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La Comédie humaine, Volume 5

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Le juge de paix laissa le curé, la Bougival et Ursule en proie à une profonde admiration des voies par lesquelles Dieu conduisait l'innocence à son triomphe.

– Le doigt de Dieu est dans ceci, s'écria l'abbé Chaperon.

– Lui fera-t-on du mal? dit Ursule.

– Ah! mademoiselle, s'écria la Bougival, je donnerais une corde pour le pendre.

Le juge de paix était déjà chez Goupil, successeur désigné de Dionis, et entrait dans l'Étude d'un air assez indifférent.

– J'ai, dit-il à Goupil, un petit renseignement à prendre sur la succession Minoret.

– Qu'est-ce? lui répondit Goupil.

– Le bonhomme a-t-il laissé une ou plusieurs inscriptions de rentes trois pour cent?

– Il a laissé quinze mille livres de rente trois pour cent, dit Goupil, en une seule inscription, je l'ai décrite moi-même.

– Consultez donc l'inventaire, dit le juge.

Goupil prit un carton, y fouilla, ramena la minute, chercha, trouva et lut: Item, une inscription… Tenez, lisez?.. sous le numéro 23,533, lettre M.

– Faites-moi le plaisir de me délivrer un extrait de cet article de l'inventaire d'ici à une heure, je l'attends.

– A quoi cela peut-il vous servir? demanda Goupil.

– Voulez-vous être notaire? répondit le juge de paix en regardant avec sévérité le successeur désigné de Dionis.

– Je le crois bien! s'écria Goupil, j'ai avalé assez de couleuvres pour arriver à me faire appeler Maître. Je vous prie de croire, monsieur le juge de paix, que le misérable premier clerc appelé Goupil n'a rien de commun avec Maître Jean-Sébastien-Marie Goupil, notaire à Nemours, époux de mademoiselle Massin. Ces deux êtres ne se connaissent pas, ils ne se ressemblent même plus! Ne me voyez-vous point?

Monsieur Bongrand fit alors attention au costume de Goupil qui portait une cravate blanche, une chemise étincelante de blancheur ornée de boutons en rubis, un gilet de velours rouge, un pantalon et un habit en beau drap noir faits à Paris. Il était chaussé de jolies bottes. Ses cheveux, rabattus et peignés avec soin, sentaient bon. Enfin il semblait avoir été métamorphosé.

– Le fait est que vous êtes un autre homme, dit Bongrand.

– Au moral comme au physique, monsieur! La sagesse vient avec l'Étude; et d'ailleurs la fortune est la source de la propreté…

– Au moral comme au physique, dit le juge en raffermissant ses lunettes.

– Eh! monsieur, un homme de cent mille écus de rente est-il jamais un démocrate? Prenez-moi donc pour un honnête homme qui se connaît en délicatesse, et disposé à aimer sa femme, ajouta-t-il en voyant entrer madame Goupil. Je suis si changé, dit-il, que je trouve beaucoup d'esprit à ma cousine Crémière, je la forme; aussi sa fille ne parle-t-elle plus de pistons. Enfin hier, tenez! elle a dit du chien de monsieur Savinien qu'il était superbe aux arrêts: eh! bien, je ne répétai point ce mot, quelque joli qu'il soit, et je lui ai expliqué sur-le-champ la différence qui existe entre être à l'arrêt, en arrêt et aux arrêts. Ainsi, vous le voyez, je suis un tout autre homme, et j'empêcherais un client de faire une saleté.

– Hâtez-vous donc, dit alors Bongrand. Faites que j'aie cela dans une heure, et le notaire Goupil aura réparé quelques-uns des méfaits du premier clerc.

Après avoir prié le médecin de Nemours de lui prêter son cheval et son cabriolet, le juge de paix alla prendre les deux volumes accusateurs, l'inscription d'Ursule, et, muni de l'extrait de l'inventaire, il courut à Fontainebleau chez le procureur du roi. Bongrand démontra facilement la soustraction des trois inscriptions faite par un héritier quelconque, et, subséquemment, la culpabilité de Minoret.

– Sa conduite s'explique, dit le procureur du roi.

Aussitôt, par mesure de prudence, le magistrat minuta pour le Trésor une opposition au transfert des trois inscriptions, chargea le juge de paix d'aller rechercher la quotité de rente des trois inscriptions, et de savoir si elles avaient été vendues. Pendant que le juge de paix opérait à Paris, le procureur du roi écrivit poliment à madame Minoret de passer au Parquet. Zélie, inquiète du duel de son fils, s'habilla, fit mettre les chevaux à sa voiture, et vint in fiocchi à Fontainebleau. Le plan du procureur du roi était simple et formidable. En séparant la femme du mari, il allait, par suite de la terreur que cause la Justice, apprendre la vérité. Zélie trouva le magistrat dans son cabinet, et fut entièrement foudroyée par ces paroles dites sans façon.

