détails sur les deux concerts du 23 et du 24! Vous avez pris une glorieuse revanche, et combien je regrette de n'y pas avoir assisté! Maintenant la mauvaise époque est passée, la voix est en ordre et tout marchera bien. Je suis très heureux et je vous félicite de tout mon cœur.

Passons maintenant à mes faits et gestes depuis vendredi soir.

Ce jour-là, après vous avoir écrit ma lettre, je suis allé à un raout chez une comtesse P…; beaucoup de personnes connues, quelques jolies figures, des conversations peu intéressantes. Samedi matin, visites et courses. A 4 heures, je reçois l'invitation d'aller chez la grande-duchesse Hélène; elle me fait attendre jusqu'à 5 heures un quart; conversation politique. Elle a beaucoup vieilli. Puis dîner littéraire chez mon éditeur. Il me comble de civilités; puis je vais à une réunion du comité pédagogique, où une jeune demoiselle de dix-neuf ans (fille d'un professeur de mes amis, M. K…) défend une thèse d'histoire avec une science, un aplomb et une éloquence rares, devant deux cents personnes. Voilà certes du nouveau, et pas l'ombre de pédantisme, une naïveté d'enfant, une si grande absence de préoccupation personnelle, que cela ôte toute timidité. C'est phénoménal! On l'a applaudie à tout rompre. Il y a eu beaucoup de demoiselles dans l'auditoire, des institutrices.

Hier matin, séance pour mon portrait, mais pas chez M. Gay, chez un autre peintre, du nom de Makovsky138, qui ne m'en a demandé qu'une, et qui a fait quelque chose de fort remarquable comme peinture. Je suis arrivé à l'âge de cinquante-deux ans sans qu'on ait fait mon portrait à l'huile, et voilà qu'on en fait deux à la fois. Puis concert de Rubinstein à l'assemblée de la noblesse; un monde fou; il joue comme toujours; immenses applaudissements. Auer y a joué aussi, mais j'avoue que j'ai surtout admiré ses yeux et toute sa physionomie. Le morceau pour orchestre intitulé Don Quichotte est assez bien; seulement l'élément comique, le Sancho Pança, manque complètement. Il a introduit des fragments d'airs espagnols, en les choisissant assez vulgaires. Je crois me rappeler qu'il vous les avait demandés ainsi. Puis, dîner tranquille et patriarcal chez Annenkoff, réception de votre bonne et chère lettre… On joue aux cartes le soir, je rentre d'assez bonne heure, et voilà!

Je commence à me lasser de Pétersbourg. J'ai dû y rester pour prendre un peu l'air du pays; maintenant il faut partir et pousser, talonner les affaires, pour revenir au plus vite! Mon intendant doit m'envoyer de l'argent. Borisoff139 m'attend à Moscou, et nous partirons probablement ensemble pour la campagne.

J'ai dû promettre de faire une lecture publique, très courte, samedi prochain (pour un but de bienfaisance). Lundi, dans une semaine, je file.

Nous sommes en plein dégel. La neige a disparu, ou plutôt elle est devenue noire, et nous pataugeons dans une horrible boue. C'est très laid au soleil.

A demain chère amie…

Der Ihrige,
IV. TOURGUENEFF.

LXVI

Saint-Pétersbourg, hôtel Demouth,
8 mars/21 février 1871.

Chère madame Viardot,

Il y a de cela une heure, au moment de sortir de chez Annenkoff, le postillon est venu à ma rencontre, avec deux lettres, l'une de vous, l'autre des petites. Vous dire le plaisir que cela m'a fait est superflu!

Vous avez chanté hier à Liverpool et vous chanterez demain à Manchester… Je vous accompagne de toute l'intensité de ma pensée, mais je n'ai plus peur pour vous; je suis persuadé que maintenant cela ira comme sur des roulettes.

