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La Comédie humaine volume VI

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– Oh! Desroches est un fameux gars, répondit Joseph.

– Il ne serait pas inutile de faire lire cette lettre à ces deux femmes, reprit le vieil avare.

– La voici, dit l'artiste en remettant la lettre au vieillard. Quant à moi, je veux partir dès demain, et vais aller faire mes adieux à mon oncle.

– Ah! dit monsieur Hochon, monsieur Desroches vous prie, par post-scriptum, de brûler la lettre.

– Vous la brûlerez après l'avoir montrée à ma mère, dit le peintre.

Joseph Bridau s'habilla, traversa la petite place et se présenta chez son oncle, qui précisément achevait son déjeuner. Max et Flore étaient à table.

– Ne vous dérangez pas, mon cher oncle, je viens vous faire mes adieux.

– Vous partez? fit Max en échangeant un regard avec Flore.

– Oui, j'ai des travaux au château de monsieur de Sérizy, je suis d'autant plus pressé d'y aller qu'il a les bras assez longs pour rendre service à mon pauvre frère, à la Chambre des Pairs.

– Eh! bien, travaille, dit d'un air niais le bonhomme Rouget qui parut à Joseph extraordinairement changé. Faut travailler… je suis fâché que vous vous en alliez…

– Oh! ma mère reste encore quelque temps, reprit Joseph.

Max fit un mouvement de lèvres que remarqua la gouvernante et qui signifiait: – Ils vont suivre le plan dont m'a parlé Baruch.

– Je suis bien heureux d'être venu, dit Joseph, car j'ai eu le plaisir de faire connaissance avec vous, et vous avez enrichi mon atelier…

– Oui, dit la Rabouilleuse, au lieu d'éclairer votre oncle sur la valeur de ses tableaux qu'on estime à plus de cent mille francs, vous les avez bien lestement envoyés à Paris. Pauvre cher homme, c'est comme un enfant!.. On vient de nous dire à Bourges qu'il y a un petit poulet, comment donc? un Poussin qui était avant la Révolution dans le Chœur de la cathédrale, et qui vaut à lui seul trente mille francs…

– Ça n'est pas bien, mon neveu, dit le vieillard à un signe de Max que Joseph ne put apercevoir.

– Là, franchement, reprit le soldat en riant, sur votre honneur, que croyez-vous que valent vos tableaux? Parbleu! vous avez tiré une carotte à votre oncle, vous étiez dans votre droit, un oncle est fait pour être pillé! La nature m'a refusé des oncles; mais, sacrebleu, si j'en avais eu, je ne les aurais pas épargnés.

– Saviez-vous, monsieur, dit Flore à Rouget, ce que vos tableaux valaient… Combien avez-vous dit, monsieur Joseph?

– Mais, répondit le peintre qui devint rouge comme une betterave, les tableaux valent quelque chose.

– On dit que vous les avez estimés à cent cinquante mille francs à monsieur Hochon, dit Flore. Est-ce vrai?

– Oui, dit le peintre qui avait une loyauté d'enfant.

– Et, aviez-vous l'intention, dit Flore au bonhomme, de donner cent cinquante mille francs à votre neveu?..

– Jamais, jamais! répondit le vieillard que Flore avait regardé fixement.

– Il y a une manière d'arranger tout cela, dit le peintre, c'est de vous les rendre, mon oncle!..

– Non, non, garde-les, dit le vieillard.

– Je vous les renverrai, mon oncle, répondit Joseph blessé du silence offensant de Maxence Gilet et de Flore Brazier. J'ai dans mon pinceau de quoi faire ma fortune, sans avoir rien à personne, pas même à mon oncle… Je vous salue, mademoiselle, bien le bonjour, monsieur…

Et Joseph traversa la place dans un état d'irritation que les artistes peuvent se peindre. Toute la famille Hochon était alors dans le salon. En voyant Joseph qui gesticulait et se parlait à lui-même, on lui demanda ce qu'il avait. Devant Baruch et François, le peintre, franc comme l'osier, raconta la scène qu'il venait d'avoir, et qui, dans deux heures, devint la conversation de toute la ville, où chacun la broda de circonstances plus ou moins drôles. Quelques-uns soutenaient que le peintre avait été malmené par Max, d'autres qu'il s'était mal conduit avec mademoiselle Brazier, et que Max l'avait mis à la porte.

