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La Comédie humaine volume VI

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– Et moi, lui répondit-elle, que suis-je? une femme qui s'est mise en dehors du monde. Quand je manque à l'honneur des femmes, pourquoi ne me sacrifierais-tu pas un peu de l'honneur des hommes? Est-ce que nous ne vivons pas en dehors des conventions sociales? Pourquoi ne pas accepter de moi ce que Nathan accepte de Florine? nous compterons quand nous nous quitterons, et… tu sais!.. la mort seule nous séparera. Ton honneur, Étienne, c'est ma félicité; comme le mien est ma constance et ton bonheur. Si je ne te rends pas heureux, tout est dit. Si je te donne une peine, condamne-moi. Nos dettes sont payées, nous avons dix mille francs de rentes, et nous gagnerons bien, à nous deux, huit mille francs par an… Je ferai du théâtre! Avec quinze cents francs par mois, ne serons-nous pas aussi riches que les Rostchild? Sois tranquille. Maintenant j'aurai des toilettes délicieuses, je te donnerai tous les jours des plaisirs de vanité comme le jour de la première représentation de Nathan…

– Et ta mère qui va tous les jours à la messe, qui veut t'amener un prêtre et te faire renoncer à ton genre de vie.

– Chacun son vice. Tu fumes, elle me prêche, pauvre femme! mais elle a soin des enfants, elle les mène promener, elle est d'un dévouement absolu, elle m'idolâtre; veux-tu l'empêcher de pleurer?..

– Que dira-t-on de moi?..

– Mais nous ne vivons pas pour le monde! s'écria-t-elle en relevant Étienne et le faisant asseoir près d'elle. D'ailleurs, nous serons un jour mariés… nous avons pour nous les chances de mer…

– Je n'y pensais pas, s'écria naïvement Lousteau qui se dit en lui-même: Il sera toujours temps de rompre au retour du petit La Baudraye.

A compter de cette journée, Lousteau vécut luxueusement, Dinah pouvait lutter, aux premières représentations, avec les femmes les mieux mises de Paris. Caressé par ce bonheur intérieur, Lousteau jouait avec ses amis, par fatuité, le personnage d'un homme excédé, ennuyé, ruiné par madame de La Baudraye.

– Oh! combien j'aimerais l'ami qui me délivrerait de Dinah! Mais personne n'y réussirait! disait-il, elle m'aime à se jeter par la fenêtre si je le lui disais.

Le drôle se faisait plaindre, il prenait des précautions contre la jalousie de Dinah, quand il acceptait une partie. Enfin il commettait des infidélités sans vergogne. Quand monsieur de Clagny, vraiment désespéré de voir Dinah dans une situation si déshonorante, quand elle pouvait être si riche, si haut placée et au moment où ses primitives ambitions allaient être accomplies, arriva lui dire: – On vous trompe! Elle répondit: – Je le sais!

Le magistrat resta stupide. Il retrouva la parole pour faire une observation.

– M'aimez-vous encore? lui demanda madame de La Baudraye en l'interrompant au premier mot.

– A me perdre pour vous… s'écria-t-il en se dressant sur ses pieds.

Les yeux de ce pauvre homme devinrent comme des torches, il trembla comme une feuille, il sentit son larynx immobile, ses cheveux frémirent dans leurs racines, il crut au bonheur d'être pris par son idole comme un vengeur, et ce pis-aller le rendit presque fou de joie.

– De quoi vous étonnez-vous? lui dit-elle en le faisant rasseoir, voilà comment je l'aime.

Le magistrat comprit alors cet argument ad hominem! Et il eut des larmes dans les yeux, lui qui venait de faire condamner un homme à mort! La satiété de Lousteau, cet horrible dénoûment du concubinage, s'était trahie en mille petites choses qui sont comme des grains de sable jetés aux vitres du pavillon magique où l'on rêve quand on aime. Ces grains de sable, qui deviennent des cailloux, Dinah ne les avait vus que quand ils avaient eu la grosseur d'une pierre. Madame de La Baudraye avait fini par bien juger Lousteau.