Je vais vous raconter ma vie pendant hier et aujourd'hui. Règle générale, ma journée commence de très bonne heure par un envahissement de vieux amis, vieilles connaissances, ou bien de personnes qui veulent m'exploiter d'une façon ou d'une autre, ou qui ont affaire à moi. Ce matin il est venu entre autres une vieille mendiante polonaise, qui m'a soutiré cinq roubles. Non, jamais, depuis que le monde est monde, il n'y a eu de figure plus typique dans son genre, et si j'étais peintre je lui donnerais volontiers vingt-cinq roubles pour la faire poser! Ensuite viennent les excursions, qui, par la boue horrible dont toutes les rues sont remplies, et vu que cette fois-ci je ne me permets pas le luxe d'une voiture, présentent des difficultés de locomotion considérables; puis arrive le moment du dîner.

Hier j'ai dîné chez la vieille comtesse Protassoff, une dame très affable et «bon enfant», où j'ai trouvé cinq ou six personnes assez agréables; tout le monde est enragé contre les Allemands, mais à quoi cela a-t-il servi? Le soir je suis allé chez un M. J… le frère de celui que vous avez vu à Bade et qui est si ennuyeux; celui-ci est encore plus beau – il a volcan de cheveux gris sur la tête – et encore plus ennuyeux! J'y ai trouvé plusieurs adeptes de la nouvelle école musicale russe (pas Cui, malheureusement), mais le grand Balakireff qu'ils reconnaissent pour leur chef; le grand Balakireff a assez mal joué quelques fragments d'une fantaisie à orchestre de Rymsky-Korsakoff (vous vous rappelez, on vous a envoyé quelques jolies romances de lui); cette fantaisie sur un sujet de légende russe, assez bizarre, m'a semblé en effet en avoir, de la fantaisie. Puis le grand Balakireff a assez mal joué des réminiscences de Liszt et de Berlioz, qui, lui surtout, est pour ces messieurs l'Absolu et l'Idéal. Je crois, après tout, que c'est un homme intelligent. Kein talent, doch ein character.

Ce, matin j'ai été plus envahi que jamais, puis j'ai eu ma dernière séance chez M. Gay. J'en dois une encore à M. Makovsky. Le portrait de M. Gay est d'une ressemblance frappante à ce que disent tous les amis et à ce que je crois moi-même. Puis j'ai fait des visites littéraires, c'est-à-dire ennuyeuses, mais il le fa-a-allait, comme dit Bilboquet. Puis j'ai dîné tout seul, pour la première fois depuis mon arrivée ici, dans un petit restaurant sous terre, au-dessous du sol je veux dire, et je suis allé chez papa Annenkoff. Hier, oui, j'ai oublié! j'ai fait une assez longue visite à l'Hermitage140 où j'ai admiré de nouveau les chefs-d'œuvre dont cette galerie est pleine: les Potter, les Rembrandt, etc., etc. En fait de choses nouvelles, il y a une merveilleuse petite Vierge de Léonard (dans la galerie Litta), des vases admirables de la collection Campana, et surtout un petit sphynx assis (un sujet de lampe) venu des fouilles de Kertch141 qui est bien une des choses les plus fascinatrices qu'on puisse voir; il est peint et d'une conservation étonnante. J'aurais bien désiré que Viardot eût vu ce sphynx! Puis sont venues les deux lettres chez Annenkoff, et voilà!

Et maintenant, à demain. Mille embrassades à tout le monde.

Der Ihrige,
IV. TOURGUENEFF.

LXVII

Saint-Pétersbourg, vendredi 10 mars 1871.

Chère et bien-aimée madame Viardot,

Je vous avais dit que ma lecture de demain était tombée à l'eau. Malheureusement ce n'était qu'un faux bruit, et je lis en effet, entre Mlle Lovato, chantant: «Ce n'est pas dans le nez que ça me chatouille», et une autre demoiselle de la même force; c'est tout à fait café chantant; mais le but m'étant très sympathique (c'est pour les blessés français, on n'en parle pas sur l'affiche, mais tout le monde le sait…), je passe outre. On a mis mon nom en vedette, et l'on me voit rayonner à côté «d'huîtres fraîches», etc.