– Quel enfant que votre enfant!.. disait Hochon à madame Bridau. Le nigaud a été la dupe d'une scène qu'on lui réservait pour le jour de ses adieux. Il y a quinze jours que Max et la Rabouilleuse savaient la valeur des tableaux quand il a eu la sottise de le dire ici devant mes petits-enfants, qui n'ont eu rien de plus chaud que d'en parler à tout le monde. Votre artiste aurait dû partir à l'improviste.

– Mon fils fait bien de rendre les tableaux s'ils ont tant de valeur, dit Agathe.

– S'ils valent, selon lui, deux cent mille francs, dit le vieil Hochon, c'est une bêtise que de s'être mis dans le cas de les rendre; car vous auriez du moins eu cela de cette succession, tandis qu'à la manière dont vont les choses vous n'en aurez rien!.. Et voilà presque une raison pour votre frère de ne plus vous voir…

Entre minuit et une heure, les Chevaliers de la Désœuvrance commencèrent leur distribution gratuite de comestibles aux chiens de la ville. Cette mémorable expédition ne fut terminée qu'à trois heures du matin, heure à laquelle ces mauvais drôles allèrent souper chez la Cognette. A quatre heures et demie, au crépuscule, ils rentrèrent chez eux. Au moment où Max tourna la rue de l'Avenier pour entrer dans la Grand'rue, Fario, qui se tenait en embuscade dans un renfoncement, lui porta un coup de couteau, droit au cœur, retira la lame, et se sauva par les fossés de Villate où il essuya son couteau dans son mouchoir. L'Espagnol alla laver son mouchoir à la Rivière-Forcée, et revint tranquillement à Saint-Paterne où il se recoucha, en escaladant une fenêtre qu'il avait laissée entr'ouverte, et il fut réveillé par son nouveau garçon qui le trouva dormant du plus profond sommeil.

En tombant, Max jeta un cri terrible, auquel personne ne pouvait se méprendre. Lousteau-Prangin, le fils d'un juge, parent éloigné de la famille de l'ancien Subdélégué, et le fils Goddet qui demeurait dans le bas de la Grand'rue, remontèrent au pas de course en se disant: – On tue Max!.. au secours! Mais aucun chien n'aboya, et personne, au fait des ruses des coureurs de nuit, ne se leva. Quand les deux Chevaliers arrivèrent, Max était évanoui. Il fallut aller éveiller monsieur Goddet le père. Max avait bien reconnu Fario; mais quand, à cinq heures du matin, il eut bien repris ses sens, qu'il se vit entouré de plusieurs personnes, qu'il sentit que sa blessure n'était pas mortelle, il pensa tout à coup à tirer parti de cet assassinat, et, d'une voix lamentable il s'écria: – J'ai cru voir les yeux et la figure de ce maudit peintre!..

Là-dessus, Lousteau-Prangin courut chez son père le juge d'instruction. Max fut transporté chez lui par le père Cognet, par le fils Goddet et par deux personnes qu'on fit lever. La Cognette et Goddet père étaient aux côtés de Max couché sur un matelas qui reposait sur deux bâtons. Monsieur Goddet ne voulait rien faire que Max ne fût au lit. Ceux qui portaient le blessé regardèrent naturellement la porte de monsieur Hochon pendant que Kouski se levait, et virent la servante de monsieur Hochon qui balayait. Chez le bonhomme comme dans la plupart des maisons de province, on ouvrait la porte de très-bonne heure. Le seul mot prononcé par Max avait éveillé les soupçons, et monsieur Goddet père cria: – Gritte, monsieur Joseph Bridau est-il couché?

– Ah! bien, dit-elle, il est sorti dès quatre heures et demie, il s'est promené toute la nuit dans sa chambre, je ne sais pas ce qui le tenait.

Cette naïve réponse excita des murmures d'horreur et des exclamations qui firent venir cette fille, assez curieuse de savoir ce qu'on amenait chez le père Rouget.

– Eh! bien, il est propre, votre peintre! lui dit-on.

