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La Comédie humaine volume VI

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Entre des hommes aussi forts que les deux combattants, il se passe un phénomène à peu près semblable à celui qui a lieu entre les gens du peuple au terrible combat dit de la savate. La victoire dépend d'un faux mouvement, d'une erreur de ce calcul, rapide comme l'éclair, auquel on doit se livrer instinctivement. Pendant un temps aussi court pour les spectateurs qu'il semble long aux adversaires, la lutte consiste en une observation où s'absorbent les forces de l'âme et du corps, cachée sous des feintes dont la lenteur et l'apparente prudence semblent faire croire qu'aucun des deux antagonistes ne veut se battre. Ce moment, suivi d'une lutte rapide et décisive, est terrible pour les connaisseurs. A une mauvaise parade de Max, le colonel lui fit sauter le sabre des mains.

– Ramassez-le! dit-il en suspendant le combat, je ne suis pas homme à tuer un ennemi désarmé.

Ce fut le sublime de l'atroce. Cette grandeur annonçait tant de supériorité, qu'elle fut prise pour le plus adroit de tous les calculs par les spectateurs. En effet, quand Max se remit en garde, il avait perdu son sang-froid, et se trouva nécessairement encore sous le coup de cette garde haute qui vous menace tout en couvrant l'adversaire. Il voulut réparer sa honteuse défaite par une hardiesse. Il ne songea plus à se garder, il prit son sabre à deux mains et fondit rageusement sur le colonel pour le blesser à mort en lui laissant prendre sa vie. Si le colonel reçut un coup de sabre, qui lui coupa le front et une partie de la figure, il fendit obliquement la tête de Max par un terrible retour du moulinet qu'il opposa pour amortir le coup d'assommoir que Max lui destinait. Ces deux coups enragés terminèrent le combat à la neuvième minute. Fario descendit et vint se repaître de la vue de son ennemi dans les convulsions de la mort, car, chez un homme de la force de Max, les muscles du corps remuèrent effroyablement. On transporta Philippe chez son oncle.

Ainsi périt un de ces hommes destinés à faire de grandes choses, s'il était resté dans le milieu qui lui était propice; un homme traité par la nature en enfant gâté, car elle lui donna le courage, le sang-froid, et le sens politique à la César Borgia. Mais l'éducation ne lui avait pas communiqué cette noblesse d'idées et de conduite, sans laquelle rien n'est possible dans aucune carrière. Il ne fut pas regretté, par suite de la perfidie avec laquelle son adversaire, qui valait moins que lui, avait su le déconsidérer. Sa fin mit un terme aux exploits de l'Ordre de la Désœuvrance, au grand contentement de la ville d'Issoudun. Aussi Philippe ne fut-il pas inquiété à raison de ce duel, qui parut d'ailleurs un effet de la vengeance divine, et dont les circonstances se racontèrent dans toute la contrée avec d'unanimes éloges accordés aux deux adversaires.

– Ils auraient dû se tuer tous les deux, dit monsieur Mouilleron, c'eût été un bon débarras pour le gouvernement.

La situation de Flore Brazier eût été très-embarrassante, sans la crise aiguë dans laquelle la mort de Max la fit tomber, elle fut prise d'un transport au cerveau, combiné d'une inflammation dangereuse occasionnée par les péripéties de ces trois journées; si elle eût joui de sa santé, peut-être aurait-elle fui de la maison où gisait au-dessus d'elle, dans l'appartement de Max et dans les draps de Max, le meurtrier de Max. Elle fut entre la vie et la mort pendant trois mois, soignée par monsieur Goddet qui soignait également Philippe.

Dès que Philippe put tenir une plume, il écrivit les lettres suivantes:

«A monsieur Desroches, avoué.