J'ai pensé à votre arrivée à Brighton et me suis senti très flatté d'une pareille similitude! Avec tout cela, je crains qu'il n'y ait que fort peu de monde, car le public ici est trop bourré de concerts, tableaux vivants, etc. Demain, je vous dirai le résultat.

Et maintenant parlons de mes faits et gestes. Séance pour les portraits (ils sont achevés maintenant, Dieu merci!), séance pour des photographies (ce n'est pas moi qui paye, je vous prie de le croire!), visites littéraires, pour affaires, visites reçues et rendues; c'est un brouhaha que ma vie ici; et je serai bien content quand je roulerai vers la tranquille Moscou et vers Spasskoïé, plus tranquille encore. Tout cela est nécessaire; mais quand ce sera fini, ce sera bien agriable, comme dit Thérésa.

 

J'ai dîné hier, jeudi, avec trois jeunes littérateurs, et la conversation a été vive et animée. Nous n'avons bu qu'une bouteille de vin! J'ai dû passer ensuite la soirée chez une femme bien ennuyeuse, que vous connaissez je crois, Mme M… cette personne qui a de si grosses joues, et elle a été digne de sa réputation. Aujourd'hui, dîner chez un comte A… pas mal ennuyeux aussi, mais plein de bonnes intentions envers la littérature; il est en train de fonder une vaste entreprise lexico-encyclopédique; il est très riche, et il faut encourager cela (pas la richesse, mais les entreprises). De là, je suis allé dans un autre salon, politico-littéraire aussi, mais d'une couleur un peu plus tranchée, de façon que je me rends compte des différentes nuances de ce qu'on peut appeler l'opinion publique dans la Cara patria. Il y a pas mal de choses que je vous dirai de vive voix.

Samedi soir.

Eh bien, ma chère et bonne madame Viardot, la lecture a eu lieu, mais ça a été autre chose que je n'avais cru. Un peu café chantant, en effet, de la musique exécrable, mais un public énorme, bouillant de jeunesse: apothéose de Garibaldi en tableau vivant, lecture par une dame de Souvenirs d'un séjour parmi les Garibaldiens, déclamation par une grosse dinde, à la voix fêlée, des Deux Grenadiers de Schumann, qui, comme vous vous le rappelez peut-être, se terminent par la Marseillaise; alors explosion de bravos frénétiques, cris de: «Vive la France!» tempête, en un mot, qui a duré dix minutes. Un acteur français a, il est vrai, dit les Deux Gendarmes, mais une actrice française a déclamé les Pigeons de la République, et ce mot a fait courir le frisson habituel.

Quant à moi, je dois avouer que jamais je n'ai été l'objet de pareilles – pardon du mot! —ovations. Je vous le dis parce que je sais que cela vous fera plaisir, et j'ai pensé à vous pendant tout le temps que je me tenais là, confus, rouge, un sourire impassible sur la face, en présence de cette foule qui hurlait… Ça me faisait l'effet d'une grosse pluie d'orage, rapide et violente, qu'on recevrait sur ses épaules nues. J'ai lu le fragment des Mémoires d'un chasseur intitulé Bourmistr; je crois avoir assez bien lu, mes nerfs s'étaient détendus pendant tout ce tapage, et j'étais calme, puis le public était si bienveillant!

Vous voilà revenue de Liverpool; peut-être aurais-je quelque nouvelle de vous demain.

En attendant, mille amitiés. Je vous baise les mains.

IV. TOURGUENEFF.
Saint-Pétersbourg, samedi 11 mars 1871.

Je continue ma lettre, chère madame Viardot.