Et le cortége entra, laissant la servante ébahie: elle avait vu Max étendu sur le matelas, sa chemise ensanglantée, et mourant.

Ce qui tenait Joseph et l'avait agité pendant toute la nuit, les artistes le devinent: il se voyait la fable des bourgeois d'Issoudun, on le prenait pour un tire-laine, pour tout autre chose que ce qu'il voulait être, un loyal garçon, un brave artiste! Ah! il aurait donné son tableau pour pouvoir voler comme une hirondelle à Paris, et jeter au nez de Max les tableaux de son oncle. Être le spolié, passer pour le spoliateur?.. quelle dérision! Aussi dès le matin s'était-il lancé dans l'allée de peupliers qui mène à Tivoli pour donner carrière à son agitation. Pendant que cet innocent jeune homme se promettait, comme consolation, de ne jamais revenir dans ce pays, Max lui préparait une avanie horrible pour les âmes délicates. Quand monsieur Goddet père eut sondé la plaie et reconnu que le couteau, détourné par un petit portefeuille, avait heureusement dévié, tout en faisant une affreuse blessure, il fit ce que font tous les médecins et particulièrement les chirurgiens de province, il se donna de l'importance en ne répondant pas encore de Max; puis il sortit après avoir pansé le malicieux soudard. L'arrêt de la science avait été communiqué par Goddet père à la Rabouilleuse, à Jean-Jacques Rouget, à Kouski et à la Védie. La Rabouilleuse revint chez son cher Max, tout en larmes, pendant que Kouski et la Védie apprenaient aux gens rassemblés sous la porte que le commandant était à peu près condamné. Cette nouvelle eut pour résultat de faire venir environ deux cents personnes groupées sur la place Saint-Jean et dans les deux Narettes.

– Je n'en ai pas pour un mois à rester au lit, et je sais qui a fait le coup, dit Max à la Rabouilleuse. Mais nous allons profiter de cela pour nous débarrasser des Parisiens. J'ai déjà dit que je croyais avoir reconnu le peintre; ainsi supposez que je vais mourir, et tâchez que Joseph Bridau soit arrêté, nous lui ferons manger de la prison pendant deux jours. Je crois connaître assez la mère, pour être sûr qu'elle s'en ira d'arre d'arre à Paris avec son peintre. Ainsi, nous n'aurons plus à craindre les prêtres qu'on avait l'intention de lancer sur notre imbécile.

 

Quand Flore Brazier descendit, elle trouva la foule très-disposée à suivre les impressions qu'elle voulait lui donner; elle se montra les larmes aux yeux, et fit observer en sanglotant que le peintre, qui avait une figure à ça d'ailleurs, s'était la veille disputé chaudement avec Max à propos des tableaux qu'il avait chippés au père Rouget.

– Ce brigand, car il n'y a qu'à le regarder pour en être sûr, croit que si Max n'existait plus son oncle lui laisserait sa fortune, comme si, dit-elle, un frère ne nous était pas plus proche parent qu'un neveu! Max est le fils du docteur Rouget. Le vieux me l'a dit navant de mourir!..

– Ah! il aura voulu faire ce coup-là en s'en allant, il a bien combiné son affaire, il part aujourd'hui, dit un des Chevaliers de la Désœuvrance.

– Max n'a pas un seul ennemi à Issoudun, dit un autre.

– D'ailleurs, Max a reconnu le peintre, dit la Rabouilleuse.

– Où est-il, ce sacré Parisien?.. Trouvons-le!.. cria-t-on.

– Le trouver?.. répondit-on, il est sorti de chez monsieur Hochon au petit jour.

Un chevalier de la Désœuvrance courut aussitôt chez monsieur Mouilleron. La foule augmentait toujours, et le bruit des voix devenait menaçant. Des groupes animés occupaient toute la Grande-Narette. D'autres stationnaient devant l'église Saint-Jean. Un rassemblement occupait la porte Villate, endroit où finit la Petite-Narette. On ne pouvait plus passer au-dessus et au-dessous de la place Saint-Jean. Vous eussiez dit la queue d'une procession. Aussi messieurs Lousteau-Prangin et Mouilleron, le commissaire de police, le lieutenant de gendarmerie et son brigadier accompagné de deux gendarmes eurent-ils quelque peine à se rendre à la place Saint-Jean où ils arrivèrent entre deux haies de gens dont les exclamations et les cris pouvaient et devaient les prévenir contre le Parisien si injustement accusé, mais contre qui les circonstances plaidaient.