»J'ai déjà tué la plus venimeuse des deux bêtes, ça n'a pas été sans me faire ébrécher la tête par un coup de sabre; mais le drôle y allait heureusement de main-morte. Il reste une autre vipère avec laquelle je vais tâcher de m'entendre, car mon oncle y tient autant qu'à son gésier. J'avais peur que cette Rabouilleuse, qui est diablement belle, ne détalât, car mon oncle l'aurait suivie; mais le saisissement qui l'a prise en un moment grave l'a clouée dans son lit. Si Dieu voulait me protéger, il rappellerait cette âme à lui pendant qu'elle se repent de ses erreurs. En attendant, j'ai pour moi, grâce à monsieur Hochon (ce vieux va bien!), le médecin, un nommé Goddet, bon apôtre qui conçoit que les héritages des oncles sont mieux placés dans la main des neveux que dans celles de ces drôlesses. Monsieur Hochon a d'ailleurs de l'influence sur un certain papa Fichet dont la fille est riche, et que Goddet voudrait pour femme à son fils; en sorte que le billet de mille francs qu'on lui a fait entrevoir pour la guérison de ma caboche, entre pour peu de chose dans son dévouement. Ce Goddet, ancien chirurgien-major au 3e régiment de ligne, a de plus été chambré par mes amis, deux braves officiers, Mignonnet et Carpentier; en sorte qu'il cafarde avec sa malade.

» – Il y a un Dieu, après tout, mon enfant, voyez-vous? lui dit-il en lui tâtant le pouls. Vous avez été la cause d'un grand malheur, il faut le réparer. Le doigt de Dieu est dans ceci (c'est inconcevable tout ce qu'on fait faire au doigt de Dieu!). La religion est la religion; soumettez-vous, résignez-vous, ça vous calmera d'abord, ça vous guérira presqu'autant que mes drogues. Surtout restez ici, soignez votre maître. Enfin, oubliez, pardonnez, c'est la loi chrétienne.

»Ce Goddet m'a promis de tenir la Rabouilleuse pendant trois mois au lit. Insensiblement, cette fille s'habituera peut-être à ce que nous vivions sous le même toit. J'ai mis la cuisinière dans mes intérêts. Cette abominable vieille a dit à sa maîtresse que Max lui aurait rendu la vie bien dure. Elle a, dit-elle, entendu dire au défunt qu'à la mort du bonhomme, s'il était obligé d'épouser Flore, il ne comptait pas entraver son ambition par une fille. Et cette cuisinière est arrivée à insinuer à sa maîtresse que Max se serait défait d'elle. Ainsi tout va bien. Mon oncle, conseillé par le père Hochon, a déchiré son testament.»

«A Monsieur Giroudeau (aux soins de mademoiselle Florentine), rue de Vendôme, au Marais.

»Mon vieux camarade,

»Informe-toi si ce petit rat de Césarine est occupée, et tâche qu'elle soit prête à venir à Issoudun dès que je la demanderai. La luronne arriverait alors courrier par courrier. Il s'agira d'avoir une tenue honnête, de supprimer tout ce qui sentirait les coulisses; car il faut se présenter dans le pays comme la fille d'un brave militaire, mort au champ d'honneur. Ainsi, beaucoup de mœurs, des vêtements de pensionnaire, et de la vertu première qualité: tel sera l'ordre. Si j'ai besoin de Césarine, et si elle réussit, à la mort de mon oncle, il y aura cinquante mille francs pour elle; si elle est occupée, explique mon affaire à Florentine; et, à vous deux, trouvez-moi quelque figurante capable de jouer le rôle. J'ai eu le crâne écorné dans mon duel avec mon mangeur de succession qui a tortillé de l'œil. Je te raconterai ce coup-là. Ah! vieux, nous reverrons de beaux jours, et nous nous amuserons encore, ou l'Autre ne serait pas l'Autre. Si tu peux m'envoyer cinq cents cartouches, on les déchirera. Adieu, mon lapin, et allume ton cigare avec ma lettre. Il est bien entendu que la fille de l'officier viendra de Châteauroux, et aura l'air de demander des secours. J'espère cependant ne pas avoir besoin de recourir à ce moyen dangereux. Remets-moi sous les yeux de Mariette et de tous nos amis.»