– Madame, je ne vous crois pas complice d'une soustraction faite dans la succession Minoret, et sur la trace de laquelle la Justice est en ce moment; mais vous pouvez éviter la Cour d'Assises à votre mari par l'aveu complet de ce que vous en savez. Le châtiment qu'encourra votre mari n'est pas d'ailleurs la seule chose à redouter, il faut éviter la destitution de votre fils et ne pas lui casser le cou. Dans quelques instants, il ne serait plus temps, la gendarmerie est en selle et le mandat de dépôt va partir pour Nemours.

Zélie se trouva mal. Quand elle eut repris ses sens, elle avoua tout. Après lui avoir démontré qu'elle était complice, le magistrat lui dit que, pour ne perdre ni son fils ni son mari, il allait procéder avec prudence.

– Vous avez eu affaire à l'homme et non au magistrat, dit-il. Il n'y a ni plainte adressée par la victime ni publicité donnée au vol; mais votre mari a commis d'horribles crimes, madame, qui ressortissent à un tribunal moins commode que je ne le suis. Dans l'état où se trouve cette affaire, vous serez obligée d'être prisonnière… Oh! chez moi, et sur parole, fit-il en voyant Zélie près de s'évanouir. Songez que mon devoir rigoureux serait de requérir un mandat de dépôt et de faire commencer une instruction; mais j'agis en ce moment comme tuteur de mademoiselle Ursule Mirouët, et ses intérêts bien entendus exigent une transaction.

– Ah! dit Zélie.

– Écrivez à votre mari ces mots… Et il dicta la lettre suivante à Zélie, qu'il fit asseoir à son bureau.

«Mone amit, geu suit arraité, et geai tou di. Remais lez haincequeripsiont que nautre honcque avet léssées à monsieur de Portenduère an verretu du tescetamand queue tu a brûlai, carre monsieur le praucureure du roa vien de phaire haupozition o Traitsaur.»

– Vous lui éviterez ainsi des dénégations qui le perdraient, dit le magistrat en souriant de l'orthographe. Nous allons voir à opérer convenablement la restitution. Ma femme vous rendra votre séjour chez moi le moins désagréable possible, et je vous engage à ne point dire un mot, et à ne point paraître affligée.

Une fois la mère de son substitut confessée et claquemurée, le magistrat fit venir Désiré, lui raconta de point en point le vol commis par son père occultement au préjudice d'Ursule, patemment au préjudice de ses cohéritiers, et lui montra la lettre écrite par Zélie. Désiré demanda le premier à se rendre à Nemours pour faire faire la restitution par son père.

– Tout est grave, dit le magistrat. Le testament ayant été détruit, si la chose s'ébruite, les héritiers Massin et Crémière, vos parents, peuvent intervenir. J'ai maintenant des preuves suffisantes contre votre père. Je vous rends votre mère, que cette petite cérémonie a suffisamment édifiée sur ses devoirs. Vis-à-vis d'elle, j'aurai l'air d'avoir cédé à vos supplications en la délivrant. Allez à Nemours avec elle et menez à bien toutes ces difficultés. Ne craignez rien de personne. Monsieur Bongrand aime trop mademoiselle Mirouët pour jamais commettre d'indiscrétion.

Zélie et Désiré partirent aussitôt pour Nemours. Trois heures après le départ de son substitut, le procureur du roi reçut par un exprès la lettre suivante, dont l'orthographe a été rétablie, afin de ne pas faire rire d'un homme atteint par le malheur.

A MONSIEUR LE PROCUREUR DU ROI PRÈS LE TRIBUNAL DE FONTAINEBLEAU

«Monsieur,

»Dieu n'a pas été aussi indulgent que vous l'êtes pour nous, et nous sommes atteints par un malheur irréparable. En arrivant au pont de Nemours, un trait s'est décroché. Ma femme était sans domestique derrière la voiture, les chevaux sentaient l'écurie, mon fils craignant leur impatience n'a pas voulu que le cocher descendît et a mis pied à terre pour accrocher le trait. Au moment où il se retournait pour monter auprès de sa mère, les chevaux se sont emportés, Désiré ne s'est pas serré contre le parapet assez à temps, le marchepied lui a coupé les jambes, il est tombé, la roue de derrière lui a passé sur le corps. L'exprès qui court à Paris chercher les premiers chirurgiens vous fera parvenir cette lettre que mon fils, au milieu de ses douleurs, m'a dit de vous écrire, afin de vous faire savoir notre entière soumission à vos décisions pour l'affaire qui l'amenait dans sa famille.

»Je vous serai, jusqu'à mon dernier soupir, reconnaissant de la manière dont vous procédez et je justifierai votre confiance.

»François Minoret.»