Après une conférence entre Max et les magistrats, monsieur Mouilleron détacha le commissaire de police et le brigadier avec un gendarme pour examiner ce que dans la langue du Ministère public on nomme le théâtre du crime. Puis messieurs Mouilleron et Lousteau-Prangin, accompagnés du lieutenant de gendarmerie, passèrent de chez le père Rouget à la maison Hochon, qui fut gardée au bout du jardin par deux gendarmes et par deux autres à la porte. La foule croissait toujours. Toute la ville était en émoi dans la Grand'rue.

Gritte s'était déjà précipitée chez son maître tout effarée et lui avait dit: – Monsieur, on va vous piller!.. Toute la ville est en révolution, monsieur Maxence Gilet est assassiné, il va trépasser!.. et l'on dit que c'est monsieur Joseph qui a fait le coup!

Monsieur Hochon s'habilla promptement et descendit; mais, devant une populace furieuse, il était rentré subitement en verrouillant sa porte. Après avoir questionné Gritte, il sut que son hôte était sorti dès le petit jour, s'était promené toute la nuit dans une grande agitation, et ne rentrait pas. Effrayé, il alla chez madame Hochon que le bruit venait d'éveiller, et à laquelle il apprit l'effroyable nouvelle qui vraie ou fausse, ameutait tout Issoudun sur la place Saint-Jean.

– Il est certainement innocent! dit madame Hochon.

– Mais en attendant que son innocence soit reconnue, on peut entrer ici, nous piller, dit monsieur Hochon devenu blême (il avait de l'or dans sa cave).

– Et Agathe?

– Elle dort comme une marmotte!

– Ah! tant mieux, dit madame Hochon, je voudrais qu'elle dormît pendant le temps que cette affaire s'éclaircira. Un pareil assaut tuerait cette pauvre petite!

Mais Agathe s'éveilla, descendit à peine habillée, car les réticences de Gritte qu'elle questionna lui avaient bouleversé la tête et le cœur. Elle trouva madame Hochon pâle et les yeux pleins de larmes à l'une des fenêtres de la salle, avec son mari.

– Du courage, ma petite, Dieu nous envoie nos afflictions, dit la vieille femme. On accuse Joseph!..

– De quoi?

– D'une mauvaise action qu'il ne peut pas avoir commise, répondit madame Hochon.

En entendant ce mot et voyant entrer le lieutenant de gendarmerie, messieurs Mouilleron et Lousteau-Prangin, Agathe s'évanouit.

– Tenez, dit monsieur Hochon à sa femme et à Gritte, emmenez madame Bridau, les femmes ne peuvent être que gênantes dans de pareilles circonstances. Retirez-vous toutes les deux avec elle dans votre chambre. Asseyez-vous, messieurs, fit le vieillard. La méprise qui nous vaut votre visite ne tardera pas, je l'espère à s'éclaircir.

– Quand il y aurait méprise, dit monsieur Mouilleron, l'exaspération est si forte dans cette foule, et les têtes sont tellement montées, que je crains pour l'inculpé… Je voudrais le tenir au Palais et donner satisfaction aux esprits.

– Qui se serait douté de l'affection que monsieur Maxence Gilet a inspirée?.. dit Lousteau-Prangin.

– Il débouche en ce moment douze cents personnes du faubourg de Rome, vient de me dire un de mes hommes, fit observer le lieutenant de gendarmerie, et ils poussent des cris de mort.

– Où donc est votre hôte? dit monsieur Mouilleron à monsieur Hochon.

– Il est allé se promener dans la campagne, je crois…

– Rappelez Gritte, dit gravement le juge d'instruction, j'espérais que monsieur Bridau n'avait pas quitté la maison. Vous n'ignorez pas sans doute que le crime a été commis à quelques pas d'ici, au petit jour?