Agathe, instruite par une lettre de madame Hochon, accourut à Issoudun, et fut reçue par son frère qui lui donna l'ancienne chambre de Philippe. Cette pauvre mère, qui retrouva pour son fils maudit toute sa maternité, compta quelques jours heureux en entendant la bourgeoisie de la ville lui faire l'éloge du colonel.

– Après tout, ma petite, lui dit madame Hochon le jour de son arrivée, il faut que jeunesse se passe. Les légèretés des militaires du temps de l'Empereur ne peuvent pas être celles des fils de famille surveillés par leurs pères. Ah! si vous saviez tout ce que ce misérable Max se permettait ici, la nuit!.. Issoudun, grâce à votre fils, respire et dort en paix. La raison est arrivée à Philippe un peu tard, mais elle est venue; comme il nous le disait, trois mois de prison au Luxembourg mettent du plomb dans la tête; enfin sa conduite ici enchante monsieur Hochon, et il y jouit de la considération générale. Si votre fils peut rester quelque temps loin des tentations de Paris, il finira par vous donner bien du contentement.

En entendant ces consolantes paroles, Agathe laissa voir à sa marraine des yeux pleins de larmes heureuses.

Philippe fit le bon apôtre avec sa mère, il avait besoin d'elle. Ce fin politique ne voulait recourir à Césarine que dans le cas où il serait un objet d'horreur pour mademoiselle Brazier. En reconnaissant dans Flore un admirable instrument façonné par Maxence, une habitude prise par son oncle, il voulait s'en servir préférablement à une Parisienne, capable de se faire épouser par le bonhomme. De même que Fouché dit à Louis XVIII de se coucher dans les draps de Napoléon au lieu de donner une Charte, Philippe désirait rester couché dans les draps de Gilet; mais il lui répugnait aussi de porter atteinte à la réputation qu'il venait de se faire en Berry; or, continuer Max auprès de la Rabouilleuse serait tout aussi odieux de la part de cette fille que de la sienne. Il pouvait, sans se déshonorer, vivre chez son oncle et aux dépens de son oncle, en vertu des lois du népotisme; mais il ne pouvait avoir Flore que réhabilitée. Au milieu de tant de difficultés, stimulé par l'espoir de s'emparer de la succession, il conçut l'admirable plan de faire sa tante de la Rabouilleuse. Aussi, dans ce dessein caché, dit-il à sa mère d'aller voir cette fille et de lui témoigner quelque affection en la traitant comme une belle-sœur.

– J'avoue, ma chère mère, fit-il en prenant un air cafard et regardant monsieur et madame Hochon qui venaient tenir compagnie à la chère Agathe, que la façon de vivre de mon oncle est peu convenable, et il lui suffirait de la régulariser pour obtenir à mademoiselle Brazier la considération de la ville. Ne vaut-il pas mieux pour elle être madame Rouget que la servante-maîtresse d'un vieux garçon? N'est-il pas plus simple d'acquérir par un contrat de mariage des droits définis que de menacer une famille d'exhérédation? Si vous, si monsieur Hochon, si quelque bon prêtre voulaient parler de cette affaire, on ferait cesser un scandale qui afflige les honnêtes gens. Puis mademoiselle Brazier serait heureuse en se voyant accueillie par vous comme une sœur, et par moi comme une tante.

 

Le lit de mademoiselle Flore fut entouré le lendemain par Agathe et par madame Hochon, qui révélèrent à la malade et à Rouget les admirables sentiments de Philippe. On parla du colonel dans tout Issoudun comme d'un homme excellent et d'un beau caractère, à cause surtout de sa conduite avec Flore. Pendant un mois, la Rabouilleuse entendit Goddet père, son médecin, cet homme si puissant sur l'esprit d'un malade, la respectable madame Hochon, mue par l'esprit religieux, Agathe si douce et si pieuse, lui présentant tous les avantages de son mariage avec Rouget. Quand, séduite à l'idée d'être madame Rouget, une digne et honnête bourgeoise, elle désira vivement se rétablir pour célébrer ce mariage, il ne fut pas difficile de lui faire comprendre qu'elle ne pouvait pas entrer dans la vieille famille des Rouget en mettant Philippe à la porte.