Ce cruel événement bouleversait la ville de Nemours. La foule émue à la grille de la maison Minoret apprit à Savinien que sa vengeance avait été prise en main par un plus puissant que lui. Le gentilhomme alla promptement chez Ursule, où le curé, de même que la jeune fille, éprouvait plus de terreur que de surprise. Le lendemain, après les premiers pansements, quand les médecins et les chirurgiens de Paris eurent donné leur avis, qui fut unanime sur la nécessité de couper les deux jambes, Minoret vint, abattu, pâle, défait, accompagné du curé, chez Ursule, où se trouvaient Bongrand et Savinien.

– Mademoiselle, lui dit-il, je suis bien coupable envers vous; mais si tous mes torts ne sont pas complétement réparables, il en est que je puis expier. Ma femme et moi, nous avons fait vœu de vous donner en toute propriété notre terre du Rouvre dans le cas où nous conserverions notre fils, comme dans celui où nous aurions le malheur affreux de le perdre.

 

Cet homme fondit en larmes à la fin de cette phrase.

– Je puis vous affirmer, ma chère Ursule, dit le curé, que vous pouvez et que vous devez accepter une partie de cette donation.

– Nous pardonnez-vous? dit humblement le colosse en se mettant à genoux devant cette jeune fille étonnée. Dans quelques heures l'opération va se faire par le premier chirurgien de l'Hôtel-Dieu, mais je ne me fie point à la science humaine, je crois à la toute-puissance de Dieu! Si vous nous pardonniez, si vous alliez demander à Dieu de nous conserver notre fils, il aura la force de supporter ce supplice, et, j'en suis certain, nous aurons le bonheur de le conserver.

– Allons tous à l'église! dit Ursule en se levant.

Une fois debout, elle jeta un cri perçant, retomba sur son fauteuil et s'évanouit. Quand elle eut repris ses sens, elle aperçut ses amis, moins Minoret qui s'était précipité dehors pour aller chercher un médecin, tous, les yeux arrêtés sur elle, inquiets, attendant un mot. Ce mot répandit un effroi dans tous les cœurs.

– J'ai vu mon parrain à la porte, dit-elle, et il m'a fait signe qu'il n'y avait aucun espoir.

Le lendemain de l'opération, Désiré mourut en effet, emporté par la fièvre et par la révulsion dans les humeurs qui succède à ces opérations. Madame Minoret, dont le cœur n'avait d'autre sentiment que la maternité, devint folle après l'enterrement de son fils, et fut conduite par son mari chez le docteur Blanche où elle est morte en 1841.

Trois mois après ces événements, en janvier 1837, Ursule épousa Savinien du consentement de madame de Portenduère. Minoret intervint au contrat pour donner à mademoiselle Mirouët sa terre du Rouvre et vingt-quatre mille francs de rente sur le grand-livre, en ne gardant de sa fortune que la maison de son oncle et six mille francs de rente. Il est devenu l'homme le plus charitable, le plus pieux de Nemours; il est marguillier de la paroisse et la providence des malheureux.

– Les pauvres ont remplacé mon enfant, dit-il.

Si vous avez remarqué sur le bord des chemins, dans les pays où l'on étête le chêne, quelque vieil arbre blanchi et comme foudroyé, poussant encore des jets, les flancs ouverts et implorant la hache, vous aurez une idée du vieux maître de poste, en cheveux blancs, cassé, maigre, dans qui les anciens du pays ne retrouvent rien de l'imbécile heureux que vous avez vu attendant son fils au commencement de cette histoire; il ne prend plus son tabac de la même manière, il porte quelque chose de plus que son corps. Enfin, on sent en toute chose que le doigt de Dieu s'est appesanti sur cette figure pour en faire un exemple terrible. Après avoir tant haï la pupille de son oncle, ce vieillard a, comme le docteur Minoret, si bien concentré ses affections sur Ursule, qu'il s'est constitué le régisseur de ses biens à Nemours.

Monsieur et madame de Portenduère passent cinq mois de l'année à Paris, où ils ont acheté dans le faubourg Saint-Germain un petit hôtel. Après avoir donné sa maison de Nemours aux Sœurs de Charité pour y tenir une école gratuite, madame de Portenduère la mère est allée habiter le Rouvre, dont la concierge en chef est la Bougival. Le père de Cabirolle, l'ancien conducteur de la Ducler, homme de soixante ans, a épousé la Bougival qui possède douze cents francs de rente outre les amples revenus de sa place. Cabirolle fils est le cocher de monsieur de Portenduère.

Quand, en voyant passer aux Champs-Élysées une de ces charmantes petites voitures basses appelées escargots, doublée de soie gris de lin ornée d'agréments bleus, vous y admirez une jolie femme blonde, la figure enveloppée comme d'un feuillage par des milliers de boucles, montrant des yeux semblables à des pervenches lumineuses et pleins d'amour, légèrement appuyée sur un beau jeune homme; si vous étiez mordu par un désir envieux, pensez que ce beau couple, aimé de Dieu, a d'avance payé sa quote-part aux malheurs de la vie. Ces deux amants mariés seront vraisemblablement le vicomte de Portenduère et sa femme. Il n'y a pas deux ménages semblables dans Paris.

