Kostenlos

Le Colonel Chabert

Text
0
Kritiken
iOSAndroidWindows Phone
Wohin soll der Link zur App geschickt werden?
Schließen Sie dieses Fenster erst, wenn Sie den Code auf Ihrem Mobilgerät eingegeben haben
Erneut versuchenLink gesendet

Auf Wunsch des Urheberrechtsinhabers steht dieses Buch nicht als Datei zum Download zur Verfügung.

Sie können es jedoch in unseren mobilen Anwendungen (auch ohne Verbindung zum Internet) und online auf der LitRes-Website lesen.

Als gelesen kennzeichnen
Schriftart:Kleiner AaGrößer Aa

– Voyons, monsieur, dit la comtesse en laissant échapper un geste d’impatience.

Derville lut.

« Entre les soussignés,

« Monsieur Hyacinthe, dit Chabert, comte, maréchal-de-camp et grand-officier de la Légion-d’Honneur, demeurant à Paris, rue du Petit-Banquier, d’une part;

« Et la dame Rose Chapotel, épouse de monsieur le comte Chabert, ci-dessus nommée, née… »

– Passez, dit-elle, laissons les préambules, arrivons aux conditions.

– Madame, dit l’avoué, le préambule explique succinctement la position dans laquelle vous vous trouvez l’un et l’autre. Puis, par l’article premier, vous reconnaissez, en présence de trois témoins, qui sont deux notaires et le nourrisseur chez lequel a demeuré votre mari, auxquels j’ai confié sous le secret votre affaire, et qui garderont le plus profond silence; vous reconnaissez, dis-je, que l’individu désigné dans les actes joints au sous-seing, mais dont l’état se trouve d’ailleurs établi par un acte de notoriété préparé chez Alexandre Crottat, votre notaire, est le comte Chabert, votre premier époux. Par l’article second, le comte Chabert, dans l’intérêt de votre bonheur, s’engage à ne faire usage de ses droits que dans les cas prévus par l’acte lui-même.

– Et ces cas, dit Derville en faisant une sorte de parenthèse, ne sont autres que la non-exécution des clauses de cette convention secrète. De son côté, reprit-il, monsieur Chabert consent à poursuivre de gré à gré avec vous un jugement qui annulera son acte de décès et prononcera la dissolution de son mariage.

– Ça ne me convient pas du tout, dit la comtesse étonnée, je ne veux pas de procès. Vous savez pourquoi.

– Par l’article trois, dit l’avoué en continuant avec un flegme imperturbable, vous vous engagez à constituer au nom d’Hyacinthe, comte Chabert, une rente viagère de vingt-quatre mille francs, inscrite sur le grand-livre de la dette publique, mais dont le capital vous sera dévolu à sa mort…

– Mais c’est beaucoup trop cher, dit la comtesse.

– Pouvez-vous transiger à meilleur marché?

– Peut-être.

– Que voulez-vous donc, madame?

– Je veux, je ne veux pas de procès, je veux…

– Qu’il reste mort, dit vivement Derville en l’interrompant.

– Monsieur, dit la comtesse, s’il faut vingt-quatre mille livres de rente, nous plaiderons…

– Oui, nous plaiderons, s’écria d’une voix sourde le colonel qui ouvrit la porte et apparut tout à coup devant sa femme, en tenant une main dans son gilet et l’autre étendue vers le parquet, geste auquel le souvenir de son aventure donnait une horrible énergie.

– C’est lui, se dit en elle-même la comtesse.

– Trop cher! reprit le vieux soldat. Je vous ai donné près d’un million, et vous marchandez mon malheur. Hé! bien, je vous veux maintenant vous et votre fortune. Nous sommes communs en biens, notre mariage n’a pas cessé…

– Mais monsieur n’est pas le colonel Chabert, s’écria la comtesse en feignant la surprise.