– D'ailleurs, lui dit un jour Goddet père, n'est-ce pas à lui que vous devez cette haute fortune? Max ne vous aurait jamais laissée vous marier avec le père Rouget. Puis, lui dit-il à l'oreille, si vous avez des enfants, ne vengerez-vous pas Max? car les Bridau seront déshérités.

Deux mois après le fatal événement, en février 1823, la malade, conseillée par tous ceux qui l'entouraient, priée par Rouget, reçut donc Philippe, dont la cicatrice la fit pleurer, mais dont les manières adoucies pour elle et presque affectueuses la calmèrent. D'après le désir de Philippe, on le laissa seul avec sa future tante.

– Ma chère enfant, lui dit le soldat, c'est moi qui dès le principe, ai conseillé votre mariage avec mon oncle; et, si vous y consentez, il aura lieu dès que vous serez rétablie…

– On me l'a dit, répondit-elle.

– Il est naturel que si les circonstances m'ont contraint à vous faire du mal, je veuille vous faire le plus de bien possible. La fortune, la considération et une famille valent mieux que ce que vous avez perdu. Mon oncle mort, vous n'eussiez pas été long-temps la femme de ce garçon, car j'ai su de ses amis qu'il ne vous réservait pas un beau sort. Tenez, ma chère petite, entendons-nous? nous vivrons tous heureux. Vous serez ma tante, et rien que ma tante. Vous aurez soin que mon oncle ne m'oublie pas dans son testament; de mon côté, vous verrez comme je vous ferai traiter dans votre contrat de mariage… Calmez-vous, pensez à cela, nous en reparlerons. Vous le voyez, les gens les plus sensés, toute la ville vous conseille de faire cesser une position illégale, et personne ne vous en veut de me recevoir. On comprend que, dans la vie, les intérêts passent avant les sentiments. Vous serez, le jour de votre mariage, plus belle que vous n'avez jamais été. Votre indisposition en vous pâlissant vous a rendu de la distinction. Si mon oncle ne vous aimait pas follement, parole d'honneur, dit-il en se levant et lui baisant la main, vous seriez la femme du colonel Bridau.

Philippe quitta la chambre en laissant dans l'âme de Flore ce dernier mot pour y réveiller une vague idée de vengeance qui sourit à cette fille, presque heureuse d'avoir vu ce personnage effrayant à ses pieds. Philippe venait de jouer en petit la scène que joue Richard III avec la reine qu'il vient de rendre veuve. Le sens de cette scène montre que le calcul caché sous un sentiment entre bien avant dans le cœur et y dissipe le deuil le plus réel, Voilà comment dans la vie privée la Nature se permet ce qui, dans les œuvres du génie, est le comble de l'Art; son moyen, à elle, est l'intérêt, qui est le génie de l'argent.

Au commencement du mois d'avril 1823, la salle de Jean-Jacques Rouget offrit donc, sans que personne s'en étonnât, le spectacle d'un superbe dîner donné pour la signature du contrat de mariage de mademoiselle Flore Brazier avec le vieux célibataire. Les convives étaient monsieur Héron; les quatre témoins, messieurs Mignonnet, Carpentier, Hochon et Goddet père; le maire et le curé; puis Agathe Bridau, madame Hochon et son amie madame Borniche, c'est-à-dire les deux vieilles femmes qui faisaient autorité dans Issoudun. Aussi la future épouse fut-elle très-sensible à cette concession obtenue par Philippe de ces dames, qui y virent une marque de protection nécessaire à donner à une fille repentie. Flore fut d'une éblouissante beauté. Le curé, qui depuis quinze jours instruisait l'ignorante Rabouilleuse, devait lui faire faire le lendemain sa première communion. Ce mariage fut l'objet de cet article religieux publié dans le Journal du Cher à Bourges et dans le Journal de l'Indre à Châteauroux.

«Issoudun.