– C'est le plus joli bonheur que j'aie jamais vu, disait d'eux dernièrement madame la comtesse de l'Estorade.

Bénissez donc ces heureux enfants au lieu de les jalouser, et cherchez une Ursule Mirouët, une jeune fille élevée par trois vieillards et par la meilleure des mères, par l'Adversité.

Goupil, qui rend service à tout le monde et que l'on regarde à juste titre comme l'homme le plus spirituel de Nemours, a l'estime de sa petite ville; mais il est puni dans ses enfants, qui sont horribles, rachitiques, hydrocéphales. Dionis, son prédécesseur, fleurit à la Chambre des Députés dont il est un des plus beaux ornements, à la grande satisfaction du roi des Français qui voit madame Dionis à tous ses bals. Madame Dionis raconte à toute la ville de Nemours les particularités de ses réceptions aux Tuileries et les grandeurs de la cour du roi des Français; elle trône à Nemours, au moyen du trône qui certes devient alors populaire.

Bongrand est juge d'instruction au tribunal de Fontainebleau; son fils, qui a épousé mademoiselle Levrault, est un très-honnête procureur-général.

Madame Crémière dit toujours les plus jolies choses du monde. Elle ajoute un g à tambourg, soi-disant parce que sa plume crache. La veille du mariage de sa fille, elle lui a dit en terminant ses instructions «qu'une femme devait être la chenille ouvrière de sa maison, et y porter en toute chose des yeux de sphinx.» Goupil fait d'ailleurs un recueil des coq-à-l'âne de sa cousine, un Crémiérana.

– Nous avons eu la douleur de perdre le bon abbé Chaperon, a dit cet hiver madame la vicomtesse de Portenduère qui l'avait soigné pendant sa maladie. Tout le canton était à son convoi. Nemours a du bonheur, car le successeur de ce saint homme est le vénérable curé de Saint-Lange.

Paris, juin-juillet 1841.
FIN

EUGÉNIE GRANDET

A MARIA

Que votre nom, vous dont le portrait est le plus bel ornement de cet ouvrage, soit ici comme une branche de buis bénit, prise on ne sait à quel arbre, mais certainement sanctifiée par la religion et renouvelée, toujours verte, par des mains pieuses, pour protéger la maison.

De Balzac.