– C'est, disait-elle à sa mère, un poète sans aucune défense contre le malheur, lâche par paresse et non par défaut de cœur, un peu trop complaisant à la volupté; enfin, c'est un chat qu'on ne peut pas haïr. Que deviendrait-il sans moi? J'ai empêché son mariage, il n'a plus d'avenir. Son talent périrait dans la misère.

– Oh! ma Dinah! s'écria madame Piédefer, dans quel enfer vis-tu?.. Quel est le sentiment qui te donnera les forces de persister…

– Je serai sa mère! avait-elle dit.

Il est des positions horribles où l'on ne prend de parti qu'au moment où nos amis s'aperçoivent de notre déshonneur. On transige avec soi-même, tant qu'on échappe à un censeur qui vient faire le Procureur du Roi. Monsieur de Clagny, maladroit comme un patito, venait de se faire le bourreau de Dinah!

– Je serai, pour conserver mon amour, ce que madame de Pompadour fut pour garder le pouvoir, se dit-elle quand monsieur de Clagny fut parti.

Cette parole dit assez que son amour devenait lourd à porter, et qu'il allait être un travail au lieu d'être un plaisir.

Le nouveau rôle adopté par Dinah était horriblement douloureux, mais Lousteau ne le rendit pas facile à jouer. En sa qualité de bon enfant, quand il voulait sortir après dîner, il jouait de petites scènes d'amitié ravissantes, il disait à Dinah des mots vraiment pleins de tendresse, il prenait son compagnon par la chaîne, et quand il l'en avait meurtrie dans les meurtrissures, le royal ingrat disait: – T'ai-je fait mal?

Ces menteuses caresses, ces déguisements eurent quelquefois des suites déshonorantes pour Dinah qui croyait à des retours de tendresse. Hélas! la mère cédait avec une honteuse facilité la place à Didine. Elle se sentit comme un jouet entre les mains de cet homme, et elle finit par se dire: – Eh! bien, je veux être son jouet! en y trouvant des plaisirs aigus, des jouissances de damné.

Quand cette femme d'un esprit si viril, se jeta par la pensée dans la solitude, elle sentit son courage défaillir. Elle préféra les supplices prévus, inévitables de cette intimité féroce, à la privation de jouissances d'autant plus exquises qu'elles naissaient au milieu de remords, de luttes épouvantables avec elle-même, de non qui se changeaient en oui! Ce fut à tout moment la goutte d'eau saumâtre trouvée dans le désert, bue avec plus de délices que le voyageur n'en goûte à savourer les meilleurs vins à la table d'un prince. Quand Dinah se disait à minuit: – Rentrera-t-il, ne rentrera-t-il pas? elle ne renaissait qu'au bruit connu des bottes d'Étienne, elle reconnaissait sa manière de sonner. Souvent elle essayait des voluptés comme d'un frein, elle se plaisait à lutter avec ses rivales, à ne leur rien laisser dans ce cœur rassasié. Combien de fois joua-t-elle la tragédie du Dernier Jour d'un Condamné, se disant: – Demain, nous nous quitterons! Et combien de fois un mot, un regard, une caresse empreinte de naïveté la fit-elle retomber dans l'amour? Ce fut souvent terrible! elle tourna plus d'une fois autour du suicide en tournant autour de ce gazon parisien d'où s'élevaient des fleurs pâles!.. Elle n'avait pas, enfin, épuisé l'immense trésor de dévouement et d'amour que les femmes aimantes ont dans le cœur. Adolphe était sa Bible, elle l'étudiait; car, par-dessus toutes choses, elle ne voulait pas être Ellénore. Elle évita les larmes, se garda de toutes les amertumes si savamment décrites par le critique auquel on doit l'analyse de cette œuvre poignante, et dont la glose paraissait à Dinah presque supérieure au livre. Aussi relisait-elle souvent le magnifique article du seul critique qu'ait eu la Revue des Deux-Mondes, et qui se trouve en tête de la nouvelle édition d'Adolphe.