– Ah! dit le vieillard d’un ton profondément ironique, voulez-vous des preuves? Je vous ai prise au Palais-Royal…

La comtesse pâlit. En la voyant pâlir sous son rouge, le vieux soldat, touché de la vive souffrance qu’il imposait à une femme jadis aimée avec ardeur, s’arrêta; mais il en reçut un regard si venimeux qu’il reprit tout à coup:

– Vous étiez chez la…

– De grâce, monsieur, dit la comtesse à l’avoué, trouvez bon que je quitte la place. Je ne suis pas venue ici pour entendre de semblables horreurs.

Elle se leva et sortit. Derville s’élança dans l’Etude. La comtesse avait trouvé des ailes et s’était comme envolée. En revenant dans son cabinet, l’avoué trouva le colonel dans un violent accès de rage, et se promenant à grands pas.

– Dans ce temps-là chacun prenait sa femme où il voulait, disait-il; mais j’ai eu tort de la mal choisir, de me fier à des apparences. Elle n’a pas de cœur.

– Eh! bien, colonel, n’avais-je pas raison en vous priant de ne pas venir. Je suis maintenant certain de votre identité. Quand vous vous êtes montré, la comtesse a fait un mouvement dont la pensée n’était pas équivoque. Mais vous avez perdu votre procès, votre femme sait que vous êtes méconnaissable!

– Je la tuerai…

– Folie! vous serez pris et guillotiné comme un misérable. D’ailleurs peut-être manquerez-vous votre coup! ce serait impardonnable, on ne doit jamais manquer sa femme quand on veut la tuer. Laissez-moi réparer vos sottises, grand enfant! Allez-vous-en. Prenez garde à vous, elle serait capable de vous faire tomber dans quelque piége et de vous enfermer à Charenton. Je vais lui signifier nos actes afin de vous garantir de toute surprise.

Le pauvre colonel obéit à son jeune bienfaiteur, et sortit en lui balbutiant des excuses. Il descendait lentement les marches de l’escalier noir, perdu dans de sombres pensées, accablé peut-être par le coup qu’il venait de recevoir, pour lui le plus cruel, le plus profondément enfoncé dans son cœur, lorsqu’il entendit, en parvenant au dernier palier, le frôlement d’une robe, et sa femme apparut.

– Venez, monsieur, lui dit-elle en lui prenant le bras par un mouvement semblable à ceux qui lui étaient familiers autrefois.

L’action de la comtesse, l’accent de sa voix redevenue gracieuse, suffirent pour calmer la colère du colonel, qui se laissa mener jusqu’à la voiture.

– Eh! bien, montez donc! lui dit la comtesse quand le valet eut achevé de déplier le marchepied.

Et il se trouva, comme par enchantement, assis près de sa femme dans le coupé.

– Où va madame? demanda le valet.

– A Groslay, dit-elle.

Les chevaux partirent et traversèrent tout Paris.

– Monsieur! dit la comtesse au colonel d’un son de voix qui révélait une de ces émotions rares dans la vie, et par lesquelles tout en nous est agité.

En ces moments, cœur, fibres, nerfs, physionomie, âme et corps, tout, chaque pore même tressaille. La vie semble ne plus être en nous; elle en sort et jaillit, elle se communique comme une contagion, se transmet par le regard, par l’accent de la voix, par le geste, en imposant notre vouloir aux autres. Le vieux soldat tressaillit en entendant ce seul mot, ce premier, ce terrible: « – Monsieur! » Mais aussi était-ce tout à la fois un reproche, une prière, un pardon, une espérance, un désespoir, une interrogation, une réponse. Ce mot comprenait tout. Il fallait être comédienne pour jeter tant d’éloquence, tant de sentiments dans un mot. Le vrai n’est pas si complet dans son expression, il ne met pas tout en dehors, il laisse voir tout ce qui est au dedans. Le colonel eut mille remords de ses soupçons, de ses demandes, de sa colère, et baissa les yeux pour ne pas laisser deviner son trouble.