Il se trouve dans certaines provinces des maisons dont la vue inspire une mélancolie égale à celle que provoquent les cloîtres les plus sombres, les landes les plus ternes ou les ruines les plus tristes. Peut-être y a-t-il à la fois dans ces maisons et le silence du cloître, et l'aridité des landes, et les ossements des ruines. La vie et le mouvement y sont si tranquilles qu'un étranger les croirait inhabitées, s'il ne rencontrait tout à coup le regard pâle et froid d'une personne immobile dont la figure à demi monastique dépasse l'appui de la croisée, au bruit d'un pas inconnu. Ces principes de mélancolie existent dans la physionomie d'un logis situé à Saumur, au bout de la rue montueuse qui mène au château, par le haut de la ville. Cette rue, maintenant peu fréquentée, chaude en été, froide en hiver, obscure en quelques endroits, est remarquable par la sonorité de son petit pavé caillouteux, toujours propre et sec, par l'étroitesse de sa voie tortueuse, par la paix de ses maisons qui appartiennent à la vieille ville, et que dominent les remparts. Des habitations trois fois séculaires y sont encore solides, quoique construites en bois, et leurs divers aspects contribuent à l'originalité qui recommande cette partie de Saumur à l'attention des antiquaires et des artistes. Il est difficile de passer devant ces maisons sans admirer les énormes madriers dont les bouts sont taillés en figures bizarres et qui couronnent d'un bas-relief noir le rez-de-chaussée de la plupart d'entre elles. Ici, des pièces de bois transversales sont couvertes en ardoises et dessinent des lignes bleues sur les frêles murailles d'un logis terminé par un toit en colombage que les ans ont fait plier, dont les bardeaux pourris ont été tordus par l'action alternative de la pluie et du soleil. Là se présentent des appuis de fenêtre usés, noircis, dont les délicates sculptures se voient à peine, et qui semblent trop légers pour le pot d'argile brune d'où s'élancent les œillets ou les rosiers d'une pauvre ouvrière. Plus loin, c'est des portes garnies de clous énormes où le génie de nos ancêtres a tracé des hiéroglyphes domestiques dont le sens ne se retrouvera jamais. Tantôt un protestant y a signé sa foi, tantôt un ligueur y a maudit Henri IV. Quelque bourgeois y a gravé les insignes de sa noblesse de cloches, la gloire de son échevinage oublié. L'Histoire de France est là tout entière. A côté de la tremblante maison à pans hourdés où l'artisan a déifié son rabot, s'élève l'hôtel d'un gentilhomme où sur le plein cintre de la porte en pierre se voient encore quelques vestiges de ses armes, brisées par les diverses révolutions qui depuis 1789 ont agité le pays. Dans cette rue, les rez-de-chaussée commerçants ne sont ni des boutiques ni des magasins, les amis du moyen âge y retrouveraient l'ouvrouère de nos pères en toute sa naïve simplicité. Ces salles basses, qui n'ont ni devanture, ni montre, ni vitrages, sont profondes, obscures et sans ornements extérieurs ou intérieurs. Leur porte est ouverte en deux parties pleines, grossièrement ferrées, dont la supérieure se replie intérieurement, et dont l'inférieure, armée d'une sonnette à ressort, va et vient constamment. L'air et le jour arrivent à cette espèce d'antre humide, ou par le haut de la porte, ou par l'espace qui se trouve entre la voûte, le plancher et le petit mur à hauteur d'appui dans lequel s'encastrent de solides volets, ôtés le matin, remis et maintenus le soir avec des bandes de fer boulonnées. Ce mur sert à étaler les marchandises du négociant. Là, nul charlatanisme. Suivant la nature du commerce, les échantillons consistent en deux ou trois baquets pleins de sel et de morue, en quelques paquets de toile à voile, des cordages, du laiton pendu aux solives du plancher, des cercles le long des murs, ou quelques pièces de drap sur des rayons. Entrez. Une fille propre, pimpante de jeunesse, au blanc fichu, aux bras rouges, quitte son tricot, appelle son père ou sa mère qui vient et vous vend à vos souhaits, flegmatiquement, complaisamment, arrogamment, selon son caractère, soit pour deux sous, soit pour vingt mille francs de marchandise. Vous verrez un marchand de merrain assis à sa porte et qui tourne ses pouces en causant avec un voisin, il ne possède en apparence que de mauvaises planches à bouteilles et deux ou trois paquets de lattes; mais sur le port son chantier plein fournit tous les tonneliers de l'Anjou; il sait, à une planche près, combien il peut de tonneaux si la récolte est bonne; un coup de soleil l'enrichit, un temps de pluie le ruine: en une seule matinée, les poinçons valent onze francs ou tombent à six livres. Dans ce pays, comme en Touraine, les vicissitudes de l'atmosphère dominent la vie commerciale. Vignerons, propriétaires, marchands de bois, tonneliers, aubergistes, mariniers, sont tous à l'affût d'un rayon de soleil; ils tremblent en se couchant le soir d'apprendre le lendemain matin qu'il a gelé pendant la nuit; ils redoutent la pluie, le vent, la sécheresse, et veulent de l'eau, du chaud, des nuages, à leur fantaisie. Il y a un duel constant entre le ciel et les intérêts terrestres. Le baromètre attriste, déride, égaie tour à tour les physionomies. D'un bout à l'autre de cette rue, l'ancienne Grand'rue de Saumur, ces mots: Voilà un temps d'or! se chiffrent de porte en porte. Aussi chacun répond-il au voisin: Il pleut des louis, en sachant ce qu'un rayon de soleil, ce qu'une pluie opportune lui en apporte. Le samedi, vers midi, dans la belle saison, vous n'obtiendrez pas pour un sou de marchandise chez ces braves industriels. Chacun a sa vigne, sa closerie, et va passer deux jours à la campagne. Là, tout étant prévu, l'achat, la vente, le profit, les commerçants se trouvent avoir dix heures sur douze à employer en joyeuses parties, en observations, commentaires, espionnages continuels. Une ménagère n'achète pas une perdrix sans que les voisins demandent au mari si elle était cuite à point. Une jeune fille ne met pas la tête à sa fenêtre sans y être vue par tous les groupes inoccupés. Là donc les consciences sont à jour, de même que ces maisons impénétrables, noires et silencieuses n'ont point de mystères. La vie est presque toujours en plein air: chaque ménage s'assied à sa porte, y déjeune, y dîne, s'y dispute. Il ne passe personne dans la rue qui ne soit étudié. Aussi, jadis, quand un étranger arrivait dans une ville de province, était-il gaussé de porte en porte. De là les bons contes, de là le surnom de copieux donné aux habitants d'Angers qui excellaient à ces railleries urbaines. Les anciens hôtels de la vieille ville sont situés en haut de cette rue jadis habitée par les gentilshommes du pays. La maison pleine de mélancolie où se sont accomplis les événements de cette histoire était précisément un de ces logis, restes vénérables d'un siècle où les choses et les hommes avaient ce caractère de simplicité que les mœurs françaises perdent de jour en jour. Après avoir suivi les détours de ce chemin pittoresque dont les moindres accidents réveillent des souvenirs et dont l'effet général tend à plonger dans une sorte de rêverie machinale, vous apercevez un renfoncement assez sombre, au centre duquel est cachée la porte de la maison à monsieur Grandet. Il est impossible de comprendre la valeur de cette expression provinciale sans donner la biographie de monsieur Grandet.