Pendant que monsieur Hochon alla chercher Gritte, les trois fonctionnaires échangèrent des regards significatifs.

– La figure de ce peintre ne m'est jamais revenue, dit le lieutenant à monsieur Mouilleron.

– Ma fille, demanda le juge à Gritte en la voyant entrer, vous avez vu, dit-on, sortir, ce matin, monsieur Joseph Bridau?

– Oui, monsieur, répondit-elle en tremblant comme une feuille.

– A quelle heure?

– Dès que je me suis levée; car il s'est promené pendant la nuit dans sa chambre, et il était habillé quand je suis descendue.

– Faisait-il jour?

– Petit jour.

– Il avait l'air agité?..

– Oui, dam! il m'a paru tout chose.

– Envoyez chercher mon greffier par un de vos hommes, dit Lousteau-Prangin au lieutenant, et qu'il vienne avec des mandats de…

– Mon Dieu! ne vous pressez pas, dit monsieur Hochon. L'agitation de ce jeune homme est explicable autrement que par la préméditation d'un crime: il part aujourd'hui pour Paris, à cause d'une affaire où Gilet et mademoiselle Flore Brazier avaient suspecté sa probité.

– Oui, l'affaire des tableaux, dit monsieur Mouilleron. Ce fut hier le sujet d'une querelle fort vive, et les artistes ont, comme on dit, la tête bien près du bonnet.

– Qui, dans tout Issoudun, avait intérêt à tuer Maxence? demanda Lousteau. Personne; ni mari jaloux, ni qui que ce soit, car ce garçon n'a jamais fait de tort à quelqu'un.

– Mais que faisait donc monsieur Gilet à quatre heures et demie dans les rues d'Issoudun? dit monsieur Hochon.

– Tenez, monsieur Hochon, laissez-nous faire notre métier, répondit Mouilleron, vous ne savez pas tout: Max a reconnu votre peintre…

En ce moment, une clameur partit du bout de la ville et grandit en suivant le cours de la Grande-Narette, comme le bruit d'un coup de tonnerre.

– Le voilà!.. le voilà! il est arrêté!..

Ces mots se détachaient nettement sur la basse-taille d'une effroyable rumeur populaire. En effet, le pauvre Joseph Bridau, qui revenait tranquillement par le moulin de Landrôle pour se trouver à l'heure du déjeuner, fut aperçu, quand il atteignit la place Misère, par tous les groupes à la fois. Heureusement pour lui, deux gendarmes arrivèrent au pas de course pour l'arracher aux gens du faubourg de Rome qui l'avaient déjà pris sans ménagement par les bras, en poussant des cris de mort.

– Place! place! dirent les gendarmes qui appelèrent deux autres de leurs compagnons pour en mettre un en avant et un en arrière de Bridau.

– Voyez-vous, monsieur, dit au peintre un de ceux qui le tenaient, il s'agit en ce moment de notre peau, comme de la vôtre. Innocent ou coupable, il faut que nous vous protégions contre l'émeute que cause l'assassinat du commandant Gilet; et ce peuple ne s'en tient pas à vous en accuser, il vous croit le meurtrier, dur comme fer. Monsieur Gilet est adoré de ces gens-là, qui, regardez-les? ont bien la mine de vouloir se faire justice eux-mêmes. Ah! nous les avons vus travaillant en 1830 le casaquin aux Employés des Contributions, qui n'étaient pas à la noce, allez!

Joseph Bridau devint pâle comme un mourant, et rassembla ses forces pour pouvoir marcher.

– Après tout, dit-il, je suis innocent, marchons!..

Et il eut son portement de croix, l'artiste! Il recueillit des huées, des injures, des menaces de mort, en faisant l'horrible trajet de la place Misère à la place Saint-Jean. Les gendarmes furent obligés de tirer le sabre contre la foule furieuse qui leur jeta des pierres. On faillit blesser les gendarmes, et quelques projectiles atteignirent les jambes, les épaules et le chapeau de Joseph.

– Nous voilà! dit l'un des gendarmes en entrant dans la salle de monsieur Hochon, et ce n'est pas sans peine, mon lieutenant.