– «Non, se disait-elle en en répétant les fatales paroles, non, je ne donnerai pas à mes prières la forme du commandement, je ne m'empresserai pas aux larmes comme à une vengeance, je ne jugerai pas les actions que j'approuvais autrefois sans contrôle, je n'attacherai point un œil curieux à ses pas; s'il s'échappe, au retour il ne trouvera pas une bouche impérieuse, dont le baiser soit un ordre sans réplique. Non! mon silence ne sera pas une plainte, et ma parole ne sera pas une querelle!..» Je ne serai pas vulgaire, se disait-elle en posant sur sa table le petit volume jaune qui déjà lui avait valu ce mot de Lousteau: – Tiens? tu lis Adolphe!.. N'eussé-je qu'un jour où il reconnaîtra ma valeur et où il se dira: Jamais la victime n'a crié! ce serait assez! D'ailleurs, les autres n'auront que des moments, et moi j'aurai toute sa vie!

En se croyant autorisé par la conduite de sa femme à la punir au tribunal domestique, monsieur de La Baudraye eut la délicatesse de la voler pour achever sa grande entreprise de la mise en culture des douze cents hectares de brandes, à laquelle, depuis 1836, il consacrait ses revenus en vivant comme un rat. Il manipula si bien les valeurs laissées par monsieur Silas Piédefer, qu'il put réduire la liquidation authentique à huit cent mille francs, tout en en rapportant douze cent mille. Il n'annonça point son retour à sa femme; mais, pendant qu'elle souffrait des maux inouïs, il bâtissait des fermes, il creusait des fossés, il plantait des arbres, il se livrait à des défrichements audacieux qui le firent regarder comme un des agronomes les plus distingués du Berry. Les quatre cent mille francs, pris à sa femme, passèrent en trois ans à cette opération, et la terre d'Anzy dut, dans un temps donné, rapporter soixante-douze mille francs de rentes, nets d'impôts. Quant aux huit cent mille francs, il en fit emploi en quatre et demi pour cent, à quatre-vingts francs, grâce à la crise financière due au Ministère dit du Premier Mars. En procurant ainsi quarante-huit mille francs de rentes à sa femme, il se regarda comme quitte envers elle. Ne pouvait-il pas lui représenter les douze cent mille francs le jour où le quatre et demi dépasserait cent francs. Son importance ne fut plus primée à Sancerre que par celle du plus riche propriétaire foncier de France dont il se faisait le rival. Il se voyait cent quarante mille francs de rente, dont quatre-vingt-dix en fonds de terres formant son majorat. Après avoir calculé qu'à part ses revenus, il payait dix mille francs d'impôts, trois mille francs de frais, dix mille francs à sa femme et douze cents à sa belle-mère, il disait en pleine Société Littéraire: – On prétend que je suis un avare, que je ne dépense rien, ma dépense monte encore à vingt-six mille cinq cents francs par an. Et je vais avoir à payer l'éducation de mes deux enfants! ça ne fait peut-être pas plaisir aux Milaud de Nevers, mais la seconde maison de La Baudraye aura peut-être une aussi belle carrière que la première. J'irai vraisemblablement à Paris, solliciter du Roi des Français le titre de comte (monsieur Roy est comte), cela fera plaisir à ma femme d'être appelée madame la comtesse.

 

Cela fut dit d'un si beau sang-froid, que personne n'osa se moquer de ce petit homme. Le Président Boirouge seul lui répondit: – A votre place, je ne me croirais heureux que si j'avais une fille…

– Mais, dit le baron, j'irai bientôt à Paris…

Au commencement de l'année 1841, madame de La Baudraye, en se sentant toujours prise comme pis-aller, en était revenue à s'immoler au bien-être de Lousteau: elle avait repris les vêtements noirs; mais elle arborait cette fois un deuil, car ses plaisirs se changeaient en remords. Elle avait trop souvent honte d'elle-même pour ne pas sentir parfois la pesanteur de sa chaîne, et sa mère la surprit en ces moments de réflexion profonde où la vision de l'avenir plonge les malheureux dans une sorte de torpeur. Madame Piédefer, conseillée par son confesseur, épiait le moment de lassitude que ce prêtre lui prédisait devoir arriver, et sa voix plaidait alors pour les enfants. Elle se contentait de demander une séparation de domicile sans exiger une séparation de cœur.