– Monsieur, reprit la comtesse après une pause imperceptible, je vous ai bien reconnu!

– Rosine, dit le vieux soldat, ce mot contient le seul baume qui pût me faire oublier mes malheurs.

Deux grosses larmes roulèrent toutes chaudes sur les mains de sa femme, qu’il pressa pour exprimer une tendresse paternelle.

– Monsieur, reprit-elle, comment n’avez-vous pas deviné qu’il me coûtait horriblement de paraître devant un étranger dans une position aussi fausse que l’est la mienne! Si j’ai à rougir de ma situation, que ce ne soit au moins qu’en famille. Ce secret ne devait-il pas rester enseveli dans nos cœurs? Vous m’absoudrez, j’espère, de mon indifférence apparente pour les malheurs d’un Chabert à l’existence duquel je ne devais pas croire. J’ai reçu vos lettres, dit-elle vivement, en lisant sur les traits de son mari l’objection qui s’y exprimait, mais elles me parvinrent treize mois après la bataille d’Eylau; elles étaient ouvertes, salies, l’écriture en était méconnaissable, et j’ai dû croire, après avoir obtenu la signature de Napoléon sur mon nouveau contrat de mariage, qu’un adroit intrigant voulait se jouer de moi. Pour ne pas troubler le repos de monsieur le comte Ferraud, et ne pas altérer les liens de la famille, j’ai donc dû prendre des précautions contre un faux Chabert, N’avais-je pas raison, dites?

– Oui, tu as eu raison, c’est moi qui suis un sot, un animal, une bête, de n’avoir pas su mieux calculer les conséquences d’une situation semblable. Mais où allons-nous? dit le colonel en se voyant à la barrière de La Chapelle.

– A ma campagne, près de Groslay, dans la vallée de Montmorency. Là, monsieur, nous réfléchirons ensemble au parti que nous devons prendre. Je connais mes devoirs. Si je suis à vous en droit, je ne vous appartiens plus en fait. Pouvez-vous désirer que nous devenions la fable de tout Paris? N’instruisons pas le public de cette situation qui pour moi présente un côté ridicule, et sachons garder notre dignité. Vous m’aimez encore, reprit-elle en jetant sur le colonel un regard triste et doux; mais moi, n’ai-je pas été autorisée à former d’autres liens? En cette singulière position, une voix secrète me dit d’espérer en votre bonté qui m’est si connue. Aurais-je donc tort en vous prenant pour seul et unique arbitre de mon sort? Soyez juge et partie. Je me confie à la noblesse de votre caractère? Vous aurez la générosité de me pardonner les résultats de fautes innocentes. Je vous l’avouerai donc, j’aime monsieur Ferraud. Je me suis crue en droit de l’aimer. Je ne rougis pas de cet aveu devant vous; s’il vous offense, il ne nous déshonore point. Je ne puis vous cacher les faits. Quand le hasard m’a laissée veuve, je n’étais pas mère.

Le colonel fit un signe de main à sa femme, pour lui imposer silence, et ils restèrent sans proférer un seul mot pendant une demi-lieue. Chabert croyait voir les deux petits enfants devant lui.

– Rosine!

– Monsieur?

– Les morts ont donc bien tort de revenir?

– Oh! monsieur, non, non! Ne me croyez pas ingrate. Seulement, vous trouvez une amante, une mère, là où vous aviez laissé une épouse. S’il n’est plus en mon pourvoir de vous aimer, je sais tout ce que je vous dois et puis vous offrir encore toutes les affections d’une fille.

 

– Rosine, reprit le vieillard d’une voix douce, je n’ai plus aucun ressentiment contre toi. Nous oublierons tout, ajouta-t-il avec un de ces sourires dont la grâce est toujours le reflet d’une belle âme. Je ne suis pas assez peu délicat pour exiger les semblants de l’amour chez une femme qui n’aime plus.