– Maintenant, il s'agit de dissiper ce rassemblement, et je ne vois qu'une manière, messieurs, dit l'officier aux magistrats. Ce serait de conduire au Palais monsieur Bridau en le mettant au milieu de vous; moi et tous mes gendarmes nous vous entourerons. On ne peut répondre de rien quand on se trouve en présence de six mille furieux…

– Vous avez raison, dit monsieur Hochon qui tremblait toujours pour son or.

– Si c'est la meilleure manière de protéger l'innocence à Issoudun, répondit Joseph, je vous en fais mon compliment. J'ai déjà failli être lapidé…

– Voulez-vous voir prendre d'assaut et piller la maison de votre hôte? dit le lieutenant. Est-ce avec nos sabres que nous résisterons à un flot de monde poussé par une queue de gens irrités et qui ne connaissent pas les formes de la justice?..

– Oh! allons, messieurs, nous nous expliquerons après, dit Joseph qui recouvra tout son sang-froid.

– Place! mes amis, dit le lieutenant, il est arrêté, nous le conduisons au Palais!

– Respect à la justice! mes amis, dit monsieur Mouilleron.

– N'aimerez-vous pas mieux le voir guillotiner? disait un des gendarmes à un groupe menaçant.

– Oui! oui, fit un furieux, on le guillotinera.

– On va le guillotiner, répétèrent des femmes.

Au bout de la Grande-Narette, on se disait: – On l'emmène pour le guillotiner, on lui a trouvé le couteau! – Oh! le gredin! – Voilà les Parisiens. – Celui-là portait bien le crime sur sa figure.

Quoique Joseph eût tout le sang à la tête, il fit le trajet de la place Saint-Jean au Palais en gardant un calme et un aplomb remarquables. Néanmoins, il fut assez heureux de se trouver dans le cabinet de monsieur Lousteau-Prangin.

– Je n'ai pas besoin, je crois, messieurs, de vous dire que je suis innocent, dit-il en s'adressant à monsieur Mouilleron, à monsieur Lousteau-Prangin et au greffier, je ne puis que vous prier de m'aider à prouver mon innocence. Je ne sais rien de l'affaire…

Quand le juge eut déduit à Joseph toutes les présomptions qui pesaient sur lui, en terminant par la déclaration de Max, Joseph fut atterré.

– Mais, dit-il, je suis sorti de la maison après cinq heures; j'ai pris par la Grand'rue, et à cinq heures et demie je regardais la façade de votre paroisse de Saint-Cyr. J'y ai causé avec le sonneur qui venait sonner l'angelus, en lui demandant des renseignements sur l'édifice qui me semble bizarre et inachevé. Puis j'ai traversé le marché aux Légumes où il y avait déjà des femmes. De là, par la place Misère, j'ai gagné, par le pont aux Anes, le moulin de Landrôle, où j'ai regardé tranquillement des canards pendant cinq à six minutes, et les garçons meuniers ont dû me remarquer. J'ai vu des femmes allant au lavoir, elles doivent y être encore; elles se sont mises à rire de moi, en disant que je n'étais pas beau; je leur ai répondu que dans les grimaces, il y avait des bijoux. De là, je me suis promené par la grande allée jusqu'à Tivoli, où j'ai causé avec le jardinier… Faites vérifier ces faits, et ne me mettez même pas en état d'arrestation, car je vous donne ma parole de rester dans votre cabinet jusqu'à ce que vous soyez convaincus de mon innocence.

Ce discours sensé, dit sans aucune hésitation et avec l'aisance d'un homme sûr de son affaire, fit quelque impression sur les magistrats.

– Allons, il faut citer tous ces gens-là, les trouver, dit monsieur Mouilleron, mais ce n'est pas l'affaire d'un jour. Résolvez-vous donc, dans votre intérêt, à rester au secret au Palais.

 

– Pourvu que je puisse écrire à ma mère afin de la rassurer, la pauvre femme… Oh! vous lirez la lettre.

Cette demande était trop juste pour ne pas être accordée, et Joseph écrivit ce petit mot:

«N'aie aucune inquiétude, ma chère mère, l'erreur, dont je suis victime, sera facilement reconnue, et j'en ai donné les moyens. Demain, ou peut-être ce soir, je serai libre. Je t'embrasse, et dis à monsieur et madame Hochon combien je suis peiné de ce trouble dans lequel je ne suis pour rien, car il est l'ouvrage d'un hasard que je ne comprends pas encore.»