Dans la nature, ces sortes de situations violentes ne se terminent pas, comme dans les livres, par la mort ou par des catastrophes habilement arrangées; elles finissent beaucoup moins poétiquement par le dégoût, par la flétrissure de toutes les fleurs de l'âme, par la vulgarité des habitudes, mais très-souvent aussi par une autre passion qui dépouille une femme de cet intérêt dont on les entoure traditionnellement. Or, quand le bon sens, la loi des convenances sociales, l'intérêt de famille, tous les éléments de ce qu'on appelait la morale publique sous la Restauration, en haine du mot Religion catholique, fut appuyé par le sentiment de blessures un peu trop vives; quand la lassitude du dévouement arriva presque à la défaillance, et que, dans cette situation, un coup par trop violent, une de ces lâchetés que les hommes ne laissent voir qu'à des femmes dont ils se croient toujours maîtres, met le comble au dégoût, au désenchantement, l'heure est arrivée pour l'ami qui poursuit la guérison. Madame Piédefer eut donc peu de chose à faire pour détacher la taie aux yeux de sa fille. Elle envoya chercher l'Avocat-Général. Monsieur de Clagny acheva l'œuvre en affirmant à madame de La Baudraye que, si elle renonçait à vivre avec Étienne, son mari lui laisserait ses enfants, lui permettrait d'habiter Paris et lui rendrait la disposition de ses propres.

– Quelle existence! dit-il. En usant de précautions, avec l'aide de personnes pieuses et charitables, vous pourriez avoir un salon et reconquérir une position. Paris n'est pas Sancerre!

Dinah s'en remit à monsieur de Clagny du soin de négocier une réconciliation avec le petit vieillard. Monsieur de La Baudraye avait bien vendu ses vins, il avait vendu des laines, il avait abattu des réserves, et il était venu, sans rien dire à sa femme, à Paris y placer deux cent mille francs en achetant, rue de l'Arcade, un charmant hôtel provenant de la liquidation d'une grande fortune aristocratique compromise. Membre du Conseil-Général de son département depuis 1826 et payant dix mille francs de contributions, il se trouvait doublement dans les conditions exigées par la nouvelle loi sur la pairie. Quelque temps avant l'élection générale de 1842, il déclara sa candidature au cas où il ne serait pas fait pair de France. Il demandait également à être revêtu du titre de comte et promu commandeur de la Légion-d'Honneur. En matière d'élections, tout ce qui pouvait consolider les nominations dynastiques était juste; or, dans le cas où monsieur de La Baudraye serait acquis au gouvernement, Sancerre devenait plus que jamais le bourg pourri de la Doctrine. Monsieur de Clagny, dont les talents et la modestie étaient de plus en plus appréciés, appuya monsieur de La Baudraye; il montra dans l'élévation de ce courageux agronome des garanties à donner aux intérêts matériels. Monsieur de La Baudraye, une fois nommé comte, pair de France et commandeur de la Légion-d'Honneur, eut la vanité de se faire représenter par une femme et par une maison bien tenue, il voulait, dit-il, jouir de la vie. Il pria sa femme, par une lettre que dicta l'Avocat-Général, d'habiter son hôtel, de le meubler, d'y déployer ce goût dont tant de preuves le charmaient, dit-il, dans son château d'Anzy. Le nouveau comte fit observer à sa femme que l'éducation de leurs fils exigeait qu'elle restât à Paris, tandis que leurs intérêts territoriaux l'obligeaient à ne pas quitter Sancerre. Le complaisant mari chargeait donc monsieur de Clagny de remettre à madame la comtesse soixante mille francs pour l'arrangement intérieur de l'hôtel de La Baudraye en recommandant d'incruster une plaque de marbre au-dessus de la porte cochère avec cette inscription: Hôtel de La Baudraye. Puis, tout en rendant compte à sa femme des résultats de la liquidation Silas Piédefer, monsieur de La Baudraye annonçait le placement en quatre et demi pour cent des huit cent mille francs recueillis à New-York, et lui allouait cette inscription pour ses dépenses, y compris celles de l'éducation des enfants. Quasi forcé de venir à Paris pendant une partie de la session à la Chambre des Pairs, il recommandait alors à sa femme de lui réserver un petit appartement dans un entresol au-dessus des communs.