 

Monsieur Grandet jouissait à Saumur d'une réputation dont les causes et les effets ne seront pas entièrement compris par les personnes qui n'ont point, peu ou prou, vécu en province. Monsieur Grandet, encore nommé par certaines gens le père Grandet, mais le nombre de ces vieillards diminuait sensiblement, était en 1789 un maître-tonnelier fort à son aise, sachant lire, écrire et compter. Dès que la République française mit en vente, dans l'arrondissement de Saumur, les biens du clergé, le tonnelier, alors âgé de quarante ans, venait d'épouser la fille d'un riche marchand de planches. Grandet alla, muni de sa fortune liquide et de la dot, muni de deux mille louis d'or, au district, où, moyennant deux cents doubles louis offerts par son beau-père au farouche républicain qui surveillait la vente des domaines nationaux, il eut pour un morceau de pain, légalement, sinon légitimement, les plus beaux vignobles de l'arrondissement, une vieille abbaye et quelques métairies. Les habitants de Saumur étant peu révolutionnaires, le père Grandet passa pour un homme hardi, un républicain, un patriote, pour un esprit qui donnait dans les nouvelles idées, tandis que le tonnelier donnait tout bonnement dans les vignes. Il fut nommé membre de l'administration du district de Saumur, et son influence pacifique s'y fit sentir politiquement et commercialement. Politiquement, il protégea les ci-devant et empêcha de tout son pouvoir la vente des biens des émigrés; commercialement, il fournit aux armées républicaines un ou deux milliers de pièces de vin blanc, et se fit payer en superbes prairies dépendant d'une communauté de femmes que l'on avait réservée pour un dernier lot. Sous le Consulat, le bonhomme Grandet devint maire, administra sagement, vendangea mieux encore; sous l'Empire, il fut monsieur Grandet. Napoléon n'aimait pas les républicains: il remplaça monsieur Grandet, qui passait pour avoir porté le bonnet rouge, par un grand propriétaire, un homme à particule, un futur baron de l'Empire. Monsieur Grandet quitta les honneurs municipaux sans aucun regret. Il avait fait faire dans l'intérêt de la ville d'excellents chemins qui menaient à ses propriétés. Sa maison et ses biens, très-avantageusement cadastrés, payaient des impôts modérés. Depuis le classement de ses différents clos, ses vignes, grâce à des soins constants, étaient devenues la tête du pays, mot technique en usage pour indiquer les vignobles qui produisent la première qualité de vin. Il aurait pu demander la croix de la Légion-d'Honneur. Cet événement eut lieu en 1806. Monsieur Grandet avait alors cinquante-sept ans, et sa femme environ trente-six. Une fille unique, fruit de leurs légitimes amours, était âgée de dix ans. Monsieur Grandet, que la Providence voulut sans doute consoler de sa disgrâce administrative, hérita successivement pendant cette année de madame de La Gaudinière, née de La Bertellière, mère de madame Grandet; puis du vieux monsieur La Bertellière, père de la défunte; et encore de madame Gentillet, grand'mère du côté maternel: trois successions dont l'importance ne fut connue de personne. L'avarice de ces trois vieillards était si passionnée que depuis longtemps ils entassaient leur argent pour pouvoir le contempler secrètement. Le vieux monsieur La Bertellière appelait un placement une prodigalité, trouvant de plus gros intérêts dans l'aspect de l'or que dans les bénéfices de l'usure. La ville de Saumur présuma donc la valeur des économies d'après les revenus des biens au soleil. Monsieur Grandet obtint alors le nouveau titre de noblesse que notre manie d'égalité n'effacera jamais: il devint le plus imposé de l'arrondissement. Il exploitait cent arpents de vignes, qui, dans les années plantureuses, lui donnaient sept à huit cents poinçons de vin. Il possédait treize métairies, une vieille abbaye, où, par économie, il avait muré les croisées, les ogives, les vitraux, ce qui les conserva; et cent vingt-sept arpents de prairies où croissaient et grossissaient trois mille peupliers plantés en 1793. Enfin la maison dans laquelle il demeurait était la sienne. Ainsi établissait-on sa fortune visible. Quant à ses capitaux, deux seules personnes pouvaient vaguement en présumer l'importance: l'une était monsieur Cruchot, notaire chargé des placements usuraires de monsieur Grandet; l'autre, monsieur des Grassins, le plus riche banquier de Saumur, aux bénéfices duquel le vigneron participait à sa convenance et secrètement. Quoique le vieux Cruchot et monsieur des Grassins possédassent cette profonde discrétion qui engendre en province la confiance et la fortune, ils témoignaient publiquement à monsieur Grandet un si grand respect que les observateurs pouvaient mesurer l'étendue des capitaux de l'ancien maire d'après la portée de l'obséquieuse considération dont il était l'objet. Il n'y avait dans