Quand la lettre arriva, madame Bridau se mourait dans une attaque nerveuse; et les potions que monsieur Goddet essayait de lui faire prendre par gorgées, étaient impuissantes. Aussi la lecture de cette lettre fut-elle comme un baume. Après quelques secousses, Agathe tomba dans rabattement qui suit de pareilles crises. Quand monsieur Goddet revint voir sa malade, il la trouva regrettant d'avoir quitté Paris.

– Dieu m'a punie, disait-elle les larmes aux yeux. Ne devais-je pas me confier à lui, ma chère marraine, et attendre de sa bonté la succession de mon frère!..

– Madame, si votre fils est innocent, Maxence est un profond scélérat, lui dit à l'oreille monsieur Hochon, et nous ne serons pas les plus forts dans cette affaire; ainsi, retournez à Paris.

– Eh! bien, dit madame Hochon à monsieur Goddet, comment va monsieur Gilet?

– Mais, quoique grave, la blessure n'est pas mortelle. Après un mois de soins, ce sera fini. Je l'ai laissé écrivant à monsieur Mouilleron pour demander la mise en liberté de votre fils, madame, dit-il à sa malade. Oh! Max est un brave garçon. Je lui ai dit dans quel état vous étiez, il s'est alors rappelé une circonstance du vêtement de son assassin qui lui a prouvé que ce ne pouvait pas être votre fils: le meurtrier portait des chaussons de lisière, et il est bien certain que monsieur votre fils est sorti en botte…

– Ah! que Dieu lui pardonne le mal qu'il m'a fait…

A la nuit, un homme avait apporté pour Gilet une lettre écrite en caractères moulés et ainsi conçue:

«Le capitaine Gilet ne devrait pas laisser un innocent entre les mains de la justice. Celui qui a fait le coup promet de ne plus recommencer, si monsieur Gilet délivre monsieur Joseph Bridau sans désigner le coupable.»

Après avoir lu cette lettre et l'avoir brûlée, Max écrivit à monsieur Mouilleron une lettre qui contenait l'observation rapportée par monsieur Goddet en le priant de mettre Joseph en liberté, et de venir le voir afin qu'il lui expliquât l'affaire. Au moment où cette lettre parvint à monsieur Mouilleron, Lousteau-Prangin avait déjà pu reconnaître, par les dépositions du sonneur, d'une vendeuse de légumes, des blanchisseuses, des garçons meuniers du moulin de Landrôle et du jardinier de Frapesle, la véracité des explications données par Joseph. La lettre de Max achevait de prouver l'innocence de l'inculpé que monsieur Mouilleron reconduisit alors lui-même chez monsieur Hochon. Joseph fut accueilli par sa mère avec une effusion de si vive tendresse, que ce pauvre enfant méconnu rendit grâce au hasard, comme le mari de la fable de La Fontaine au voleur, d'une contrariété qui lui valait ces preuves d'affection.

– Oh! dit monsieur Mouilleron d'un air capable, j'ai bien vu tout de suite à la manière dont vous regardiez la populace irritée, que vous étiez innocent; mais malgré ma persuasion, voyez-vous, quand on connaît Issoudun, le meilleur moyen de vous protéger était de vous emmener comme nous l'avons fait. Ah! vous aviez une fière contenance.

– Je pensais à autre chose, répondit simplement l'artiste. Je connais un officier qui m'a raconté qu'en Dalmatie, il fut arrêté dans des circonstances presque semblables, en arrivant de la promenade un matin, par une populace en émoi… Ce rapprochement m'occupait, et je regardais toutes ces têtes avec l'idée de peindre une émeute de 1793… Enfin je me disais: – Gredin! tu n'as que ce que tu mérites en venant chercher une succession au lieu d'être à peindre dans ton atelier…

– Si vous voulez me permettre de vous donner un conseil, dit le procureur du roi, vous prendrez ce soir à onze heures une voiture que vous prêtera le maître de poste et vous retournerez à Paris par la diligence de Bourges.

