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La Comédie humaine volume VI

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– Son bonheur sera mon absolution.

Cette parole, arrachée par le magistrat à madame de La Baudraye, expliquait l'état actuel des choses. La publicité donnée par Étienne à son triomphe le jour de la première représentation avait assez mis à nu aux yeux du magistrat les intentions du journaliste. Pour Étienne, madame de La Baudraye était, selon une expression anglaise, une assez belle plume à son bonnet. Loin de goûter les charmes d'un amour mystérieux et timide, de cacher à toute la terre un si grand bonheur, il éprouvait une jouissance de parvenu à se parer de la première femme comme il faut qui l'honorait de son amour. Néanmoins le Substitut fut pendant quelque temps la dupe des soins que tout homme prodigue à une femme dans la situation où se trouvait madame de la Baudraye, et que Lousteau rendait charmants par des câlineries particulières aux hommes, dont les manières sont nativement agréables. Il y a des hommes, en effet, qui naissent un peu singes, chez qui l'imitation des plus charmantes choses du sentiment est si naturelle, que le comédien ne se sent plus, et les dispositions naturelles du Sancerrois avaient été très-développées sur le théâtre où jusqu'alors il avait vécu.

Entre le mois d'avril et le mois de juillet, moment où Dinah devait accoucher, elle devina pourquoi Lousteau n'avait pas vaincu la misère: il était paresseux et manquait de volonté. Certainement le cerveau n'obéit qu'à ses propres lois; il ne reconnaît ni les nécessités de la vie, ni les commandements de l'honneur. On ne produit pas une belle œuvre parce qu'une femme expire, ou pour payer des dettes déshonorantes, ou pour nourrir des enfants. Néanmoins il n'existe pas de grands talents sans une grande volonté. Ces deux forces jumelles sont nécessaires à la construction de l'immense édifice d'une gloire. Les hommes d'élite maintiennent leur cerveau dans les conditions de la production, comme jadis un preux avait ses armes toujours en état. Ils domptent la paresse, ils se refusent aux plaisirs énervants, ou n'y cèdent qu'avec une mesure indiquée par l'étendue de leurs facultés: ainsi s'expliquent Scribe, Rossini, Walter Scott, Cuvier, Voltaire, Newton, Buffon, Bayle, Bossuet, Leibnitz, Lope de Véga, Calderon, Boccace, l'Arétin, Aristote, enfin tous les gens qui divertissent, régentent ou conduisent leur époque. La volonté peut et doit être un sujet d'orgueil bien plus que le talent. Si le talent a son germe dans une prédisposition cultivée, le vouloir est une conquête faite à tout moment sur les instincts, sur les goûts domptés, refoulés, sur les fantaisies et les entraves vaincues, sur les difficultés de tout genre héroïquement surmontées.