La comtesse lui lança un regard empreint d’une telle reconnaissance, que le pauvre Chabert aurait voulu rentrer dans sa fosse d’Eylau. Certains hommes ont une âme assez forte pour de tels dévouements, dont la récompense se trouve pour eux dans la certitude d’avoir fait le bonheur d’une personne aimée.

– Mon ami, nous parlerons de tout ceci plus tard et à cœur reposé, dit la comtesse.

La conversation prit un autre cours, car il était impossible de la continuer long-temps sur ce sujet, quoique les deux époux revinssent souvent à leur situation bizarre, soit par des allusions, soit sérieusement, ils firent un charmant voyage, se rappelant les événements de leur union passée et les choses de l’Empire. La comtesse sut imprimer un charme doux à ces souvenirs, et répandit dans la conversation une teinte de mélancolie nécessaire pour y maintenir la gravité. Elle faisait revivre l’amour sans exciter aucun désir, et laissait entrevoir à son premier époux toutes les richesses morales qu’elle avait acquises, en tâchant de l’accoutumer à l’idée de restreindre son bonheur aux seules jouissances que goûte un père près d’une fille chérie. Le colonel avait connu la comtesse de l’Empire, il revoyait une comtesse de la Restauration. Enfin les deux époux arrivèrent par un chemin de traverse à un grand parc situé dans la petite vallée qui sépare les hauteurs de Margency du joli village de Groslay. La comtesse possédait là une délicieuse maison où le colonel vit, en arrivant, tous les apprêts que nécessitaient son séjour et celui de sa femme. Le malheur est une espèce de talisman dont la vertu consiste à corroborer notre constitution primitive: il augmente la défiance et la méchanceté chez certains hommes, comme il accroît la bonté de ceux qui ont un cœur excellent. L’infortune avait rendu le colonel encore plus secourable et meilleur qu’il ne l’avait été, il pouvait donc s’initier au secret des souffrances féminines qui sont inconnues à la plupart des hommes. Néanmoins, malgré son peu de défiance, il ne put s’empêcher de dire à sa femme:

– Vous étiez donc bien sûre de m’emmener ici?

– Oui, répondit-elle, si je trouvais le colonel Chabert dans le plaideur.

L’air de vérité qu’elle sut mettre dans cette réponse dissipa les légers soupçons que le colonel eut honte d’avoir conçus. Pendant trois jours la comtesse fut admirable près de son premier mari. Par de tendres soins et par sa constante douceur elle semblait vouloir effacer le souvenir des souffrances qu’il avait endurées, se faire pardonner les malheurs que, suivant ses aveux, elle avait innocemment causés; elle se plaisait à déployer pour lui, tout en lui faisant apercevoir une sorte de mélancolie, les charmes auxquels elle le savait faible; car nous sommes plus particulièrement accessibles à certaines façons, à des grâces de cœur ou d’esprit auxquelles nous ne résistons pas; elle voulait l’intéresser à sa situation, et l’attendrir assez pour s’emparer de son esprit et disposer souverainement de lui. Décidée à tout pour arriver à ses fins, elle ne savait pas encore ce qu’elle devait faire de cet homme, mais certes elle voulait l’anéantir socialement. Le soir du troisième jour elle sentit que, malgré ses efforts, elle ne pouvait cacher les inquiétudes que lui causait le résultat de ses manœuvres. Pour se trouver un moment à l’aise, elle monta chez elle, s’assit à son secrétaire, déposa le masque de tranquillité qu’elle conservait devant le comte Chabert, comme une actrice qui, rentrant fatiguée dans sa loge après un cinquième acte pénible, tombe demi-morte et laisse dans la salle une image d’elle-même à laquelle elle ne ressemble plus. Elle se mit à finir une lettre commencée qu’elle écrivait à Delbecq, à qui elle disait d’aller, en son nom, demander chez Derville communication des actes qui concernaient le colonel Chabert, de les copier et de venir aussitôt la trouver à Groslay. A peine avait-elle achevé, qu’elle entendit dans le corridor le bruit des pas du colonel, qui, tout inquiet, venait la retrouver.