– C'est aussi mon avis, dit monsieur Hochon qui brûlait du désir de voir partir son hôte.

– Et mon plus vif désir est de quitter Issoudun, où cependant je laisse ma seule amie, répondit Agathe en prenant et baisant la main de madame Hochon. Et quand vous reverrai-je?..

– Ah! ma petite, nous ne nous reverrons plus que là-haut!.. Nous avons, lui dit-elle à l'oreille, assez souffert ici-bas pour que Dieu nous prenne en pitié.

Un instant après, quand monsieur Mouilleron eut causé avec Max, Gritte étonna beaucoup madame et monsieur Hochon, Agathe, Joseph et Adolphine, en annonçant la visite de monsieur Rouget. Jean-Jacques venait dire adieu à sa sœur et lui offrir sa calèche pour aller à Bourges.

– Ah! vos tableaux nous ont fait bien du mal! lui dit Agathe.

– Gardez-les, ma sœur, répondit le bonhomme qui ne croyait pas encore à la valeur des tableaux.

– Mon voisin, dit monsieur Hochon, nos meilleurs amis, nos plus sûrs défenseurs sont nos parents, surtout quand ils ressemblent à votre sœur Agathe et à votre neveu Joseph!

– C'est possible! répondit le vieillard hébété.

– Il faut penser à finir chrétiennement sa vie, dit madame Hochon.

– Ah! Jean-Jacques, fit Agathe, quelle journée!

– Acceptez-vous ma voiture? demanda Rouget.

– Non, mon frère, répondit madame Bridau, je vous remercie et vous souhaite une bonne santé!

Rouget se laissa embrasser par sa sœur et par son neveu, puis il sortit après leur avoir dit un adieu sans tendresse. Sur un mot de son grand-père, Baruch était allé promptement à la poste. A onze heures du soir, les deux Parisiens, nichés dans un cabriolet d'osier attelé d'un cheval et mené par un postillon, quittèrent Issoudun. Adolphine et madame Hochon avaient des larmes aux yeux. Elles seules regrettaient Agathe et Joseph.

– Ils sont partis, dit François Hochon en entrant avec la Rabouilleuse dans la chambre de Max.

– Hé! bien, le tour est fait, répondit Max abattu par la fièvre.

– Mais qu'as-tu dit au père Mouilleron? lui demanda François.

– Je lui ai dit que j'avais presque donné le droit à mon assassin de m'attendre au coin d'une rue, que cet homme était de caractère, si l'on poursuivait l'affaire, à me tuer comme un chien avant d'être arrêté. En conséquence j'ai prié Mouilleron et Prangin de se livrer ostensiblement aux plus actives recherches, mais de laisser mon assassin tranquille, à moins qu'ils ne voulussent me voir tuer.

– J'espère, Max, dit Flore, que pendant quelque temps vous allez vous tenir tranquilles la nuit.

– Enfin, nous sommes délivrés des Parisiens, s'écria Max. Celui qui m'a frappé ne savait guère nous rendre un si grand service.

Le lendemain, à l'exception des personnes excessivement tranquilles et réservées qui partageaient les opinions de monsieur et madame Hochon, le départ des Parisiens, quoique dû à une déplorable méprise, fut célébré par toute la ville comme une victoire de la Province contre Paris. Quelques amis de Max s'exprimèrent assez durement sur le compte des Bridau.

– Eh! bien, ces Parisiens s'imaginaient que nous sommes des imbéciles, et qu'il n'y a qu'à tendre son chapeau pour qu'il y pleuve des successions!..

– Ils étaient venus chercher de la laine, mais ils s'en retournent tondus; car le neveu n'est pas au goût de l'oncle.

– Et, s'il vous plaît, ils avaient pour conseil un avoué de Paris…

– Ah! ils avaient formé un plan?

– Mais, oui, le plan de se rendre maîtres du père Rouget; mais les Parisiens ne se sont pas trouvés de force, et l'avoué ne se moquera pas des Berrichons…

– Savez-vous que c'est abominable?

– Voilà les gens de Paris!..

– La Rabouilleuse s'est vue attaquée, elle s'est défendue.