L'abus du cigare entretenait la paresse de Lousteau. Si le tabac endort le chagrin, il engourdit infailliblement l'énergie. Tout ce que le cigare éteignait au physique, la Critique l'annihilait au moral chez ce garçon si facile au plaisir. La Critique est funeste au critique comme le Pour et le Contre à l'avocat. A ce métier, l'esprit se fausse, l'intelligence perd sa lucidité rectiligne. L'Écrivain n'existe que par des partis pris. Aussi doit-on distinguer deux Critiques, de même que, dans la peinture, on reconnaît l'Art et le Métier. Critiquer à la manière de la plupart des feuilletonistes actuels, c'est exprimer des jugements tels quels d'une façon plus ou moins spirituelle, comme un avocat plaide au Palais les causes les plus contradictoires. Les journalistes bons enfants trouvent toujours un thème à développer dans l'œuvre qu'ils analysent. Ainsi fait, ce métier convient aux esprits paresseux, aux gens dépourvus de la faculté sublime d'imaginer, ou qui, la possédant, n'ont pas le courage de la cultiver. Toute pièce de théâtre, tout livre devient sous leurs plumes un sujet qui ne coûte aucun effort à leur imagination, et dont le compte-rendu s'écrit, ou moqueur ou sérieux, au gré des passions du moment. Quant au jugement, quel qu'il soit, il est toujours justifiable avec l'esprit français qui se prête admirablement au Pour et au Contre. La conscience est si peu consultée, ces bravi tiennent si peu à leur avis, qu'ils vantent dans un foyer de théâtre l'œuvre qu'ils déchirent dans leurs articles. On en a vu passant, au besoin, d'un journal à un autre sans prendre la peine d'objecter que les opinions du nouveau feuilleton doivent être diamétralement opposées à celles de l'ancien. Bien plus, madame de La Baudraye souriait en voyant faire à Lousteau un article dans le sens légitimiste et un article dans le sens dynastique sur un même événement. Elle applaudissait à cette maxime dite par lui: – Nous sommes les Avoués de l'opinion publique!.. L'autre Critique est toute une science, elle exige une compréhension complète des œuvres, une vue lucide sur les tendances d'une époque, l'adoption d'un système, une foi dans certains principes; c'est-à-dire une jurisprudence, un rapport, un arrêt. Ce critique devient alors le magistrat des idées, le censeur de son temps, il exerce un sacerdoce; tandis que l'autre est un acrobate qui fait des tours pour gagner sa vie, tant qu'il a des jambes. Entre Claude Vignon et Lousteau, se trouvait la distance qui sépare le Métier de l'Art.

Dinah, dont l'esprit se dérouilla promptement et dont l'intelligence avait de la portée, eut bientôt jugé littérairement son idole. Elle vit Lousteau travaillant au dernier moment, sous les exigences les plus déshonorantes, et lâchant, comme disent les peintres d'une œuvre où manque le faire; mais elle le justifiait en se disant: – C'est un poète! tant elle avait besoin de se justifier à ses propres yeux. En devinant ce secret de la vie littéraire de bien des gens, elle devina que la plume de Lousteau ne serait jamais une ressource. L'amour lui fit alors entreprendre des démarches auxquelles elle ne serait jamais descendue pour elle-même. Elle entama par sa mère des négociations avec son mari pour en obtenir une pension, mais à l'insu de Lousteau dont la délicatesse devait, dans ses idées, être ménagée.

Quelques jours avant la fin de juillet, Dinah froissa de colère la lettre où sa mère lui rapportait la réponse définitive du petit La Baudraye.

«Madame de La Baudraye n'a pas besoin de pension à Paris quand elle a la plus belle existence du monde à son château d'Anzy: qu'elle y vienne!»

Lousteau ramassa la lettre et la lut.

– Je nous vengerai, dit-il à madame de La Baudraye de ce ton sinistre qui plaît tant aux femmes quand on caresse leurs antipathies.

Cinq jours après, Bianchon et Duriau, le célèbre accoucheur, étaient établis chez Lousteau qui, depuis la réponse du petit La Baudraye, étalait son bonheur et faisait du faste à propos de l'accouchement de Dinah. Monsieur de Clagny et madame Piédefer, arrivée en hâte, étaient les parrain et marraine de l'enfant attendu, car le prévoyant magistrat craignit de voir commettre quelque faute grave à Lousteau. Madame de La Baudraye eut un garçon à faire envie aux reines qui veulent un héritier présomptif. Bianchon, accompagné de monsieur de Clagny, alla faire inscrire cet enfant à la Mairie comme fils de monsieur et de madame de La Baudraye, à l'insu d'Étienne qui, de son côté, courait à une imprimerie faire composer ce billet:

Madame la baronne de La Baudraye est heureusement accouchée d'un garçon.

Monsieur Étienne Lousteau a le plaisir de vous en faire part.

La mère et l'enfant se portent bien.

Un premier envoi de soixante billets avait été fait par Lousteau, quand monsieur de Clagny, qui venait savoir des nouvelles de l'accouchée, aperçut la liste des personnes de Sancerre à qui Lousteau se proposait d'envoyer ce curieux billet de faire part, écrite au-dessous des soixante Parisiens qui l'allaient recevoir. Le Substitut saisit la liste et le reste des billets, il les montra d'abord à madame Piédefer en lui disant de ne pas souffrir que Lousteau recommençât cette infâme plaisanterie, et il se jeta dans un cabriolet. Le dévoué magistrat commanda chez le même imprimeur un autre billet ainsi conçu:

Madame la baronne de La Baudraye est heureusement accouchée d'un garçon.