«Le mouvement religieux fait du progrès en Berry. Tous les amis de l'Église et les honnêtes gens de cette ville ont été témoins hier d'une cérémonie par laquelle un des principaux propriétaires du pays a mis fin à une situation scandaleuse et qui remontait à l'époque où la religion était sans force dans nos contrées. Ce résultat, dû au zèle éclairé des ecclésiastiques de notre ville, aura, nous l'espérons, des imitateurs, et fera cesser les abus des mariages non célébrés, contractés aux époques les plus désastreuses du régime révolutionnaire.

»Il y a eu cela de remarquable dans le fait dont nous parlons, qu'il a été provoqué par les instances d'un colonel appartenant à l'ancienne armée, envoyé dans notre ville par l'arrêt de la Cour des Pairs, et à qui ce mariage peut faire perdre la succession de son oncle. Ce désintéressement est assez rare de nos jours pour qu'on lui donne de la publicité.»

Par le contrat, Rouget reconnaissait à Flore cent mille francs de dot, et il lui assurait un douaire viager de trente mille francs. Après la noce, qui fut somptueuse, Agathe retourna la plus heureuse des mères à Paris, où elle apprit à Joseph et à Desroches ce qu'elle appela de bonnes nouvelles.

– Votre fils est un homme trop profond pour ne pas mettre la main sur cette succession, lui répondit l'avoué quand il eut écouté madame Bridau. Aussi vous et ce pauvre Joseph n'aurez-vous jamais un liard de la fortune de votre frère.

– Vous serez donc toujours, vous comme Joseph, injuste envers ce pauvre garçon, dit la mère, sa conduite à la Cour des Pairs est celle d'un grand politique, il a réussi à sauver bien des têtes!.. Les erreurs de Philippe viennent de l'inoccupation où restaient ses grandes facultés; mais il a reconnu combien le défaut de conduite nuisait à un homme qui veut parvenir; et il a de l'ambition, j'en suis sûre; aussi ne suis-je pas la seule à prévoir son avenir. Monsieur Hochon croit fermement que Philippe a de belles destinées.

– Oh! s'il veut appliquer son intelligence profondément perverse à faire fortune, il arrivera, car il est capable de tout, et ces gens-là vont vite, dit Desroches.

– Pourquoi n'arriverait-il pas par des moyens honnêtes? demanda madame Bridau.

– Vous verrez! fit Desroches. Heureux ou malheureux, Philippe sera toujours l'homme de la rue Mazarine, l'assassin de madame Descoings, le voleur domestique; mais, soyez tranquille: il paraîtra très-honnête à tout le monde!

Le lendemain du mariage, après le déjeuner, Philippe prit madame Rouget par le bras quand son oncle se fut levé pour aller s'habiller, car ces nouveaux époux étaient descendus, Flore en peignoir, le vieillard en robe de chambre.

– Ma belle-tante, dit-il en l'emmenant dans l'embrasure de la croisée, vous êtes maintenant de la famille. Grâce à moi, tous les notaires y ont passé. Ah! çà, pas de farces. J'espère que nous jouerons franc jeu. Je connais les tours que vous pourriez me faire, et vous serez gardée par moi mieux que par une duègne. Ainsi, vous ne sortirez jamais sans me donner le bras, et vous ne me quitterez point. Quant à ce qui peut se passer à la maison, je m'y tiendrai, sacrebleu, comme une araignée au centre de sa toile. Voici qui vous prouvera que je pouvais, pendant que vous étiez dans votre lit, hors d'état de remuer ni pied ni patte, vous faire mettre à la porte sans un sou. Lisez?

Et il tendit la lettre suivante à Flore stupéfaite:

«Mon cher enfant, Florentine, qui vient enfin de débuter à l'Opéra, dans la nouvelle salle, par un pas de trois avec Mariette et Tullia, n'a pas cessé de penser à toi, ainsi que Florine, qui définitivement a lâché Lousteau pour prendre Nathan. Ces deux matoises t'ont trouvé la plus délicieuse créature du monde, une petite fille de dix-sept ans, belle comme une Anglaise, l'air sage comme une lady qui fait ses farces, rusée comme Desroches, fidèle comme Godeschal; et Mariette l'a stylée en te souhaitant bonne chance. Il n'y a pas de femme qui puisse tenir contre ce petit ange sous lequel se cache un démon: elle saura jouer tous les rôles, empaumer ton oncle et le rendre fou d'amour. Elle a l'air céleste de la pauvre Coralie, elle sait pleurer, elle a une voix qui vous tire un billet de mille francs du cœur le plus granitique, et la luronne sable mieux que nous le vin de Champagne. C'est un sujet précieux; elle a des obligations à Mariette, et désire s'acquitter avec elle. Après avoir lampé la fortune de deux Anglais, d'un Russe, et d'un prince romain, mademoiselle Esther se trouve dans la plus affreuse gêne; tu lui donneras dix mille francs, elle sera contente. Elle vient de dire en riant: – Tiens, je n'ai jamais fricassé de bourgeois, ça me fera la main! Elle est bien connue de Finot, de Bixiou, de des Lupeaulx, de tout notre monde enfin. Ah! s'il y avait des fortunes en France, ce serait la plus grande courtisane des temps modernes. Ma rédaction sent Nathan, Bixiou, Finot qui sont à faire leurs bêtises avec cette susdite Esther, dans le plus magnifique appartement qu'on puisse voir, et qui vient d'être arrangé à Florine par le vieux lord Dudley, le vrai père de de Marsay, que la spirituelle actrice a fait, grâce au costume de son nouveau rôle. Tullia est toujours avec le duc de Rhétoré, Mariette est toujours avec le duc de Maufrigneuse; ainsi, à elles deux, elle t'obtiendront une remise de ta surveillance à la fête du Roi. Tâche d'avoir enterré l'oncle sous les roses pour la prochaine Saint-Louis, reviens avec l'héritage, et tu en mangeras quelque chose avec Esther et tes vieux amis qui signent en masse pour se rappeler à ton souvenir;

»Nathan, Florine, Bixiou, Finot, Mariette, Florentine, Giroudeau, Tullia.»

La lettre, en tremblotant dans les mains de madame Rouget, accusait l'effroi de son âme et de son corps. La tante n'osa regarder son neveu qui fixait sur elle deux yeux d'une expression terrible.

– J'ai confiance en vous, dit-il, vous le voyez; mais je veux du retour. Je vous ai faite ma tante pour pouvoir vous épouser un jour. Vous valez bien Esther auprès de mon oncle. Dans un an d'ici, nous devons être à Paris, le seul pays où la beauté puisse vivre. Vous vous y amuserez un peu mieux qu'ici, car c'est un carnaval perpétuel. Moi, je rentrerai dans l'armée, je deviendrai général et vous serez alors une grande dame. Voilà votre avenir, travaillez-y… Mais je veux un gage de notre alliance. Vous me ferez donner, d'ici à un mois, la procuration générale de mon oncle, sous prétexte de vous débarrasser ainsi que lui des soins de la fortune. Je veux, un mois après, une procuration spéciale pour transférer son inscription. Une fois l'inscription en mon nom, nous aurons un intérêt égal à nous épouser un jour. Tout cela, ma belle tante, est net et clair. Entre nous, il ne faut pas d'ambiguïté. Je puis épouser ma tante après un an de veuvage, tandis que je ne pouvais pas épouser une fille déshonorée.