Saumur personne qui ne fût persuadé que monsieur Grandet n'eût un trésor particulier, une cachette pleine de louis, et ne se donnât nuitamment les ineffables jouissances que procure la vue d'une grande masse d'or. Les avaricieux en avaient une sorte de certitude en voyant les yeux du bonhomme, auxquels le métal jaune semblait avoir communiqué ses teintes. Le regard d'un homme accoutumé à tirer de ses capitaux un intérêt énorme contracte nécessairement, comme celui du voluptueux, du joueur ou du courtisan, certaines habitudes indéfinissables, des mouvements furtifs, avides, mystérieux, qui n'échappent point à ses coreligionnaires. Ce langage secret forme en quelque sorte la franc-maçonnerie des passions. Monsieur Grandet inspirait donc l'estime respectueuse à laquelle avait droit un homme qui ne devait jamais rien à personne, qui, vieux tonnelier, vieux vigneron, devinait avec la précision d'un astronome quand il fallait fabriquer pour sa récolte mille poinçons ou seulement cinq cents; qui ne manquait pas une seule spéculation, avait toujours des tonneaux à vendre alors que le tonneau valait plus cher que la denrée à recueillir, pouvait mettre sa vendange dans ses celliers et attendre le moment de livrer son poinçon à deux cents francs quand les petits propriétaires donnaient le leur à cinq louis. Sa fameuse récolte de 1811, sagement serrée, lentement vendue, lui avait rapporté plus de deux cent quarante mille livres. Financièrement parlant, monsieur Grandet tenait du tigre et du boa: il savait se coucher, se blottir, envisager longtemps sa proie, sauter dessus; puis il ouvrait la gueule de sa bourse, y engloutissait une charge d'écus, et se couchait tranquillement, comme le serpent qui digère, impassible, froid, méthodique. Personne ne le voyait passer sans éprouver un sentiment d'admiration mélangé de respect et de terreur. Chacun dans Saumur n'avait-il pas senti le déchirement poli de ses griffes d'acier? à celui-ci maître Cruchot avait procuré l'argent nécessaire à l'achat d'un domaine, mais à onze pour cent; à celui-là monsieur des Grassins avait escompté des traites, mais avec un effroyable prélèvement d'intérêts. Il s'écoulait peu de jours sans que le nom de monsieur Grandet fût prononcé soit au marché, soit pendant les soirées dans les conversations de la ville. Pour quelques personnes, la fortune du vieux vigneron était l'objet d'un orgueil patriotique. Aussi plus d'un négociant, plus d'un aubergiste disait-il aux étrangers avec un certain contentement: «Monsieur, nous avons ici deux ou trois maisons millionnaires; mais, quant à monsieur Grandet, il ne connaît pas lui-même sa fortune!» En 1816 les plus habiles calculateurs de Saumur estimaient les biens territoriaux du bonhomme à près de quatre millions; mais, comme terme moyen, il avait dû tirer par an, depuis 1793 jusqu'en 1817, cent mille francs de ses propriétés, il était présumable qu'il possédait en argent une somme presque égale à celle de ses biens-fonds. Aussi, lorsqu'après une partie de boston, ou quelque entretien sur les vignes, on venait à parler de monsieur Grandet, les gens capables disaient-ils: – Le père Grandet?.. le père Grandet doit avoir cinq à six millions. – Vous êtes plus habile que je ne le suis, je n'ai jamais pu savoir le total, répondaient monsieur Cruchot ou monsieur des Grassins s'ils entendaient le propos. Quelque Parisien parlait-il des Rothschild ou de monsieur Laffitte, les gens de Saumur demandaient s'ils étaient aussi riches que monsieur Grandet. Si le Parisien leur jetait en souriant une dédaigneuse affirmation, ils se regardaient en hochant la tête d'un air d'incrédulité. Une si grande fortune couvrait d'un manteau d'or toutes les actions de cet homme. Si d'abord quelques particularités de sa vie donnèrent prise au ridicule et à la moquerie, la moquerie et le ridicule s'étaient usés. En ses moindres actes, monsieur Grandet avait pour lui l'autorité de la chose jugée. Sa parole, son vêtement, ses gestes, le clignement de ses yeux faisaient loi dans le pays, où chacun, après l'avoir étudié comme un naturaliste étudie les effets de l'instinct chez les animaux, avait pu reconnaître la profonde et muette sagesse de ses plus légers mouvements. – L'hiver sera rude, disait-on, le père Grandet a mis ses gants fourrés: il faut vendanger. – Le père Grandet prend beaucoup de merrain, il y aura du vin cette année. Monsieur Grandet n'achetait jamais ni viande ni pain. Ses fermiers lui apportaient par semaine une provision suffisante de chapons, de poulets, d'œufs, de beurre et de blé de rente. Il possédait un moulin dont le locataire devait, en sus du bail, venir chercher une certaine quantité de grains et lui en rapporter le son et la farine. La grande Nanon, son unique servante, quoiqu'elle ne fût plus jeune, boulangeait elle-même tous les samedis le pain de la