Monsieur le baron Melchior de La Baudraye a l'honneur de vous en faire part.

La mère et l'enfant se portent bien.

Après avoir fait détruire épreuves, composition, tout ce qui pouvait attester l'existence du premier billet, monsieur de Clagny se mit en course pour intercepter les billets partis; il en substitua beaucoup chez les portiers, il obtint la restitution d'une trentaine; enfin, après trois jours de courses, il n'existait plus qu'un seul billet de faire part, celui de Nathan. Le Substitut était revenu cinq fois chez cet homme célèbre sans pouvoir le rencontrer. Quand, après avoir demandé un rendez-vous, monsieur de Clagny fut reçu, l'anecdote du billet de faire part avait couru dans Paris; les uns la prenaient pour une de ces spirituelles calomnies, espèce de plaie à laquelle sont sujettes toutes les réputations, même les éphémères; les autres affirmaient avoir lu le billet et l'avoir rendu à un ami de la famille La Baudraye; beaucoup de gens déblatéraient contre l'immoralité des journalistes, en sorte que le dernier billet existant était devenu comme une curiosité. Florine, avec qui Nathan vivait, l'avait montré timbré de la poste, affranchi par la poste, et portant l'adresse écrite par Étienne. Aussi, quand le Substitut eut parlé du billet de faire part, Nathan se mit-il à sourire.

– Vous rendre ce monument d'étourderie et d'enfantillage? s'écria-t-il. Cet autographe est une de ces armes dont ne doit pas se priver un athlète dans le cirque. Ce billet prouve que Lousteau manque de cœur, de bon goût, de dignité, qu'il ne connaît ni le monde, ni la morale publique, qu'il s'insulte lui-même quand il ne sait plus qui insulter… Il n'y a que le fils d'un bourgeois venu de Sancerre pour être un poète et qui devient le bravo de la première Revue venue, qui puisse envoyer un pareil billet de faire part! Convenez-en? ceci, monsieur, est une pièce nécessaire aux archives de notre époque… Aujourd'hui Lousteau me caresse, demain il pourra demander ma tête… Ah! pardon de cette plaisanterie, je ne pensais pas que vous êtes Substitut. J'ai eu dans le cœur une passion pour une grande dame, et aussi supérieure à madame de La Baudraye que votre délicatesse, à vous, monsieur, est au-dessus de la gaminerie de Lousteau; mais je serais mort avant d'avoir prononcé son nom… Quelques mois de ses gentillesses et de minauderies m'ont coûté cent mille francs et mon avenir; mais je ne les trouve pas trop chèrement payés!.. Et je ne me suis jamais plaint!.. Que les femmes trahissent le secret de leur passion, c'est leur dernière offrande à l'amour; mais que ce soit nous… il faut être bien Lousteau pour ça! Non, pour mille écus je ne donnerais pas ce papier.

 

– Monsieur, dit enfin le magistrat après une lutte oratoire d'une demi-heure, j'ai vu à ce sujet quinze ou seize littérateurs, et vous seriez le seul inaccessible à des sentiments d'honneur?.. Il ne s'agit pas ici d'Étienne Lousteau, mais d'une femme et d'un enfant qui l'un et l'autre ignorent le tort qu'on leur fait dans leur fortune, dans leur avenir, dans leur honneur. Qui sait, monsieur, si vous ne serez pas obligé de demander à la justice quelque bienveillance pour un ami, pour une personne à l'honneur de laquelle vous tiendrez plus qu'au vôtre? la justice pourra se souvenir que vous avez été impitoyable… Un homme comme vous peut-il hésiter? dit le magistrat.

– J'ai voulu vous faire sentir tout le prix de mon sacrifice, répondit alors Nathan qui livra le billet en pensant à la position du magistrat et acceptant cette espèce de marché.