– Hélas! dit-elle à haute voix, je voudrais être morte! Ma situation est intolérable…

– Eh! bien, qu’avez-vous donc? demanda le bonhomme.

– Rien, rien, dit-elle.

Elle se leva, laissa le colonel et descendit pour parler sans témoin à sa femme de chambre, qu’elle fit partir pour Paris, en lui recommandant de remettre elle-même à Delbecq la lettre qu’elle venait d’écrire, et de la lui rapporter aussitôt qu’il l’aurait lue. Puis la comtesse alla s’asseoir sur un banc où elle était assez en vue pour que le colonel vint l’y trouver aussitôt qu’il le voudrait. Le colonel, qui déjà cherchait sa femme accourut et s’assit près d’elle.

– Rosine, lui dit-il, qu’avez-vous?

Elle ne répondit pas. La soirée était une de ces soirées magnifiques et calmes dont les secrètes harmonies répandent, au mois de juin, tant de suavité dans les couchers du soleil. L’air était pur et le silence profond, en sorte que l’on pouvait entendre dans le lointain du parc les voix de quelques enfants qui ajoutaient une sorte de mélodie aux sublimités du paysage.

– Vous ne me répondez pas? demanda le colonel à sa femme.

– Mon mari… dit la comtesse, qui s’arrêta, fit un mouvement, et s’interrompit pour lui demander en rougissant:

– Comment dirai-je en parlant de monsieur le comte Ferraud?

– Nomme-le ton mari, ma pauvre enfant, répondit le colonel avec un accent de bonté, n’est-ce pas le père de tes enfants?

– Eh! bien, reprit-elle, si monsieur me demande ce que je suis venue faire ici, s’il apprend que je m’y suis enfermée avec un inconnu, que lui dirai-je? Ecoutez, monsieur, reprit-elle en prenant une attitude pleine de dignité, décidez de mon sort, je suis résignée à tout…

– Ma chère, dit le colonel en s’emparant des mains de sa femme, j’ai résolu de me sacrifier entièrement à votre bonheur…

– Cela est impossible, s’écria-t-elle en laissant échapper un mouvement convulsif. Songez donc que vous devriez alors renoncer à vous-même et d’une manière authentique…

– Comment, dit le colonel, ma parole ne vous suffit pas?

Le mot authentique tomba sur le cœur du vieillard et y réveilla des défiances involontaires. Il jeta sur sa femme un regard qui la fit rougir, elle baissa les yeux, et il eut peur de se trouver obligé de la mépriser. La comtesse craignait d’avoir effarouché la sauvage pudeur, la probité sévère d’un homme dont le caractère généreux, les vertus primitives lui étaient connus. Quoique ces idées eussent répandu quelques nuages sur leurs fronts, la bonne harmonie se rétablit aussitôt entre eux. Voici comment. Un cri d’enfant retentit au loin.

– Jules, laissez votre sœur tranquille, s’écria la comtesse.

– Quoi! vos enfants sont ici? dit le colonel.

– Oui, mais je leur ai défendu de vous importuner.

Le vieux soldat comprit la délicatesse, le tact de femme renfermé dans ce procédé si gracieux, et prit la main de la comtesse pour la baiser.

– Qu’ils viennent donc, dit-il.

La petite fille accourait pour se plaindre de son frère.

– Maman!

– Maman!

– C’est lui qui…

– C’est elle…

Les mains étaient étendues vers la mère, et les deux voix enfantines se mêlaient. Ce fut un tableau soudain et délicieux!

– Pauvres enfants! s’écria la comtesse en ne retenant plus ses larmes, il faudra les quitter, à qui le jugement les donnera-t-il? On ne partage pas un cœur de mère, je les veux, moi!

– Est-ce vous qui faites pleurer maman? dit Jules en jetant un regard de colère au colonel.