Après dîner je suis allé au concert de la Société russe. Symphonie nº 3 de Beethoven, assez brutalement jouée, et puis… vous allez vous étonner… et en même temps vous rendrez justice à ma bonne foi: on a donné l'ouverture des Maîtres chanteurs et l'entr'acte, qui m'ont fait le plus grand plaisir! L'entr'acte surtout est grandiose, c'est de la puissante musique, il faut l'avouer. Le public a beaucoup applaudi et l'entr'acte a été redemandé.

Un petit musicien que vous connaissez, et qui se nomme Ch. Lenz, m'a entraîné du concert chez un de nos meilleurs acteurs, M Samoïloff, où je devais rencontrer Rubinstein. Il y était en effet. Il a pris les Allemands (!) en horreur, et veut rester en Russie. Comme il faut toujours qu'il entreprenne quelque chose, il s'est mis en tête de fonder une société, un «Orpheum» ou «Verein», où se réunirait toute l'intelligence artistico-littéraire de Pétersbourg. Cette idée a été longuement débattue, et on a fini par décider qu'on ferait une soirée d'épreuve, jeudi prochain (on a choisi ce jour-là, parce que je pars vendredi), et on a fait des listes d'invitation, des circulaires. J'ai dû signer la circulaire littéraire. Il ne sortira naturellement rien de tout cela; du reste cela ne me regarde pas, puisque je n'habite pas la Russie; mais enfin, cela a amusé Rubinstein, et il est entier en diable et têtu comme un mulet. J'ai rencontré sa femme: elle a très bonne mine; il paraît que son garçon continue à être splendide.

J'ai l'idée de vous envoyer mes textes russes du Gaertner et de Es ist ein schlechtes Wetter. J'ai choisi ces deux-là, comme étant de beaucoup les plus difficiles. Le cheval de la princesse, Blanc de neige, est devenu noir comme l'acier, mais c'est aussi dans la nature.

Faites-vous chanter cela par Mme Gourieff, vous verrez si cela va bien…

J'ai dîné paisiblement chez mon vieux Annenkoff; après dîner, j'ai eu une entrevue avec un monsieur, pour le fermage de mes biens, et peut-être pour la vente de l'un deux. Ce monsieur est un galant homme, que je connais depuis longtemps et qui a de l'argent.

Le tourbillon de Pétersbourg, où je suis tombé et d'où je compte me retirer bien vite, ne me fait oublier un instant ni Londres, ni mon retour, ni tout ce que j'aime au monde, et plus que jamais. Je ne serai heureux que quand j'aurai franchi le seuil de Devonshire Place, 30!

J'ai reçu une lettre de Lewis, qui me parle d'un de vos samedis, auquel il aurait assisté, et d'un autre où il comptait retourner. Il semble vous avoir pris en affection.

A demain, theuerste Freundin. Mille amitiés à tous.

Votre
IV. TOURGUENEFF.

Nous terminons ici la publication des lettres de Tourgueneff à Mme Viardot. L'illustre artiste n'a pas cru possible, pour des motifs divers, de rendre public le reste de la correspondance, plus d'une centaine de lettres se rapportant à la même époque (de 1844 à 1871). Mais les pages publiées – outre leur charme intime – peuvent déjà servir de contribution appréciable à l'étude de la vie intérieure de Tourgueneff qui doit nous intéresser, pour le moins, autant que celle de ses créations.

Des biographes russes ont mis déjà à profit les lettres parues dans mon ouvrage sur Tourgueneff d'après sa correspondance, et ils ont pu élucider certains côtés du problème psychologique et moral que présente l'âme d'un artiste, aussi grand par l'esprit et le cœur, doué d'une aussi rare puissance évocatrice que l'est l'auteur de cette correspondance.

Notre tâche ne fut pas vaine.

E. H. – K.
138Depuis, on a connu à Paris ce peintre de réel talent.
139Un ami intime de Tourgueneff, mort jeune.
140Ermitage, la galerie impériale de tableaux.
141Ville en Crimée.

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