Quand la sottise du journaliste eut été réparée, monsieur de Clagny vint lui faire une semonce en présence de madame Piédefer; mais il trouva Lousteau très-irrité de ces démarches.

– Ce que je faisais, monsieur, répondit Étienne, était fait avec intention. Monsieur de La Baudraye a soixante mille francs de rentes, et refuse une pension à sa femme; je voulais lui faire sentir que j'étais le maître de cet enfant.

– Eh! monsieur, je vous ai bien deviné, répondit le magistrat. Aussi me suis-je empressé de recevoir le parrainage du petit Melchior, il est inscrit à l'État-Civil comme fils du baron et de la baronne de La Baudraye, et, si vous avez des entrailles de père, vous devez être joyeux de savoir cet enfant héritier d'un des plus beaux majorats de France.

– Eh! monsieur, la mère doit-elle mourir de faim?

– Soyez tranquille, monsieur, dit amèrement le magistrat qui avait fait sortir du cœur de Lousteau l'expression du sentiment dont la preuve était depuis si long-temps attendue, je me charge de cette négociation avec monsieur de La Baudraye.

Et monsieur de Clagny sortit la mort dans le cœur: Dinah, son idole, était aimée par intérêt! N'ouvrirait-elle pas les yeux trop tard? – Pauvre femme! se disait le magistrat en s'en allant.

Rendons-lui cette justice, car à qui la rendrait-on si ce n'est à un Substitut? il aimait trop sincèrement Dinah pour voir dans l'avilissement de cette femme un moyen d'en triompher un jour, il était tout compassion, tout dévouement: il aimait.

Les soins exigés pour la nourriture de l'enfant, les cris de l'enfant, le repos nécessaire à la mère pendant les premiers jours, la présence de madame Piédefer, tout conspirait si bien contre les travaux littéraires, que Lousteau s'installa dans les trois chambres louées au premier étage pour la vieille dévote. Le journaliste obligé d'aller aux premières représentations sans Dinah, et séparé d'elle la plupart du temps, trouva je ne sais quel attrait dans l'exercice de sa liberté. Plus d'une fois il se laissa prendre sous le bras et entraîner dans une joyeuse partie. Plus d'une fois, il se retrouva chez la lorette d'un ami dans le milieu de la Bohême. Il revoyait des femmes d'une jeunesse éclatante, mises splendidement, et à qui l'économie apparaissait comme une négation de leur jeunesse et de leur pouvoir. Dinah, malgré la beauté merveilleuse qu'elle montra dès son troisième mois de nourriture, ne pouvait soutenir la comparaison avec ces fleurs sitôt fanées, mais si belles pendant le moment où elles vivent les pieds dans l'opulence. Néanmoins la vie de ménage eut de grands attraits pour Étienne. En trois mois, la mère et la fille, aidées par la cuisinière venue de Sancerre et par la petite Paméla, donnèrent à l'appartement un aspect tout nouveau. Le journaliste y trouva son déjeuner, son dîner servis avec une sorte de luxe. Dinah, belle et bien mise, avait soin de prévenir les goûts de son cher Étienne, qui se sentit le roi du logis où tout jusqu'à l'enfant fut subordonné, pour ainsi dire, à son égoïsme. La tendresse de Dinah éclatait dans les plus petites choses, il fut donc impossible à Lousteau de ne pas lui continuer les charmantes tromperies de sa passion feinte. Cependant Dinah prévit dans la vie extérieure où Lousteau se laissait engager, une cause de ruine et pour son amour et pour le ménage. Après dix mois de nourriture, elle sevra son fils, remit sa mère dans l'appartement d'Étienne, et rétablit cette intimité qui lie indissolublement un homme à une femme quand une femme est aimante et spirituelle. Un des traits les plus saillants de la Nouvelle due à Benjamin Constant, et l'une des explications de l'abandon d'Ellénore est ce défaut d'intimité journalière ou nocturne, si vous voulez, entre elle et Adolphe. Chacun des deux amants a son chez soi, l'un et l'autre ont obéi au monde, ils ont gardé les apparences. Ellénore, périodiquement quittée, est obligée à d'énormes travaux de tendresse pour chasser les pensées de liberté qui saisissent Adolphe au dehors. Le perpétuel échange des regards et des pensées dans la vie en commun donne de telles armes aux femmes que, pour les abandonner, un homme doit objecter des raisons majeures qu'elles ne fournissent jamais tant qu'elles aiment.