– Taisez-vous, Jules, s’écria la mère d’un air impérieux.

Les deux enfants restèrent debout et silencieux, examinant leur mère et l’étranger avec une curiosité qu’il est impossible d’exprimer par des paroles.

– Oh! oui, reprit-elle, si l’on me sépare du comte, qu’on me laisse les enfants, et je serai soumise à tout…

Ce fut un mot décisif qui obtint tout le succès qu’elle en avait espéré.

– Oui, s’écria le colonel comme s’il achevait une phrase mentalement commencée, je dois rentrer sous terre. Je me le suis déjà dit.

– Puis-je accepter un tel sacrifice? répondit la comtesse. Si quelques hommes sont morts pour sauver l’honneur de leur maîtresse, ils n’ont donné leur vie qu’une fois. Mais ici vous donneriez votre vie tous les jours! Non, non, cela est impossible. S’il ne s’agissait que de votre existence, ce ne serait rien; mais signer que vous n’êtes pas le colonel Chabert, reconnaître que vous êtes un imposteur, donner votre honneur, commettre un mensonge à toute heure du jour, le dévouement humain ne saurait aller jusque-là. Songez donc! Non. Sans mes pauvres enfants, je me serais déjà enfuie avec vous au bout du monde…

– Mais, reprit Chabert, est-ce que je ne puis pas vivre ici, dans votre petit pavillon, comme un de vos parents? Je suis usé comme un canon de rebut, il ne me faut qu’un peu de tabac et le Constitutionnel.

La comtesse fondit en larmes. Il y eut entre la comtesse Ferraud et le colonel Chabert un combat de générosité d’où le soldat sortit vainqueur. Un soir, en voyant cette mère au milieu de ses enfants, le soldat fut séduit par les touchantes grâces d’un tableau de famille, à la campagne, dans l’ombre et le silence; il prit la résolution de rester mort, et, ne s’effrayant plus de l’authenticité d’un acte, il demanda comment il fallait s’y prendre pour assurer irrévocablement le bonheur de cette famille.

– Faites comme vous voudrez! lui répondit la comtesse, je vous déclare que je ne me mêlerai en rien de cette affaire. Je ne le dois pas.

Delbecq était arrivé depuis quelques jours, et, suivant les instructions verbales de la comtesse, l’intendant avait su gagner la confiance du vieux militaire. Le lendemain matin donc, le colonel Chabert partit avec l’ancien avoué pour Saint-Leu-Taverny, où Delbecq avait fait préparer chez le notaire un acte conçu en termes si crus que le colonel sortit brusquement de l’Etude après en avoir entendu la lecture.

– Mille tonnerres! je serais un joli coco! Mais je passerais pour un faussaire, s’écria-t-il.

– Monsieur, lui dit Delbecq, je ne vous conseille pas de signer trop vite. A votre place je tirerais au moins trente mille livres de rente de ce procès-là, car madame les donnerait.

Après avoir foudroyé ce coquin émérite par le lumineux regard de l’honnête homme indigné, le colonel s’enfuit emporté par mille sentiments contraires. Il redevint défiant, s’indigna, se calma tour à tour. Enfin il entra dans le parc de Groslay par la brèche d’un mur, et vint à pas lents se reposer et réfléchir à son aise dans un cabinet pratiqué sous un kiosque d’où l’on découvrait le chemin de Saint-Leu. L’allée étant sablée avec cette espèce de terre jaunâtre par laquelle on remplace le gravier de rivière, la comtesse, qui était assise dans le petit salon de cette espèce de pavillon, n’entendit pas le colonel, car elle était trop préoccupée du succès de son affaire pour prêter la moindre attention au léger bruit que fit son mari. Le vieux soldat n’aperçut pas non plus sa femme au-dessus de lui dans le petit pavillon.

– Hé! bien, monsieur Delbecq, a-t-il signé? demanda la comtesse à son intendant qu’elle vit seul sur le chemin par-dessus la haie d’un saut de loup.