– Ah! çà, mais il devient jeune, il devient gentilhomme, il devient magnifique, que va-t-il encore devenir? c'est à faire trembler, dit madame de La Baudraye.

– Il satisfait tous les désirs que vous formiez à vingt ans!.. répondit le magistrat.

La comparaison de sa destinée à venir avec sa destinée actuelle n'était pas soutenable pour Dinah. La veille encore, Anna de Fontaine avait tourné la tête pour ne pas voir son amie de cœur du pensionnat Chamarolles.

Dinah se dit: – Je suis comtesse, j'aurai sur ma voiture le manteau bleu de la pairie, et dans mon salon les sommités de la politique et de la littérature… je la regarderai, moi!..

Cette petite jouissance pesa de tout son poids au moment de la conversion.

Un beau jour, en mai 1842, madame de La Baudraye paya toutes les dettes de son ménage, et laissa mille écus sur la liasse de tous les comptes acquittés. Après avoir envoyé sa mère et ses enfants à l'hôtel La Baudraye, elle attendit Lousteau tout habillée, comme pour sortir. Quand l'ex-roi de son cœur rentra pour dîner, elle lui dit: – J'ai renversé la marmite, mon ami. Madame de La Baudraye vous donne à dîner au Rocher de Cancale. Venez?

Elle entraîna Lousteau stupéfait du petit air dégagé que prenait cette femme, encore asservie le matin à ses moindres caprices, car elle aussi! avait joué la comédie depuis deux mois.

– Madame de La Baudraye est ficelée comme pour une première, dit-il en se servant de l'abréviation par laquelle on désigne en argot de journal une première représentation. Et pourquoi pas, Dinah?

– N'oubliez pas le respect que vous devez à madame de La Baudraye, dit gravement Dinah. Je ne sais plus ce que signifie ce mot ficelée

– Comment Didine? fit-il en la prenant par la taille.

– Il n'y a plus de Didine, vous l'avez tuée, mon ami, répondit-elle en se dégageant. Et je vous donne la première représentation de madame la comtesse de La Baudraye…

– C'est donc vrai, notre insecte est pair de France?

– La nomination sera ce soir dans le Moniteur, m'a dit monsieur de Clagny qui lui-même passe à la Cour de Cassation.

– Au fait, dit le journaliste, l'entomologie sociale devait être représentée à la Chambre…

– Mon ami, nous nous séparons pour toujours, dit madame de La Baudraye en comprimant le tremblement de sa voix. J'ai congédié les deux domestiques. En rentrant, vous trouverez votre ménage en règle et sans dettes. J'aurai toujours pour vous, mais secrètement, le cœur d'une mère. Quittons-nous tranquillement, sans bruit, en gens comme il faut. Avez-vous un reproche à me faire sur ma conduite pendant ces six années?