Ce fut tout une nouvelle période et pour Étienne et pour Dinah. Dinah voulut être nécessaire, elle voulut rendre de l'énergie à cet homme dont la faiblesse lui souriait, elle y voyait des garanties. Elle lui trouva des sujets, elle lui en dessina les canevas; et, au besoin, elle lui écrivit des chapitres entiers. Elle rajeunit les veines de ce talent à l'agonie par un sang frais, elle lui donna ses idées, ses jugements; enfin, elle fit deux livres qui eurent du succès. Plus d'une fois elle sauva l'amour-propre d'Étienne au désespoir de se sentir sans idées, en lui dictant, lui corrigeant, ou lui finissant ses feuilletons. Le secret de cette collaboration fut inviolablement gardé: madame Piédefer n'en sut rien. Ce galvanisme moral fut récompensé par un surcroît de recettes qui permit au ménage de bien vivre jusqu'à la fin de l'année 1838. Lousteau s'habituait à voir sa besogne faite par Dinah, et il la payait comme dit le peuple dans son langage énergique, en monnaie de singe. Ces dépenses du dévouement deviennent un trésor auquel les âmes généreuses s'attachent. Il y eut un moment où Lousteau coûtait trop à Dinah pour qu'elle pût jamais renoncer à lui. Mais elle eut une seconde grossesse. L'année fut terrible à passer. Malgré les soins des deux femmes, Lousteau contracta des dettes; il excéda ses forces pour les payer par son travail pendant les couches de Dinah qui le trouva héroïque, tant elle le connaissait bien! Après cet effort, épouvanté d'avoir deux femmes, deux enfants, deux domestiques, il se regarda comme incapable de lutter avec sa plume pour soutenir une famille, quand lui seul n'avait pu vivre. Il laissa donc les choses aller à l'aventure. Ce féroce calculateur outra la comédie de l'amour chez lui pour avoir au dehors plus de liberté. La fière Dinah soutint le fardeau de cette existence à elle seule. Cette pensée: il m'aime! lui donna des forces surhumaines. Elle travailla comme travaillent les plus vigoureux talents de cette époque. Au risque de perdre sa fraîcheur et sa santé, Didine fut pour Lousteau ce que fut mademoiselle Delachaux pour Gardane dans le magnifique conte vrai de Diderot. Mais en se sacrifiant elle-même, elle commit la faute sublime de sacrifier sa toilette; elle fit reteindre ses robes, elle ne porta plus que du noir.

– Elle pua le noir, comme disait Malaga qui se moquait beaucoup de Lousteau.

Vers la fin de l'année 1839, Étienne, à l'instar de Louis XV, en était arrivé, par d'insensibles capitulations de conscience, à établir une distinction entre sa bourse et celle de son ménage, comme Louis XV distinguait entre son trésor secret et sa cassette. Le misérable trompa Dinah sur le montant des recettes. En s'apercevant de ces lâchetés, madame de La Baudraye eut d'atroces souffrances de jalousie. Elle voulut mener de front la vie du monde et la vie littéraire, elle accompagna le journaliste à toutes les premières représentations, et surprit chez lui des mouvements d'amour-propre offensé. Le noir de la toilette déteignait sur lui, rembrunissait sa physionomie, et le rendait parfois brutal. Jouant, dans son ménage, le rôle de la femme, il en eut les féroces exigences: il reprochait à Dinah le peu de fraîcheur de sa mise, tout en profitant de ce sacrifice qui coûte tant à une maîtresse; absolument comme une femme qui, après vous avoir ordonné de passer par un égout pour lui sauver l'honneur, vous dit: – Je n'aime pas la boue! quand vous en sortez.