Il quitta la place sans attendre de réponse. Quand, un quart d'heure après, la Védie entra pour desservir, elle trouva sa maîtresse pâle et en moiteur, malgré la saison. Flore éprouvait la sensation d'une femme tombée au fond d'un précipice, elle ne voyait que ténèbres dans son avenir; et, sur ces ténèbres se dessinaient, comme dans un lointain profond, des choses monstrueuses, indistinctement aperçues et qui l'épouvantaient. Elle sentait le froid humide des souterrains. Elle avait instinctivement peur de cet homme, et néanmoins une voix lui criait qu'elle méritait de l'avoir pour maître. Elle ne pouvait rien contre sa destinée: Flore Brazier avait par décence un appartement chez le père Rouget; mais madame Rouget devait appartenir à son mari, elle se voyait ainsi privée du précieux libre arbitre que conserve une servante-maîtresse. Dans l'horrible situation où elle se trouvait, elle conçut l'espoir d'avoir un enfant; mais, durant ces cinq dernières années, elle avait rendu Jean-Jacques le plus caduque des vieillards. Ce mariage devait avoir pour le pauvre homme l'effet du second mariage de Louis XII. D'ailleurs la surveillance d'un homme tel que Philippe, qui n'avait rien à faire, car il quitta sa place, rendit toute vengeance impossible. Benjamin était un espion innocent et dévoué. La Védie tremblait devant Philippe. Flore se voyait seule et sans secours! Enfin, elle craignait de mourir; sans savoir comment Philippe arriverait à la tuer, elle devinait qu'une grossesse suspecte serait son arrêt de mort: le son de cette voix, l'éclat voilé de ce regard de joueur, les moindres mouvements de ce soldat, qui la traitait avec la brutalité la plus polie, la faisaient frissonner. Quant à la procuration demandée par ce féroce colonel, qui pour tout Issoudun était un héros, il l'eut dès qu'il la lui fallut; car Flore tomba sous la domination de cet homme comme la France était tombée sous celle de Napoléon. Semblable au papillon qui s'est pris les pattes dans la cire incandescente d'une bougie, Rouget dissipa rapidement ses dernières forces.

 

En présence de cette agonie, le neveu restait impassible et froid comme les diplomates, en 1814, pendant les convulsions de la France impériale.

Philippe, qui ne croyait guère en Napoléon II, écrivit alors au Ministre de la Guerre la lettre suivante que Mariette fit remettre par le duc de Maufrigneuse.

«Monseigneur,

»Napoléon n'est plus, j'ai voulu lui rester fidèle après lui avoir engagé mes serments; maintenant, je suis libre d'offrir mes services à Sa Majesté. Si Votre Excellence daigne expliquer ma conduite à Sa Majesté, le Roi pensera qu'elle est conforme aux lois de l'honneur, sinon à celle du Royaume. Le Roi, qui a trouvé naturel que son aide-de-camp, le général Rapp, pleurât son ancien maître, aura sans doute de l'indulgence pour moi: Napoléon fut mon bienfaiteur.

»Je supplie donc Votre Excellence de prendre en considération la demande que je lui adresse d'un emploi dans mon grade, en l'assurant ici de mon entière soumission. C'est assez vous dire, Monseigneur, que le Roi trouvera en moi le plus fidèle sujet.

»Daignez agréer l'hommage du respect avec lequel j'ai l'honneur d'être,

»De Votre Excellence,
»Le très-soumis et très-humble serviteur,
Philippe Bridau,
Ancien chef d'escadron aux Dragons de la Garde, officier de la Légion d'Honneur, en surveillance sous la Haute Police à Issoudun.»

A cette lettre était jointe une demande en permission de séjour à Paris pour affaires de famille, à laquelle monsieur Mouilleron annexa des lettres du Maire, du Sous-Préfet et du commissaire de police d'Issoudun, qui tous donnaient les plus grands éloges à Philippe, en s'appuyant sur l'article fait à propos du mariage de son oncle.

Quinze jours après, au moment de l'Exposition, Philippe reçut la permission demandée et une lettre où le Ministre de la Guerre lui annonçait que, d'après les ordres du Roi, il était, pour première grâce, rétabli comme lieutenant-colonel dans les cadres de l'armée.