– Aucun, si ce n'est d'avoir brisé ma vie et détruit mon avenir, dit-il d'un ton sec. Vous avez beaucoup lu le livre de Benjamin Constant, et vous avez même étudié l'article de Gustave Planche; mais vous ne l'avez lu qu'avec des yeux de femme. Quoique vous ayez une de ces belles intelligences qui ferait la fortune d'un poète, vous n'avez pas osé vous mettre au point de vue des hommes. Ce livre, ma chère, a les deux sexes. Vous savez?.. Nous avons établi qu'il y a des livres mâles ou femelles, blonds ou noirs… Dans Adolphe, les femmes ne voient qu'Ellénore, les jeunes gens y voient Adolphe, les hommes y voient Ellénore et Adolphe, les politiques y voient la vie sociale! Vous vous êtes dispensée, comme votre critique d'ailleurs, d'entrer dans l'âme d'Adolphe. Ce qui tue ce pauvre garçon, ma chère, c'est d'avoir perdu son avenir pour une femme; de ne pouvoir rien être de ce qu'il serait devenu, ni ambassadeur, ni ministre, ni poète, ni riche. Il a donné six ans de son énergie, du moment de la vie où l'homme peut accepter les rudesses d'un apprentissage quelconque, à une jupe qu'il a devancée dans la carrière de l'ingratitude, car une femme qui a pu quitter son premier amant devait tôt ou tard laisser le second. Adolphe est un Allemand blondasse qui ne se sent pas la force de tromper Ellénore. Il est des Adolphe qui font grâce à leur Ellénore des querelles déshonorantes, des plaintes, et qui se disent: Je ne parlerai pas de ce que j'ai perdu! je ne montrerai pas toujours à l'Égoïsme que j'ai couronné mon poing coupé comme fait le Ramorny de la Jolie Fille de Perth; mais ceux-là, ma chère, on les quitte… Adolphe est un fils de bonne maison, un cœur aristocrate qui veut rentrer dans la voie des honneurs, des places, et rattraper sa dot sociale, sa considération compromise. Vous jouez en ce moment à la fois les deux personnages. Vous ressentez la douleur que cause une position perdue, et vous vous croyez en droit d'abandonner un pauvre amant qui a eu le malheur de vous croire assez supérieure pour admettre que si chez l'homme le cœur doit être constant, le sexe peut se laisser aller à des caprices…

– Et croyez-vous que je ne serai pas occupée de vous rendre ce que je vous ai fait perdre? Soyez tranquille, répondit madame de La Baudraye foudroyée par cette sortie, votre Ellénore ne meurt pas, et si Dieu lui prête vie, si vous changez de conduite, si vous renoncez aux lorettes et aux actrices, nous vous trouverons mieux qu'une Félicie Cardot.

Chacun des deux amants devint maussade: Lousteau jouait la tristesse, il voulait paraître sec et froid; tandis que Dinah, vraiment triste, écoutait les reproches de son cœur.

– Pourquoi, dit Lousteau, ne pas finir comme nous aurions dû commencer, cacher à tous les yeux notre amour, et nous voir secrètement?

– Jamais! dit la nouvelle comtesse en prenant un air glacial. Ne devinez-vous pas que nous sommes, après tout, des êtres finis. Nos sentiments nous paraissent infinis à cause du pressentiment que nous avons du ciel; mais ils ont ici-bas pour limites les forces de notre organisation. Il est des natures molles et lâches qui peuvent recevoir un nombre infini de blessures et persister; mais il en est de plus fortement trempées qui finissent par se briser sous les coups. Vous m'avez…

– Oh! assez, dit-il, ne faisons plus de copie!.. Votre article me semble inutile, car vous pouvez vous justifier par un seul mot: Je n'aime plus!..

– Ah! c'est moi qui n'aime plus!.. s'écria-t-elle étourdie.

– Certainement. Vous avez calculé que je vous causais plus de chagrins, plus d'ennuis que de plaisirs, et vous quittez votre associé…

– Je le quitte!.. s'écria-t-elle en levant les deux mains.

– Ne venez-vous pas de dire: Jamais!..

– Eh! bien, oui, jamais, reprit-elle avec force.

Ce dernier jamais, dicté par la peur de retomber sous la domination de Lousteau, fut interprété par lui comme la fin de son pouvoir, du moment où Dinah restait insensible à ses méprisants sarcasmes. Le journaliste ne put retenir une larme: il perdait une affection sincère, illimitée. Il avait trouvé dans Dinah la plus douce Lavallière, la plus agréable Pompadour qu'un égoïste qui n'est pas roi pouvait désirer; et, comme l'enfant qui s'aperçoit qu'à force de tracasser son hanneton, il l'a tué, Lousteau pleurait.