Dinah ramassa les guides jusqu'alors assez flottantes de la domination que toutes les femmes spirituelles exercent sur les gens sans volonté; mais à cette manœuvre elle perdit beaucoup de son lustre moral: les soupçons qu'elle laissa voir attirent aux femmes des querelles où le manque de respect commence, parce qu'elles descendent elles-mêmes de la hauteur à laquelle elles se sont primitivement placées. Puis elle fit des concessions. Ainsi Lousteau put recevoir plusieurs de ses amis, Nathan, Bixiou, Blondet, Finot dont les manières, les discours, le contact étaient dépravants. On essaya de persuader à madame de La Baudraye que ses principes, ses répugnances étaient un reste de pruderie provinciale. Enfin on lui prêcha le code de la supériorité féminine. Bientôt sa jalousie donna des armes contre elle. Au carnaval de 1840, elle se déguisait, allait au bal de l'Opéra, faisait quelques soupers afin de suivre Étienne dans tous ses amusements.

Le jour de la Mi-Carême, ou plutôt le lendemain, à huit heures du matin, Dinah déguisée arrivait du bal pour se coucher. Elle était allée épier Lousteau qui, la croyant malade, avait disposé de sa mi-carême en faveur de Fanny Beaupré. Le journaliste prévenu par un ami, s'était comporté de manière à tromper la pauvre femme, qui ne demandait pas mieux que d'être trompée. En descendant de sa citadine, Dinah rencontra monsieur de La Baudraye, à qui le portier la désigna. Le petit vieillard dit froidement à sa femme en la prenant par le bras: – Est-ce vous, madame?..

Cette apparition du pouvoir conjugal devant lequel elle se trouvait si petite, et surtout ce mot glaça presque le cœur à cette pauvre créature surprise en débardeur. Pour mieux échapper à l'attention d'Étienne, elle avait pris le déguisement sous lequel il ne la chercherait point. Elle profita de ce qu'elle était encore masquée pour se sauver sans répondre, alla se déshabiller, et monta chez sa mère où l'attendait monsieur de La Baudraye. Malgré son air digne, elle rougit en présence du petit vieillard.

– Que voulez-vous de moi, monsieur? dit-elle. Ne sommes-nous pas à jamais séparés?..

– De fait, oui, répondit monsieur de La Baudraye; mais légalement, non…

Madame Piédefer faisait des signes à sa fille que Dinah finit par apercevoir.

– Il n'y a que vos intérêts qui puissent vous amener ici, dit-elle avec amertume.

– Nos intérêts, répondit froidement le petit homme, car nous avons des enfants… Votre oncle Silas Piédefer est mort à New-York, où, après avoir fait et perdu plusieurs fortunes dans divers pays, il a fini par laisser quelque chose comme sept à huit cent mille francs, on dit douze cent mille francs; mais il s'agit de réaliser des marchandises… Je suis le chef de la communauté, j'exerce vos droits.

– Oh! s'écria Dinah, en tout ce qui concerne les affaires, je n'ai de confiance qu'en monsieur de Clagny; il connaît les lois, entendez-vous avec lui; ce qui sera fait par lui sera bien fait.

– Je n'ai pas besoin de monsieur de Clagny, dit monsieur de La Baudraye, pour vous retirer mes enfants…

– Vos enfants! s'écria Dinah, vos enfants à qui vous n'avez pas envoyé une obole! vos enfants!..

Elle n'ajouta rien qu'un immense éclat de rire; mais l'impassibilité du petit La Baudraye jeta de la glace sur cette explosion.

– Madame votre mère vient de me les montrer, ils sont charmants, je ne veux pas me séparer d'eux, et je les emmène à notre château d'Anzy, dit monsieur de La Baudraye, quand ce ne serait que pour leur éviter de voir leur mère déguisée comme se déguisent les…

 

– Assez! dit impérieusement madame de La Baudraye. Que vouliez-vous de moi en venant ici?..