– Non, madame. Je ne sais même pas ce que notre homme est devenu. Le vieux cheval s’est cabré.

– Il faudra donc finir par le mettre à Charenton, dit elle, puisque nous le tenons.

Le colonel, qui retrouva l’élasticité de la jeunesse pour franchir le saut de loup, fut en un clin d’œil devant l’intendant, auquel il appliqua la plus belle paire de soufflets qui jamais ait été reçue sur deux joues de procureur.

– Ajoute que les vieux chevaux savent ruer, lui dit-il.

Cette colère dissipée, le colonel ne se sentit plus la force de sauter le fossé. La vérité s’était montrée dans sa nudité. Le mot de la comtesse et la réponse de Delbecq avaient dévoilé le complot dont il allait être la victime. Les soins qui lui avaient été prodigués étaient une amorce pour le prendre dans un piége. Ce mot fut comme une goutte de quelque poison subtil qui détermina chez le vieux soldat le retour de ses douleurs et physiques et morales. Il revint vers le kiosque par la porte du parc, en marchant lentement, comme un homme affaissé. Donc, ni paix ni trêve pour lui! Dès ce moment il fallait commencer avec cette femme la guerre odieuse dont lui avait parlé Derville, entrer dans une vie de procès, se nourrir de fiel, boire chaque matin un calice d’amertume. Puis, pensée affreuse, où trouver l’argent nécessaire pour payer les frais des premières instances? Il lui prit un si grand dégoût de la vie, que s’il y avait eu de l’eau près de lui il s’y serait jeté, que s’il avait eu des pistolets il se serait brûlé la cervelle. Puis il retomba dans l’incertitude d’idées, qui, depuis sa conversation avec Derville chez le nourrisseur, avait changé son moral. Enfin, arrivé devant le kiosque, il monta dans le cabinet aérien dont les rosaces de verre offraient la vue de chacune des ravissantes perspectives de la vallée, et où il trouva sa femme assise sur une chaise. La comtesse examinait le paysage et gardait une contenance pleine de calme en montrant cette impénétrable physionomie que savent prendre les femmes déterminées à tout. Elle s’essuya les yeux comme si elle eût versé des pleurs, et joua par un geste distrait avec le long ruban rose de sa ceinture. Néanmoins, malgré son assurance apparente, elle ne put s’empêcher de frissonner en voyant devant elle son vénérable bienfaiteur, debout, les bras croisés, la figure pâle, le front sévère.

 

– Madame, dit-il après l’avoir regardée fixement pendant un moment et l’avoir forcée à rougir, madame, je ne vous maudis pas, je vous méprise. Maintenant, je remercie le hasard qui nous a désunis. Je ne sens même pas un désir de vengeance, je ne vous aime plus. Je ne veux rien de vous. Vivez tranquille sur la foi de ma parole, elle vaut mieux que les griffonnages de tous les notaires de Paris. Je ne réclamerai jamais le nom que j’ai peut-être illustré. Je ne suis plus qu’un pauvre diable nommé Hyacinthe, qui ne demande que sa place au soleil. Adieu…

La comtesse se jeta aux pieds du colonel, et voulut le retenir en lui prenant les mains; mais il la repoussa avec dégoût, en lui disant:

– Ne me touchez pas.

La comtesse fit un geste intraduisible lorsqu’elle entendit le bruit des pas de son mari. Puis, avec la profonde perspicacité que donne une haute scélératesse ou le féroce égoïsme du monde, elle crut pouvoir vivre en paix sur la promesse et le mépris de ce loyal soldat.

Chabert disparut en effet. Le nourrisseur fit faillite et devint cocher de cabriolet. Peut-être le colonel s’adonna-t-il d’abord à quelque industrie du même genre. Peut-être, semblable à une pierre lancée dans un gouffre, alla-t-il, de cascade en cascade, s’abîmer dans cette boue de haillons qui foisonne à travers les rues de Paris.