 

Madame de La Baudraye s'élança hors de la petite salle où elle dînait, paya le dîner et se sauva rue de l'Arcade en se grondant et se trouvant féroce.

Dinah passa tout un trimestre à faire de son hôtel un modèle du comfortable. Elle se métamorphosa elle-même. Cette double métamorphose coûta trente mille francs au delà des prévisions du jeune pair de France.

Le fatal événement qui fit perdre à la famille d'Orléans son héritier présomptif ayant nécessité la réunion des Chambres en août 1842, le petit La Baudraye vint présenter ses titres à la noble Chambre plus tôt qu'il ne le croyait. Il fut si content des œuvres de sa femme qu'il donna les trente mille francs. En revenant du Luxembourg, où, selon les usages, il fut présenté par deux pairs, le baron de Nucingen et le marquis de Montriveau, le nouveau comte rencontra le vieux duc de Chaulieu, l'un de ses anciens créanciers, à pied, un parapluie à la main; tandis qu'il se trouvait campé dans une petite voiture basse sur les panneaux de laquelle brillait son écusson et où se lisait: Deo sic patet fides et hominibus. Cette comparaison mit dans son cœur une dose de ce baume dont se grise la Bourgeoisie depuis 1830. Madame La Baudraye fut effrayée en revoyant alors son mari mieux qu'il n'était le jour de son mariage. En proie à une joie superlative, l'avorton triomphait à soixante-quatre ans de la vie qu'on lui déniait, de la famille que le beau Milaud de Nevers lui interdisait d'avoir, de sa femme qui recevait chez elle à dîner monsieur et madame de Clagny, le curé de l'Assomption et ses deux introducteurs à la Chambre. Il caressa ses enfants avec une fatuité charmante. La beauté du service de table eut son approbation.

– Voilà les toisons du Berry, dit-il en montrant à monsieur de Nucingen les cloches surmontées de sa nouvelle couronne, elles sont d'argent!

Quoique dévorée d'une profonde mélancolie contenue avec la puissance d'une femme devenue vraiment supérieure, Dinah fut charmante, spirituelle, et surtout parut rajeunie dans son deuil de cœur.

– L'on dirait, s'écria le petit La Baudraye en montrant sa femme à monsieur de Nucingen, que la comtesse a moins de trente ans!

– Ah! matame aid eine fame te drende ansse? reprit le baron qui se servait des plaisanteries consacrées en y voyant une sorte de monnaie pour la conversation.

– Dans toute la force du terme, répondit la comtesse, car j'en ai trente-cinq, et j'espère bien avoir une petite passion au cœur…

– Oui, ma femme m'a ruinée en potiches, en chinoiseries…

– Madame a eu ce goût-là de bonne heure, dit le marquis de Montriveau en souriant.

– Oui, reprit le petit La Baudraye en regardant froidement le marquis de Montriveau qu'il avait connu à Bourges, vous savez qu'elle a ramassé en 25, 26 et 27 pour plus d'un million de curiosités qui font d'Anzy un musée…

– Quel aplomb! pensa monsieur de Clagny en trouvant ce petit avare de province à la hauteur de sa nouvelle position.

Les avares ont des économies de tout genre à dépenser. Le lendemain du vote de la loi de régence par la Chambre, le petit pair de France alla faire ses vendanges à Sancerre et reprit ses habitudes. Pendant l'hiver de 1842 à 1843, la comtesse de La Baudraye, aidée par l'Avocat-Général à la Cour de Cassation, essaya de se faire une société. Naturellement elle prit un jour, elle distingua parmi les célébrités, elle ne voulut voir que des gens sérieux et d'un âge mûr. Elle essaya de se distraire en allant aux Italiens et à l'Opéra. Deux fois par semaine, elle y menait sa mère et madame de Clagny, que le magistrat força de voir madame de La Baudraye. Mais, malgré son esprit, ses façons aimables, malgré ses airs de femme à la mode, elle n'était heureuse que par ses enfants sur lesquels elle reporta toutes ses tendresses trompées. L'admirable monsieur de Clagny recrutait des femmes pour la société de la comtesse et il y parvenait! Mais il réussissait beaucoup plus auprès des femmes pieuses qu'auprès des femmes du monde.