– Une procuration pour recueillir la succession de notre oncle Silas…

Dinah prit une plume, écrivit deux mots à monsieur de Clagny et dit à son mari de revenir le soir. A cinq heures, l'Avocat-Général, monsieur de Clagny avait eu de l'avancement, éclaira madame de La Baudraye sur sa position; mais il se chargea de la régulariser en faisant un compromis avec le petit vieillard, que l'avarice avait amené. Monsieur de La Baudraye, à qui la procuration de sa femme était nécessaire pour agir à sa guise, l'acheta par les concessions suivantes: il s'engagea d'abord à faire à sa femme une pension de dix mille francs tant qu'il lui conviendrait, fut-il dit dans l'acte, de vivre à Paris; mais, à mesure que les enfants atteindraient à l'âge de six ans, ils seraient remis à monsieur de La Baudraye. Enfin le magistrat obtint le paiement préalable d'une année de la pension. Le petit La Baudraye vint dire adieu galamment à sa femme et à ses enfants, il se montra vêtu d'un petit paletot blanc en caoutchouc. Il était si ferme sur ses jambes et si semblable au La Baudraye de 1836, que Dinah désespéra d'enterrer jamais ce terrible nain.

Du jardin où il fumait un cigare, le journaliste vit monsieur de la Baudraye pendant le temps que cet insecte mit à traverser la cour; mais ce fut assez pour Lousteau: il lui parut évident que le petit homme avait voulu détruire toutes les espérances que sa mort pouvait inspirer à sa femme. Cette scène si rapide changea beaucoup les dispositions de son cœur et de son esprit. En fumant un second cigare, il se mit à réfléchir à sa position. La vie en commun qu'il menait avec la baronne de La Baudraye lui avait jusqu'à présent coûté tout autant d'argent qu'à elle. Pour se servir d'une expression commerciale, les comptes se balançaient à la rigueur. Eu égard à son peu de fortune, à la peine avec laquelle il gagnait son argent, Lousteau se regardait moralement comme le créancier. Assurément, l'heure était favorable pour quitter cette femme. Fatigué de jouer depuis environ trois ans une comédie qui ne devient jamais une habitude, il déguisait perpétuellement son ennui. Ce garçon, habitué à ne rien dissimuler, s'imposait au logis un sourire semblable à celui du débiteur devant son créancier. Cette obligation lui devenait de jour en jour plus pénible. Jusqu'alors l'intérêt immense que présentait l'avenir lui avait donné des forces; mais quand il vit le petit La Baudraye partant aussi lestement pour les États-Unis que s'il s'agissait d'aller à Rouen par les bateaux à vapeur, il ne crut plus à l'avenir. Il rentra du jardin dans le salon élégant où Dinah venait de recevoir les adieux de son mari.

– Étienne, dit madame de La Baudraye, sais-tu ce que mon seigneur et maître vient de me proposer? Dans le cas où il me plairait d'habiter Anzy pendant son absence, il a donné ses ordres, et il espère que les bons conseils de ma mère me décideront à y revenir avec mes enfants…

– Le conseil est excellent, répondit sèchement Lousteau qui connaissait assez Dinah pour savoir la réponse passionnée qu'elle mendiait d'ailleurs par un regard.

Ce ton, l'accent, le regard indifférent, tout frappa si durement cette femme qui vivait uniquement par son amour, qu'elle laissa couler de ses yeux le long de ses joues deux grosses larmes sans répondre, et Lousteau ne s'en aperçut qu'au moment où elle prit son mouchoir pour essuyer ces deux perles de douleur.

– Qu'as-tu, Didine? reprit-il atteint au cœur par cette vivacité de sensitive.

– Au moment où je m'applaudissais d'avoir conquis à jamais notre liberté, dit-elle, – au prix de ma fortune! – en vendant – ce qu'une mère a de plus précieux – ses enfants!.. – car il me les prend à l'âge de six ans – et, pour les voir, il faudra retourner à Sancerre! – un supplice! – ah! mon Dieu! qu'ai-je fait!