Philippe vint à Paris avec sa tante et le vieux Rouget, qu'il mena, trois jours après son arrivée, au Trésor, y signer le transfert de l'inscription, qui devint alors sa propriété. Ce moribond fut, ainsi que la Rabouilleuse, plongé par leur neveu dans les joies excessives de la société si dangereuse des infatigables actrices, des journalistes, des artistes et des femmes équivoques où Philippe avait déjà dépensé sa jeunesse, et où le vieux Rouget trouva des Rabouilleuses à en mourir. Giroudeau se chargea de procurer au père Rouget l'agréable mort illustrée plus tard, dit-on, par un maréchal de France. Lolotte, une des plus belles marcheuses de l'Opéra, fut l'aimable assassin de ce vieillard. Rouget mourut après un souper splendide donné par Florentine, il fut donc assez difficile de savoir qui du souper, qui de mademoiselle Lolotte avait achevé ce vieux Berrichon. Lolotte rejeta cette mort sur une tranche de pâté de foie gras; et, comme l'œuvre de Strasbourg ne pouvait répondre, il passe pour constant que le bonhomme est mort d'indigestion. Madame Rouget se trouva dans ce monde excessivement décolleté comme dans son élément; mais Philippe lui donna pour chaperon Mariette qui ne laissa pas faire de sottises à cette veuve, dont le deuil fut orné de quelques galanteries.

En octobre 1823, Philippe revint à Issoudun muni de la procuration de sa tante, pour liquider la succession de son oncle, opération qui se fit rapidement, car il était à Paris en janvier 1824 avec seize cent mille francs, produit net et liquide des biens de défunt son oncle, sans compter les précieux tableaux qui n'avaient jamais quitté la maison du vieil Hochon. Philippe mit ses fonds dans la maison Mongenod et fils, où se trouvait le jeune Baruch Borniche, et sur la solvabilité, sur la probité de laquelle le vieil Hochon lui avait donné des renseignements satisfaisants. Cette maison prit les seize cent mille francs à six pour cent d'intérêt par an, avec la condition d'être prévenue trois mois d'avance en cas de retrait des fonds.

Un beau jour, Philippe vint prier sa mère d'assister à son mariage, qui eut pour témoins Giroudeau, Finot, Nathan et Bixiou. Par le contrat, madame veuve Rouget, dont l'apport consistait en un million de francs, faisait donation à son futur époux de ses biens dans le cas où elle décéderait sans enfants. Il n'y eut ni billets de faire part, ni fête, ni éclat, car Philippe avait ses desseins: il logea sa femme rue Saint-Georges, dans un appartement que Lolotte lui vendit tout meublé, que madame Bridau la jeune trouva délicieux, et où l'époux mit rarement les pieds. A l'insu de tout le monde, Philippe acheta pour deux cent cinquante mille francs, rue de Clichy, dans un moment où personne ne soupçonnait la valeur que ce quartier devait un jour acquérir, un magnifique hôtel sur le prix duquel il donna cinquante mille écus de ses revenus, en prenant deux ans pour payer le surplus. Il y dépensa des sommes énormes en arrangements intérieurs et en mobilier, car il y consacra ses revenus pendant deux ans. Les superbes tableaux restaurés, estimés à trois cent mille francs, y brillèrent de tout leur éclat.

L'avénement de Charles X avait mis encore plus en faveur qu'auparavant la famille du duc de Chaulieu, dont le fils aîné, le duc de Rhétoré, voyait souvent Philippe chez Tullia. Sous Charles X, la branche aînée de la maison de Bourbon se crut définitivement assise sur le trône, et suivit le conseil que le maréchal Gouvion-Saint-Cyr avait précédemment donné de s'attacher les militaires de l'Empire. Philippe, qui sans doute fit de précieuses révélations sur les complots de 1820 et 1822, fut nommé lieutenant-colonel dans le régiment du duc de Maufrigneuse. Ce charmant grand seigneur se regardait comme obligé de protéger un homme à qui il avait enlevé Mariette. Le corps de ballet ne fut pas étranger à cette nomination. On avait d'ailleurs décidé dans la sagesse du conseil secret de Charles X de faire prendre à Monseigneur le Dauphin une légère couleur de libéralisme. Mons Philippe, devenu quasiment le menin du duc de Maufrigneuse, fut donc présenté non-seulement au Dauphin, mais encore à la Dauphine à qui ne déplaisaient pas les caractères rudes et les militaires connus par leur fidélité. Philippe jugea très-bien le rôle du Dauphin, et il profita de la première mise en scène de ce libéralisme postiche, pour se faire nommer aide-de-camp d'un Maréchal très-bien en cour.