– Elles l'ennuient! se disait-il avec terreur en contemplant son idole mûrie par le malheur, pâlie par les remords, et alors dans tout l'éclat d'une beauté reconquise et par sa vie luxueuse et par sa maternité.

Le dévoué magistrat, soutenu dans son œuvre par la mère et par le curé de la paroisse, était admirable en expédients. Il servait chaque mercredi quelque célébrité d'Allemagne, d'Angleterre, d'Italie ou de Prusse à sa chère comtesse; il la donnait pour une femme hors ligne à des gens auxquels elle ne disait pas deux mots; mais qu'elle écoutait avec une si profonde attention qu'ils s'en allaient convaincus de sa supériorité. Dinah vainquit à Paris par le silence, comme à Sancerre par sa loquacité. De temps en temps, une épigramme sur les choses ou quelque observation sur les ridicules révélait une femme habituée à manier les idées, et qui quatre ans auparavant avait rajeuni le feuilleton de Lousteau. Cette époque fut pour la passion du pauvre magistrat comme cette saison nommée l'été de la Saint-Martin dans les années sans soleil. Il se fit plus vieillard qu'il ne l'était pour avoir le droit d'être l'ami de Dinah sans lui faire tort; mais comme s'il eût été jeune, beau, compromettant, il se mettait à distance en homme qui devait cacher son bonheur. Il essayait de couvrir du plus profond secret ses petits soins, ses légers cadeaux que Dinah montrait au grand jour. Il tâchait de donner des significations dangereuses à ses moindres obéissances.

– Il joue à la passion, disait la comtesse en riant.

Elle se moquait de monsieur de Clagny devant lui, et le magistrat se disait: – Elle s'occupe de moi!

– Je fais une si grande impression à ce pauvre homme, disait-elle en riant à sa mère, que si je lui disais oui, je crois qu'il dirait non.

Un soir monsieur de Clagny ramenait en compagnie de sa femme sa chère comtesse profondément soucieuse. Tous trois venaient d'assister à la première représentation de la Main droite et la Main gauche, le premier drame de Léon Gozlan.

– A quoi pensez-vous? demanda le magistrat effrayé de la mélancolie de son idole.

La persistance de la tristesse cachée mais profonde qui dévorait la comtesse était un mal dangereux que l'Avocat-Général ne savait pas combattre, car le véritable amour est souvent maladroit, surtout quand il n'est pas partagé. Le véritable amour emprunte sa forme au caractère. Or, le digne magistrat aimait à la manière d'Alceste, quand madame de La Baudraye voulait être aimée à la manière de Philinte. Les lâchetés de l'amour s'accommodent fort peu de la loyauté du Misanthrope. Aussi Dinah se gardait-elle bien d'ouvrir son cœur à son Patito. Comment oser avouer qu'elle regrettait parfois son ancienne fange? Elle sentait un vide énorme dans la vie du monde, elle ne savait à qui rapporter ses succès, ses triomphes, ses toilettes. Parfois les souvenirs de ses misères revenaient mêlés au souvenir de voluptés dévorantes. Elle en voulait parfois à Lousteau de ne pas s'occuper d'elle, elle aurait voulu recevoir de lui des lettres ou tendres ou furieuses.

Dinah ne répondant pas, le magistrat répéta sa question en prenant la main de la comtesse et la lui serrant entre les siennes d'un air dévot.

– Voulez-vous la main droite ou la main gauche? répondit-elle en souriant.

– La main gauche, dit-il, car je présume que vous parlez du mensonge et de la vérité.

– Eh! bien, je l'ai vu, lui répliqua-t-elle en parlant de manière à n'être entendue que du magistrat. En l'apercevant triste, profondément découragé, je me suis dit: A-t-il des cigares? a-t-il de l'argent?