Lousteau se mit aux genoux de Dinah et lui baisa les mains en lui prodiguant ses plus caressantes chatteries.

– Tu ne me comprends pas, dit-il. Je me juge, et ne vaux pas tous ces sacrifices, mon cher ange. Je suis, littérairement parlant, un homme très-secondaire. Le jour où je ne pourrai plus faire la parade au bas d'un journal, les entrepreneurs de feuilles publiques me laisseront là, comme une vieille pantoufle qu'on jette au coin de la borne. Penses-y? nous autres danseurs de corde, nous n'avons pas de pension de retraite! Il se trouverait trop de gens de talent à pensionner, si l'État entrait dans cette voie de bienfaisance! J'ai quarante-deux ans, je suis devenu paresseux comme une marmotte. Je le sens: mon amour (il lui baisa bien tendrement la main) ne peut que te devenir funeste. J'ai vécu, tu le sais, à vingt-deux ans avec Florine; mais ce qui s'excuse au jeune âge, ce qui semble alors joli, charmant, est déshonorant à quarante ans. Jusqu'à présent, nous avons partagé le fardeau de notre existence, elle n'est pas belle depuis dix-huit mois. Par dévouement pour moi, tu vas mise tout en noir, ce qui ne me fait pas honneur…

Dinah fit un de ces magnifiques mouvements d'épaule qui valent tous les discours du monde…

– Oui, dit Étienne en continuant, je le sais, tu sacrifies tout à mes goûts, même ta beauté. Et moi, le cœur usé dans les luttes, l'âme pleine de pressentiments mauvais sur mon avenir, je ne récompense pas ton suave amour par un amour égal. Nous avons été très-heureux, sans nuages, pendant long-temps… Eh! bien, je ne veux pas voir mal finir un si beau poème, ai-je tort?..

Madame de La Baudraye aimait tant Étienne, que cette sagesse digne de monsieur de Clagny lui fit plaisir, et sécha ses larmes.

– Il m'aime donc pour moi! se dit-elle en le regardant avec un sourire dans les yeux.

Après ces quatre années d'intimité, l'amour de cette femme avait fini par réunir toutes les nuances découvertes par notre esprit d'analyse et que la société moderne a créées; un des hommes les plus remarquables de ce temps, dont la perte récente afflige encore les lettres, Beyle (Stendhal) les a, le premier, parfaitement caractérisées. Lousteau produisait sur Dinah cette vive commotion, explicable par le magnétisme, qui met en désarroi les forces de l'âme, de l'esprit et du corps, qui détruit tout principe de résistance chez les femmes. Un regard de Lousteau, sa main posée sur celle de Dinah la rendaient tout obéissance. Une parole douce, un sourire de cet homme fleurissaient l'âme de cette pauvre femme, émue ou attristée par la caresse ou par la froideur de ses yeux. Lorsqu'elle lui donnait le bras en marchant à son pas, dans la rue ou sur le boulevard, elle était si bien fondue en lui qu'elle perdait la conscience de son moi. Charmée par l'esprit, magnétisée par les manières de ce garçon, elle ne voyait que de légers défauts dans ses vices. Elle aimait les bouffées de cigare que le vent lui apportait du jardin dans la chambre, elle allait les respirer, elle n'en faisait pas une grimace, elle se cachait pour en jouir. Elle haïssait le libraire ou le directeur du journal qui refusait à Lousteau de l'argent en objectant l'énormité des avances déjà faites. Elle allait jusqu'à comprendre que ce bohémien écrivît une nouvelle dont le prix était à recevoir, au lieu de la donner en paiement de l'argent reçu. Tel est sans doute le véritable amour, il comprend toutes les manières d'aimer: amour de cœur, amour de tête, amour-passion, amour-caprice, amour-goût, selon les définitions de Beyle. Didine aimait tant, qu'en certains moments où son sens critique, si juste, si continuellement exercé depuis son séjour à Paris, lui faisait voir clair dans l'âme de Lousteau, la sensation l'emportait sur la raison, et lui suggérait des excuses.