maison. Monsieur Grandet s'était arrangé avec les maraîchers, ses locataires, pour qu'ils le fournissent de légumes. Quant aux fruits, il en récoltait une telle quantité qu'il en faisait vendre une grande partie au marché. Son bois de chauffage était coupé dans ses haies ou pris dans les vieilles truisses à moitié pourries qu'il enlevait au bord de ses champs, et ses fermiers le lui charroyaient en ville tout débité, le rangeaient par complaisance dans son bûcher et recevaient ses remercîments. Ses seules dépenses connues étaient le pain bénit, la toilette de sa femme, celle de sa fille, et le payement de leurs chaises à l'église; la lumière, les gages de la grande Nanon, l'étamage de ses casseroles; l'acquittement des impositions, les réparations de ses bâtiments et les frais de ses exploitations. Il avait six cents arpents de bois récemment achetés qu'il faisait surveiller par le garde d'un voisin, auquel il promettait une indemnité. Depuis cette acquisition seulement, il mangeait du gibier. Les manières de cet homme étaient fort simples. Il parlait peu. Généralement il exprimait ses idées par de petites phrases sentencieuses et dites d'une voix douce. Depuis la Révolution, époque à laquelle il attira les regards, le bonhomme bégayait d'une manière fatigante aussitôt qu'il avait à discourir longuement ou à soutenir une discussion. Ce bredouillement, l'incohérence de ses paroles, le flux de mots où il noyait sa pensée, son manque apparent de logique attribués à un défaut d'éducation étaient affectés et seront suffisamment expliqués par quelques événements de cette histoire. D'ailleurs, quatre phrases exactes autant que des formules algébriques lui servaient habituellement à embrasser, à résoudre toutes les difficultés de la vie et du commerce: Je ne sais pas, je ne puis pas, je ne veux pas, nous verrons cela. Il ne disait jamais ni oui ni non, et n'écrivait point. Lui parlait-on? il écoutait froidement, se tenait le menton dans la main droite en appuyant son coude droit sur le revers de la main gauche, et se formait en toute affaire des opinions desquelles il ne revenait point. Il méditait longuement les moindres marchés. Quand, après une savante conversation, son adversaire lui avait livré le secret de ses prétentions en croyant le tenir, il lui répondait: – Je ne puis rien conclure sans avoir consulté ma femme. Sa femme, qu'il avait réduite à un ilotisme complet, était en affaires son paravent le plus commode. Il n'allait jamais chez personne, ne voulait ni recevoir ni donner à dîner; il ne faisait jamais de bruit, et semblait économiser tout, même le mouvement. Il ne dérangeait rien chez les autres par un respect constant de la propriété. Néanmoins, malgré la douceur de sa voix, malgré sa tenue circonspecte, le langage et les habitudes du tonnelier perçaient, surtout quand il était au logis, où il se contraignait moins que partout ailleurs. Au physique, Grandet était un homme de cinq pieds, trapu, carré, ayant des mollets de douze pouces de circonférence, des rotules noueuses et de larges épaules; son visage était rond, tanné, marqué de petite vérole; son menton était droit, ses lèvres n'offraient aucune sinuosité, et ses dents étaient blanches; ses yeux avaient l'expression calme et dévoratrice que le peuple accorde au basilic; son front, plein de rides transversales, ne manquait pas de protubérances significatives; ses cheveux jaunâtres et grisonnants étaient blanc et or, disaient quelques jeunes gens qui ne connaissaient pas la gravité d'une plaisanterie faite sur monsieur Grandet. Son nez, gros par le bout, supportait une loupe veinée que le vulgaire disait, non sans raison, pleine de malice. Cette figure annonçait une finesse dangereuse, une probité sans chaleur, l'égoïsme d'un homme habitué à concentrer ses sentiments dans la jouissance de l'avarice et sur le seul être qui lui fût réellement de quelque chose, sa fille Eugénie, sa seule héritière. Attitude, manières, démarche, tout en lui, d'ailleurs, attestait cette croyance en soi que donne l'habitude d'avoir toujours réussi dans ses entreprises. Aussi, quoique de mœurs faciles et molles en apparence, monsieur Grandet avait-il un caractère de bronze. Toujours vêtu de la même manière, qui le voyait aujourd'hui le voyait tel qu'il était depuis 1791. Ses forts souliers se nouaient avec des cordons de cuir; il portait en tout temps des bas de laine drapés, une culotte courte de gros drap marron à boucles d'argent, un gilet de velours à raies alternativement jaunes et puces, boutonné carrément, un large habit marron à grands pans, une cravate noire et un chapeau de quaker. Ses gants, aussi solides que ceux des gendarmes, lui duraient vingt mois, et, pour les conserver propres, il les posait sur le bord de son chapeau à la même place, par un geste méthodique. Saumur ne savait rien de plus sur ce personnage.